Partir pour mieux rester : le cas du Sénégal

Tony Chafer

1Dans cet article, on soutiendra l’idée que la notion d’une décolonisation conçue comme une « transition menée avec succès » est une reconstruction postérieure des événements, sans grand rapport avec ce qui arriva effectivement : il n’y eut pas de stratégie de sortie soigneusement préparée pour la décolonisation du Sénégal. Cependant, s’il n’y eut pas de stratégie française soigneusement élaborée expliquant pourquoi le transfert des pouvoirs s’est effectué avec une relative facilité, nous devons nous demander quel fut l’ensemble des circonstances historiques qui rendirent cela possible.

2C’est pourquoi cet article tente d’expliquer le relatif succès de cette décolonisation par trois facteurs : en premier lieu, la longueur de la présence française au Sénégal, remontant à la fondation de Saint-Louis en 1659, qui explique à quel point étaient étroits les liens entretenus entre la France et la société sénégalaise. En relation avec cela, grâce à cette longue histoire de rapports partagés, les leaders politiques français et sénégalais avaient en commun un certain nombre de valeurs et parlaient le même langage en matière de développement et de modernisation. Cela leur permit de coopérer avec succès dans la recherche des termes d’une transition possible. La culture commune en matière de républicanisme français joua ici un rôle-clé. Ensuite, le contexte international favorable joua un rôle capital, et garantit qu’aucune intervention extérieure ne vînt déstabiliser le processus une fois qu’il fut amorcé. Enfin, nous devons prendre en compte la volonté de la France de maintenir sa présence au Sénégal après l’indépendance, ce qui joua un rôle crucial en permettant que la transition politique s’effectue relativement en douceur.

Le pouvoir militaire et le rôle des forces armées après les indépendances

Guy de Haynin de Bry

3Aujourd’hui encore, les armées africaines jouent un rôle disproportionné et ambigu, s’arrogeant le droit d’intervenir dans le fonctionnement quotidien de l’État, et prennent le pas sur le pouvoir civil. Un système institutionnel hérité du pouvoir colonial, bornant l’État dans des frontières artificielles favorisant les crises, en est la cause fondamentale. Les facteurs endogènes d’ordre historique, social et culturel inhérents au continent contribuent à alimenter un processus délétère que les tentatives de traitement peinent logiquement à enrayer. Les solutions envisagées sont trop souvent inspirées par des intérêts particuliers plutôt que par une approche globale. Retrouver la juste place des armées dans le fonctionnement de l’État implique avant tout coordination des acteurs et réconciliation des logiques d’action. Conditions indispensables mais souvent contradictoires, elles tracent un chemin étroit où le succès, quand il existe, reste fragile.

Parti unique et exercice du pouvoir dans le Mali de Modibo Keita (1960-1967) et dans la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny (1960-1965)

Aurélie Baxa, Bernard Salvaing, Thibault Simonet

4À première vue, quoi de plus éloigné que le Mali socialiste et panafricaniste de Modibo Keita et la Côte d’Ivoire libérale et profrançaise de Félix Houphouët-Boigny, au début des années 1960 ? Pourtant, à y regarder de plus près, on est frappé par d’étonnantes similitudes dans la pratique politique comme dans la volonté d’édification d’une société nouvelle. Les deux pays partent de constitutions libérales reposant sur la séparation des pouvoirs pour aboutir à des régimes présidentiels où la réalité du pouvoir est exercée par le chef de l’État et les autres dirigeants du parti unique.

5Le parti unique encadre la population, et monopolise la vie politique au nom d’une conception unanimiste du pouvoir. Dans les deux cas les forces profondes du pays – religion, syndicats, jeunesse, chefs – sont étroitement contrôlées par l’État. Dans les deux États, on assiste à la formation d’un homme nouveau, mais avec des contenus très différents donnés à cette notion.

Le pouvoir du roi et ses limitations dans un royaume akan de Côte d’Ivoire

Claude-Hélène Perrot

6Dans le royaume anyi du Ndényé, comme dans d’autres royaumes akan de Côte d’Ivoire et du Ghana, des « lois non écrites » mettent des bornes au pouvoir du souverain. Elles sont lisibles indirectement au cours d’une crise de succession, dans des rituels d’intronisation, ou peuvent être figurées sur certains regalia. L’exercice du pouvoir semble dépendre du respect d’une sorte de contrat entre le roi et ses sujets. Les modalités de la prise de décision révèlent l’importance donnée au consensus par la société.

Le pouvoir dans les sociétés islamiques anciennes du XIX^e siècle en Afrique de l’Ouest : l’exemple du Fouta-Djalon

Bernard Salvaing

7Cet article analyse la conception du pouvoir prévalant dans l’État musulman du Fouta-Djalon, et montre qu’il était soumis à une triple limitation : les luttes intestines à l’intérieur des membres du groupe dirigeant de l’État, la volonté des lettrés de contrôler le pouvoir des princes, un refus constant de la centralisation du pouvoir.

8On comprend mieux cela en lisant le texte « Conseils aux pasteurs », exemple de Miroir des princes ouest-africain, écrit par le grand intellectuel musulman du Fouta-Djalon Cerno Sa’du Dalen vers 1850.

9Contrairement à ce que l’on observe dans la tradition orientale des États islamiques, le pouvoir du chef de l’État y est plus conçu comme celui d’un pasteur lié aux membres de son troupeau par des liens quasi contractuels. La tradition islamique est ici utilisée dans le sens d’une limitation des pouvoirs du chef, qui est tout à fait en accord avec la conception locale du pouvoir.

Guerre, pouvoir et société dans les lamidats peuls du Nord-Cameroun : le cas du lamidat de Ngaoundéré au XIX^e siècle

Théodore Takou

10Le XIX^e siècle correspond à la période de pleine expansion des lamidats peuls musulmans dans l’Adamawa. Leur rencontre avec les populations non musulmanes, adeptes des religions coutumières, fut d’abord marquée par une entente réciproque avant de se transformer rapidement en un conflit ouvert, embrasant toute la région.

11Cette étude présente, analyse et interprète les stratégies lamidales mises en œuvre dans le lamidat de Ngaoundéré pour le contrôle et la consolidation de son espace politique. Elle insiste sur les moyens militaires du pouvoir, les voies politiques de contrôle de l’État et les ponctions que le pouvoir exerçait sur la société. Pour conclure, nous montrons comment dans le lamidat de Ngaoundéré, tous ces éléments assuraient à l’État une emprise véritable sur la société.

État moderne et culture politique nationale à Madagascar

Jean Frémigacci

12Après la stabilité relative de la I^re République (1958-1972) qui continua sur la lancée de l’État colonial, Madagascar est entrée depuis 1972 dans un cycle de crises sans fin.

13Ceci parce que le modèle d’État moderne, bureaucratique, centralisé et en principe démocratique s’est heurté à une culture politique malgache ancienne, mais non reconnue, fondée sur la parenté, la référence à Dieu et aux ancêtres, et l’attachement à la terre ancestrale.

14Les deux forces se sont mutuellement perverties pour déboucher sur la situation d’anomie sociale actuelle.

Les régimes hybrides : une comparaison Afrique-Pacifique

François Gaulme

15Dans le domaine des institutions politiques et de la gouvernance, une mise en parallèle de cas océaniens et africains est non seulement utile, mais s’impose, tout particulièrement en ce qui concerne la délicate question des rapports entre les formes traditionnelles d’autorité et les institutions de type « moderne » ou « wébérien ».

16De fait, les recherches développées par Kevin Clements sur la notion de « légitimité enracinée » et les enquêtes menées autour de la notion d’hybridité en 2008 par l’université de Queensland à la demande de l’AusAID sur six pays du Sud-Pacifique considérés comme « fragiles », ont permis d’amorcer un tournant majeur dans l’approche stratégique du State-building par les institutions qui fournissent de l’aide dans les situations de sortie de crise. Cependant, rien n’a été fait de solide et de systématique pour aborder sur l’Afrique la question de l’hybridité politique telles qu’elle a été examinée par les recherches australiennes sur le Pacifique.

La reprise en compte par le Maroc indépendant des anciennes revendications territoriales de l’ancien royaume du Maroc

Michel Catala

17L’auteur montre que ces premières revendications ne se fondent pas sur des arguments « occidentaux » de droit international ou de respect des frontières légalement établies par des traités. Elles s’appuient sur toute une série d’arguments historiques, géographiques et religieux : « C’est au nom de l’Islam et de l’arabisme que les Marocains réclament le Sahara. »

18Ainsi la revendication est d’abord orchestrée par certains membres de l’Istiqlal, en particulier Allal el-Fassi qui « réclame tout le Sahara occidental d’où partirent au XI^e siècle les Almoravides qui fondèrent Marrakech et allèrent repousser les Chrétiens d’Espagne au-delà de l’Andalousie ». L’article montre comment la monarchie marocaine, après une période initiale de grande prudence, est conduite à faire siennes ces idées, malgré les heurts avec la France qui défend une autre vision des frontières et de leur généalogie, et en particulier l’intégrité de la Mauritanie qu’elle a créée.

Les modalités de la transition démocratique au Niger : l’expérience de la conférence nationale

Élodie Apard

19La mort en 1987 du général Seyni Kountché, qui, depuis 1974, incarnait la confiscation du pouvoir par un parti unique et un pouvoir hégémonique, et son remplacement par son chef d’état-major, le colonel Ali Saïbou, coïncidaient avec une volonté profonde de changement dans la population nigérienne.

20Le nouveau président dut bientôt céder aux exigences d’un mouvement social de grande ampleur et, acculé, accepta l’ouverture au multipartisme ainsi que la tenue d’une conférence nationale, qui se déroula du 29 juillet au 3 novembre 1991. La conférence nationale est un événement majeur dans le processus de transformation politique déclenché au Niger par la mort de Kountché. Par ailleurs, elle donna lieu à un recadrage des relations avec la France, jugée trop présente et néocolonialiste. La conférence nationale malgré ses « ratés » cristallise jusqu’à aujourd’hui les espoirs déçus de la population qui y voyait la promesse de solutions durables pour l’amélioration générale du pays.

Une réflexion récente en Côte d’Ivoire sur multipartisme et ethnicisation de la vie politique : faut-il regretter le parti unique ?

Kouamé N’Guessan

21En 1990, la Côte d’Ivoire fait un retour forcé au multipartisme après trois décennies de parti unique. La rupture du consensus national, à la suite de revendications sociales et politiques, ouvre la voie de la conquête du pouvoir d’État à tous les citoyens qui pensent en avoir les capacités. Le multipartisme, qui aurait dû offrir des alternatives de solutions aux problèmes des populations, va être la source d’une profonde fracture sociale. À la base de cette fracture sociale, il y a la tribalisation du champ politique fait d’exclusion et de violences. Les faits marquants de deux décennies de crise sociopolitique et militaro-politique sont : un boycott de l’élection présidentielle en 1995 ; un coup d’État en 1999, une tentative manquée de coup d’État qui s’est transformée en une rébellion armée en 2002, provoquant la division du territoire national en deux parties ; une crise postélectorale avec des milliers de morts. Au bilan de deux décennies de multipartisme caractérisées par des violences les plus meurtrières et un repli identitaire, n’est-on pas en droit de se poser la question : faut-il regretter le parti unique en Côte d’Ivoire ?

L’Afrique des après-conférences nationales

Jean du Bois de Gaudusson

22Objet d’appréciations les plus diverses voire opposées, les conférences nationales sont un moment de l’histoire politique de nombre d’États africains ; elles font apparaître une nouvelle manière d’être du jeu politique et des procédures de pouvoir ; quelles que soient les réserves que l’on peut émettre, elles marquent une nouvelle orientation dans le sens de la libéralisation politique et l’établissement d’un ordre constitutionnel démocratique qui n’est plus ineffectif par principe. Toutefois, au vu des usages qui sont faits du constitutionnalisme, des doutes sont émis sur la réalité des changements et sur l’avenir du message et de la dynamique que les conférences ont créés ou que l’on espérait qu’elles avaient créé. Mais l’époque actuelle est aussi celle du développement de nouvelles approches, de l’élaboration de nouvelles constructions institutionnelles, de l’imagination de nouveaux paradigmes en lesquels on peut voir le gage d’une plus grande effectivité d’un constitutionnalisme démocratique… en cours de décolonisation…

Le rôle du juge dans la refondation de l’État de droit : quelle coopération française pour accompagner la réforme ?

Luc Briard

23Comme on l’a vu au moment des printemps arabes, une pression croissante s’exerce dans le monde pour rendre effective l’universalité des Droits de l’homme. Il existe un consensus des acteurs internationaux – qu’il s’agisse du G9 (voir le partenariat de Deauville en 2011) de la Banque mondiale et des Nations Unies, pour considérer que le renforcement de l’État de droit est également la condition nécessaire d’une plus grande sécurité mondiale et d’un plus grand développement économique.

24Le renforcement de l’État de droit rend nécessaire une refondation des justices nationales dans de nombreux États. Cet article expose les différents types d’actions menées par la France dans sa politique d’aide au développement pour contribuer à l’adaptation des systèmes judiciaires de ses partenaires à ce nouvel impératif.

Les « corps habillés » et les pratiques de répression ordinaire au Gabon. Perpétuation d’un ethos postcolonial et désespérance sociale de la troupe

Axel Augé

25Cet article analyse l’ethos autoritaire caractéristique de la force armée gabonaise et la perpétuation des politiques de répression ordinaire de la troupe sur la population civile, en particulier les étudiants de l’université de Libreville. L’accent est mis sur la perception par la troupe de la jeunesse étudiante comme un groupe contestataire et de leur condition sociale dépréciée. Nous montrons que la politique de répression ordinaire de la jeunesse s’explique moins par le déficit de légitimité institutionnelle de la troupe qu’à travers la perpétuation d’un modèle d’encadrement populaire enraciné dans les dynamiques politiques de l’État postcolonial, et une tendance à externaliser la frustration relative des corps habillés, engendrée par l’état de désespérance sociale et de paupérisation de la troupe.