1Loin de se réduire à la décision instantanée d’un entrepreneur, l’innovation se présente comme un processus reposant sur des relations durables entre salariés, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise. Comme nous l’avons vu dans la première partie, l’intervention d’acteurs extérieurs, tels que des institutions publiques d’enseignement et de recherche, joue un rôle pivot dans cette dynamique. Celle-ci se traduit par la constitution de partenariats durables dont la portée, au-delà de leur formalisation entre les entités concernées, tient à l’engagement des travailleurs eux-mêmes dans une démarche de coopération. Au sein des entreprises, la dynamique d’innovation implique, pour être menée à son terme, c’est-à-dire à la mise en œuvre de nouveaux procédés industriels ou à la réalisation de nouveaux produits, des collaborations entre les différentes catégories de personnel, chercheurs, ingénieurs, salariés des services juridiques, employés, ouvriers, etc. D’une certaine manière, l’entreprise comme collectif de salariés de différentes catégories et qualifications liés à un même employeur représente une condition de possibilité pour l’innovation, voire une de ses vocations1. Il apparaît donc difficile, a priori, de définir une catégorie spécifique de salariés de l’innovation, dans la mesure où chacune de ses étapes représente une épreuve supplémentaire révélant des questions et des problèmes qui ne pouvaient pas être identifiés à l’étape antérieure. Dans le cas d’une grande entreprise intégrant une activité propre de recherche, l’innovation se nourrit également des interrogations qui apparaissent dans le processus d’exploitation courant, ce qui conduit à imaginer de multiples boucles de rétroaction entre exploration et exploitation, sur la base d’une main-d’œuvre suffisamment qualifiée pour en saisir les enjeux. À cet égard, la tension entre exploration et exploitation qu’envisage J. March2 pour analyser les processus d’innovation se retrouve à toutes ces étapes, obligeant parfois, pour faire face aux problèmes rencontrés, à rouvrir des interrogations que l’on croyait résolues.

2Mais si l’exploration se retrouve à tous les niveaux dans le travail des salariés, elle ne va pas de soi. March souligne ainsi sa fragilité par rapport à l’exploitation. En effet, l’exploration recoupe un ensemble d’activités dont les finalités sont, par construction, difficiles à déterminer au regard, notamment, de l’attente d’une production dans un délai donné, permettant à l’entreprise de répondre à une demande marchande, voire de s’y développer. Dès lors, dans la plupart des entreprises, les activités d’exploitation, reposant sur des techniques éprouvées et des savoir-faire bien identifiés, tendent à prévaloir en absorbant la majeure partie du temps des salariés. Cela, comme nous l’avons vu, contribue à repousser l’exploration hors de l’entreprise, notamment dans des laboratoires publics ayant une mission établie de recherche plus fondamentale libérée de l’exigence de rentabilité, où l’exploration est donc la règle.

3Les qualifications du travail salarié, en dessinant une organisation hiérarchique allant des cadres (ingénieurs et administratifs) aux ouvriers, paraissent alors conforter ce primat de l’exploitation sur l’exploration. Cela contribue à expliquer la difficulté de concevoir l’innovation autrement que sous la figure de la start-up, en rejetant l’exploration en dehors du salariat pour l’associer à la figure de l’entrepreneur capable de cerner le potentiel productif d’un résultat scientifique. Dans ce schéma, l’innovation se présente sous les traits de ces « nouvelles technologies » appelant une adaptation constante des salariés, notamment aux niveaux inférieurs de la hiérarchie. Inversement, la défense de l’exploration paraît ici passer par la préservation d’une marge d’initiative pour la catégorie clé des ingénieurs, en faisant en sorte que leur activité ne se réduise pas à l’encadrement du personnel, soit par des structures spécifiques de recherche dans la grande entreprise, soit par l’encouragement à la création de start-up.

4Mais la dynamique même de l’innovation, comme réalisation de nouveaux produits ou mise en œuvre de nouveaux processus productifs, n’implique-t-elle pas de reconsidérer le processus même de qualification du travail salarié ? En effet, loin de se réduire à une relation d’encadrement, les interactions entre ingénieurs-chercheurs, techniciens et ouvriers que suppose la réalisation matérielle d’une innovation invitent à reconsidérer les qualifications. L’entreprise ne se ramène plus ici à la vision caricaturale d’un « fordisme », dans lequel le travail ouvrier se réduirait à la prescription « scientifique » établie par l’ingénieur. Ainsi, dès les années 1950, Naville pointe l’émergence d’une « couche de travailleurs “hautement qualifiés” », constatant que : « La qualification authentique tend de plus en plus à se situer au niveau de l’invention, de la recherche et de la mise au point, et moins à celui de l’exécution. La qualification la plus récente est expérimentale et inventive ; c’est elle qui crée les “prototypes” en tous les domaines3. » Ce constat invite à envisager la mise en œuvre des qualifications comme un processus d’ensemble, dans lequel l’émergence de la catégorie des ingénieurs oblige à revenir sur celle, concomitante, de techniciens, ainsi que sur les transformations de la catégorie ouvrière qui en résultent.

La position stratégique des ingénieurs

5Les cas présentés dans les contributions de cette partie font apparaître la place centrale de la catégorie des ingénieurs dans l’éventuel amorçage d’une dynamique d’innovation. Historiquement, en France, les ingénieurs occupent un rôle important dans l’industrialisation des activités productives à partir d’écoles ayant pour mission d’encadrer les processus techniques de réalisation des produits4. Cette position d’encadrement a été confortée par la multiplication d’écoles d’ingénieurs, au xx^e siècle, dispensant une formation excédant rarement trois ans en n’ouvrant quasiment pas – du moins dans un premier temps – à un doctorat. Les ingénieurs apparaissent ainsi comme les premiers relais de cette rationalisation qui, dans la France de l’entre-deux-guerres, absorbe l’énergie des chefs d’entreprise dans la recherche d’une intensification de la production en s’appliquant en priorité au travail d’exécution, tout en prenant en compte, plus largement, la question des coûts de production5.

6La formation d’ingénieurs dans une branche productive représente ainsi une impulsion forte dans le sens de son industrialisation, comme en témoigne la contribution de Florent Le Bot. Un des enjeux pour la céramique est de sortir de la logique du « conservatoire des arts céramiques français », débouchant sur une formation dominée par des enseignements artistiques, pour aller vers la prise en compte des dimensions techniques de la production. Il en résulte une évolution vers des enseignements à dominante plus scientifique, destinés à éveiller les élèves à la compréhension des phénomènes chimiques et physiques à l’œuvre dans la réalisation de céramiques. Mais au-delà du souci de former les futurs « cadres » d’entreprises plus performantes, le développement de l’école s’accompagne de la constitution de laboratoires dépassant rapidement leurs objectifs pédagogiques en devenant progressivement des laboratoires d’essai. Il s’agit là d’une première étape, avant que ne s’engage l’exploration des propriétés de la céramique, en ouvrant ainsi de nouveaux usages de ce matériau notamment dans le domaine de la construction électrique. Cette activité se poursuit aujourd’hui au sein de l’ENSCI, partie entre-temps à Limoges, en contribuant à une profonde transformation des districts industriels de la porcelaine en France.

7Dans le secteur de l’aéronautique, soumis à une demande mondiale soutenue, les ingénieurs des grandes entreprises, de premier ou deuxième rang, sont absorbés prioritairement par les activités de développement (on parle alors de « R & D ») que requiert la mise au point de nouveaux modèles en réponse aux demandes des compagnies aériennes. La carrière de ces ingénieurs est dominée par le modèle que constitue l’accès à l’encadrement d’équipes projets, sans offrir d’alternatives à ceux qui n’accèdent pas à cette fonction. La création d’une filière d’« experts » au sein du groupe Safran, envisagée dans la contribution d’Arnaud Mias et Dima Younès, se présente comme une manière d’ouvrir les carrières ingénieur en donnant la possibilité d’une progression salariale à des ingénieurs reconnus dans l’entreprise pour leurs compétences techniques, sans passer par une ascension hiérarchique. Dans le même temps, l’activité de ces experts montre que le « volontarisme managérial » qui a présidé à la création de cette nouvelle filière produit des effets dans le sens d’une ouverture plus grande – quoique limitée6 – à la dimension d’exploration que représente la recherche et technologie, « R & T » située plus en amont des activités productives que la « R & D ». En effet, dans la population étudiée d’une centaine d’experts, un tiers demeure ancré dans les projets de « R & D », alors que le reste s’engage pour la plus grande partie d’entre eux dans la « R & T », d’autres évoluant vers des activités de conseils sur les problèmes difficiles dans les projets R & D ou une fonction de prospective scientifique.

Au-delà des ingénieurs : d’autres catégories spécifiques de salariés de l’exploration

8Mais, au-delà du groupe des ingénieurs, dont la formation et l’action contribuent à ouvrir une dimension d’exploration dans les branches industrielles, la contribution de Jean-Louis Renoux apporte un éclairage sur la reconnaissance d’une catégorie nouvelle dans le secteur de la presse, celle des informaticiens. Ayant à gérer l’introduction des technologies numériques dans les activités « magazine » du groupe Lagardère, le groupe des informaticiens va prendre une importance nouvelle au lendemain de l’échec d’un premier transfert technologique sous la forme d’un logiciel « clé en main ». Le « chemin de fer électronique » permettant de maquetter en direct les contributions des journalistes va être adapté à chaque rédaction par des informaticiens qui se retrouvent en position de force dans le processus de réorganisation des rédactions du pôle magazines au sein du groupe Lagardère. L’innovation se situe ici au niveau de la mise en œuvre de « briques techniques » données, c’est-à-dire à un degré proche de l’exploitation, mais implique malgré tout une dimension d’exploration dans son déploiement et la réorganisation des personnels concernés. Elle fait apparaître un positionnement original de l’organisation syndicale par rapport à celui des grandes centrales envisagées dans la quatrième partie, lié au poids qu’y acquièrent ces techniciens, en faisant de celle-ci une ressource directe pour l’innovation par sa capacité à développer un logiciel d’édition dédié.

9On pourrait penser que l’externalisation des activités de recherche pharmaceutique, dont témoigne la récente fermeture de ses laboratoires par le groupe Sanofi-Aventis, remet en cause l’existence d’une catégorie professionnelle de chercheurs dans ce domaine. La recherche de nouveaux traitements implique, de plus, le renforcement d’un processus de certification avant leur mise sur le marché appelant une normalisation des tests effectués par des PME. C’est le souci de limiter les coûts de transaction liés à cette forte externalisation de l’innovation qui conduit à la formalisation de « bonnes pratiques de laboratoire » au centre de la contribution d’Erwan Lamy. Ces « bonnes pratiques de laboratoire » (BPL) s’avèrent en effet nécessaires pour définir les tests non cliniques proposés par l’ensemble des PME étudiées. Pour autant, ces activités font apparaître une dimension d’exploration qui vise à approfondir les tests proposés dans des « catalogues ». Cette exploration implique de s’affranchir de la normalisation introduite par les BPL en permettant l’intervention de chercheurs (chargés d’étude, doctorants). Mais, le moment venu, les services qualité peuvent ensuite ramener les avancées qui en résultent à des BPL, par la mise en œuvre de procédures permettant de certifier la traçabilité des données obtenues par ces nouveaux protocoles Ainsi, loin de disparaître face aux exigences de la normalisation, la dimension d’exploration trouve donc sa place, dans ce segment de l’activité pharmaceutique, par une division du travail entre techniciens, chercheurs et « normalisateurs » des services qualité.