1« Donnez du sens à votre futur » : telle est, par ce slogan, l’invitation faite aux participants du 35^e congrès confédéral de la Confédération française de l’encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC) qui se tient à Saint-Malo en avril 2013. Et ce « sens », c’est du côté de « l’innovation » que les militants syndicaux sont poussés à le chercher. Le thème de « l’innovation » se présente en effet comme le principal mot d’ordre de ce congrès, le fil rouge des rencontres, ateliers et tables rondes qui scandent ces trois journées. La confédération a ainsi commandé un sondage portant sur « l’innovation dans les entreprises1 », dont les résultats sont présentés le deuxième jour du congrès et que suivent quatre ateliers déclinant cette « innovation en marche » : l’innovation et le bien-être (individuel et collectif) des salariés, l’innovation et la compétitivité des entreprises, l’innovation et le syndicalisme au xxi^e siècle et enfin l’innovation dans les territoires d’outre-mer. À travers ces thématiques, réunies sous la bannière voulue rassembleuse de « l’innovation », la CFE-CGC exprime son souci de défendre conjointement les salariés (leur bien-être et leur « employabilité ») et les entreprises (leur compétitivité), mais aussi de redéfinir la place et le rôle que l’acteur syndical doit jouer dans cette défense.

2Le choix de ce thème pensé fédérateur n’est pas anodin dans le contexte clivé dans lequel est préparé ce congrès confédéral. Depuis une quinzaine d’années, la centrale cégéciste traverse une « drôle de crise2 » que traduisent des évolutions contrastées (diminution continue du nombre d’adhérents, faible notoriété de ses dirigeants, influence limitée de ses propositions, amoindrissement de son rôle pivot dans le paritarisme, contrebalancés par des résultats en progression lors des élections professionnelles et prud’homales des années 2000) et qu’expriment surtout les hésitations continues de la direction confédérale sur la stratégie et le positionnement à adopter. L’organisation est ainsi marquée par de fortes tensions qui opposent les défenseurs de l’identité catégorielle, fondant historiquement la stratégie de différenciation du syndicat des cadres et de l’encadrement, et les partisans de la normalisation, prêts à renoncer à la référence catégorielle pour créer une « troisième force syndicale » qui soit généraliste. C’est donc dans un climat tendu que s’ouvre le congrès de Saint-Malo, où deux listes s’affrontent pour le leadership de l’organisation. Celle emmenée par C. Couvert, secrétaire générale depuis 2010, issue des industries électriques et gazières et appuyée notamment par les fédérations de la banque et des fonctions publiques, l’emporte sur la liste poussée par le président sortant, B. Van Craeynest, soutenue par les fédérations de la métallurgie et de la chimie, plus enclines à défendre l’héritage catégoriel de l’organisation3. La nouvelle présidente entend ainsi incarner elle-même cette « innovation » et en faire, au-delà de ce premier congrès, la marque de son mandat.

3Reste à savoir, au-delà de ces effets d’affichage, ce que la direction confédérale comme les militants de la CFE-CGC mettent derrière ce terme, quelles sont leurs positions et propositions pour traduire, dans leurs secteurs et dans leurs entreprises, cet appel à l’innovation4. Dans un premier temps, nous verrons que, partie prenante des concertations et débats nationaux de ces dernières années sur les liens entre innovation, compétitivité et croissance, la CFE-CGC s’est en fait montrée de longue date attentive à ces questions qui touchent au premier plan les populations salariées qu’elle entend représenter – ingénieurs, chercheurs et cadres. Mais plus encore qu’au niveau confédéral, c’est dans les fédérations et surtout dans les entreprises – principal espace de référence et d’action pour les militants et adhérents de la CFE-CGC – que les spécificités de ce positionnement et de ces pratiques syndicales se révèlent. L’engagement syndical y est pensé dans la continuité directe de la qualification, de l’expertise et des responsabilités professionnelles qui sont censées être celles des « travailleurs de l’innovation » : « syndicat de responsables », la CFE-CGC se veut aussi « un syndicat responsable » œuvrant dans l’intérêt conjoint de l’entreprise et des salariés par une implication forte dans les négociations et une participation continue aux échanges avec les directions, notamment au sein des conseils d’administration. En ce sens, comme nous le montrerons ensuite, l’innovation est pensée comme un véritable enjeu de gouvernance, à partir duquel repenser les pratiques syndicales et de dialogue social.

De l’innovation comme gage de compétitivité et d’emploi...

4Dans le contexte de crise qui marque ces dernières années les économies européennes, et française en particulier, la CFE-CGC voit dans l’innovation, notamment technologique, le principal moyen d’assurer la compétitivité des entreprises nationales et la croissance du pays. Sa voix ne se distingue pas en cela de celles de la plupart des partenaires sociaux, qu’elle côtoie sur ces sujets au sein des principales instances de concertation (Conseil économique, social et environnemental, Conseil national de l’industrie ou encore Conseil national de la transition écologique5). Elle résonne toutefois d’une tonalité qui lui est propre, en raison de l’histoire et de l’implantation singulière de cette organisation syndicale. Jean-Daniel Reynaud le notait déjà en 1975 :

« Par leur recrutement comme par leur mode de vie, les cadres appartiennent aux classes moyennes : mais, à la différence des anciennes classes moyennes, ils sont particulièrement sensibles aux exigences du progrès technique et du développement économique, dont ils se sentent largement les auteurs6. »

Le pari de l’innovation : pour la croissance... et pour les ingénieurs et cadres

5Implantée principalement dans le secteur privé et dans les grandes entreprises en particulier, la CFE-CGC porte une attention soutenue aux activités de recherche et d’innovation, dans lesquelles elle voit le principal moteur de l’activité industrielle et de la croissance. Dans le « pacte social » élaboré par la Confédération en 2012, suite à une large consultation publique, la CFE-CGC fait ainsi de la « ré-industrialisation » l’une de ses quatre priorités (avec l’emploi, l’éducation et le partage des richesses). Elle avance en ce sens des propositions visant à « soutenir les activités industrielles à fort potentiel de développement » et à « renforcer la R & D » (CFE-CGC, 2012). Pôles de compétitivité avec aide à la mobilité et hausse des salaires des chercheurs, liens entre recherche (publique et privée), industrie et enseignement à tisser, esprit entrepreneurial à favoriser, mise en place d’interfaces entre dépositaires de brevets et organisations pouvant les développer, dessinent les grandes lignes de la politique cégéciste en la matière.

6Dans cette perspective, l’exigence de « ré-industrialisation » est pensée comme contrepoint aux excès de la logique de financiarisation qu’on aurait observés ces dernières années, un recours à opposer aux « dérives du capitalisme financier7 ». C’est ce que souligne le secrétaire national CFE-CGC en charge du développement durable, du logement et de la RSE, interrogé en juillet 2014, pour qui « le bilan des vingt dernières années » renvoie à « la financiarisation de l’économie qui a amené les managers à basculer dans le culte de la création de valeur actionnariale, où le court terme est devenu l’alpha et l’oméga du management », au risque d’épuiser le capital, qu’il soit humain, industriel ou environnemental. Logique industrielle et logique financière sont donc opposées, et l’innovation est vue comme le moyen de redonner à la première ses lettres de noblesse et de révéler son potentiel en termes de croissance économique. Si le constat en lui-même n’étonne guère, il est ressenti avec force par nombre de militants de la CFE-CGC pour qui la financiarisation accrue aurait eu un impact direct sur les fonctions de management et d’encadrement qu’occupent les salariés qu’ils entendent représenter. C’est ce qu’exprime par exemple ce responsable de la fédération de la banque, accréditant ainsi la thèse de « la banalisation » des cadres8, dont le statut aurait progressivement perdu son sens et sa valeur distinctive :

« Aujourd’hui, un cadre n’est plus ce qu’il était dans les années 1970. [...] le cadre, c’était la charnière indispensable, celui qui faisait le lien entre le patron – je dis bien le patron et pas le dirigeant ou l’actionnaire – et puis la production, l’exécution [...]. Aujourd’hui [...] un cadre n’est plus vu comme un maillon essentiel de la chaîne de fonctionnement. Il se considère comme à l’interface entre un dirigeant et les actionnaires qui fixent des objectifs et un niveau de rentabilité à atteindre et puis il essaie de mettre ça en adéquation avec les moyens qu’il a sur le terrain. »

7L’analyse des ressorts de la compétitivité et de la croissance que développe la CFE-CGC s’ancre donc aussi dans le souci des responsables confédéraux d’assurer le devenir professionnel de leurs adhérents, comme le traduisent ces propos du secrétaire national chargé du développement durable :

« Notre conviction, c’est que les entreprises françaises gagneront dans la compétition mondiale sur leurs atouts industriels, techniques, technologiques. On n’arrivera jamais à battre les pays émergents sur les coûts salariaux. Donc nous sommes convaincus que l’industrie française ne gagnera demain que si elle monte en gamme. Elle est sur les bonnes technologies. Et donc préparer l’avenir des entreprises françaises, ça passe par l’innovation. Donc la R & D. Nous, on défend l’encadrement, les ingénieurs et les chercheurs, qui sont des cadres. Si on veut dans vingt ans des ingénieurs en France, et des chercheurs, hé bien il faut innover [...]. On ne reviendra pas aux Trente Glorieuses où le progrès technique, le progrès industriel, le progrès scientifique étaient possibles parce qu’on était en train d’équiper le pays et l’Europe occidentale. Il faut un nouveau modèle de croissance qui n’est plus sur l’équipement de nos pays à nous, mais qui est sur des nouveaux produits, des nouveaux services pour nos pays développés, mais qui seront exportables. Donc l’innovation est au cœur de la relance industrielle. C’est elle qui donne des métiers durables et bien rémunérés à nos ingénieurs et nos chercheurs. Et à nos salariés que nous représentons, nous, CFE-CGC. »

8Cet attachement au rôle des ingénieurs et chercheurs9 trouve ses racines dans les origines de la confédération. La Confédération générale des cadres (CGC), qui deviendra CFE-CGC en 1981, est créée en octobre 1944 autour de trois sections : « les cadres de direction », rassemblant ingénieurs, cadres administratifs et commerciaux ; les « cadres de maîtrise » (techniciens et agents de maîtrise) et celle des « voyageurs, représentants, placiers » (VRP). Ce caractère composite renvoie au fait que la jeune confédération fédère, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, divers mouvements, organisations et groupements nés dans la première moitié du xx^e siècle, et s’étant notamment structurés dans l’entre-deux-guerres. Or les organisations d’ingénieurs, avec leur tradition d’amicalisme10, ont joué dans cette structuration progressive de l’action collective des cadres un rôle central : elles ont en particulier orienté l’action vers la défense du titre d’ingénieur diplômé et celle des intérêts professionnels et, pour certaines d’entre elles, renforcé l’incarnation d’une « conscience d’ingénieurs », ces « travailleurs intellectuels » comme on les nomme alors, attachés à la figure de l’inventeur, de l’homme de science, qui se distingue de celle des financiers, commerciaux ou gestionnaires11. Les discours actuels réactivent ainsi des schémas de pensée présents dès les origines de l’organisation en associant industrie, innovation et ingénieurs d’un côté pour mieux les opposer, de l’autre, au monde de la finance.

Un exemple : le secteur énergétique

9Au regard de ces enjeux, un secteur d’activité retient aujourd’hui tout particulièrement l’attention des responsables syndicaux, à la CFE-CGC comme dans d’autres organisations12 : le secteur énergétique. Le secrétaire national interrogé insiste sur le rôle leader du secteur en matière d’innovation, qu’il s’agit de conforter et de développer :

« Nous avons la chance d’avoir un secteur où l’innovation a été permanente depuis des décennies, c’est le secteur énergétique. On a des vrais leaders mondiaux et la capacité à bâtir les technologies de l’énergie de demain. Éolien off-shore, réseaux intelligents, stockage de l’énergie. En gros l’industrie énergétique est un secteur où la France a eu historiquement une longueur d’avance, l’a toujours, et est en mesure de la garder [...]. Pour nous, c’est un secteur où les filières industrielles françaises disposent de champions, où les firmes industrielles françaises peuvent garder leur leadership, sur de la vraie valeur ajoutée technologique. Donc il faut que la transition énergétique, au-delà des enjeux macroéconomiques de compétitivité et de pouvoir d’achat, soit pensée pour soutenir les filières industrielles qui aujourd’hui sont gagnantes et qu’on voit comment elle est pensée pour bâtir les filières de demain qui seront gagnantes. C’est sous cet angle-là qu’on regarde la transition énergétique. »

10L’engagement de la CFE-CGC dans les débats actuels sur la transition énergétique passe donc par des prises de positions confédérales13 et un investissement de la confédération dans les instances de concertation et de consultation où ces questions sont débattues (à l’instar des auditions sur le projet de loi sur la transition énergétique engagées à la rentrée 2014). Cet engagement se nourrit lui-même directement des réflexions menées au niveau fédéral. La CFE-CGC Énergies, fédération des industries électriques et gazières, a ainsi produit en 2012, avec la contribution du cabinet d’experts Secafi, un livre blanc conséquent pour exposer ses positions sur les choix énergétiques en vue des élections présidentielles d’alors14. Les analyses et propositions exposées ont été ensuite reprises dans la synthèse adressée au ministère fin février 2013 après l’ouverture du grand débat national sur la transition énergétique. En matière de recherche et d’innovation, la CFE-CGC met par exemple l’accent sur la nécessité des investissements dans les réseaux, et tout particulièrement dans les réseaux « intelligents » : elle affirme ainsi son soutien à la mise en place des « compteurs communicants », qui « permettront aux distributeurs de gérer au mieux [les réseaux] et d’ainsi assurer un service public de qualité, performant et moderne15 ». En phase avec les positions confédérales générales, la nécessité de « promouvoir des investissements industriels de long terme et des programmes de R & D significatifs contre une recherche de profits à court terme » est là aussi énoncée16. Cet « effort d’investissement » est souligné notamment pour le développement des énergies renouvelables, pour lesquelles la CFE-CGC appelle à une politique fondée sur « une logique de constitution de filières industrielles compétitives et créatrices d’emplois », et dénonce une politique qui « se cantonne aujourd’hui à des subventions à la construction » jugées peu efficaces « sur un marché mondialisé » et non fermé17. Cette même idée est exprimée clairement par le secrétaire national rencontré :

« Faire de la croissance verte pour finalement dépenser des milliards d’euros à faire de la rénovation technique de bâtiment qui vont faire travailler des boîtes de BTP qui vont faire travailler des salariés détachés, pour nous c’est de l’argent foutu en l’air par rapport à la création d’emplois durables. Par contre investir dans la R & D pour soutenir l’innovation technologique pour disposer en France des bonnes technologies demain avec une vraie longueur d’avance, là c’est de l’argent bien dépensé. »

... à l’innovation comme enjeu de gouvernance dans l’entreprise

11Ces réflexions sur la nécessité de développer l’innovation pour tirer la croissance économique conduisent alors les responsables de la CFE-CGC à repenser le rôle que les représentants des salariés doivent jouer dans l’entreprise : il s’agit pour eux d’en faire des acteurs à part entière de ce processus et non de considérer que l’innovation serait le domaine réservé des seuls entrepreneurs ou dirigeants. Les solutions avancées ici par la CFE-CGC illustrent clairement leur positionnement syndical plus général qui mise sur « l’implication » dans l’entreprise18, notamment via une participation aux discussions industrielles ou stratégiques. L’innovation est ainsi vue comme un enjeu de gouvernance, et c’est sur ce terrain que doit se placer l’acteur syndical. Dans cette perspective, la participation au conseil d’administration est vue comme un élément déterminant, le principal canal par lequel les salariés et leurs représentants peuvent – et doivent – peser sur les politiques d’innovation de leurs entreprises. Le comité d’entreprise, s’il se fonde sur une pratique renouvelée de dialogue social, est perçu comme un second lieu important pour favoriser l’innovation. Dans ces instances, conseil d’administration et comité d’entreprise, l’engagement des militants CFE-CGC est fondé sur la revendication de leur expertise, professionnelle en premier lieu, et syndicale ensuite, obtenue par continuité grâce à une articulation assumée entre activités professionnelle et militante.

Les administrateurs salariés et l’innovation : des « entrepreneurs de morale » ?

12La loi sur la sécurisation de l’emploi de juin 2013, adoptée suite à l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013, introduit l’obligation pour les entreprises et groupes comptant 10 000 salariés dans le monde ou 5 000 en France d’intégrer au sein leur conseil d’administration ou de surveillance un représentant des salariés avec voix délibérative, et non seulement consultative (deux pour les entreprises avec plus de douze administrateurs). L’extension de ce droit jusque-là réservé aux seules entreprises publiques19 vise une meilleure représentation des salariés, mais aussi à faire du conseil d’administration un levier majeur de la compétitivité hors prix, comme l’a montré de longue date l’exemple allemand20. Le nombre restreint d’administrateurs salariés retenu fait toutefois douter certains de la portée réelle de cette mesure. Ainsi, si la CFE-CGC, signataire de l’ANI de janvier 2013, a accueilli favorablement cette nouvelle possibilité offerte aux salariés et à leurs représentants, elle estime, par la voix de son secrétaire national en charge du développement durable, du logement et de la RSE, que :

« C’est un premier pas mais [qu’]à l’évidence pour nous [CFE-CGC] ça ne va pas assez loin, il faudrait qu’on en ait plus, pour que les administrateurs salariés puissent vraiment peser dans les débats des conseils, pour que ces débats intègrent réellement la réalité de l’entreprise et pour que les administrateurs qui ne sont pas issus de l’entreprise [...] regardent l’entreprise autrement que par le dogme ou la doxa ambiante – la création de valeur actionnariale [...]. En ce sens quand Louis Gallois propose qu’il y ait quatre administrateurs salariés, ou un tiers comme dans les entreprises publiques21, pour nous c’est la cible. »

13On retrouve, dans ces propos, l’idée qu’il faut lutter contre « le culte de la valeur actionnariale » et favoriser, par l’intermédiaire des représentants des salariés, la réorientation des débats liés à la gouvernance de l’entreprise vers la prise en considération des enjeux industriels, d’innovation et de long terme. Le raisonnement que tient ce responsable syndical est le suivant :

« Investir dans la R & D, c’est des choix managériaux. Quand le management est rivé sur le court terme actionnarial, préparer les choses à dix ans, ça ne l’intéresse pas. Par contre si dans son CA les administrateurs disent comment on prépare le long terme, comment on prépare les bonnes technologies, demande : “Est-ce que vous pensez cycles longs, est-ce que vous êtes prêts à faire des paris technologiques, à investir ?” [...] C’est parce que son CA l’oblige à penser “long et industrie” que le manager saura résister à la pression de la valeur actionnariale. Donc innover, c’est investir. Investir, c’est privilégier l’investissement à la distribution de dividendes. Privilégier l’investissement par l’autofinancement, c’est un choix de gouvernance. Donc on revient sur ce que je disais en préambule : les salariés à travers leurs représentants au conseil sont probablement les plus à même de penser le long terme de leur boîte, car ce sont les premiers intéressés à avoir du boulot dans dix ans, dans vingt ans et à être dans des boîtes qui gagnent dans la compétition mondiale. Donc c’est eux qui peuvent forcer le management, si le management dérive. »

14Dans l’esprit de ce syndicaliste, qui a lui-même exercé les fonctions d’administrateur salarié pendant plusieurs années au sein de son entreprise avant d’assurer son mandat confédéral, les administrateurs salariés jouent donc un rôle essentiel de « garde-fou », en maintenant la ligne managériale sur la voie de l’investissement et in fine de l’innovation. Mais il ne s’agit pas seulement pour eux d’être ce qu’on pourrait appeler les « gardiens du temple innovation », il leur faut aussi devenir « missionnaires », et prêcher la bonne parole pour convaincre en particulier les autres administrateurs présents au conseil d’administration : faire entendre leur voix dans cette instance, certes, mais aussi rallier celle des autres à leur cause pour assurer le succès des principes qu’ils défendent. En ce sens, et bien qu’il s’agisse ici de changer les pratiques et les normes managériales plus que la loi, ils ne sont pas sans rappeler la figure de « l’entrepreneur de morale » développée par Howard Becker22.

« On va renforcer le cercle des administrateurs salariés existants pour que les 150 administrateurs salariés CFE-CGC communiquent entre eux. À partir de septembre, on va préparer un cursus de formation pour les administrateurs salariés CFE-CGC pour en faire des vrais pros [...]. En parallèle, une fois qu’on a un cercle avec des gens formés, après on peut... les évangéliser sur ce que c’est de la gouvernance responsable et pour qu’ils s’en fassent les ambassadeurs dans leurs conseils d’administration [...]. Quand on veut forcer le patron à penser autrement, d’abord il faut s’exprimer en conseil et il faut nouer des alliances avec les autres administrateurs. On va les voir, en dehors des séances de conseil pour échanger sur l’état de l’entreprise, son avenir. Et on influence, progressivement, la vision qu’ont les administrateurs qui ne sont pas salariés de la réalité de l’entreprise, du management, ce qui fait qu’après en séance, c’est une pièce de théâtre, tu joues avec les autres administrateurs pour... pas coincer le management, mais l’amener sur des positions que tu défends. »

15La présence de représentants des salariés au sein du conseil d’administration – si possible en nombre – est donc considérée ici comme une condition nécessaire pour promouvoir des choix managériaux favorables à l’investissement et à l’innovation dans l’entreprise. Mais ce n’est pas une condition suffisante. Notre interlocuteur insiste tout autant sur le fait que les administrateurs salariés doivent aussi être « crédibles » pour être écoutés et au final tenter d’avoir une influence sur les décisions prises23. Cette crédibilité repose à ses yeux sur deux facteurs : d’une part une connaissance fine et experte des réalités de l’entreprise, qui s’ancre directement dans la pratique professionnelle (cf. infra), et d’autre part une attitude mesurée :

« Les administrateurs salariés, ce sont avant tout des administrateurs qui doivent être des vrais pros de la gouvernance de l’entreprise, financièrement, juridiquement, gestion des risques, compréhension de l’ensemble des fondamentaux, juridiques, techniques, industriels, commerciaux... [...]. Des vrais pros de la gouvernance et des vrais pros en termes de postures : pouvoir peser dans les débats en ayant le ton juste, et en n’étant pas considéré comme... c’est une obligation mais il n’est pas à sa place. Il faut être légitime et crédible et pour ça il faut être compétent, sur le fond et la forme. »

16Cette double exigence, d’expertise et de modération, fonde là aussi plus largement la conception et la pratique du syndicalisme à la CFE-CGC24.

Réformer les pratiques du comité d’entreprise et du dialogue social

17L’investissement des représentants des salariés au sein des conseils d’administration, visant à mettre l’innovation au cœur des choix stratégiques de l’entreprise, va de pair dans le discours cégéciste avec une redéfinition – souhaitée plus que réelle pour l’heure – de la pratique du dialogue social au sein du comité d’entreprise. Rappelons tout d’abord que les comités d’entreprise, en tant qu’instances d’information et de consultation, font de fait l’objet de mobilisations plurielles de la part des représentants du personnel. Nous avons ainsi identifié dans une étude récente25 six registres d’action des comités d’entreprise – communication, traitement des cas individuels, tribune, information-consultation, délibération, négociation – donnant lieu à des combinaisons diverses en fonction des configurations socio-économiques étudiées. Dans certains cas, le fonctionnement de l’instance s’accompagne également d’une certaine créativité institutionnelle lorsque sont mis en place des commissions ou groupes de travail ad hoc qui viennent équiper le travail du comité, en le dotant de ressources allant au-delà des dispositions légales traditionnelles.

18Dans cette perspective, pour les responsables de la CFE-CGC, il ne suffit pas que l’innovation soit promue dans les discussions menées au sein des instances de gouvernance, il faut aussi que ces discussions soient relayées au sein des instances représentatives du personnel, et du comité d’entreprise en premier lieu : « Si on veut que le management de l’entreprise évolue, il faut aussi que, dans le dialogue social et dans les institutions du dialogue social dans l’entreprise, la dimension de long terme, de RSE, de stratégie puisse être abordée. » En voulant faire du CE un lieu de débat et de prospective, plus qu’une simple chambre d’enregistrement, ce secrétaire national entend donc placer le comité d’entreprise du côté des registres de la délibération, voire de la négociation, évoqués plus haut. Pour ce faire, la solution avancée passe précisément par ce qu’il appelle une « innovation sociale », à savoir la création d’une commission obligatoire, au sein du CE, dédiée aux enjeux de RSE et de développement durable. L’ambition est de faire de ces enjeux « un sujet de comité d’entreprise, comme l’est la commission économique, pour que ce soit un vrai sujet ». Cette proposition est vue comme un prolongement de l’implication des administrateurs salariés au sein du CA en faveur de politiques d’innovation de l’entreprise : il s’agit de pousser là les dirigeants, ici les salariés, à privilégier une grille de lecture des activités de l’entreprise qui soit prioritairement tournée vers le long terme. Notons que le rôle des fédérations, exerçant leur « ministère » sur les branches, n’est pas oublié ici, puisque notre interlocuteur ajoute : « Il faut avoir dans chaque fédération des référents, qui seront un peu nos vigies, nos phares dans toutes ces composantes pour les entreprises de la branche. » Là aussi, à travers les images employées, c’est bien un rôle de « garde-fou », de « guide » qui est confié aux représentants du personnel, vus comme étant les acteurs les plus à même de défendre la place de l’innovation.

19Cette attente de voir mises en place de telles commissions au sein du CE témoigne de cette volonté, souvent rencontrée chez les militants de la CFE-CGC, de s’impliquer dans les choix stratégiques de l’entreprise : s’ils estiment de leur responsabilité de tenir compte des contraintes économiques de l’entreprise lors de leurs échanges avec les directions, ils attendent en retour de pouvoir s’exprimer sur les choix économiques, financiers et stratégiques engagés. Dans l’aéronautique en particulier, plusieurs interviewés ont insisté sur ce qui est pour eux une spécificité du syndicalisme cadre et encadrement :

« La critique, pour qu’elle soit constructive, et notamment ça, c’est une spécificité, je pense, qu’on essaie de maintenir à la CFE-CGC [...], c’est que nous, on essaie de ne pas se situer dans le champ uniquement social, typiquement le brancardier social [...]. Honnêtement, la CFDT est beaucoup plus forte que nous pour faire ça [...]. En revanche, nous, on essaie d’être en amont, sur le terrain industriel, parce que finalement, c’est beaucoup les orientations et les choix industriels qui sont faits, de différentes natures, qui conditionnent les problèmes sociaux qu’on aura derrière [...]. C’est ça la source des problèmes. Donc on intervient plutôt en amont pour essayer de comprendre la logique, ou l’absence de logique d’ailleurs, et de critiquer éventuellement, mais de faire aussi des propositions sur les schémas industriels présentés, justement pour éviter qu’il y ait des aspects sociaux. » (Un délégué syndical et secrétaire de comité d’établissement.)

Expertise professionnelle et engagement syndical : une continuité toujours réaffirmée

20Le rôle qui revient aux représentants des salariés ne s’arrête pas alors aux fonctions de « phare » et de « vigie » : il ne s’agit pas seulement d’éclairer les décisions, de montrer le chemin et de scruter l’horizon en portant le regard au loin pour donner la priorité à l’innovation, il convient aussi de faire des (contre-)propositions, concrètes, sur les choix à prendre et les stratégies à adopter. Cette position fait corps avec la conviction, partagée par nombre de militants CFE-CGC, à défaut d’être toujours observée dans les pratiques, de combiner au plus près activité professionnelle et activité militante. C’est sur cette articulation étroite entre expertise professionnelle et engagement syndical que les militants rencontrés entendent asseoir leur légitimité et leur crédibilité aux yeux des directions avec lesquelles ils échangent, et parfois bataillent. Cette revendication vaut pour les responsables confédéraux (« Par contre ça c’est la richesse de la CFE-CGC, à la conf., d’avoir des gens qui ont fait du militantisme mais qui ont eu une activité professionnelle parallèle », souligne ainsi le secrétaire national interrogé), comme pour les responsables locaux ou de section. (Comme le dit cet ingénieur de l’aéronautique, en charge de l’expertise technique sur des projets européens, délégué syndical de son établissement et membre des comité d’entreprise, comité central d’entreprise, comité de groupe et comité d’entreprise européen : « Avec les mandats que j’ai, [...] je pourrais faire du syndicalisme à plein temps [...]. Je pense que c’est s’isoler un peu de la vie de la société quand on n’a plus d’activité professionnelle, tant à travers des contacts avec des clients, des partenaires ou des salariés à l’intérieur de la société. »)

21L’argument de la continuité pèse donc sur les modes d’action privilégiés dans l’entreprise et sur la conception selon laquelle l’action syndicale doit viser conjointement la défense des intérêts des salariés et ceux de l’entreprise, pour « réconcilier syndicalisme et entreprise », selon l’expression souvent employée par l’actuelle présidente de la confédération. L’attitude se veut experte et pragmatique, en phase avec le niveau de qualification des adhérents de la CFE-CGC. (« Nous avons des raisonnements sensés, des raisonnements de personnes ayant fait des études supérieures et avec lesquelles on peut dialoguer d’égal à égal avec les dirigeants », dit ainsi un ancien secrétaire de CCE et administrateur salarié.) Toutefois, la revendication de dialoguer avec les directions, de les écouter et d’être écouté par elles, y compris sur les questions industrielles et stratégiques comme le sont les enjeux d’innovation, se présente moins comme étant justifiée de droit, par le statut, le diplôme ou la position hiérarchique occupée, que de fait, au nom du rôle joué dans le processus de production lui-même et de la connaissance de l’entreprise que ces salariés en tirent. Les propos de cet ingénieur, représentant CFE-CGC, le soulignent bien :

« Moi j’ai toujours compris cette fonction d’encadrant comme étant un poste où on doit animer une équipe, faire progresser son équipe et, je veux dire, aider son équipe quand il y a des difficultés. Et donc avoir, certes, des capacités d’organisation, de management, etc., mais aussi d’être quelque part un référent technique qui peut, quand il y a des problèmes difficiles, mettre la main à la pâte en ayant une expérience, un recul que les plus jeunes n’ont peut-être pas. C’est entre autres parce que je n’ai pas retrouvé cette culture dans les projets que j’ai eus à gérer beaucoup plus tard, où là c’était vraiment, je qualifierais, du management bête, où, ben, ça marchait pas, on changeait les gens ; on cherchait même pas à savoir pourquoi ça marchait pas, si c’était de la faute, etc. [...]. Moi, je n’adhère pas du tout à ce type de management. Je dis que quand on est responsable d’une équipe, on doit aussi servir de guide et être là quand il y a des difficultés pour contribuer à les résoudre, pas uniquement à dire : ben, on va en mettre un autre ; si ça marche pas, on le change. »

Conclusion

22Ce point de vue rejoint celui exprimé par le secrétaire national en charge du développement durable, du logement et de la RSE qui voit dans « l’innovation managériale » le prochain chantier à lancer par la confédération afin de compléter les actions engagées du côté des instances de gouvernance d’une part et des instances représentatives de l’autre, que nous avons évoquées plus haut. Face au constat largement documenté du « malaise des cadres26 », la nécessité de « redonner aux cadres, aux managers, le plaisir de faire leur job », de « remettre l’encadrement au cœur de l’entreprise » et de « lui redonner ses lettres de noblesse » est vue par ce responsable syndical comme un maillon essentiel de la chaîne qui, du conseil d’administration aux salariés, permettra de porter et de donner corps aux politiques et aux projets d’innovation dans l’entreprise. Ainsi, si pour les militants de la CFE-CGC l’engagement syndical est vu largement comme le prolongement de l’expertise professionnelle que leurs titres et surtout leurs rôles dans l’entreprise leur confèrent, leur engagement syndical doit en retour trouver les moyens de préserver, voire dans certains cas de regagner, l’expertise professionnelle des salariés qu’ils représentent. C’est bien alors dans cet aller-retour entre expertise professionnelle (qu’elle soit managériale, technique ou scientifique) et engagement syndical (au sein des instances de concertation nationale, des instances fédérales et surtout des conseils d’administration, comités d’entreprise et sections d’entreprise) que prennent forme et sens les positions de la CFE-CGC sur la recherche et l’innovation.