1L’industrie aéronautique canadienne, dont la majorité des entreprises est concentrée au sein du cluster Aéro Montréal (Montréal, Québec), est traversée depuis le début des années 2000 par une reconfiguration majeure des stratégies d’innovation et de fabrication de ses grands donneurs d’ordres et équipementiers. À l’instar d’autres industries technologiques, cette réorganisation s’opère dans un contexte de renforcement de la concurrence internationale. Elle prend la forme, d’une part, d’un recentrage des firmes pivots de cette industrie sur leurs activités de conception, d’assemblage final et de vente et, d’autre part, du développement de partenariats inter-firmes visant à accélérer les processus d’innovation à partir d’une mise en commun des compétences technologiques des entreprises et d’un partage accru des risques financiers et commerciaux liés au développement de nouveaux modèles d’avions et des équipements qui rentrent dans leur fabrication.

2L’analyse des stratégies d’innovation observables dans le contexte du cluster Aéro Montréal remet en question certains paradigmes autour desquels s’est développée la littérature centrée sur les clusters industriels. Celle-ci a en effet souvent présenté les clusters, à tout le moins de manière implicite, comme des systèmes auto-organisés, dont le fonctionnement conduit quasi naturellement à la performance économique et à l’innovation. Dans le cas qui nous occupe, l’émergence de partenariats et de pratiques de mutualisation de ressources d’innovation que nous analysons dans cette contribution ne sont pourtant imputables ni aux liens de confiance qui préexisteraient entre les acteurs de ce système, ni à leur complémentarité technologique (économies de spécialisation). La montée en puissance des pressions liées à la concurrence internationale et à la reconfiguration des chaînes locales d’approvisionnement de la part des grands donneurs d’ordres nous conduirait même à douter que des coopérations de ce type puissent se maintenir dans un contexte local caractérisé par un renforcement des forces centrifuges et par une mise en concurrence des fournisseurs locaux avec des firmes étrangères.

3Pourtant, ce cluster est, depuis une dizaine d’années, le lieu de coopérations sans précédent entre divers acteurs locaux : PME et grandes entreprises, laboratoires universitaires, associations d’entreprises, institutions locales, etc. Des réseaux de connaissances relativement spécifiques au domaine de spécialité de cette industrie (avions régionaux et jets d’affaires) se sont développés au départ de ces coopérations et prennent aujourd’hui la forme de communautés de pratique1, dont les savoirs sont transversaux aux différentes organisations qui prennent part à ces innovations.

4Nous faisons ici l’hypothèse que l’émergence et le maintien dans le temps de pratiques collaboratives dans le domaine de l’innovation technologique, à l’échelle territoriale de ce cluster, sont à interpréter à la lumière des mécanismes institutionnels de coordination qu’ont mis en place certains acteurs locaux de ce système. Nous observons en particulier le rôle clé joué par de véritables « entrepreneurs institutionnels2 », issus de l’industrie, des laboratoires universitaires, mais également des organisations syndicales. Ceux-ci ont participé au début des années 2000 à la mise en place de dispositifs institutionnels capables de faire coopérer plus étroitement les firmes locales dans un contexte pourtant marqué par un renforcement de leurs asymétries de pouvoir et de capacité. Ces dispositifs ont permis le développement de capacités collectives d’arbitrage et de gestion des divergences potentielles d’intérêt entre les acteurs locaux et ont constitué des conditions nécessaires à l’émergence de ressources d’innovation et de connaissances locales, hybrides et transversales aux différents acteurs de ce système. Dès lors, à l’inverse d’un système auto-organisé dont le fonctionnement conduirait naturellement à l’innovation, le cluster Aéro Montréal apparaît au contraire comme un système dont les capacités d’innovation sont étroitement liées à la mise en place de mécanismes institutionnels de coordination et de gouvernance des différents intérêts en présence.

5Le matériau sur lequel repose cette contribution est issu d’une partie des données d’enquête portant sur « le rôle des clusters industriels dans le développement de capacités d’innovations techniques et organisationnelles3 ». Nous mobilisons le contenu d’une douzaine d’entretiens semi-dirigés que nous avons conduit, seul ou en équipe, auprès des fondateurs, des dirigeants actuels et des membres d’institutions du cluster Aéro Montréal actives dans la R & D collaborative. Après une présentation des principales caractéristiques et évolutions récentes de cette industrie, nous analysons les dynamiques inter-organisationnelles qui ont présidé à l’émergence de partenariats d’innovation et de réseaux locaux de connaissance, et nous revenons, de manière davantage théorique, sur la nature institutionnelle des mécanismes de coordination que nous avons observés.

Morphologie et réorganisation d’une industrie locale – globale

6Aéro Montréal est le troisième plus important cluster de l’aéronautique à l’échelle mondiale, juste après Seattle et Toulouse. Il est marqué par une très forte proximité géographique, à l’intérieur d’un rayon d’une trentaine de kilomètres, de firmes et d’institutions qui constituent son tissu productif. À la différence de Seattle et de Toulouse qui sont spécialisés dans le marché des longs courriers, autour respectivement de Boeing et de EADS, le cluster montréalais se positionne dans le créneau des avions régionaux et des jets d’affaires (Bombardier Aéronautique) et dans les hélicoptères à usage civil (Bell Hélicoptères). Il est composé de 234 entreprises qui emploient 40 200 personnes et génèrent un chiffre d’affaires de 12,4 milliards de dollars canadiens4.

7Le secteur aéronautique est par nature une industrie fortement concentrée5, caractérisée par un petit nombre de « firmes pivots » autour desquelles gravitent quelques grandes entreprises, fournisseurs d’équipements, dotées de leurs propres réseaux de fournisseurs. Cela explique la structure pyramidale d’Aéro Montréal6. Au sommet de celui-ci, un premier palier est composé des grands donneurs d’ordres (Original Equipment Manufacturing [OEM]) que sont Bombardier Aéronautique et Bell Hélicoptères et, à un niveau inférieur, de Pratt & Withney Canada (moteurs) et de CAE (simulateurs de vol), qui sont à la fois des OEM mais aussi les grands équipementiers de Boeing, d’Airbus et de Bombardier. Le deuxième palier regroupe 14 équipementiers qui fabriquent des sous-ensembles de propulsion, des trains d’atterrissage, des systèmes hydrauliques, etc. Les firmes qui composent les paliers inférieurs sont des PME. Le troisième palier est composé de 128 entreprises qui produisent des équipements de diverses natures, électroniques et hydrauliques ou offrent des services aux entreprises. À un dernier échelon, on trouve 88 entreprises sous-traitantes qui travaillent pour les firmes des niveaux supérieurs. Si elles tirent l’essentiel de leurs revenus de leurs activités dans le secteur aéronautique, elles opèrent également très souvent dans d’autres industries.

8L’emploi et le chiffre d’affaires sont très inégalement répartis au sein de cette structure pyramidale. Les entreprises du premier et du deuxième palier représentent 90 % du chiffre d’affaires et près de 80 % de l’emploi total du cluster. Bombardier Aéronautique7 et Pratt & Withney8 Canada totalisant à elles seules 46 % de l’emploi et 55 % des ventes.

9Plusieurs initiatives récentes, orchestrées par les OEM et les grands équipementiers locaux, ont participé à réorganiser ce tissu institutionnel, tant dans sa composition que dans ses dynamiques de fonctionnement, notamment en ce qui concerne les relations entre les PME et les grandes entreprises de ce cluster. Trois grandes transformations peuvent être mises en évidence.

10La première porte sur la création en 2006 d’une nouvelle institution locale, Aéro Montréal, à l’initiative des OEM et des grands équipementiers locaux. Celle-ci se veut représentative de l’ensemble du cluster mais est, tant dans ses initiatives que dans la composition de ses instances décisionnelles, largement représentative des intérêts des grandes firmes locales. Elle semble avoir contribué à la disparition récente de l’Association québécoise de l’aérospatiale (AQA), fondée en 1997 afin de représenter les PME9. Certaines sources affirment que les OEM, disposant d’une voix consultative au sein de l’AQA, ont fait pression sur les PME afin qu’elles rejoignent Aéro Montréal. Plusieurs mois après la fusion de l’AQA avec Aéro Montréal, il n’apparaît toujours pas clairement que les intérêts spécifiques des PME soient représentés au sein de cette dernière. Aéro Montréal a par ailleurs entrepris plusieurs chantiers, notamment en matière d’innovation et de formation de la main-d’œuvre, qui recoupent fortement les actions menées par plusieurs autres institutions locales. Plutôt qu’une complémentarité avec les actions menées par ces dernières, il semble que les actions menées par Aéro Montréal soient motivées par la volonté des grandes entreprises locales de recentrer les actions stratégiques menées au sein du cluster autour d’objectifs davantage conformes à leurs intérêts.

11La deuxième transformation récente qui touche ce cluster provient de la reconfiguration des chaînes d’approvisionnement des grands constructeurs locaux. À l’instar d’Airbus10, Bombardier a récemment mis en œuvre une stratégie qui vise à recentrer ses activités sur la conception générale d’avions régionaux, sur la fabrication de leur cockpit, leur assemblage final, et leur certification. La production des équipements qui interviennent dans la fabrication de ces appareils, et une partie de leur conception, sont externalisées. D’une part, en ce qui concerne les équipements et les activités les moins stratégiques, auprès de sous-traitants situés dans des pays à bas coûts de main-d’œuvre et de production, qui fabriquent selon des cahiers des charges très précis. D’autre part, auprès d’un nombre limité d’équipementiers de classe mondiale, auxquels sont confiées la conception et la réalisation de sous-ensembles complets (train d’atterrissage, moteur, etc.). Plutôt que de travailler sur la base d’un cahier des charges et de spécifications précises, l’équipementier dispose dans ce cas d’une plus large autonomie dans la conception et la production du sous-ensemble. Ces changements ont des impacts majeurs sur les PME locales. Les OEM et les équipementiers des premier et deuxième paliers veulent en effet travailler, au niveau du cluster, avec un nombre réduit d’entreprises, de plus grande taille et capables d’assumer une part plus importante de leurs activités de conception et de production. À titre d’exemple, Bombardier, qui a ouvert des installations en Chine et au Mexique afin de bénéficier de bas coûts de main-d’œuvre et de marchés en forte expansion, a réduit par dix le nombre de ses fournisseurs et sous-traitants. Elle exige d’eux dorénavant une plus grande participation dans ses activités de R & D et dans la prise de risques technologiques et financiers qui leur sont associés. Au niveau local, cette stratégie a placé bon nombre de sous-traitants de cette firme dans une situation précaire car leur manque de spécialisation et leur petite taille rendent souvent impossible l’investissement en R & D et la prise de risques exigés par le donneur d’ordres. Cette pression des firmes pivots sur les PME va donc se traduire à terme par une réduction importante du nombre d’entreprises locales des 3^e et 4^e paliers et par un renforcement de l’externalisation des activités moins stratégiques vers les pays à bas coûts de production.

12La dernière transformation est la conséquence de la précédente. Elle porte sur la mise en place d’un dispositif de sélection des PME locales les plus performantes, dans un objectif de reconfiguration et d’amélioration de la performance des chaînes locales d’approvisionnement des grands OEM du cluster. Cela s’opère par l’intermédiaire du programme MACH mis en place en 2011 au sein d’une nouvelle institution locale. Créé également au départ de l’institution Aéro Montréal, et donc des grandes entreprises locales, MACH se veut être un lieu d’évaluation des fournisseurs locaux, de comparaison de leurs performances à celles de leurs concurrents (benchmarking) et de certification. Ce dispositif institutionnel vise une amélioration et une harmonisation de la gestion des processus des firmes sous-traitantes locales.

Stratégies d’innovation et dynamiques de production des connaissances

13Une centaine de partenariats de recherche impliquant à la fois des grandes entreprises, des PME, et des laboratoires universitaires, se sont développés depuis le début des années 2000. Il semble que ces partenariats aient permis de faire émerger, via les chercheurs universitaires impliqués dans ceux-ci, les premiers signes d’un système local de compétences11 en émergence, porteur de savoirs hybrides et transversaux aux diverses organisations, privées et publiques, parties prenantes à ces partenariats.

14La compréhension des dynamiques organisationnelles dont relève le fonctionnement de ces collaborations est indissociable de la prise en compte de la situation d’asymétrie de pouvoir qui caractérise les rapports inter-firmes et dans laquelle ces partenariats d’innovation se sont développés. Dans ce cadre, certains acteurs du cluster ont été à la base de plusieurs créations de nature institutionnelle capables de coordonner l’action des organisations participant à ces partenariats. Les dispositifs qu’ils ont mis en place ont permis d’instituer des mécanismes de gouvernement12 capables de gérer les divergences d’intérêt des acteurs territoriaux en présence, ainsi que des mécanismes de spécification13 des ressources locales d’innovation, principalement les connaissances utiles aux processus d’innovation, en de véritables actifs, spécifiques à la nature des développements technologiques qui sont menés au sein de ce cluster.

Des partenariats d’innovation en contexte d’asymétrie

15L’existence de rapports d’asymétrie de pouvoir et de capacité entre PME et grandes entreprises, en particulier les firmes pivots, est peu prise en compte dans la littérature portant sur les clusters. Comme l’ont montré Depret et Hamdouch14, cette littérature reste en effet dominée par une double hypothèse postulant à la fois un ancrage territorial fort et des relations entre acteurs basées sur la coopération. Ces présupposés contribuent dans une large mesure à enfermer la notion de cluster dans une vision très autarcique du fonctionnement de ce type de système. Cela ne permet pas de prendre en compte les forces centrifuges dont sont porteurs les clusters, du fait notamment des liens qu’ils entretiennent avec d’autres échelles spatiales (chaînes de valeurs globales, entreprises multinationales, etc.).

16Pourtant, plusieurs recherches ont permis d’infirmer de telles prémisses. L’étude de cas d’une entreprise multinationale menée par Kristensen et Zeitlin15 a par exemple montré que l’action de cette firme a eu peu d’effets positifs pour les économies locales dans lesquelles celle-ci est implantée. Ses stratégies d’exploitation des connaissances locales, et le transfert de celles-ci vers ses filiales étrangères, ont participé à la disparition de plusieurs atouts régionaux et à diminuer son ancrage local. De la même manière, Rutherford et Holmes16 ont montré que la présence de grands constructeurs automobiles américains dans le cluster automobile de l’Ontario (Canada) a des effets négatifs sur les capacités d’innovation des PME de ce cluster. Ces dernières transfèrent en réalité plus de connaissances vers leurs donneurs d’ordres qu’elles n’en reçoivent d’eux. Les pressions à la réduction des prix qu’exercent les grands constructeurs sur leurs fournisseurs locaux, contraignent par ailleurs ces derniers à privilégier des stratégies de court terme, au détriment de leurs capacités d’innovation. Dans une recherche portant sur Seattle (États-Unis), d’autres chercheurs ont montré que les grandes firmes pivots de cette région coopèrent finalement peu avec les firmes locales17. Afin de sécuriser leurs avantages compétitifs en termes de prix et de qualité, ces grandes entreprises exacerbent au contraire la compétition entre les firmes locales en les plaçant notamment en concurrence avec des fournisseurs extérieurs, et en allant recruter dans celles-ci les employés les plus qualifiés et les plus recherchés sur le marché local du travail.

17La présence et l’action des grandes entreprises implantées dans les clusters ont ainsi des impacts majeurs sur le fonctionnement de ces économies territoriales. Non seulement ces dernières sont étroitement dépendantes de la compétitivité des grandes firmes qui y sont implantées, mais l’action de ces entreprises affecte aussi leurs dynamiques et leurs capacités d’innovation à l’échelle locale. Selon Christopherson et Clark18 :

« There is evidence that, even under the most favorable conditions, the relations among co-located firms, and particularly those in supplier networks, are close but adversarial [... It] suggests a competing paradigm, one in which relations within innovation-based regional economies are infused with conflict of interest and power relations. »

Créations institutionnelles et dispositifs de coordination

18Comme nous l’avons indiqué, plusieurs formes de mutualisation et de développement des ressources d’innovation ont été mises en place à l’échelle de ce cluster à partir de créations institutionnelles. Nous en relevons deux principales, qui ont chacune donné naissance au développement d’autres institutions qui sont nées dans leur sillage.

19La première est apparue dès le milieu des années 1980 avec la création du Comité sectoriel de main-d’œuvre de l’aérospatiale (CAMAQ) afin de pallier la pénurie de main-d’œuvre qualifiée observable au sein du cluster Aéro Montréal. Créé en 1983 à l’initiative d’acteurs syndicaux locaux, avec l’aide du gouvernement provincial du Québec, cet organisme paritaire composé des directions des ressources humaines et des organisations syndicales vise à développer le marché du travail local dans les différents métiers de l’aéronautique. Depuis le début des années 1970, et jusqu’à la création du CAMAQ, les entreprises du cluster recrutaient chaque année à l’étranger plus de 700 professionnels afin de combler leurs besoins en personnels qualifiés. Le CAMAQ a directement contribué à réduire cette pénurie d’emplois, d’une part en assurant un rôle d’intermédiation et de coordination entre les directions RH des entreprises du secteur et les institutions d’enseignement et, d’autre part, en agissant à titre « d’entrepreneur institutionnel19 » par la création de programmes et d’institutions locales visant la formation de la main-d’œuvre et le développement des compétences. C’est ainsi que le CAMAQ est à l’origine de la création d’une école des métiers de l’aérospatiale (EMAM)20 et d’un centre de formation continue (l’Institut de formation en aérospatiale [IFA]21). À côté de ces créations et du changement institutionnel initié par le CAMAQ, ce dernier est également à la base de la mise en place des grands forums de l’aéronautique destinés à réunir les principaux acteurs de ce cluster autour des enjeux de l’industrie aérospatiale.

20Dans le sillage des créations institutionnelles du CAMAQ, un Consortium de recherche et d’innovation en aérospatiale au Québec (CRIAQ) a été créé en 2002. Celui-ci vise le développement de programmes de R & D collaborative et une centaine de partenariats d’innovation se sont constitués depuis sa mise en place. Ces projets collaboratifs relient des acteurs locaux issus des OEM, des PME et des institutions académiques de recherche et d’enseignement.

21Cette institution est le fruit de l’initiative de deux individus issus respectivement d’une faculté d’ingénierie et d’une firme pivot locale :

« L’idée du CRIAQ est venue d’un professeur de l’université de Sherbrooke [...] qui est quelqu’un de très innovateur. Le point de départ était que les aspects de recherche de un à un [...] ça n’allait pas assez vite. [Il] est allé voir le chef des technologies chez Pratt & Whitney Canada [...]. Tous les deux ont commencé à aborder ce genre de choses là [la recherche collaborative] et ils ont travaillé ensuite avec la participation de Bombardier et de l’École polytechnique de Montréal. » (Représentant d’une institution locale.)

22Malgré plusieurs échecs initiaux entre 2002 et 2004, ce réseau de personnes a progressivement réussi à faire coopérer des organisations locales qui, malgré leur proximité géographique et leurs intérêts communs, ne travaillaient pas ensemble auparavant. Jusqu’à la fin des années 1990, les relations d’ignorance ou, dans certains cas, de défiance, étaient alors dominantes. L’essentiel des programmes de R & D de cette industrie se faisaient à l’intérieur des grandes firmes et les collaborations entreprises-universités, qui étaient plutôt l’exception, s’opéraient dans le cadre de contrats de recherches individuels. L’objectif des fondateurs du CRIAQ a été de mettre en place des programmes de R & D collaborative à l’échelle locale, visant le développement de produits et de procédés nouveaux au stade précompétitif, dans le cadre de partenariats rassemblant des entreprises, des universités et des pouvoirs publics.

23Le capital social détenu par les fondateurs de cette institution a joué favorablement dans la construction de liens de confiance entre les acteurs de ce cluster et dans la perception des avantages qu’ils peuvent retirer de leur proximité. L’un des fondateurs reconnaît qu’au début du CRIAQ : « Quand les gens se sont assis pour la première fois autour de la table, ils ne voulaient pas se parler, parce que tout était secret. Il n’y avait pas ce niveau de confiance qui existe aujourd’hui. » La construction progressive d’une interconnaissance entre les différents acteurs du cluster impliqués dans ce consortium a participé à inverser cette situation :

« J’ai fait [récemment] un CA stratégique et à la fin de la journée je leur ai demandé : “Quelles sont vos attentes [...] pour vous les industriels ?” Ils m’ont dit : “C’est la collaboration, c’est de développer...” La collaboration, c’est basé sur la confiance, et c’est développer ces liens-là. Tout le monde maintenant réalise que chaque entreprise ne peut pas opérer elle-même, elle doit avoir des idées qui viennent de partout. C’est pour ça que la collaboration, l’open innovation est si populaire, les gens cherchent les chemins pour arriver à faire cela [...]. Donc les aspects de collaboration, d’ouverture aussi aux idées des autres, et de voir comment on peut en bénéficier, c’est cela qu’ils attendent du CRIAQ. » (Membre fondateur.)

24Plusieurs dispositifs de coordination mis en place par le CRIAQ ont contribué à la structuration de réseaux d’innovation inter-organisationnels à l’échelle locale. Parmi ceux-ci, la création de forums, organisés tous les deux ans, permet aux membres du CRIAQ de déterminer les projets de recherche qui doivent être menés par ce consortium. Ces forums sont en réalité ouverts à l’ensemble de la communauté industrielle et académique, y compris aux non-membres, et visent à favoriser l’émergence de propositions créatives. La démarche ouverte permet de confronter des points de vue différents qui ont souvent peu l’occasion de se rencontrer et dans un contexte moins tributaire des routines et des contraintes internes propres aux organisations participantes. Elle permet aussi de favoriser la rencontre avec des acteurs d’industries connexes (nouveaux matériaux, design, automobile...) dont la participation est aujourd’hui très importante dans une majorité de partenariats d’innovation du CRIAQ. Au terme de ces forums, les firmes sont appelées à confirmer leur engagement dans ces projets et à y investir les moyens humains et financiers nécessaires.

25Les projets de co-développement technologique poursuivis à l’intérieur du CRIAQ sont cadrés par plusieurs dispositifs normatifs dont se sont dotés les acteurs de cette institution au cours des années. Le premier prend la forme d’une entente de propriété intellectuelle qui, à la fois, reconnaît la propriété d’origine des inventions amenées par les participants à ces projets, définit la répartition de la propriété du futur développement technologique et de ses conditions de valorisation commerciale et scientifique. Un autre dispositif, central dans le fonctionnement de cette institution provient d’une règle de fonctionnement qui prévoit que tout partenariat de recherche doit impliquer au moins deux entreprises, dont obligatoirement une PME, et au moins deux entités de recherche académique. Cette norme permet aux PME de prendre part aux processus d’innovation et à la valorisation des technologies qu’elles développent avec les donneurs d’ordres et les équipementiers du cluster.

26Si ces dispositifs institutionnels facilitent la mise en œuvre de coopérations entre les acteurs qui prennent part à ces partenariats, ils ne permettent pas cependant d’éliminer complètement les conflits d’intérêts entre les entreprises participantes. On peut dire qu’ils encadrent les asymétries de pouvoir entre les grandes entreprises et les PME, voire les réduisent, mais celles-ci continuent à exister, notamment dans le cadre des difficultés que rencontrent les PME dans la valorisation commerciale des innovations qu’elles développent avec les grandes entreprises, et malgré l’existence de l’entente de propriété intellectuelle : « Les grosses entreprises réalisent très bien que c’est tout à leur avantage d’aider les PME... mais pourvu qu’elles ne vendent pas au compétiteur ! » (Chef d’entreprise.) Il est donc rare que les PME réussissent à faire valoir pleinement leurs droits de propriété intellectuelle et puissent se positionner sur les marchés internationaux. Dans les faits, elles valorisent le plus souvent leurs droits en tentant de s’assurer de débouchés commerciaux auprès des donneurs d’ordres avec lesquels elles ont collaboré. La mise en production de nouvelles technologies pose par ailleurs aux PME des problèmes de recrutement des chercheurs qui ont participé à ces partenariats lorsqu’elles doivent s’adjoindre de nouvelles compétences. Elles entrent alors en concurrence avec les plus grandes entreprises du cluster, qui offrent des salaires et des avantages sociaux nettement supérieurs à ce qu’elles peuvent proposer. Les PME font face dès lors à des problèmes de pénurie de main-d’œuvre, particulièrement en ce qui concerne les emplois d’ingénieurs et de techniciens très spécialisés, et plusieurs d’entre elles, incapables de trouver localement le personnel qu’elles cherchent, ont entamé des procédures afin de faire venir des travailleurs migrants.

27Dix ans après sa création, cette institution a cependant opéré un véritable processus de spécification22 des ressources locales d’innovation de ce cluster. Elle a permis, notamment par la mise en place de mécanismes de coordination et de gouvernance, de rapprocher les intérêts des acteurs locaux et de développer entre eux une interconnaissance propice à la collaboration. Elle compte aujourd’hui 52 membres, dont 32 entreprises, 13 centres de recherches universitaires et 7 membres associés issus principalement des instances publiques de recherches provinciales et fédérales, ainsi que des associations d’entreprises locales. Près d’une centaine de projets de R & D ont été initiés depuis sa mise en place.

Développement de réseaux de connaissances

28L’actif le plus important qui ressort de ce processus de spécification opéré par le CRIAQ porte sans conteste sur le développement de réseaux de connaissances à l’échelle locale. Ces réseaux, qui constituent une externalité très importante dont bénéficie l’ensemble de ce système, sont principalement constitués par la population d’étudiants et de chercheurs qui ont travaillé dans le cadre des partenariats de recherche du CRIAQ. Ceux-ci mobilisent chaque année plus de 200 étudiants de 2^e et 3^e cycles universitaires :

« On a multiplié à peu près par dix les fonds de recherche qu’on amène dans le secteur aérospatial dans les universités. On a à peu près 100 projets qui valent près d’un million chacun. On a plus de 100 millions de dollars canadiens de recherche en cours, ou en développement. Et tout cela va dans les universités [...]. Et on a réussi à augmenter la masse critique de personnel de recherche qui travaille en aérospatial, professeurs et étudiants, par 10 aussi. » (Membre du CRIAQ).

29Au terme des projets dans lesquels ils ont été impliqués, la très grande majorité de ces étudiants, pour la plupart ingénieurs, sont ensuite engagés par les firmes avec lesquelles ils ont collaboré. Les connaissances qu’ils ont acquises dans le cadre du CRIAQ et qu’ils transfèrent alors vers les entreprises sont de nature hybride. Elles mêlent des savoirs et des compétences diverses issues des différents partenaires qui ont pris part à ces projets : savoirs génériques fondamentaux, connaissances techniques et opérationnelles, compétences liées à la gestion de projets, etc. Elles sont également porteuses de rationalités diverses, provenant de la rencontre d’intérêts, de référentiels, et de normes, qui structurent l’action des différentes organisations qui ont contribué à produire ces connaissances.

30Celles-ci sont ainsi caractérisées par une forme de transversalité au cluster. Elles sont en effet portées par des personnes qui partagent des savoirs et des compétences mais aussi, au départ des règles de fonctionnement du CRIAQ, les mêmes modes de compréhension et de résolution des enjeux d’innovation spécifiques à ce cluster. Ce phénomène est très proche de ce que l’on a appelé des communautés de pratique, au sens où celles-ci sont produites au départ de liens forts qui unissent des individus et qui permettent de produire et de diffuser des connaissances spécifiques23. À terme, il est possible d’imaginer que ces réseaux de connaissance puissent contribuer à fonder un système local de compétence semblable à ce que certains chercheurs ont identifié dans le cluster toulousain de l’aéronautique24. Basés sur une circulation de personnes dotées de compétences acquises au départ de quelques institutions centrales à ce cluster, ces auteurs ont montré que ces réseaux de personnes conduisent à un maillage des entreprises de ce système et à une circulation de savoirs experts, transversaux à plusieurs domaines d’activités. Malgré la proximité cognitive créée par le fonctionnement du CRIAQ, les réseaux de connaissances qui se sont constitués au sein du cluster montréalais dans ce cadre sont cependant encore trop récents pour qu’il soit permis de conclure à l’existence d’un système local de compétence.

Dispositifs institutionnels de coordination et dynamiques d’innovation

31Comme nous le voyons, la mise en place de pratiques de mutualisation de la main-d’œuvre qualifiée, le développement de partenariats de R & D, et l’émergence de réseaux de connaissances à l’échelle de ce cluster, sont à la fois relativement récents et concomitants d’un renforcement des rapports de forces entre grandes et petites et moyennes entreprises, dans le contexte d’une plus grande concurrence entre les grands donneurs d’ordres de l’aéronautique à l’échelle globale. Les dynamiques de fonctionnement des économies territoriales sont par conséquent très liées aux caractéristiques particulières de leur insertion dans les chaînes de valeur mondiales, à la présence éventuelle d’entreprises multinationales, et nécessitent la mobilisation de plusieurs niveaux d’analyse25.

32Paradoxalement, nous pensons que les facteurs explicatifs de l’émergence des dynamiques d’innovation observables au sein du cluster Aéro Montréal ne sont à chercher ni du côté de la proximité géographique des firmes de ce système, ni de leur complémentarité technologique mais, au contraire, des oppositions qui les séparent. Dans une perspective similaire, Talbot26 a été parmi les premiers à avancer que « les acteurs, pour se coordonner, s’opposent autant qu’ils s’associent » et à suggérer une approche politique des phénomènes de proximité qui vise à analyser la manière dont les acteurs arrivent à faire converger leurs intérêts à partir d’imposition de choix, d’arbitrages, etc., qui visent à réguler les conflits, sans toutefois les supprimer. S’insérant dans le courant de l’École de la proximité27, Talbot et les autres auteurs de ce courant placent les liens sociaux au centre de l’analyse des territoires et abordent ces derniers comme des construits sociaux. Les valeurs, les conventions, les normes, les représentations, etc., que produisent ces liens sont considérées comme des éléments de nature institutionnelle, essentiels à la mise en place de mécanismes locaux de coordination.

33Si l’on suit cette perspective, on peut considérer que la complémentarité technologique des entreprises du cluster Aéro Montréal, tout comme leur proximité géographique, sont par nature neutres. Il en va de même pour les diverses ressources (humaines, d’innovation, de financement, etc.) dont est potentiellement porteur ce système. Ces ressources restent à l’état latent tant qu’elles n’ont pas été activées28 par les acteurs de ceux-ci. La transformation des ressources locales en actifs marchands est donc le produit de stratégies d’acteurs. Cette activation est de nature institutionnelle car elle s’inscrit dans un processus de « spécification » des territoires29 à travers lequel les acteurs locaux mettent en place des mécanismes de coordination et des structures qui leur permettent de transformer en actifs certains effets issus du fonctionnement de leur système local. Les externalités dont sont porteurs les territoires seraient ainsi directement liées au processus de gouvernance territorial construit par les acteurs, que l’on peut définir comme « un processus institutionnel de construction d’une compatibilité de coordination entre des acteurs géographiquement proches en vue de résoudre un problème productif inédit30 ».

34Cette perspective théorique nous permet de considérer différemment la nature des institutions locales qui composent les clusters, dont celui que nous étudions. Dès lors que l’analyse de ces systèmes porte sur les mécanismes de coordination dont ils sont porteurs, ces institutions cessent d’être des objets désincarnés. Elles deviennent le produit d’une interstructuration entre, d’une part, des relations entre des acteurs (dotés d’intérêts et de capacités de pouvoir différents) qui les produisent et, d’autre part, des mécanismes de régulation et de gouvernance qu’elles portent et qui viennent cadrer ces relations et limiter, sans toutefois les éliminer complètement, les forces centrifuges aux économies territoriales dont elles sont porteuses. On peut aussi considérer la structure des dispositifs institutionnels, dont sont porteurs les clusters comme s’inscrivant dans un continuum allant de faits institutionnels peu voire pas formalisés, à des structures qui prennent la forme d’institutions formelles, telles que celles du CRIAQ et du CAMAQ, clairement identifiables, dotées d’objectifs, d’acteurs et de moyens d’action clairement identifiables. Dans un cas comme dans l’autre, la forme et la nature de ces structures de gouvernance sont contingentes aux acteurs qui y prennent part, aux objectifs qu’ils poursuivent, à leurs rapports de forces ainsi qu’aux éventuels compromis ou arbitrages qu’ils opèrent.

35L’analyse des dynamiques qui entourent le fonctionnement du CRIAQ, et des ressources qu’il génère, est révélatrice, comme nous le voyons, de singularités qui sont très liées aux spécificités du réseau d’acteurs qui a été à l’origine de cette institution. On peut dire que cette institution a été encastrée31 dans le réseau de relations individuelles qui a été à la base de sa création. Les caractéristiques des liens qui ont uni ces individus issus de l’université et du monde industriel (en particulier des quatre firmes pivots d’Aéro Montréal) ont en effet participé à déterminer la forme des coopérations aujourd’hui observables au sein du CRIAQ ainsi que la nature des innovations qu’elles génèrent (co-développements, réseaux de connaissances, liens de confiance, etc.). Avec son développement et le départ de ses fondateurs, cette institution s’est cependant progressivement découplée32 du réseau social qui lui a donné naissance et est devenue un acteur collectif dont le fonctionnement possède une certaine autonomie vis-à-vis des relations qui existent entre ses membres.

36Malgré l’existence d’oppositions, de divergences d’intérêts et d’asymétries de pouvoir entre ses acteurs, le CRIAQ a, par la construction de mécanismes de coordination, réussi dans une certaine mesure à stabiliser les forces d’opposition en présence, en particulier entre les grandes entreprises et leurs PME sous-traitantes, et à s’affranchir, en partie, des effets centrifuges dont les relations entre ces firmes sont potentiellement porteuses. Ces mécanismes de régulation n’évacuent pas bien entendu les rapports de force entre les acteurs de ce système. Ils les encadrent et l’équilibre qu’ils instituent est relatif. Tout changement majeur dans la nature de leurs relations, notamment entre les grandes et les petites entreprises, ou entre les différentes institutions locales entre elles, pourrait modifier substantiellement le fonctionnement de cette institution. À ce titre, il conviendrait davantage de parler, à la suite de Mariotti33, de mécanismes de gouvernement, plutôt que de gouvernance. Les premiers relèvent en effet de relations davantage horizontales entre des acteurs, dont n’émerge pas de position dominante ; alors que les relations de gouvernement sont plutôt réservées aux relations dans lesquelles l’un des acteurs bénéficie d’une position asymétrique sans pour autant jouir d’une totale autonomie décisionnelle. La notion de gouvernement « permet de prendre en compte l’existence d’une coordination horizontale entre une pluralité d’acteurs et, simultanément, de l’exercice d’un leadership à travers des décisions autoritaires, des activités normatives, des stratégies de pouvoir34 ». Dans le cas du CRIAQ, il apparaît évident que les grandes entreprises du cluster Aéro Montréal participent d’autant plus au fonctionnement de cette institution, par la conclusion de partenariats avec des PME et des organismes publics qui subventionnent la recherche, que ces partenariats leur procurent une capacité de gouvernement, qui leur donne de nouveaux moyens de contrôler l’activité d’innovation, et l’environnement dans lequel celle-ci s’opère au niveau de cluster.

Conclusion

37À l’inverse d’un système auto-organisé dont le fonctionnement génère naturellement des externalités d’innovation, nous avons présenté le cluster Aéro Montréal comme un système fortement segmenté et hiérarchisé entre petites et grandes entreprises, et dont les asymétries de pouvoir se sont renforcées au cours de ces dernières années. La prise en compte de ces éléments nous semble essentielle dans la compréhension des pratiques d’innovation observables au sein de ce territoire. L’émergence de partenariats et d’une mutualisation de ressources d’innovation, ainsi que le développement de réseaux de connaissances, sont explicables par la mise en place de mécanismes de coordination et de régulation à l’échelle de ce cluster. Nous avons mis en évidence le rôle central qu’occupent certaines institutions locales à cet égard. Celles-ci constituent la forme la plus visible d’un travail véritablement politique que réalisent les acteurs locaux qui, pour se coordonner, opèrent un travail de gouvernement de leurs intérêts. Celui-ci prend la forme d’arbitrages, de gestion de leurs oppositions potentielles, dans un contexte de liens horizontaux entre firmes et organisations locales, mais qui n’évacue pas la position dominante des firmes pivots de cette industrie. Celles-ci en retirent des capacités renouvelées d’innovation, dans un contexte d’accès accru aux connaissances détenues par les sous-traitants locaux et de partage des risques d’innovation avec ceux-ci.