1Le témoignage de Jean-Luc Beylat, PDG des Bell Labs France, et responsable de la politique de l’innovation ouverte du groupe Alcatel-Lucent est issu d’une intervention de 20131, avant le rachat du groupe par Nokia annoncé en avril 2015. Cette nouvelle fusion ouvre une période d’incertitude, dont l’issue n’est pas connue à ce jour. Mais l’intervention de M. Beylat, également président du pôle de compétitivité System@tic situé sur le plateau de Saclay, permet de saisir l’importance de l’« innovation ouverte », concept formalisé au début des années 2000 dans la suite des travaux d’Henry Chesbrough2. Ce concept, qui s’est diffusé très rapidement au sein des grandes entreprises françaises, traduit une pratique d’engagement collaboratif entre plusieurs entreprises, dans le but d’explorer de nouvelles pistes ou d’exploiter des résultats existants pour arriver à de nouveaux produits.

2Les activités d’Alcatel-Lucent se situent dans le secteur des équipements de télécommunication, c’est-à-dire les infrastructures industrielles nécessaires au fonctionnement d’Internet ou de la téléphonie mobile. Ses clients sont des opérateurs, des collectivités, des associations ou des structures publiques. À la date de l’intervention, le groupe compte 70 000 personnes. Dans cette industrie, l’innovation et la recherche sont une condition de survie : elles absorbent 16 % des revenus du groupe. En matière de recherche, la fusion d’Alcatel et Lucent en 2006 a conduit à une internationalisation des Bell Labs, cette institution prestigieuse qui est née aux États-Unis dans le giron de Bell. Ce label est donc porté aujourd’hui également par les anciens laboratoires de l’équipementier français Alcatel. Les laboratoires du groupe constituent aujourd’hui un ensemble mondial (États-Unis, France, Allemagne, Belgique, Chine, Corée du Sud, Irlande et Inde). La création d’une filiale internationale regroupant l’activité de recherche du groupe a permis de bénéficier de la réputation des Bell Labs – très reconnus par les communautés scientifiques –, en arrivant à cet ensemble dans lequel le site français est lui-même très important. L’autre apport de cette filiale Bell Labs est de développer des partenariats avec d’autres entreprises et des organismes de recherche publics reposant, pour un certain nombre d’entre eux, sur une stratégie d’innovation ouverte reprise aujourd’hui dans de nombreuses entreprises.

L’accélération de l’innovation à travers les échanges entre acteurs différents

3Le PDG des Bell Labs souligne la vertu de la coopération. En matière d’innovation, la coopération permet de sortir des schémas de pensée habituels, pour confronter des approches différentes. Ainsi, M. Beylat, convaincu de la supériorité de ce modèle d’organisation, note que :

« Au-delà de ce travail fondamental de recherche technologique, la valorisation, l’entrée dans le champ de l’innovation, la création du nouveau ne peut se faire que par l’ouverture, la connexion dans un écosystème. Si l’innovation demeure une activité fermée, elle finit par dépérir car elle n’est plus nourrie par le monde extérieur. Un point important dans l’innovation aujourd’hui est la notion de plateforme. La meilleure illustration de cela c’est ce qui se passe dans les logiciels open source où il y a un partage de valeur entre les acteurs, il n’y a ni propriété intellectuelle, ni brevet. Les innovateurs ne se retrouvent donc pas dans la possession, ils sont dans le mouvement et c’est le mouvement qui crée la valeur. »

4L’engagement dans l’innovation ouverte doit alors créer un cercle vertueux permettant d’imaginer de nouvelles applications et d’accélérer leur mise en œuvre.

« Le capital de reconnaissance énorme dans la recherche dont bénéficient les Bell Labs ne suffit pas et ne suffira pas. Il faut interagir avec le monde, partager, être en partenariat. Même un brillant chercheur, par exemple, sur le quantum computing, qui resterait isolé dans son laboratoire, dépérirait dans cette structure. Il faut donc le connecter et c’est pour cela que nous sommes impliqués dans les pôles de compétitivité. Cela passe par des partenariats, la participation et même la création d’écosystèmes innovants.
Ces partenariats supposent des relations fortes non seulement avec la recherche académique, mais également avec les clients qui sont, dans le cas d’Alcatel-Lucent, les opérateurs : il est nécessaire d’associer les clients très en amont dans l’innovation. »

5Cette dynamique implique une remise en question des droits de propriété intellectuelle, notamment en ce qui concerne la recherche publique, pour créer les conditions d’une innovation productive profitable à l’ensemble des partenaires.

« Cela conduit à penser que la propriété intellectuelle produite par les structures académiques correspond à un investissement qui ne donne pas grand-chose : il vaudrait mieux libérer cette propriété intellectuelle, produite par la sphère publique, pour l’exploitation directe, même par des entreprises. L’argent public reviendrait par les créations d’emplois de ces entreprises. Sinon on fait des choses qui consomment de l’argent public et qui ne produisent rien. Chez Alcatel-Lucent, on libère aussi une partie de cette propriété intellectuelle pour l’espace collectif, pour créer de la valeur collectivement. En partageant l’accès aux avancées réalisées au sein de l’entreprise, les gens vont travailler sur une certaine dynamique qui après va nous aider. Ce n’est pas un retour direct mais indirect, c’est un peu ce qui se passe sur les open sources. »

6En adoptant le modèle de l’innovation ouverte, les dirigeants de la recherche au sein des entreprises s’attendent donc à voir leurs capacités d’innovation s’élargir en comptant ainsi arriver ensuite à des produits innovants dont elles pourront tirer profit.

La création de valeur

7La question de la création de valeur reste centrale dans ce modèle d’organisation. Jean-Luc Beylat souligne l’importance de l’ouverture pour trouver de nouveaux usages à des technologies qui existent déjà et pour pouvoir mieux les rentabiliser. Il ne s’agit pas de transformer ou de développer de nouvelles technologies pour un besoin existant, mais bien de repenser les usages d’une technologie existante. Il illustre ce point en comparant l’usage nouveau des serveurs qui a conduit au développement du cloud, aux usages des externalités négatives dans l’élevage porcin en Allemagne :

« Ainsi, par exemple, il se développe toute une activité autour de la mise des services en cloud. En gros cela revient à implanter des services sur des serveurs auxquels on va se connecter. Ce sont les acteurs qui bougent le plus vite qui créent la valeur. Le meilleur exemple est OVH3, PME d’une famille d’origine polonaise dans le Nord. Ils sont en plein développement car ils investissent, ils captent les services, ils bougent sans se poser la question de savoir comment. Ils bougent, ils bougent, un peu comme Amazon l’a fait en son temps, au départ du cloud. Amazon avait une problématique : vendre des livres dont beaucoup sont commandés à Noël ; en conséquence ils ont taillé leurs serveurs pour pouvoir faire face aux commandes de Noël. Ils ont construit des serveurs qui n’étaient utilisés à plein que quelques semaines autour de Noël. Ils se sont donc demandés ce qu’ils allaient en faire le reste de l’année. Ils les ont loués pratiquement gratuitement pour héberger des services et ils ont finalement créé la démarche sur le cloud. Il se passe un peu la même chose avec les cochons allemands, si je puis me permettre : les Allemands se sont mis à élever des cochons en grandes structures et comme il y avait beaucoup de lisier, ils ont fait un système pour récolter le gaz des lisiers qui rapporte finalement plus que le cochon. C’est la même chose : il faut s’adapter. C’est là le point important : il y a un écosystème pour la croissance et nous devons nous impliquer sur les différents éléments. »

8Les partenariats peuvent procurer plusieurs avantages : accès à des recherches menées par les partenaires, partage des coûts d’exploration d’une nouvelle technologie, adaptation des technologies aux besoins des clients dès la phase de conception. Ces différentes formes de création de valeur sont illustrées à travers les différents partenariats développés par les Bell Labs.

« Le point important c’est que les Bell Labs sont pris également dans un écosystème, avec beaucoup de partenariats : avec Qualcomm, au niveau des nouveaux systèmes radio, avec Orange, très en amont, avec l’un de nos clients qui a une problématique dans l’accès, une activité que nous avons en amont. Il y a ce que l’on fait avec la recherche publique : nous avons un laboratoire commun très important avec l’INRIA où il y a à peu près 60 chercheurs qui travaillent collectivement (un tiers des Bell Labs, un tiers de l’INRIA et un tiers qui sont recrutés sur la base de ce laboratoire). Avec l’INRIA on capte la propriété intellectuelle de ce qui est produit collectivement, on l’injecte dans nos lignes de produits et cela fait une dynamique profitable à l’ensemble des acteurs. »

9La création de valeur par la réalisation de produits nouveaux définis avec les usagers est la préoccupation majeure de cette stratégie, les avancées de la connaissance dans les entreprises étant en grande partie destinées à ce but ultime.

La réduction des coûts du développement technologique

10La deuxième logique économique qui sous-tend les partenariats est celle du coût. En effet, le coût de développements technologiques est parfois impossible à supporter pour une entreprise seule. Le III-V Lab illustre cette dynamique.

« Il y a une autre approche de partage autour des composants : on fait des composants optiques un peu spécifiques pour nos systèmes, mais comme on n’a pas les moyens d’investir sur un plateau de silicium, nous avons un partenariat avec Thales et avec le CEA-Leti dans lequel on regroupe les moyens pour avoir accès à ces investissements. On optimise la sortie de la création de valeur entre les parties. Thales va capter tout ce qui est défense/sécurité, nous allons capter tout ce qui est télécom et on va produire aussi des start-up ou des nouveaux systèmes et le CEA-Leti se retrouve aussi dans ce schéma. Il faut donc avoir de nouveaux mécanismes de structuration de l’innovation qui tiennent compte de l’évolution de cet écosystème. »

11Le besoin de partager le coût des activités d’innovation est devenu plus crucial encore avec la crise financière. L’activité de recherche et développement étant incertaine, pour un coût quelquefois très élevé, les entreprises nouent des partenariats avec des concurrents potentiels, des laboratoires publics ou des entreprises extérieures au secteur des télécoms intéressées par les mêmes technologies. Au-delà des structures communes comme celle du III-V Lab, des consortiums plus éphémères peuvent émerger sur une problématique particulière :

« Le programme Green Touch, que nous avons lancé, représente une tentative de créer un écosystème innovant pour répondre au challenge de la consommation énergétique des réseaux, avec une opportunité d’amélioration de cette caractéristique mais qui a une chance de réussite uniquement si on le fait à plusieurs. Nous avons donc convoqué tous les acteurs du secteur en disant : “Le deal c’est que l’on travaille ensemble : ce qui est produit ensemble a une valeur de propriété intellectuelle à laquelle vous aurez accès.” C’est un peu comme une colocation : vous aurez accès au réfrigérateur si vous le remplissez, vous aurez accès à cela si vous intervenez. C’est aussi, dans l’étape d’après, pour standardiser une solution, c’est-à-dire la rendre commune : il faut qu’il y ait le plus de monde qui soit impliqué dans cette solution. »

12Le partage des coûts de R & D pour des technologies très coûteuses ou des problématiques qui ne rencontrent pas encore une forte demande comme c’est le cas pour les infrastructures de télécommunications écologiques, apparaît ainsi comme un impératif.

Atteindre une masse critique pour améliorer la visibilité d’une activité

13Le besoin de créer une masse critique pour rassembler des compétences dispersées justifie également l’engagement dans des partenariats. La mise en commun de compétences peut rendre un collectif visible et « labellisable » pour des acteurs extérieurs.

« On a aussi un laboratoire, le laboratory of information networking and communication science. C’est la résultante du constat qu’en France on a de bons chercheurs dans le Networking (les technologies réseaux, pour faire simple) mais qu’ils sont dispersés. Cette dilution réduit l’impact de la marque France. Nous avons donc rassemblé des chercheurs d’excellence appartenant à différentes entités dans un même laboratoire (l’INRIA, l’Institut télécom, l’université Pierre et Marie Curie, on a aussi mis ceux des Bell Labs). Ces chercheurs sont sur un plateau et ils travaillent tous ensemble. Cette présence de bons chercheurs ensemble c’est un peu comme la confiture et les abeilles : ça a attiré les bons post docs de partout dans le monde et maintenant c’est un laboratoire où il faut venir à 8 heures du matin pour trouver un siège vide car il y a du monde. Cette excellence crée de la valeur pour l’ensemble des acteurs, c’est très bien. »

14Il reste que, comme le constate Jean-Luc Beylat, pour que l’activité d’innovation aboutisse et que la dynamique exploration-exploitation débouche sur la réalisation de nouveaux produits, la coopération entre équipes de recherche et équipes de développement doit être renforcée.