Version classiqueVersion mobile

Les travailleurs de l’innovation

 | 
Pierre Boisard
, 
Claude Didry
, 
Dima Younès

Quatrième partie. Recherche et innovation dans l’action syndicale

Introduction

Annette Jobert

Texte intégral

  • 1  La FILPAC CGT dans la contribution de Jean-Louis Renoux et celle du syndicat CGT Renault dan (...)

1La quatrième partie de cet ouvrage explore plus spécifiquement l’action syndicale en matière de recherche et d’innovation, même si des interventions syndicales ponctuelles ont été envisagées dans les contributions précédentes1. L’entrée par le syndicalisme est un moyen complémentaire à l’analyse du travail innovant, pour cerner l’intervention des salariés dans les processus d’innovation, d’autant que dans beaucoup de pays les travailleurs de la recherche, publique et privée, sont syndiqués. C’est notamment le cas des trois pays qui font l’objet de ces contributions, même si, dans le cas des États-Unis, la syndicalisation de ces catégories est problématique. En ce qui concerne la France, le choix d’étudier la CFDT et la CFE-CGC se justifie par leur forte implantation chez les cadres du secteur privé. Quant au Japon, c’est l’importance de la stratégie d’innovation des grandes entreprises dans les années 1960 à 1990, soutenue activement par les syndicats d’entreprise dirigés par les ingénieurs, qui légitime le choix de ce cas.

2Cette action syndicale se déploie autour de quatre enjeux. Le premier concerne l’identification des catégories de travailleurs impliquées dans des activités de recherche et d’innovation susceptibles d’être représentées par des organisations syndicales. S’agit-il des ingénieurs, des cadres, des professionnels de certains secteurs, des techniciens voire d’ouvriers très qualifiés ? Ces travailleurs sont-ils clairement identifiés dans les nomenclatures statistiques, dans les répertoires d’emploi en usage dans les dispositifs publics, dans les entreprises ou encore dans les conventions collectives ? Le deuxième enjeu est celui de leur syndicalisation. Celle-ci ne va pas de soi car dans tous les pays industrialisés, les syndicats se sont d’abord créés pour assurer la représentation et la défense des ouvriers de métiers et des ouvriers qualifiés avant de s’implanter parmi les personnels d’exécution les moins qualifiés. La représentation syndicale des autres catégories ou au moins de certaines d’entre elles s’est développée dans un deuxième temps selon des modalités très variables en fonction des législations des États, les choix des organisations syndicales, les rapports sociaux, les modèles de production, etc. Le troisième enjeu est celui de l’action syndicale proprement dite. Cette action diffère-t-elle selon les catégories ou bien est-elle identique en se centrant sur les questions d’emploi, de salaires et de conditions de travail ? Les politiques de recherches et d’innovation figurent-elles à l’agenda syndical et si c’est le cas avec quels objectifs ? L’espace dans lequel se déploie cette action constitue un quatrième enjeu. Il peut être national et correspondre par exemple aux prises de position des organisations syndicales sur les politiques publiques dans le domaine de la recherche et de l’innovation. L’espace de l’entreprise où sont décidées et mises en œuvre les politiques de recherche et d’innovation peut être privilégié tout en se combinant avec d’autres espaces – européen, national ou encore territorial.

3Les contributions présentées dans cette partie dont deux concernent la France (CFDT et CFE-CGC), une les États-Unis et une le Japon, font apparaître des différences marquées entre les pays concernant les enjeux de l’action syndicale.

Des obstacles croissants à la syndicalisation des travailleurs de l’innovation et de la recherche aux États-Unis et au Japon

4Dans le cas états-unien, Isabel da Costa insiste sur la complexité et le flou des catégorisations officielles qui, combinés à une législation restrictive en matière de droit syndical, aboutissent à limiter la possible syndicalisation des travailleurs de la recherche et de l’innovation et à fragmenter le paysage syndical. À l’exclusion par la loi des « managerial employees », catégorie assez large à laquelle appartiennent des professions aussi diverses et importantes que celles des contremaîtres et certains personnels soignants s’ajoute la situation très contrastée des « professionnels », vaste catégorie dont relèvent notamment les ingénieurs et les scientifiques. En revanche dans le secteur public, le droit à se syndiquer s’applique pleinement.

5Au Japon, l’exclusion de certains personnels de la recherche et du développement provient moins des catégorisations et de la législation (qui n’exclut que les cadres de direction) que des processus économiques eux-mêmes et de l’organisation de la production. Comme le montre Hiromasa Suzuki, les grands groupes industriels où la recherche et développement et l’innovation occupaient une place très importante dans les années 1980 externalisent maintenant une large part de leur activité soit à l’étranger, notamment en Asie, soit dans des entreprises sous-traitantes au Japon. Or, principalement organisés au niveau de l’entreprise, les syndicats ne comptabilisent dans leurs effectifs que les salariés permanents de l’entreprise donneuse d’ordres, excluant ainsi les salariés des filiales à l’étranger et des entreprises sous-traitantes souvent de petites tailles où la présence syndicale est quasi inexistante. Ces processus économiques conduisent à une forte diminution de l’implantation syndicale, en particulier – mais pas exclusivement – parmi les travailleurs de la recherche.

6Dans le cas français examiné dans les contributions d’Élodie Béthoux, Pierre Boisard et Annette Jobert, la législation ne met pas d’obstacles à la syndicalisation des cadres, chercheurs et ingénieurs (à l’exception des cadres dirigeants) et les processus économiques de filialisation à l’étranger n’ont pas la même ampleur qu’au Japon. À la différence des autres pays, les cadres peuvent même être représentés dans des organisations catégorielles comme l’est la CFE-CGC ou, dans le cadre d’une organisation confédérale, disposer de regroupements spécifiques (cas de la CFDT avec UCC [Union des cadres] et du SGEN recherche). Reste la sous-traitance qui, en France, touche moins les catégories les plus impliquées dans la recherche et l’innovation.

Des stratégies syndicales dépendantes des formes d’organisation privilégiées, des niveaux du dialogue social et du rapport à l’entreprise

7A priori, l’action syndicale développée aux États-Unis et au Japon devrait présenter de nombreux points communs puisque dans ces deux pays prévaut un syndicalisme d’entreprise (lié à la procédure d’accréditation aux USA) alors qu’en France le syndicalisme général organisé par branche prévoit une articulation de la négociation collective entre plusieurs niveaux. La réalité est plus complexe comme le montre le fait que les associations professionnelles – extérieures à l’entreprise et au syndicat d’entreprise – sont aux États-Unis très dynamiques, créatrices de liens au sein des univers scientifiques, alors que ce n’est pas le cas au Japon. Dans ce pays, les ingénieurs et les techniciens qui jouent un rôle majeur dans le syndicalisme d’entreprise, axent leur action prioritairement sur la défense de l’entreprise envisagée comme une communauté. Cela les conduit notamment à ne pas établir de différences entre les catégories professionnelles présentes dans l’entreprise et à soutenir les politiques d’innovation décidées par les directions dès lors que celles-ci ont pour objectif de renforcer la compétitivité.

8En France, les deux confédérations les plus représentatives chez les ingénieurs et cadres du secteur privé, la CFE-CGC et la CFDT, tout en ayant des revendications assez proches sur les questions de recherche et d’innovation, se distinguent néanmoins sur les objectifs, les modalités et les espaces de leurs interventions. Dans l’entreprise qui constitue l’espace d’action privilégié de la CFE-CGC, l’innovation est devenue un thème fédérateur et un enjeu majeur de gouvernance. Par une politique active d’intervention sur ce thème au sein des instances représentatives et des conseils d’administration, l’organisation syndicale catégorielle entend ainsi influencer les stratégies d’entreprise dans ce domaine et renforcer la place et l’identité des personnels d’encadrement qu’elle représente, même si la remise en cause partielle de sa base catégorielle fait débat en son sein. De ce point de vue, sa conception de l’entreprise la rapproche de celle des syndicats japonais envisageant l’entreprise comme une communauté. Toutefois, elle s’en écarte en la considérant comme une communauté hiérarchisée. La CFDT souhaite également peser sur les politiques de l’entreprise en matière d’innovation mais sans se focaliser sur les revendications spécifiques des ingénieurs et cadres, ce qui pourrait créer des tensions avec les autres salariés de l’entreprise. Elle cherche donc à diversifier son action par une intervention plus marquée au niveau de certaines branches et filières (comme dans la métallurgie et l’énergie) et au niveau des territoires où elle entend contribuer à la mise en place d’« écosystèmes innovants ».

Notes

1  La FILPAC CGT dans la contribution de Jean-Louis Renoux et celle du syndicat CGT Renault dans celle de Tommaso Pardi.

Auteur

Sociologue du travail et des relations professionnelles, Annette Jobert est directrice de recherche émérite au CNRS, membre de l’IDHES (ENS Cachan). Elle a publié avec A. Bevort, M. Lallement et A. Mias, Le dictionnaire du travail, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2012.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search