1La presse écrite vit une crise économique et sociale permanente, les plans de licenciements s’y succèdent alors que l’information et la presse sur Internet peinent à trouver leur modèle économique et à créer des emplois pérennes. Pourtant, les éditeurs introduisent régulièrement des innovations afin de réduire les coûts d’exploitation, d’augmenter les canaux de diffusion et de permettre la réutilisation des contenus. Les employeurs ne sont pas seuls à l’origine des innovations de procédé, les salariés et leurs représentants mobilisent également les nouvelles technologies et construisent de nouveaux compromis productifs en vue de contrôler les emplois et de favoriser leur transformation régulée. Notre objectif est d’étudier le rôle de la négociation collective entre les trois acteurs des relations professionnelles (employeurs, salariés et État) dans le processus de numérisation de la presse. Autrement dit, il s’agit de voir comment l’innovation de procédé devient un terrain de la négociation collective. L’introduction d’une technologie nouvelle ne se ramène pas ici à une « adaptation » des salariés. Elle implique à l’inverse une adaptation de cette technologie, en requérant une dimension d’« exploration » jusque dans les activités les plus proches de la production.

2Dans une première partie, nous présentons les processus techniques de production et les transformations d’emploi en cours dans la presse magazine. La deuxième partie traite des enjeux de cette innovation au sein de HFA1, tant pour la direction que pour les syndicats. Enfin, dans une troisième partie, nous envisageons l’innovation comme le résultat d’une alliance entre le syndicat CGT et la direction.

Innovations de procédé et transformations d’emplois négociées

La presse face à l’innovation

3Il est admis que les employeurs sont à l’initiative de la mise en œuvre des innovations de procédé et par conséquent des suppressions et des créations d’emploi consécutives. Ils choisissent de préférence une coordination par le marché privilégiant les créations d’emplois dans de nouvelles entreprises innovantes, filiales ou sous-traitantes car ils redoutent un processus de transformation des emplois2 plus long à définir et à négocier dans des unités opérationnelles. Traditionnellement fondées sur les métiers (techniciens, fabricants) ou les professions (journaliste, éditeur) et formalisées par la négociation des classifications, les règles d’allocation du travail sont de facto rouvertes à la négociation par les changements de procédé.

4Dans le cas de la presse, les salariés ou leurs représentants ne sont pas réticents devant le progrès technique, ils sont surtout opposés aux pertes d’emplois et aux pertes de rémunération qui peuvent en résulter. Ils sont encore plus vigilants sur les règles de contrôle de ces emplois fondées sur les références aux métiers organisés. Bien que les métiers de la presse aient connu d’innombrables bouleversements technologiques et vécu des transformations majeures3, les accords de sortie de conflit ont constamment privilégié le contrôle des emplois par leur transformation. La démarche actuelle des syndicats du Livre prolonge les politiques historiques d’accompagnement des changements technologiques qu’ils ont su négocier dès les débuts du xx^e siècle à l’exemple du passage du caractère en plomb à la linotype4. À la fin des années 1980, la publication assistée par ordinateur est introduite dans les rédactions avec les premiers traitements de texte, à l’imprimerie la photocomposition remplace la linotype. En admettant la disparition de métiers historiques (typographes, correcteurs, clicheurs...) la Fédération du livre CGT (Filpac5) et ses syndicats ont négocié les transformations de ces emplois vers deux nouveaux territoires : les rédactions avec les secrétaires de rédaction ou les rédacteurs graphistes et plus récemment les cadres de fabrication et de l’informatique. En effet, l’intégration verticale des rédactions avec l’imprimerie a conféré une place centrale à ces métiers. Les fabricants traduisent la maquette du magazine en un objet papier, ils budgètent la réalisation du numéro, donnent les ordres à l’imprimeur, les techniques à utiliser, le brochage. Pour leur part, les informaticiens gèrent les bases de données, les transferts et codages des fichiers numériques. Ces deux métiers se rapprochent des rédactions dans lesquelles ils interviennent désormais au quotidien. Les organisations syndicales ont régulé de cette manière les transformations des emplois en contrôlant la définition des tâches et les prérogatives de ces métiers.

5Le temps n’est plus celui de l’entrepreneur aventurier des temps modernes6, l’innovation est calculée par des équipes de spécialistes, elle est non plus combattue, mais recherchée par les entreprises. Les innovateurs sont alors des salariés et non plus de futurs capitalistes. Toutefois on ne peut affirmer que tous les salariés soient en mesure d’innover individuellement7, car le processus d’innovation requiert dorénavant des acteurs collectifs organisés8. Notre étude prend acte du fait que l’innovation s’étend aux salariés, tout en conférant un rôle clé à un ensemble spécifique d’acteurs. Cette innovation récurrente est le fait des plus grandes entreprises car elle demande des moyens importants et des coordinations complexes, elle porte en elle la relégation de l’acte d’innovation solitaire, inspiré de l’entrepreneur et de sa petite entreprise. L’on voit bien que, pour la grande entreprise, il faut qu’une transaction de haut niveau soit en jeu pour que la perte d’efficacité temporaire consécutive au changement de procédé soit supportée dans l’attente de gains futurs. Cette transaction peut se dérouler dans le champ des relations professionnelles, en en mobilisant les acteurs, nous le montrons dans le cas de HFA.

6Innover tout en transformant les emplois implique la réorganisation du travail et de la production. L’innovation de procédé renvoie à une nouvelle combinaison productive entre moyens de production et de diffusion de la presse. Elle mobilise ici des technologies, le numérique ainsi que des organisations du travail et des méthodes de production utilisant ces technologies.

7Le chemin de fer9 électronique refonde totalement la chaîne de production des magazines : rédaction des articles, reportages photo, relecture, corrections, mise en page, titrage, épreuvage et bon à tirer. Le nouveau procédé s’étend également à la diffusion : impression, routage, distribution et sites Internet qui recevront directement les fichiers numériques venant des rédactions. Dans une innovation comme la numérisation de la presse, l’infrastructure technique relève de programmes informatiques et d’interfaces codées entre machines. Cette technologie est déjà là et a pu constituer en son temps une première innovation10. Depuis plus de vingt ans, la presse utilise des technologies numériques pour produire articles et photos et les imprimer. Dans la presse quotidienne, cela fait longtemps que le processus de production numérique se retrouve sans interruption de la rédaction à l’imprimerie. Mais, dans la presse magazine, la flexibilité des titres et des maquettes, le poids des photos et des graphismes, les exigences de qualité de l’impression n’ont pas favorisé l’intégration verticale entre rédaction et impression. La nécessité de diffuser les magazines sous forme numérique, web et tablette modifie aujourd’hui l’économie de la production et incite les éditeurs à intégrer l’ensemble du process de production et de diffusion sous forme numérique.

Le chemin de fer papier

8Pour saisir le bouleversement que représente le chemin de fer numérique, il faut partir de la situation initiale que constitue l’usage du papier et de la photo. Avec le chemin de fer papier, la rédaction de chaque magazine produit certes ses textes et ses images en numérique, mais doit réaliser des impressions test en papier et afficher la suite des pages imprimées sur le « mur de production » afin de suivre la pagination et l’achèvement du magazine. Les pages en cours sont punaisées sur le « mur de production » pour permettre à l’équipe rédactionnelle de juger de la cohérence et de l’état d’avancement du numéro à boucler. D’autre part, les photos et les graphismes en haute définition sont traités à part sur support photographique haute définition puis les couleurs sont corrigées et séparées pour l’imprimerie.

9Ces deux process séparés doivent bien entendu se rassembler à l’imprimerie pour se fondre en un seul, ce qui rend très complexe et donc coûteux tout changement de dernière minute. Le prépresse représente l’ensemble de ces opérations techniques de fusion entre la rédaction et l’imprimerie, détourage, étalonnage des photos, séparation des couleurs, mise en cahier (imposition), photocomposition ou héliogravure. Il s’agit à la fois d’une tâche technique d’assemblage, de mise en cohérence du visuel et de gestion des coûts. Le fabricant est le technicien qui supervise l’ensemble de ces opérations.

Le chemin de fer numérique

10Le chemin de fer numérique consiste à visualiser et à éditer sur écran les différentes pages qui composeront le futur numéro dans leur état d’avancement. Il reprend la fonction « mur de production » sous forme de pages web consultables sur n’importe quel poste de travail. L’application indexe les fichiers numériques textes et photos composant les pages et visualise ces liens. Cette fonction s’étend dorénavant à l’échange de fichiers avec l’imprimerie et les sites web, ce qui permet également l’intégration verticale de la rédaction à l’impression. De ce fait, le chemin de fer électronique relie fonctionnellement les différentes applications et fichiers de la rédaction pour réaliser un outil collaboratif allant de la saisie du texte et des photos jusqu’à l’imprimerie.

11L’innovation de procédé consiste ici en premier lieu à nommer un process de production « le chemin de fer électronique » afin de désigner une nouvelle forme de coordination de la production en passant du papier à la chaîne numérique. Une nouvelle allocation des tâches en découle entre les métiers de la rédaction et de l’imprimerie. Les règles d’allocation et la répartition des tâches constituent les enjeux de la future organisation du travail. Le tableau suivant résume la répartition des tâches actuelle et souligne en gras les métiers les plus concernés.

Tableau 1 : Répartition des tâches papier/numérique

a Bon à tirer.

b. La chromie est le réglage des couleurs.

c. Il étudie la faisabilité des demandes de la rédaction, établit les devis de la fabrication selon le nombre des pages, leur complexité, il rassemble les éléments et les prépare pour l’impression, gère les cahiers et les brochages ou agrafages. Après l’impression, il fait le compte rendu de la production.

Enjeux et acteurs de l’innovation chez HFA

L’échec de la Digital Factory

12La numérisation à HFA n’est pas chose nouvelle car les rédactions et le prépresse utilisent depuis près de vingt ans des équipements informatiques dont les générations se sont succédé11. À l’instar de toute la presse écrite, les emplois ouvriers ont disparu du siège éditorial lors de l’externalisation de l’imprimerie et du passage à la photocomposition en 2004. Une partie des emplois a alors été transformée à l’exemple des correcteurs passés au secrétariat de rédaction avec le statut journaliste, ou des photocomposeurs vers des emplois de rédacteurs graphistes, ou des cadres techniques vers des emplois de fabricants. Si les frontières symboliques des métiers subsistent entre journalistes, techniciens et imprimeurs, il n’empêche que les emplois sont bien transformés, la saisie de texte est dorénavant assurée par les journalistes et l’essentiel du travail de mise en page et de retouche est déjà remonté en rédaction dans les mains des rédacteurs graphistes à la fois journalistes et techniciens. Les emplois sont alors moins définis par le métier que par les fonctions réalisées par le salarié sur son poste de travail numérique. Auparavant caractérisés par des lieux et des outils distincts, ces emplois/métiers peuvent être regroupés dans l’espace de la rédaction et utiliser des outils similaires.

13Afin de passer plus facilement de la diffusion papier au multimédia, la direction de HFA étudie depuis 2005 le chemin de fer électronique, un projet de numérisation des rédactions réunissant les efforts du service informatique, de la fabrication et du management en développant en interne12 les applications informatiques de la rédaction. Cependant, le projet de numérisation stagne, les démonstrations de prototypes, les visites de sites n’ont suffi à convaincre ni les plus grandes rédactions (Match, Elle) ni l’ensemble des salariés. La vision proposée par la direction est essentiellement technique : elle se fonde sur le concept de « Digital Factory » et l’idée du partage des informations à partir d’un entrepôt commun. La direction de HFA s’est alors appuyée sur les secrétaires de rédaction dans les rédactions pilotes pour lancer les premières expérimentations. Les secrétaires de rédaction sont en effet les plus favorables à l’introduction des systèmes de production numérique et au nouveau chemin de fer électronique car il leur procure une meilleure visibilité et facilite leurs tâches de coordination. Mais cette « Digital Factory » n’entraîne pas l’adhésion des salariés et suscite l’opposition des journalistes peu favorables à l’idée d’une mutualisation de leurs textes sans contrôle des droits et sans rémunération spécifique.

14Quelles alternatives s’offrent alors à la direction de l’entreprise ? Le passage en force porte le risque de déstabiliser les navires amiraux du groupe qui disposent des ressources de pouvoir nécessaires pour s’opposer à une modification unilatérale des règles de l’allocation du travail. L’innovation par l’externalisation d’un nouveau procédé de prépresse est alors tentée avec la création d’une filiale HAFIBA13. Cette option s’avérera plus coûteuse en imposant des allers et retours des textes et des images introduisant des délais et des coûts supplémentaires. Or le but recherché est bien de parvenir à plus d’intégration et des process plus courts permettant de reculer les heures de bouclage.

15Paradoxalement le plan social de 200714 permet la relance du projet en liant les négociations sur les suppressions d’emploi à la question de la ré-internalisation des tâches de prépresse. Le PSE offre en effet un espace et du temps au management et aux organisations syndicales pour négocier des transformations d’emploi15. Le projet de numérisation est relancé par le management en 2007 avec deux nouveautés : l’annonce d’une méthode de changement plus participative et le recentrage sur deux applications de coordination, le chemin de fer numérique et le prépresse, abandonnant la vision de la « Digital Factory ». Ces deux applications concernent surtout les secrétaires de rédaction et les rédacteurs graphistes et seront, selon le management, sans conséquence sur le fonctionnement de la rédaction et les activités des journalistes écrivant16.

16Le projet est déployé dans deux rédactions pilotes, Femina et TV Hebdo. Mais les critiques sont nombreuses envers un workflow trop séquentiel17 imposé par le logiciel qui a pour conséquence de limiter l’autonomie de chaque intervenant en rendant les étapes de validation incontournables et les retours en arrière impossibles. D’après un rédacteur :

« La démarche des informaticiens a été : comment on fait un journal, cela démarre avec le sommaire avec la conférence de rédaction. Le rédacteur en chef et le directeur de la rédaction constituent un sommaire, puis cette logique a été traduite dans l’outil informatique en séquence. Il faut donc le sommaire pour faire le chemin de fer, puis il faut un chemin de fer pour faire le mur de production. »

17Les informaticiens de HFA s’inspirent d’une logique de traitement de type ERP18 avec des étapes de saisie et de validation, assez loin d’une application collaborative et des aléas des magazines d’information.

18Dans un contexte de conflit collectif contre le PSE, la négociation collective ouverte sur les emplois aura pour conséquence la suspension du déploiement. Le principe d’une consultation des IRP19 pour chaque rédaction est arrêté, ce qui permettra d’évaluer les conséquences de l’introduction du nouveau procédé et de négocier pour chacune d’elles les répartitions de tâches entre cadres, journalistes et techniciens.

Des syndicats CGT bien implantés dans la production

19La négociation sur les suppressions d’emploi et la ré-internalisation des emplois du prépresse, repris à HAFIBA, donne l’occasion aux cadres CGT de l’informatique et de la fabrication de jouer un rôle décisif dans l’innovation de procédé. Les délégués et les élus CGT représentent majoritairement les salariés de la production, les fabricants et les informaticiens. Pendant la négociation du PSE, ils ont pris l’initiative de discuter et de mettre au point les modalités du déploiement du numérique puis ils ont présenté un projet chiffré à la direction générale de HFA et négocié les échanges en termes d’emploi. L’accord n’est pas formalisé mais les représentants de la CGT reçoivent le pouvoir d’allouer des ressources au projet qu’ils présentent et se voient reconnaître une gouvernance sur la relation d’emploi pour les métiers techniques de la rédaction limitant l’autorité hiérarchique dans ce domaine.

20Les cadres, informaticiens ou fabricants dans l’UFICT20 LC et le SGLCE21, ont pris la relève des ouvriers dans les rangs de la CGT du livre et acquis un pouvoir hiérarchique dans la définition des projets et des organisations. Appuyés par des sections syndicales actives, ils jouissent d’un rapport de forces favorable pour se rendre indispensables en assurant la gestion de la formation et l’adaptation des personnels aux nouvelles technologies qu’ils installent et maîtrisent22. Dans cette perspective, ils soutiennent à la fois la nécessité de modernisation des outils et la revendication de l’extension des emplois et des métiers de secrétaire de rédaction et de rédacteur graphiste dans le nouveau cadre d’usage de la chaîne numérique. Les représentants des organisations CGT vont s’appuyer sur une représentation symbolique : la chaîne numérique. Le process numérique23 renvoie à la métaphore industrielle, à la solidarité organique des ouvriers.

La CFDT majoritaire dans les services supports

21La CFDT dans une orientation de syndicalisme d’entreprise vise un dépassement des divisions entre métiers à l’intérieur des rédactions et fait prévaloir un projet d’entreprise agrégeant les intérêts24. La CFDT est majoritaire en dehors des rédactions dans les services supports. Là où la CGT s’appuie sur une représentation transversale du métier, la CFDT tente de formuler un projet d’entreprise qui puisse amener à négocier les organisations, les qualifications et les temps de travail à l’image de ce qui a été réussi avec l’aménagement-réduction du temps de travail et plus récemment au service documentation25. Dans cette politique, le changement dans les organisations est un cadre générique, il constitue un projet rationnel d’efficience partagée et doit s’étudier rédaction par rédaction avec la participation des salariés concernés. Pour la CFDT, les experts en organisation doivent fournir une réponse sur l’organisation du travail la plus rationnelle et la définition des postes afin d’en débattre en intersyndicale, formuler des alternatives et regrouper les techniciens des rédactions sur ces scénarios. Moins directement orientée sur l’emploi et moins en résonance avec les symboliques d’identification des métiers, cette stratégie sera finalement peu lisible pour les salariés et se fondra dans la revendication du métier et de l’emploi portée par la CGT.

Les journalistes et leurs syndicats

22Les journalistes écrivant et leurs représentants majoritairement SNJ26 ne participeront que marginalement à la procédure d’information en vue de la consultation, premièrement car ils sont volontairement peu présents dans les IRP, deuxièmement parce que les questions de chemin de fer électronique et d’intégration de prépresse sont considérées ici sous l’angle technique et non pas sous l’angle de la profession. En revanche, ils seront attentifs aux développements du chemin de fer électronique et à ses conséquences sur la réutilisation des articles. Pour les journalistes, le contrôle des emplois se situe à la fois dans la rédaction et la profession, il n’est pas dépendant des outils mais peut les mobiliser afin d’englober de nouveaux regroupements de fonctions comme l’editing27.

Le management de l’entreprise

23Pour la direction, les technologies organisées sont un moyen de redéfinir le périmètre de l’activité et d’augmenter la productivité par l’internalisation du prépresse et la réutilisation des textes écrits dans plusieurs publications. Le management voit en outre, dans l’extension des tâches des journalistes techniciens, un des moyens de limiter la revendication des journalistes écrivant à la propriété intellectuelle. En considérant le magazine comme une œuvre collective des salariés de la rédaction, les employeurs au sein du SPMI28 réaffirment le droit de propriété de l’entrepreneur sur toutes ses publications. Les journalistes écrivant n’auraient alors pas plus de droits à la propriété intellectuelle que les journalistes techniques, secrétaires de rédaction et rédacteurs graphistes.

La concrétisation de l’innovation de procédé

24À ce stade, les acteurs convergent vers un concept : le chemin de fer numérique, sans savoir encore comment il sera réalisé pour permettre à la fois les échanges entre postes, centraliser les fichiers tout en s’adaptant aux méthodes de chaque rédaction et aux prérogatives de chaque métier. L’intention des promoteurs est de réaliser un outil collaboratif et d’intégrer les différentes étapes de réalisation des magazines dans un même process jusqu’à l’imprimerie et les sites web du groupe. Le chemin de fer électronique est un idéal type adjacent à ces différents mondes29, il permettra d’aborder les règles de coopération entre les métiers et les postes et de construire progressivement le nouveau procédé. Les deux promoteurs, un fabricant et un informaticien délégués syndicaux CGT, vont rencontrer les salariés des rédactions les uns après les autres pour présenter leurs idées et les confronter avec celles des professionnels des rédactions et s’assurer de leur coopération dans la construction d’un compromis. Cette démarche permettra de définir plusieurs points de passage et de rallier différents groupes, les grandes rédactions, les journalistes/techniciens, les journalistes, les cadres intermédiaires, les techniciens fabricants.

25Nous sommes ici au cœur de la démarche d’innovation puisque le procès de travail n’est pas développé par le management ou le directeur des technologies mais conçu et porté par les organisations syndicales, au premier rang desquelles se trouvent les divers syndicats CGT de HFA représentants à la fois de métiers et de catégories de salariés.

26L’innovation de procédé consiste à construire pour chaque rédaction et chaque métier la coordination la plus pertinente. Il faut comprendre ici que la coordination de la production est le nouveau procédé, car les outils techniques seront choisis et configurés pour cette organisation particulière du travail. Il s’agit bien d’un renversement par rapport au projet de « Digital Factory » car si les briques technologiques préexistent, la technologie structure moins le nouveau procédé que les règles de répartition du travail et les méthodes à respecter. En travaillant sur les différents points de passage, les acteurs se familiarisent avec le futur chemin de fer électronique et sa complexité, ils testent les limites des garanties apportées pour contenir l’extension des tâches et fixer les frontières entre métiers. Les négociateurs doivent inventer et construire avec leurs mandants la nouvelle organisation du travail et, du fait de leur fonction de représentation des intérêts, ils sont légitimes pour apporter des garanties sur l’allocation du travail et les régulations de l’emploi. En tant qu’experts et cadres de fabrication, ils sont également légitimes pour le réaliser techniquement et arbitrer les controverses techniques30. Cela concerne la répartition des tâches entre journalistes, secrétaires de rédaction, graphiste, directeur artistique, fabricant. Qui doit éditer le BAT, le valider, selon quelles étapes ? Qui doit réaliser les corrections chromiques, valider les graphismes ?

27À partir des schémas des process31, ces règles sont négociées par les acteurs du projet dans chaque rédaction au travers d’objets habituels, les validations de la maquette, les BAT, les droits d’édition, les droits attachés aux profils utilisateurs, la protection des droits des journalistes. L’organisation du travail et les nouvelles règles d’allocation du travail seront programmées dans les applications au travers des workflows et droits d’accès.

28Le nouveau procédé intègre les tâches du prépresse, notamment la numérisation des photos en haute définition et leur correction chromique. Ces tâches font l’objet d’un vif débat avec les rédacteurs graphistes qui ne sont a priori pas favorables à cette extension de leurs tâches. L’ajout sera pourtant accepté car leur métier est consolidé et la charge de travail additionnelle permet de négocier des emplois de rédacteurs graphistes sur la trentaine d’intégrations prévue. Innovation et transformation des emplois sont dans ce cas bien interdépendantes, synchroniques et régulées dans le champ des relations professionnelles.

29Le nouveau procédé dépasse largement le périmètre de l’entreprise HFA, il concerne en amont des journalistes reporters pigistes et en aval, des retoucheurs, des imprimeurs, des éditeurs de sites web. Comment répartir les tâches le long de ce process et comment en donner l’expérience concrète aux salariés avant un déploiement complet ? Cette étape cruciale d’élaboration est réalisée grâce au concours d’un organisme de formation Médiagraf32, proche de la CGT. Les acteurs du projet vont travailler avec les formateurs de Médiagraf pour mettre au point une maquette complète33, de l’entrée du texte à l’impression, de tous les postes de travail concernés. Cette maquette située dans un lieu neutre, les locaux de formation, sert de banc de prototypage et de banc de formation pour les formateurs, puis pour les salariés. Pour les représentants des salariés, un pas décisif est franchi lorsque les salariés des différents métiers ont pu expérimenter pratiquement les rapports entre les étapes successives du workflow et tester les limites de leurs interventions respectives sur une même page. Les promoteurs du projet ont pu intégrer le plan de formation dans leur projet et choisir cet organisme de formation professionnelle spécialisé dans les métiers de la presse écrite, proche du syndicat du livre. Cette étape cruciale dans la finalisation des procès de travail illustre les capacités de contrôle collectif des transformations d’emploi et d’extension de ces régulations en dehors de l’entreprise des syndicats du livre.

30Fin 2012, les déploiements ont été réalisés dans toutes les rédactions à l’exception de Paris Match où le process numérique des photographies n’est pas finalisé. Les acteurs du projet ont bien « trouvé » le moyen d’assembler, d’intégrer des applications et de coordonner des méthodes de travail dans un process stabilisé produisant à la fois du papier et du web : l’innovation de procédé. À partir de leurs connaissances de l’entreprise et de ses métiers, les mêmes experts ont su mobiliser autour de règles d’organisation du travail et réaliser l’objet technique correspondant. Le travail d’intégration des briques logicielles a été réalisé par une petite équipe interne qui a prototypé l’écran du chemin de fer électronique et l’a fait évoluer selon les observations des salariés des rédactions.

31Paradoxalement, le chemin de fer électronique en tant qu’objet frontière donne plus d’espaces de négociation aux organisations syndicales qu’à l’employeur dont les choix se doivent de respecter les contraintes techniques et économiques. Pour l’employeur, l’innovation n’est pas un choix c’est une obligation pour la survie de l’entreprise. En revanche, selon un délégué syndical CGT : « L’innovation est un espace de liberté que n’a pas le dirigeant de l’entreprise, les informaticiens ont déployé un temps et un espace pour réaliser cette innovation. Une ressource qu’ils ont pu avoir, grâce à un rapport de forces favorable et construit dans ce but. » L’organisation syndicale devient alors le vecteur d’une « exploration » reposant sur la concertation avec des salariés pris, jusque-là, dans les routines de l’« exploitation34 ».

L’innovation comme résultat d’une alliance entre le syndicat CGT et la direction

32D’où provient cette capacité à innover et à rassembler les acteurs ? Du côté des salariés, les fabricants s’inscrivent dans la continuité des syndicats de métier détenant les savoir-faire incontournables du passage du texte à la publication entre rédaction et imprimerie, leur métier consiste à évaluer la faisabilité et le coût d’une édition. Ils sont à la fois experts dans la gestion de la production et dans l’appropriation des outils et des changements technologiques. En tant que gestionnaires de la production, ils estiment juste et légitime de répartir le travail de prépresse vers les rédactions et de redéfinir les tâches de rédacteurs graphistes. Ce faisant, ils perpétuent la tradition de la commandite35 en élaborant un business plan afin de justifier économiquement la ré-internalisation du travail de prépresse devant la direction générale.

33Pour leur part, les informaticiens défendent leurs territoires d’emplois avec des projets de développement étudiés et développés en interne. En proposant des outils adaptés spécifiquement aux rédactions de HFA, ils intègrent l’organisation du travail particulière à chaque rédaction dans le chemin de fer électronique et s’assurent à l’avenir d’un volume de maintenance et de support. De la sorte, les informaticiens contrôlent mieux leurs emplois en se rapprochant des rédactions où ils exercent des fonctions de support de l’exploitation auprès des journalistes. Ils ne dépendent plus de l’organisation par projet que leur management souhaite imposer et se protègent des risques d’externalisation des services informatiques.

34Le chemin de fer électronique n’est donc pas simplement le produit de l’application d’une technologie ou d’une rationalisation managériale des coûts. Il traduit ici un consensus entre managers techniques et représentants de la CGT sur l’internalisation des opérations de photogravure et le développement d’un outil informatique spécifique en interne. Le management y voit l’opportunité d’étendre les tâches des secrétaires de rédaction et des rédacteurs graphistes dans la fonction d’editing et donc de gagner en productivité. Les représentants CGT-cadres36 saisissent l’occasion de réguler les emplois correspondant à ces métiers, des emplois très qualifiés dont la croissance est assurée par le transfert des tâches prépresse37. La direction générale appuie le projet car il aboutit également à redonner à l’éditeur le contrôle des fichiers multi supports en ré-internalisant les tâches de prépresse. Il s’agit à la fois d’un contrôle éditorial et de la capacité technique à diffuser les textes et photos sur le web. Finalement, le chemin de fer électronique contribue à renforcer une forme de contrôle hiérarchique par la mise en flux des opérations et leur meilleure visibilité. Pour les cadres dirigeants du groupe de presse, il fournit le moyen technique de suivi de l’activité et de consolidation au niveau du groupe sur le poste budgétaire principal des frais d’impression et du papier suivi au jour le jour au fur et à mesure de l’avancée de la construction du numéro. Le débat sur le nouveau procédé fournit l’opportunité aux cadres intermédiaires de négocier les choix techniques avec les fabricants et techniciens du livre afin de s’assurer de la visibilité et de la continuité du process industriel et de renforcer leurs ressources de pouvoir dans le processus d’échange à long terme de la relation d’emploi.

35L’alliance avec la direction générale a permis de trouver un autre point de passage que celui proposé par la direction technique de HFA, il ne s’agit plus de « Digital Factory » et du partage idéalisé de l’information, mais d’une chaîne de métiers, symbolisée par la référence à la chaîne numérique, référence à la fois industrielle et porteuse des valeurs de solidarité des métiers.

36En s’appuyant sur la symbolique universelle du métier38 pour élargir les contenus des activités et accroître les emplois de rédacteurs graphistes, les représentants syndicaux étendent leur contrôle des emplois dans la rédaction39, une stratégie que la CGT du livre conduit dans toute la presse écrite40. Cette stratégie s’appuie sur une vision globale dans laquelle la complémentarité et la solidarité des filières de métiers dans le process numérique, sont prises comme fondement de l’action collective des métiers du workflow numérique41, en renouvelant l’interprétation des métiers. Cette vision d’ensemble rend possible la représentation de salariés dont les intérêts sont a priori divergents dans leur régulation des emplois, notamment pour ce qui concerne les journalistes et les techniciens. Ainsi, selon un délégué CGT : « On décloisonne tout en respectant les métiers. »

37Les journalistes écrivant et leurs représentants, SNJ et SNJ-CGT sont extrêmement vigilants quant aux risques que l’intégration et les transferts de pages numériques entre sociétés du groupe Lagardère peuvent faire courir aux droits de propriété intellectuelle et aux droits d’auteurs42. La mise en œuvre du chemin de fer électronique a constitué un moment clef de la négociation de l’accord dit « bi-média43 » afin de rémunérer de manière forfaitaire44 ce type d’usage. La signature de l’accord a été le feu vert pour l’approbation du nouveau cadre d’usage par les journalistes bien qu’il intègre de nouvelles tâches techniques. Le groupe professionnel mène en effet une stratégie d’extension par intégration des fonctions techniques aux emplois de journalistes45.

38Peut-on considérer que les informaticiens et fabricants de la CGT sont des innovateurs ? Auraient-ils porté cette innovation en dehors de leur affiliation ou de l’action syndicale ? Premièrement, au travers de leur action organisée ils se reconnaissent porteurs d’une définition de l’entreprise HFA, de son périmètre d’activité et de son organisation. Deuxièmement, le syndicat et les formes d’actions collectives organisées46 sont les instances d’un débat sur la construction du nouveau procédé et l’arène où sont exposés et débattus les intérêts divergents. Mais, dans ces instances, un petit nombre de délégués sont identifiés à la fois comme représentants et comme experts du projet. L’action collective, le rapport de forces ne sont pas absents, ils constituent une ressource de pouvoir pour ces innovateurs.

39Les acteurs de la CGT ont bien joué le rôle d’innovateurs, car l’innovation de procédé est ici le moyen et le cadre d’action, une forme d’engagement et de mobilisation pour parvenir à produire les nouvelles régulations des emplois. Dans la perspective de la régulation avancée par Jean-Daniel Reynaud47, l’innovation de procédé est ici le projet regroupant les acteurs en vue de produire les régulations conjointes de l’emploi. L’innovation monte alors d’un niveau car elle concerne la production de règles de construction des nouveaux procédés de production conjointement avec le management de l’entreprise.

Conclusion

40Si plusieurs logiques de regroupement des intérêts sont à l’œuvre dans les établissements de HFA, en particulier autour des métiers techniques ou de journalistes, le dernier PSE en 2007 contribuera à l’émergence d’une coalition plus large. Un des effets paradoxaux des restructurations est bien de structurer des communautés d’action48. Dans le cas du chemin de fer électronique, l’innovation n’est ni portée par tous les salariés, ni à l’initiative de la seule direction, encore moins le fait d’un entrepreneur. Les innovateurs sont salariés, spécialistes de leurs domaines respectifs et représentants du personnel élus et désignés appartenant majoritairement aux organisations syndicales CGT. L’ensemble de ces rôles a été nécessaire pour construire une coordination productive acceptée par le plus grand nombre des salariés, la direction, les fournisseurs et disposer de pouvoir et de capacité d’action. En démontrant dans la durée la solidité de leur propre coordination, ils ont donné foi dans la solidité des règles à venir, la persistance de leurs relations personnelles et dans le syndicat. Les valeurs qu’ils y défendent, la solidarité, la valeur du métier, sont autant de garanties que les coordinations en cours ne seront pas balayées dans des inventions49 ou des aventures organisationnelles.

41Cette belle histoire ne repose pas uniquement sur des individualités, les syndicalistes acteurs de l’innovation assument leur gestion du marché du travail, la tradition de la commandite a fondé dans la presse l’autonomie de régulation des fabricants, la CGT du livre, l’UFICT ont une bien réelle expertise de la gestion des imprimeries de presse. L’action syndicale comprend ici une partie de ce qui est généralement une prérogative de l’entrepreneur, innovation, plans d’investissement, calculs de charge de production, gestion de la main-d’œuvre. Les représentants des informaticiens et des fabricants savent se coordonner et savent coordonner la production, ils apportent une sécurité sur la production actuelle et sur la faisabilité des futures règles d’allocation du travail. Ils ne sont pas uniquement des passeurs ou des courtiers50, car ils testent et montrent la praticité de la coordination proposée avec le chemin de fer électronique.

42Deux types de transformations d’emploi ont eu lieu lors de l’introduction du chemin de fer électronique, la première est la ré-internalisation des activités prépresse et des emplois correspondant, la seconde le transfert des tâches techniques en rédaction et par conséquent la transformation d’emplois techniques en emplois de journalistes. Ces deux modalités ont été rassemblées par les acteurs syndicaux dans un seul cadre d’action collective, la chaîne numérique valorisant les métiers et non les technologies.

43Il s’agit également d’une transformation du concept de métier car il n’est plus lié à des outils ou des techniques mais défini comme qualités de la personne et savoir-faire particuliers indispensables au nouvel emploi51. La Fédération et ses organisations syndicales reviennent à une conception plus patrimoniale du métier52 en adoptant une définition moins exposée aux risques de perte d’emploi par suppression de postes ou obsolescence des outils ou des procédés.

44Si le bilan est réduit en matière d’accords collectifs formalisés, le succès de la stratégie de l’emploi menée par la CGT est indéniable car les transactions sur le contrôle des emplois du marché interne parviennent à l’intégration d’emplois précaires53. La CGT a bien construit et négocié dans le cadre des relations professionnelles un nouveau procédé, l’organisation du travail et ses conséquences sur les emplois et les qualifications au niveau de l’entreprise.

45L’innovation fait partie d’un répertoire d’actions collectives mobilisé lors du dernier PSE, cette forme d’action s’inscrit dans un processus diachronique de régulations des emplois. Afin de les réguler, les acteurs des relations professionnelles ont choisi d’être acteurs de l’innovation technique, à la différence du constat plus ancien fait par Tallard54 et Reynaud55 sur un système de relations professionnelles français ne traitant pas directement des technologies mais seulement de leurs conséquences.