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    Plan détaillé Texte intégral L’IMAGERIE RELIGIEUSE DE LA MER L’ICONOGRAPHIE DU CULTE À BORD MESSES ET SACREMENTS EN MER Notes de bas de page Auteur

    Religion et navigation

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    L’image du culte embarquée sur les navires : une singularité iconographique

    The iconography of religious worship at sea

    Pierre Prétou

    p. 57-69

    Résumés

    La recherche d’une iconographie figurant à la fois le fait religieux et nautique, avant l’ère de la photographie, débouche sur une importante asymétrie de corpus. Si les images discursives sont innombrables, les représentations de la réalité de l’exercice du culte à bord se révèlent d’une extrême rareté. Il en résulte une typologie des images qui met en lumière les contradictions d’une iconographie qui s’explique par une concurrence de motifs.

    The investigations for an iconography which represents both religious and nautical historical facts, before the advent of photography, leads to a significant asymmetry. Pictures are innumerable but very discursive, while the depicting of the reality of religious worship on board is extremely rare. The result is a typology of pictures that highlights the contradictions of an iconography, mostly explained by competition of patterns.

    Entrées d’index

    Mots-clés : Iconographie, Religion, Navigation, Peinture, Histoire maritime

    Keywords : Iconography, Religion, Navigation, Painting, Maritime History

    Texte intégral L’IMAGERIE RELIGIEUSE DE LA MER Ex-voto marins Baptême des navires Nef de religion L’ICONOGRAPHIE DU CULTE À BORD Petits objets de dévotion Aumôniers de marine Eucharistie à bord MESSES ET SACREMENTS EN MER Le « baptême » de la Ligne Les funérailles en mer La barque des morts Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Bien avant l’ère de la photographie contemporaine, l’imagerie de la mer et des navires constitue un gisement iconographique si dense qu’il parait, de prime abord, possible d’aller y puiser toutes les formes d’images peintes que la recherche historique entreprendrait de consulter. Depuis le Moyen Âge, après plusieurs siècles d’analogies picturales chrétiennes – Genèse, Déluge, Arche de Noé, Abysses, Jonas, Passage de la Mer rouge qui faisaient de l’Océan un espace spirituel édifiant les âmes – s’ajoutent les innombrables réalisations de la peinture de marine et des savoirs géographiques modernes1. La marque de la religion, supposée y être très forte, expliquerait alors sans peine l’existence d’une iconothèque quantitativement démesurée. Toute exploration des moteurs de recherche des bases de données iconographiques ouvre en effet des centaines, parfois des milliers, d’occurrences2. Toutefois, l’analyse sérielle appliquée à ces outils, ne fait émerger aucune image de l’administration formelle des cultes à bord des navires. La présence de la religion dans la représentation de la navigation ne serait-elle que d’ordre discursif, destinée à la piété des hommes vivant sur terre ? Quel sens accorder à une telle discontinuité iconographique ? Pour rencontrer des images de la pratique religieuse embarquée avant le XXe siècle, il faut creuser profondément le gisement, ouvrir des pistes inattendues, tout en fouillant des références que l’on aurait pensé être secondaires. Faire un état complet se heurte donc immédiatement à ce qui semblait être initialement un avantage : l’immensité du corpus, mais la très grande faiblesse des trouvailles. Nous ouvrirons donc ici des états partiels et des motifs récurrents, là où nous les avons rencontrés, qui constituent non un inventaire, mais plutôt une typologie et des pistes de réflexion sur les raisons de ce manque paradoxal de représentations du culte à bord.

    L’IMAGERIE RELIGIEUSE DE LA MER

    2L’iconographie qui relierait navigation et religion que nous avons ici retenue nécessite la représentation simultanée, en une même image, ou dans un groupe d’images assemblées, du sacré chrétien et des arts nautiques. Trois occurrences systématiques émergent alors de l’analyse sérielle : les dévotions liées aux périls de la mer, les rituels protecteurs et les analogies maritimes du Salut de l’âme.

    Ex-voto marins

    3Les actions de grâce liées à la navigation sont les plus connues. Elles aboutissent à la réalisation d’ex-voto figurant souvent à la fois le péril affronté en mer et la promesse spirituelle accomplie alors pour obtenir de la puissance divine qu’elle sorte le marin du danger3. La translation de la forme peinte dans une église constitue en soi une simultanéité de représentation de la navigation et de l’administration du culte. Dès les grands récits de voyages de la fin du Moyen Âge, de telles pratiques sont recensées, Christophe Colomb lui-même organisait à bord le tirage au sort de promesses de pèlerinages quand le danger en mer se faisait pressant. Le fondement pictural réside dans la représentation du culte des saints du Moyen Âge qui, venant au secours des équipages, obtiennent ensuite leurs dévotions. Une miniature du XVe siècle en délivre l’économie archétypale : dans une même image, saint Nicolas sauve les marins et obtient de ces derniers une action de grâce (fig. 1). Toutefois, l’on objectera à ce premier gisement d’images qu’il ne représente pas une administration du culte à bord, mais une sensibilité spirituelle qui se matérialise à terre dans la tradition des ex-votos. Si ces derniers relient navigation et religion, ils n’ouvrent aucune imagerie de l’administration du culte à bord.

    Image

    Figure 1. Miracle de saint Nicolas et prières au saint, Guillaume Vrelant, dans Vincent de Beauvais, Speculum Historiale (trad. Jean de Vignay), vers 1455. BnF Français 309, fol. 250.

    Baptême des navires

    4Un second ensemble bien connu d’images associe les navires aux sacrements. Il s’agit bien entendu des baptêmes de navires. Rencontrés dès le Moyen Âge4, ils ont pu être considérés comme des marques de superstition dans les temps modernes. Il s’agissait en effet de conjurer des peurs et des risques nautiques prévisibles en nommant le navire à l’occasion d’un pastiche de cérémonie religieuse dans lequel le clergé se prêtait volontiers à l’exercice, quitte à personnifier les bateaux. Dès les premières listes de noms de navires rencontrées, le poids des noms chrétiens est écrasant : la Marie, ou le Saint Nicolas par exemple occupent la quasi-totalité des listes de la fin du Moyen Âge. Superstition ? Peut-être, mais elle fut néanmoins maintenue, y compris dans les territoires arpentés par les penseurs les plus rigoristes et les États de confession protestante5. Elle devient ensuite un moment d’histoire portuaire, lorsqu’un chantier naval aboutit à la mise à flot d’une unité remarquable, vers laquelle convergent les fiertés des constructeurs, des marines nationales et de leurs populations littorales. Ces représentations inondent les arts picturaux et photographiques à partir du XIXe siècle. Si la présence du religieux dans le phénomène pourrait être soumise à discussion, nous nous contenterons de remarquer, qu’au final, cette pratique ne renseigne en rien les pratiques cultuelles à bord : elle vise des peurs avant l’embarquement et matérialise des attentes terrestres, et non les dévotions pendant un long cours.

    Image

    Figure 2. Lancement du vaisseau de 80 canons le Friedland dans l’arsenal d’Anvers, le 2 mai 1810, en présence de Napoléon Ier, Matthieu Ignace van Brée, huile sur toile, 185 x 261 cm, 1810. Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon.

    Nef de religion

    5La religion elle-même est parfois représentée en navire. L’Arche de Noé, parce qu’elle contenait la création tout entière dans un navire, ouvrait de telles associations. Rappelons qu’une église elle-même est une nef dont le pilote est le Christ. Ce motif, filé inlassablement au Moyen Âge, ouvre donc notre dernière occurrence systématique de la représentation simultanée du sacré et du navire dans une même image. L’association, initialement suggérée, devient systématique dans les manuscrits à peinture des XIIIe-XVe siècles6. Elle devient la Nef de Religion à l’époque moderne7. Humanité et navigation s’y imbriquent donc mais nous ne nous étendrons guère sur le motif, car il se révèle excessivement discursif. « L’homme mortel vivant au monde bien est comparé au navire » précise une vignette du XVe siècle (fig. 3). Christ et Diable y agitent certes l’humanité embarquée, mais, là encore, nous n’y trouvons pas de mise en lumière des pratiques cultuelles que l’on s’attendrait à rencontrer dans les navigations.

    Image

    Figure 3. L’homme mortel vivant au monde bien est comparé au navire. Calendrier des bergers. Angers, BM, Rés. SASA3390, fol. 042. Fin du XVe siècle.

    6Mer et religion ne sont-elles alors qu’un imaginaire de terrien ayant forgé son sentiment religieux sur une réception chrétienne des espaces océaniques ? L’analyse sérielle livre quantité d’ex-votos, de baptêmes de navires et de Nefs de religion. Bien peu de messes à bord.

    L’ICONOGRAPHIE DU CULTE À BORD

    7L’absence d’occurrences de la représentation du culte embarqué sur les navires européens finit par faire douter de la religiosité des marins, s’il n’était quantité d’archives et de textes pour nous rappeler leur piété. Dès le Moyen Âge la dévotion des mariniers engagés dans les actions de grâce ne fait pas douter. La constitution des corps d’aumôniers de la Marine le confirme bien entendu à l’époque moderne. L’on s’attendrait alors à rencontrer un grand nombre de traces visuelles dans les institutions conservant le patrimoine maritime : petits objets de piété, représentations d’officiants et de messes à bord. Ces images existent mais, écrivons-le sans attendre : elles sont excessivement rares.

    Petits objets de dévotion

    Image

    Figure 4. Broche en argent incrustée de perles d’élevage en forme de cœur, de croix et d’ancre, 27 mm x 27 mm x 8 mm, XXe siècle ; Cadran solaire diptyque cruciforme, 11.5 x 38.5 x 74 mm, vers 1629, réalisé par Bernardi Danielis. National Maritime Museum.

    8Les petits objets de dévotions populaires – crucifix et chapelets par exemple – ont pu être embarqués en nombre. Toutefois, rien ne saurait les singulariser de sorte que l’on puisse distinguer ceux qui naviguèrent, des autres. Chercher un objet de piété singularisé par la mer est une vraie gageure. Quelques trouvailles se rencontrent toutefois dans les centres de conservation européens8. Les plus connues sont sans doute les objets façonnés par les marins dans le bois flotté ou les ossements de la faune océanique. La marque de la mer les distingue donc, sans que l’on puisse affirmer un caractère nautique avéré. Toutefois, le National Maritime Museum conserve encore quelques pièces exceptionnelles, car particulièrement précieuses, et qui se relient sans peine à la navigation. C’est le cas d’instruments de navigation et de pilotage en forme de croix, ou encore des broches en forme d’ancres infléchies vers un motif cruciforme qui viennent associer une vie professionnelle de marin à celle d’un chrétien. Ces objets existent donc, mais leur extrême rareté dans les centres de conservation est à relever avant tout. Si le National Maritime Museum conserve une poignée de pièces exceptionnelles, il n’en possède pas plus, tandis que son homologue français n’en a aucune.

    Aumôniers de marine

    Image

    Figure 5. Officiant en mer, aquarelle, 197 mm x 278 mm, non daté. National maritime museum.

    9Notre connaissance des ministres du culte à bord, très imparfaite, ne peut guère s’appuyer sur leur représentation iconographique. De fait, leur présence se révèle discontinue dans le temps. Un modèle littéraire médiéval pourrait être sans doute Brendan, embarqué avec ses moines. Un chapelain est attesté par Joinville dans le récit des croisades de Saint Louis mais la nature même de l’aventure – un pèlerinage armé – ne prête guère à élargissement9. Aucun prêtre n’était à bord lors du premier voyage de Christophe Colomb en 1492 : ce sont les commandants qui organisèrent les actions de grâce et les oraisons des équipages10. Au deuxième voyage, la communauté embarquée attestait la présence des prêtres, mais s’ils firent le service en mer, ils étaient destinés à l’encadrement religieux d’Hispaniola. Si l’époque moderne voit se structurer le premier corps d’Aumôniers de la Marine11, leur présence à bord demeure irrégulière et quelques religieux embarqués comme passagers font souvent fonction. Le port de l’uniforme les singularise peu. Par exemple, en 1914, le ministre de la Marine Augagneur fait disposer la tenue des aumôniers temporaires :

    « Art. 5 : Les aumôniers temporaires de la flotte portent le costume du clergé séculier et, au bras gauche, comme insigne distinctif, deux ancres croisées en drap écarlate du modèle réglementaire pour les marins de la Marine. »

    10Les images sont rares mais, lorsqu’elles existent, c’est la blancheur de l’officiant qui retient le regard de l’artiste et, partant, sa fonction traditionnelle plus que sa singularité maritime (fig. 5).

    Eucharistie à bord

    Image

    Figure 6. Service religieux tel qu’il est effectué sur une frégate anglaise en mer. Augustus Earle, huile sur toile, 559 mm x 876 mm, vers 1820-1837. National Maritime Museum.

    11Les messes sont-elles réellement dites à bord avant l’ère de la photographie et de la marine à vapeur ? Il arrive que l’on en doute, tant les collections iconographiques semblent ne pas en conserver la trace. Ces représentations existent mais elles sont d’une extrême rareté. Quelques images de la fin du XVIIIe siècle peuvent être trouvées au National Maritime Museum dans des collections de dessins consacrées à la vie quotidienne des équipages12. La précarité des installations provisoires jetées dans l’entrepont où le confinement domine se révèle saisissante : l’autel est sans doute une caisse, recouverte grossièrement d’un drap plus avenant. Les officiants revêtent le blanc et l’équipage qui n’est pas de quart se rassemble comme il le peut dans un univers confiné, tandis que le commandement se place au premier rang et fait les lectures (fig. 6). Quelques places assises marquent une supériorité hiérarchique, car les officiers se distinguent nettement, devant des matelots debout, voire allongés, car il semble que les blessés et les malades y sont conviés. Marins et soldats sont également nettement séparés. Ces rares images – car deux seulement sont satisfaisantes au total dans toute la collection du National Maritime Museum – confirment ce que les historiens savent du fait religieux à bord : on adapte le culte aux conditions de la vie à bord, là où on le peut. Mais la scène n’en demeure pas moins saisissante, conforme à ce que nous pensions que l’analyse sérielle des images devait délivrer, mais qu’au final elle ne rencontre que peu.

    12La représentation de l’exercice du culte à bord n’est donc pas inexistante. Elle surgit des dessins réalistes de vie quotidienne de la fin du XVIIIe siècle, mais elle constitue une exception à cette règle générale qui fait que le culte ordinaire n’est ni un sujet pour les artistes, ni une commande des autorités. Toutefois, lorsque la délivrance des sacrements en mer s’associe à un événement de grande portée, cette prévention tombe.

    MESSES ET SACREMENTS EN MER

    13Quelques sacrements délivrés en mer et revêtant un caractère exceptionnel – soit en raison de la personne, soit en raison du contexte – ont pu faire l’objet de représentations remarquables associant religion et navigation. Deux motifs singuliers émergent en particulier : le baptême de la Ligne et les funérailles en mer.

    Le « baptême » de la Ligne

    14Le baptême de la Ligne est un rituel festif, voire un charivari, que les équipages célèbrent au passage de l’Équateur. Il s’agit alors d’infliger à tous ceux dont c’est le premier passage une série de vexations et de bizutages, accompagnés de célébrations d’un personnage fantasque : Le Père La Ligne ou un Dieu antique qui vient baptiser les hommes (fig. 7). Le phénomène, attesté dès le début du XVIe siècle13, a pu donner lieu à de nombreux dérapages que la hiérarchie tente de canaliser à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il demeure de mise dans les écoles navales jusqu’au XXe siècle14. Or, ce « baptême » de la Ligne bénéficie d’une grande quantité de représentations drolatiques, ou sévères, dès le XVIIIe siècle. Il en deviendrait, au final, le sacrement le plus représenté de notre corpus, sauf qu’il ne s’agit pas véritablement d’un sacrement. Si l’événement compte pour les marins, et s’il hybride en effet du religieux avec le profane, son caractère sacré demeure discutable en ce qu’il se rapproche plus aisément d’un rituel de passage que d’une expression de la foi. Au XVIe siècle, il était d’ailleurs encore un pastiche d’entrée en « chevalerie », conformément aux repères sociaux du temps. Son omniprésence dans le corpus d’images recueilli interdit donc d’éluder son existence, mais ses contenus ne nous apparaissent in fine ni religieux, ni sacrés.

    Image

    Figure 7. La cérémonie du passage de la ligne, lithographie, 236 x 189 mm, début du XIXe siècle. National Maritime Museum.

    Les funérailles en mer

    15Parmi les sacrements délivrés en mer et qui soient véritablement l’expression d’une foi15, il en est un qui surprend par sa récurrence dans la peinture. Alors même que les représentations maritimes du culte sont très rares, un motif en particulier retient l’attention des peintres de marine : les funérailles en mer. Il s’associe à une véritable angoisse religieuse en ce que la mort, survenue en mer, fait obstacle aux rituels de deuil et à l’ensevelissement. Au Moyen Âge, le fait de périr en mer, dans le contexte d’une croyance très matérielle en la Résurrection des corps, faisait craindre que le naufrage n’empêche l’âme d’obtenir son Salut, si d’aventure le corps n’était pas retrouvé. Dans les récits de miracles, les saints venaient sauver ces corps perdus car, écrivons-le schématiquement ici, il fallait bien avoir un corps pour se présenter au Jugement16. Mais la mer engloutit, les poissons dévorent, et les corps naufragés ne reviennent pas auprès de leurs familles pour recevoir les prières salvatrices. La mort en mer s’associe donc à une angoisse que les marines modernes et les navigations hauturières en expansion eurent à résoudre. Il n’est pas possible de conserver un corps, si bien que les funérailles en mer s’imposent, particulièrement pour des défunts remarquables au sein de la hiérarchie de bord. L’affaire n’était pas simple du point de vue pratique et deux formes se rencontrent dans l’iconographie : l’expédition du corps par la planche, peu aisée si la coque est ventrue, ou bien le départ de chaloupes à distance du navire. S’y associait une cérémonie, éventuellement scandée par les bouches à feu. La gravité des représentations conservées ne laisse aucun doute sur la sacralité de l’instant qui est singulièrement renforcée : la qualité de l’instant vient pallier la disparition du corps en mer. Elle fige le souvenir et fait office de memoria, ce qui explique la récurrence des commandes dans la peinture de marine. La plus célèbre de ces compositions est sans doute La Paix, funérailles en mer, réalisé par William Turner en 1842 en hommage à un ami mort pendant une traversée17. Ces peintures sont donc des tombeaux accueillant le deuil des vivants. Les principes de la composition semblent invariables : un halo de lumière envahit le défunt jeté en mer, tandis que les participants s’estompent dans l’obscurité (fig. 8).

    Image

    Figure 8. Funérailles en mer, gravure, 146 x 236 mm, James S. Virtue (éditeur), XIXe siècle. National Maritime Museum.

    La barque des morts

    Image

    Figure 9. The Funeral Car on which the Body of our late Vice Admiral Horatio Viscount Nelson was conveyed from the Admiralty to St Paul’s Cathedral. Mcquin (artiste), Rudolph Ackermann (graveur) ; J. Page (éditeur), aquatinte, 417 x 569 mm, 1806. Funeral Procession of the late Lord Viscount Nelson, from the Admiralty to St Paul’s, London, 9th January 1806. Augustus Charles Pugin (artiste) ; M. Merigot (graveur) ; James Cundee (éditeur), aquatinte, 446 x 540 mm, 1806. National Maritime Museum.

    16Le motif des funérailles en mer concentre toutes les contradictions de notre exploration des archives visuelles cumulant religion et navigation. Est-il véritablement chrétien ? Un cas particulièrement exceptionnel attire l’attention : les funérailles de Nelson au lendemain de la bataille de Trafalgar. Parce que cette mort portait en elle l’émotion de la nation anglaise toute entière, elle fit l’objet d’une cérémonie à terre très spectaculaire. Et notre affaire de s’y inverser car c’est en bateau que le corps se présenta devant la cathédrale (fig. 9). C’est donc en marin que Nelson rejoint sa dernière demeure, porté par un flot d’oraisons. La pérégrination de l’âme qui était ainsi mise en scène n’était pas sans rappeler les barques funéraires et votives de l’Antiquité. Avec un navire comme dernier véhicule sur terre, le dernier voyage de Nelson renverse notre questionnement. En effet, l’analogie qui est faite entre navigation et voyage vers l’Au-Delà se manifeste ici avec une grande clarté auprès des contemporains. Cette iconographie vient donc faire se superposer, dans l’image conservée, un discours religieux avec une pratique cultuelle, certes exceptionnelle, mais réelle et d’une grande portée et réception historique. Les funérailles de Nelson synthétisent donc discours et réalités en un instant sublime, mais isolé, de notre corpus.

    17La recherche des archives visuelles du fait religieux en mer, avant l’ère de la photographie et récoltées par une approche sérielle, s’échoue rapidement sur le constat surprenant d’une lacune majeure. Lorsqu’elles sont abondantes, les images sont éminemment discursives : elles renseignent plus les expressions de la foi des terriens que la pratique religieuse des gens de mer, une fois ces derniers embarqués. Ce sont alors les analogies entre l’Océan et le salut de l’âme, foisonnantes dans la matière chrétienne, que l’on rencontre en masse. C’est là une logique du commanditaire. Quid des réalités du culte à bord ? Bien peu de choses : quelques images glanées çà et là, sans aucune logique de conservation lorsque l’on a la chance d’avoir un artiste embarqué. Ce corpus décevant est donc comme aveugle, car il ne saurait fonder que des pistes discontinues. On en vient à considérer cette asymétrie comme une cause qu’il faudrait déchiffrer. Face à la puissante densité de l’assimilation de la pérégrination des âmes à une navigation depuis l’Antiquité, les réalités du culte embarqué ne pèsent pas lourd. Par effet de contraste, dissimulées derrière le rideau majestueux de la pensée théologique occidentale, elles passent donc sous silence. Nous n’en déduirons pas pour autant une nouvelle preuve de méconnaissance des gens de mer qu’il faudrait ajouter aux innombrables incompréhensions qui séparent habituellement les marins des continentaux. Car, même imaginés par un marin et pour un marin, du simple matelot au glorieux Nelson, les discours nautiques de l’âme se vérifient aussi chez les gens de mer. Le motif des funérailles en mer le démontre, à la manière d’une synthèse iconographique. La cérémonie religieuse, pratiquée sur les flots, vient sublimer un imaginaire chrétien, une fois celui-ci privé par les flots de ses usages funéraires terrestres.

    Notes de bas de page

    1 Pour un aperçu synthétique de cette matière culturelle, voir : Alain Corbin et Hélène Richard (dir.), La mer, terreur et fascination, Paris, Le Seuil, 2011.

    2 Nous avons particulièrement exploité les moteurs de recherche de la Bibliothèque nationale de France, de l’Agence photographique de la Réunion des Musées nationaux, du National Maritime Museum et de la Library of Congress.

    3 Voir en particulier : F. et C. Boullet,Ex-Voto Marins, Paris, Éditions maritimes et d’Outre-mer, 1986.

    4 Nous signalons : Eric Barré, « Bénir un navire au Moyen Âge, d’après une formule d’un recueil de collectes de l’abbaye de Jumièges, XIIIe-XIVe siècles », dans Michel Vergé-Franceschi (dir.), Mer et religion, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2008, p. 73-80.

    5 Voir des exemples dans l’article de Didier Poton, au présent volume.

    6 Elle est particulièrement portée par le Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Digulleville. Voir Paule Amblard, Le pèlerinage de vie humaine. Le songe très chrétien de l’abbé Guillaume de Digulleville, Paris, Flammarion, 1998.

    7 Voir le Typus religionis, anonyme, peinture à l’huile sur panneau de bois, fin du XVIe siècle. Hôtel de Soubise, Paris. Archives nationales de France, AE/V/10 SCEK 001153. Une reproduction est consultable dans Pierre Prétou et Denis Roland (dir.), Fureur et cruauté des capitaines en mer, Rennes, Presses universitaires de Rennes – Corderie royale, 2012, fig. 23, p. 36.

    8 L’archéologie sous-marine peine à délivrer un matériel votif exploitable. Les raisons tiennent à leur nature précaire et au fait que les navires naufragés le sont souvent par décision, plus que par violence, ce qui implique qu’ils sont préalablement vidés. Nous rejoignons donc les propos de Pascal Arnaud dans le présent volume.

    9 Voir Joinville, Vie de saint Louis, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques », 2002.

    10 Voir Christophe Colomb, Le journal de bord, 1492-1493, Michel Balard (éd.), Paris, Imprimerie nationale, 2003, p. 64 et p. 190.

    11 Pour des jalons chronologiques, l’on consultera les contributions de Didier Poton et Denis Roland au présent volume.

    12 Les œuvres d’Augustus Earle et de Gabriel Bray.

    13 Attesté dans le voyage du Sacre et de la Pensée. Voir la contribution de Michel Bochaca au présent volume.

    14 Nous signalons ici la thèse de Jean Martinant de Préneuf, Mentalités et comportements religieux des officiers de marine sous la Troisième République, université de Paris 10, 2007.

    15 Nous signalons également la représentation du baptême survenu sur l’Uranie, voir la contribution d’Alain Morgat et Brigitte Schmauch.

    16 Nous renvoyons ici au travail de Master de Jeanne Marie Cocu, Périr en mer au Moyen Âge, Mémoire de Master 1 Histoire de l’université de La Rochelle, 2008.

    17 Nous ne reproduirons pas ici cette huile sur toile célèbre. Voir William Turner, Peace, huile sur toile, 87 x 86,5 cm, Londres, Tate Gallery.

    Auteur

    • Pierre Prétou
      Université de La Rochelle, Littoral, environnement et sociétés, LIENSs UMR 7266
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    1 Pour un aperçu synthétique de cette matière culturelle, voir : Alain Corbin et Hélène Richard (dir.), La mer, terreur et fascination, Paris, Le Seuil, 2011.

    2 Nous avons particulièrement exploité les moteurs de recherche de la Bibliothèque nationale de France, de l’Agence photographique de la Réunion des Musées nationaux, du National Maritime Museum et de la Library of Congress.

    3 Voir en particulier : F. et C. Boullet,Ex-Voto Marins, Paris, Éditions maritimes et d’Outre-mer, 1986.

    4 Nous signalons : Eric Barré, « Bénir un navire au Moyen Âge, d’après une formule d’un recueil de collectes de l’abbaye de Jumièges, XIIIe-XIVe siècles », dans Michel Vergé-Franceschi (dir.), Mer et religion, Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2008, p. 73-80.

    5 Voir des exemples dans l’article de Didier Poton, au présent volume.

    6 Elle est particulièrement portée par le Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Digulleville. Voir Paule Amblard, Le pèlerinage de vie humaine. Le songe très chrétien de l’abbé Guillaume de Digulleville, Paris, Flammarion, 1998.

    7 Voir le Typus religionis, anonyme, peinture à l’huile sur panneau de bois, fin du XVIe siècle. Hôtel de Soubise, Paris. Archives nationales de France, AE/V/10 SCEK 001153. Une reproduction est consultable dans Pierre Prétou et Denis Roland (dir.), Fureur et cruauté des capitaines en mer, Rennes, Presses universitaires de Rennes – Corderie royale, 2012, fig. 23, p. 36.

    8 L’archéologie sous-marine peine à délivrer un matériel votif exploitable. Les raisons tiennent à leur nature précaire et au fait que les navires naufragés le sont souvent par décision, plus que par violence, ce qui implique qu’ils sont préalablement vidés. Nous rejoignons donc les propos de Pascal Arnaud dans le présent volume.

    9 Voir Joinville, Vie de saint Louis, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques », 2002.

    10 Voir Christophe Colomb, Le journal de bord, 1492-1493, Michel Balard (éd.), Paris, Imprimerie nationale, 2003, p. 64 et p. 190.

    11 Pour des jalons chronologiques, l’on consultera les contributions de Didier Poton et Denis Roland au présent volume.

    12 Les œuvres d’Augustus Earle et de Gabriel Bray.

    13 Attesté dans le voyage du Sacre et de la Pensée. Voir la contribution de Michel Bochaca au présent volume.

    14 Nous signalons ici la thèse de Jean Martinant de Préneuf, Mentalités et comportements religieux des officiers de marine sous la Troisième République, université de Paris 10, 2007.

    15 Nous signalons également la représentation du baptême survenu sur l’Uranie, voir la contribution d’Alain Morgat et Brigitte Schmauch.

    16 Nous renvoyons ici au travail de Master de Jeanne Marie Cocu, Périr en mer au Moyen Âge, Mémoire de Master 1 Histoire de l’université de La Rochelle, 2008.

    17 Nous ne reproduirons pas ici cette huile sur toile célèbre. Voir William Turner, Peace, huile sur toile, 87 x 86,5 cm, Londres, Tate Gallery.

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    Prétou, P. (2016). L’image du culte embarquée sur les navires : une singularité iconographique. In D. Poton & P. Prétou (éds.), Religion et navigation (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.62545
    Prétou, Pierre. « L’image du culte embarquée sur les navires : une singularité iconographique ». In Religion et navigation, édité par Didier Poton et Pierre Prétou. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2016. https://doi.org/10.4000/books.pur.62545.
    Prétou, Pierre. « L’image du culte embarquée sur les navires : une singularité iconographique ». Religion et navigation, édité par Didier Poton et Pierre Prétou, Presses universitaires de Rennes, 2016, https://doi.org/10.4000/books.pur.62545.

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    Poton, D., & Prétou, P. (éds.). (2016). Religion et navigation (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.62461
    Poton, Didier, et Pierre Prétou, éd. Religion et navigation. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2016. https://doi.org/10.4000/books.pur.62461.
    Poton, Didier, et Pierre Prétou, éditeurs. Religion et navigation. Presses universitaires de Rennes, 2016, https://doi.org/10.4000/books.pur.62461.
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