1Les textes rassemblés dans cette partie rendent compte de l’innovation dans la grande entreprise. Les auteurs y ont privilégié l’observation de l’activité des personnes qui ont participé à un processus innovant. On y voit le passage de l’exploration à l’exploitation, du besoin à l’innovation ou de la directive managériale au développement d’un nouveau produit. Dans le premier texte, Hadrien Coutant examine le lien entre l’exploration et l’exploitation dans le cadre d’une entreprise aéronautique. Tommaso Pardi examine la conception du moteur à deux temps chez Renault. Camille Dupuy retrace le processus de développement d’un logiciel adapté aux besoins professionnels des journalistes du site du Monde en interne. Claude Didry et Dima Younès rendent compte de l’organisation de la recherche et de son implication dans deux projets jugés innovants par la direction d’une entreprise de télécommunication. C’est à travers ces processus que les auteurs parviennent à mettre en évidence les atouts de la grande entreprise pour l’innovation. Trois grands résultats se dégagent des analyses.

2Premièrement, malgré la poursuite de la rationalisation dans les grandes entreprises, ce mouvement n’est pas total, et laisse des espaces de liberté où les acteurs peuvent entreprendre des projets qu’ils estiment porteurs ou allouer leur temps de travail à d’autres activités qu’ils jugent valorisantes. Ainsi, la contribution de Tommaso Pardi montre comment une coalition d’acteurs au sein de Renault parvient à trouver un espace d’exploration sur le moteur à deux temps alors que l’entreprise tend à rationaliser ses process et à écarter de fait cette piste de recherche. Hadrien Coutant dévoile le jeu des chefs de projets qui permettent à des chercheurs et des ingénieurs R & T1, dont l’activité se situe normalement en amont des produits, de facturer le temps de travail qu’ils passent sur un projet de développement (R & D). Claude Didry et Dima Younès soulignent pour leur part que cette rationalisation est contestée et contrecarrée dans le cadre de l’entreprise étudiée, pour faire valoir les intérêts d’une activité de recherche privilégiant l’exploration, avec toutefois le souci, du côté des chercheurs, de prolonger leurs avancées vers des innovations de produits. L’intérêt de ces contributions est ainsi de donner à voir les conditions dans lesquelles des ingénieurs et chercheurs parviennent à exercer leur autonomie dans des entreprises qui cherchent à réduire leurs marges de manœuvre.

3Deuxièmement, malgré la rationalisation des coûts, il reste que la grande entreprise est encore le lieu par excellence où l’innovation peut se nourrir de ce que Cyert et March appellent le slack organisationnel2, c’est-à-dire des ressources superflues ou sous-utilisées. En effet, la présence du « gras organisationnel » permet dans plusieurs situations observées de revenir sur le devant de la scène marchande avec un nouveau produit. C’est ainsi que le moteur à deux temps de Renault profite d’un projet avorté plus tôt ; les ingénieurs R & D de l’entreprise étudiée par Hadrien Coutant puisent dans le temps inutilisé de la recherche technologique pour répondre à des besoins de développement ; et les chercheurs de l’entreprise étudiée par Claude Didry et Dima Younès réactivent des théories délaissées pour répondre aux nouveaux besoins du marché.

4Troisièmement, à l’heure où les études sur l’innovation soulignent l’importance de la confiance et des échanges dits « ouverts » entre plusieurs catégories d’acteurs – notamment dans le cas de la Silicon Valley –, les enquêtes présentées dans cette partie montrent que la grande entreprise représente un lieu privilégié pour l’innovation précisément par la mémoire organisationnelle, la continuité des liens qu’elle apporte, depuis les activités d’« exploration » les plus « fondamentales », jusqu’aux étapes d’« exploitation » les plus proches de la réalisation du produit. En effet, la contribution de Camille Dupuy met en évidence les échanges entre les salariés du Monde pour développer un logiciel « sur mesure » adapté tout à la fois aux besoins des journalistes et aux contraintes techniques des développeurs. Ces échanges sont caractérisés par une confiance entre les acteurs qu’il serait difficile d’établir avec les acteurs d’une organisation extérieure. Cette relation privilégiée entre les salariés de la même entreprise et de services différents impliqués dans le processus d’innovation est également à l’origine du succès des innovations étudiées chez Renault et dans l’entreprise de télécommunication. Dans cette dernière, deux processus d’innovation de rupture ont lieu après la fusion entre deux concurrents. Les salariés impliqués dans ce travail soulignent la possibilité d’échanger plus librement avec leurs pairs après la fusion, révélant ainsi les contraintes juridiques qui freinent le tâtonnement collectif nécessaire à l’établissement d’orientations de recherche prometteuses.

5En somme, les contributions de cette partie montrent que la grande entreprise comme forme organisationnelle semble avoir encore des atouts par rapport à l’activité d’innovation au sein d’une PME où le slack est réduit, ou à une activité d’innovation en réseau où les arrangements juridiques restent une contrainte pour les échanges ouverts. Malgré le renforcement de la pression pour une exploitation industrielle et commerciale, dans la grande entreprise, cette partie montre qu’il est encore possible de construire des espaces de liberté où les salariés peuvent se livrer à l’innovation dans l’entreprise.