1Pour la plupart des entreprises, l’innovation n’est plus une option mais une nécessité absolue. La seule logique industrielle de réduction des coûts et d’amélioration de la qualité des produits ne saurait suffire à assurer leur survie dans un univers où les marchés ne se conquièrent et ne se conservent que par l’offre de nouveautés. Cela est encore plus décisif dans certains secteurs, tels que ceux dont font partie les entreprises dont il est question dans cette première partie : aéronautique, télécommunications, automobile, appareillage scientifique et outils de diagnostic.

2Qu’il s’agisse du véhicule électrique chez Renault, du cluster montréalais de l’aéronautique, des deux start-up russes présentées ici, ou des Bell Labs, toutes ces entreprises sont conscientes de cette absolue nécessité. Cependant, cette contrainte d’innovation ne détermine pas la stratégie menant à cet objectif. Comme le montrent les quatre contributions qui suivent, les entreprises peuvent, pour innover, déployer plusieurs types de stratégies. Mais, en ce domaine, l’éventail des choix offerts aux entreprises n’est pas infini. L’espace des possibles s’inscrit dans le champ que nous avons identifié dans l’introduction générale. Ainsi, les axes structurants de ce champ permettent d’envisager l’innovation comme résultant de différents dosages d’exploration et d’exploitation et faisant appel, à des degrés divers, à des ressources internes et à des ressources externes, sans qu’on puisse a priori désigner la combinaison la plus efficiente. Dans les cas étudiés ici nous voyons en effet que les solutions retenues diffèrent fortement et sont évolutives.

3Toute innovation suppose évidemment une phase d’exploration, mais celle-ci ne prend pas nécessairement place au début du processus. La représentation classique d’un enchaînement linéaire partant d’une découverte scientifique pour aboutir, après une période plus ou moins longue de développement, à un produit innovant ne rend pas compte de la complexité d’un cheminement qui connaît plusieurs itérations et dont le point de départ, à condition qu’on puisse le situer, peut aussi bien prendre place très en aval, au cœur même du processus d’exploitation. En outre, l’exploration ne se situe pas exclusivement dans la phase de recherche scientifique, phase parfois absente, elle s’étend au développement, en particulier à l’étape de prototypage et également à toute la mise au point du produit final, y compris à la conception des chaînes de production. Elle est tout autant appelée par les problèmes qui surgissent au cours de la séquence d’exploitation qu’elle ne la façonne.

4Les phases les plus en amont de l’innovation, que l’on assimile couramment à la recherche fondamentale et appliquée, ne prennent pas toujours place dans l’entreprise innovante, même si celle-ci est à l’initiative de l’innovation. Sur ce point également, une représentation s’est imposée. La recherche fondamentale serait du domaine des laboratoires, généralement financés sur fonds publics, quant à la recherche appliquée, elle serait partagée entre laboratoires publics et départements de recherche des entreprises tandis que la phase de développement serait l’apanage des entreprises innovantes. Ce modèle a été appliqué grosso modo dans le passé mais il l’est de moins en moins aujourd’hui où l’on voit les entreprises externaliser de nombreux pans de ce qu’elles effectuaient en interne, y compris, pour une part plus ou moins large, leur recherche, soit qu’elles fassent appel à des entreprises spécialisées, soit qu’elles-mêmes mettent sur le marché des brevets issus de leurs départements de recherche à l’instar des Bell Labs, selon le témoignage de Jean-Luc Beylat.

5Le paysage de l’innovation s’est diversifié au cours des récentes décennies, allant d’un modèle totalement intégré d’innovation radicale fondé sur la valorisation de découvertes scientifiques développées quasi exclusivement en interne ou en lien étroit avec des laboratoires publics de recherche à des formes d’entreprises étendues où l’essentiel de la recherche est sous-traité. Aujourd’hui, les phases d’exploration peuvent se situer tout au long du processus menant au produit innovant et mobiliser plusieurs entreprises en réseau. Dans ce paysage, les quatre cas retenus illustrent différents positionnements et dynamiques. Le cas de la voiture électrique chez Renault, présenté par Pierre Boisard, illustre à la fois l’interaction entre recherche fondamentale et développement et la constitution d’un réseau d’entreprises mobilisées pour le perfectionnement d’une technologie, celle de la batterie au lithium. Si l’objectif général est clairement déterminé, les voies de sa mise en œuvre traduisent des tâtonnements, c’est-à-dire la difficulté de fixer le résultat des explorations en routines d’exploitation. Le cas du cluster montréalais analysé par Philippe Barré montre comment la constitution d’un réseau local d’entreprises permet de partager l’effort d’innovation et d’en multiplier les sources. Mais l’auteur souligne les risques d’asphyxie de petites entreprises sous-traitantes dominées par les grands donneurs d’ordres et de dispersion des sources d’innovation, en insistant sur l’importance des soutiens institutionnels que constituent les écoles d’ingénieurs, sous l’impulsion de l’acteur syndical, dans l’émergence de structures ouvertes fédérant la recherche sur ce territoire. Loin de répondre aux besoins formulés par les entreprises, les institutions de formation jouent ici un rôle spécifique dans la constitution d’une capacité d’exploration en prenant l’initiative de créer un consortium de recherche associant les acteurs économiques. À leur manière, sur une échelle plus modeste, les start-up russes dont nous parle Andrey Indukaev ont emprunté une démarche similaire. Venus de la recherche fondamentale, leurs fondateurs se sont engagés, avec le soutien de fonds publics d’investissement, dans le développement de nouveaux produits issus de leurs travaux de recherche. Dans le même temps, ces start-up sont conduites à un enchaînement de programmes qui alimentent les ressources des laboratoires auxquelles elles sont rattachées. Enfin, le témoignage de Jean-Luc Beylat permet de saisir comment les Bell Labs, prestigieux pôle de recherche, intègrent les exigences du développement pour servir les objectifs d’exploitation de leur maison mère, Alcatel Lucent, et participent au marché des brevets, tout en tentant de préserver cette dimension d’exploration qui leur a valu sept prix Nobel.