Conclusion

1Il ressort de plusieurs communications que les États actuels ont vu se superposer aux pratiques politiques modernes décrites par leurs Constitutions des pratiques héritées de l’Afrique d’autrefois. Certaines conceptions anciennes du pouvoir, un moment occultées à la suite de la présence coloniale, ont progressivement ressurgi. Au moment de cette réactivation, ces idéologies ont pu être également déformées, voire instrumentalisées par les dirigeants des nouveaux États.

2Ceux-ci ont notamment gardé et utilisé à leur profit l’habitude de ne divulguer que des prises de décision par consensus et d’afficher une image unanimiste du pouvoir, restée prégnante dans le corps social. Dans cette optique, les décisions prises, une fois tranchées les divergences entre les diverses forces en présence, engagent la totalité de la communauté. Quand une décision est prise après de vifs débats où se sont opposés ses partisans et ses adversaires, elle est annoncée au public comme si elle avait fait l’unanimité ; on s’abstient de faire savoir qui lui était favorable et qui lui était opposé – même si des rumeurs peuvent circuler à ce sujet. Lorsqu’elle est devenue publique, on ne sait plus si la décision est le fruit de compromis entre les différentes positions en présence ou si elle reflète davantage les rapports de force du moment. En somme, il s’agit d’une image que la société veut donner d’elle-même : pas de faille, pas de fracture, mais en toutes circonstances l’unanimité. N’est-ce pas aussi l’image que veut produire au-dedans comme au-dehors le parti unique ?

3Cependant, comme cela a déjà été souligné plus haut, cette unité de façade n’empêche pas l’existence de dissensions, de rapports de forces parmi les personnes qui ont participé aux débats qui précèdent la prise de décision. On peut même objecter que l’unanimisme fonctionne comme une idéologie occultant la hiérarchisation sociale. Elle annihile en théorie les justifications de la révolte, qui cependant reste possible.

4Une telle conception est radicalement différente des conceptions de la démocratie libérale européenne et du système parlementaire impliquant un mode majoritaire de prise de décision. Celles-ci ont été exposées de façon abrupte mais exacte à l’Assemblée nationale française le 13 octobre 1981 par André Laignel, lorsqu’il déclara à Jean Foyer qui, au nom de l’opposition, déclarait anticonstitutionnelles les nationalisations voulues par la majorité de gauche d’alors : « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires. » Or, l’idée des sociétés démocratiques européennes selon laquelle doit s’imposer le seul point de vue de la majorité victorieuse aux élections, même si elle ne regroupe que 51 % des voix, paraît totalement saugrenue à des sociétés qui au contraire ne divulguaient que des décisions par consensus – et cela même si ce consensus affiché masquait l’exercice sous-jacent de rapports de force bien réels.

5La conception unanimiste avancée par les monarchies anciennes africaines est également différente de l’idéologie française d’Ancien Régime où le roi était à lui seul « source de loi et fontaine de justice », et était donc fondé en droit à dire : « C’est légal parce que je le veux ! »

6Mais, par contre, une différence de taille apparaît entre les sociétés africaines d’autrefois – où la puissance du souverain était limitée par des contre-pouvoirs bien réels – et l’autoritarisme sans frein de certains dirigeants contemporains. Cette limitation existait, on l’a vu, dans les monarchies anciennes, mais également dans les théocraties musulmanes.

7Plusieurs explications ont été suggérées à cette dérive autoritaire par les communications de ce colloque.

8Il faut d’abord souligner que les pouvoirs coloniaux ont brisé l’organisation ancienne des États africains, dans lesquels tant l’idéologie que l’exercice du pouvoir du chef – ou du roi – aussi personnel que ce dernier pût être parfois, étaient contrebalancés par l’opinion des « anciens » et des « notables » et par toutes sortes de contre-pouvoirs liés à la religion, la coutume, etc. Cette méfiance envers le pouvoir absolu, dans des sociétés qui restaient attachées à des pratiques et des équilibres sociaux consacrés, s’accompagnait souvent d’une défiance profonde envers les individus susceptibles de les pervertir par leur élévation personnelle,

9Ces caractères des pouvoirs africains, aujourd’hui bien connus de nous, sont souvent passés inaperçus aux colonisateurs qui, lorsqu’ils ont bien voulu reconnaître aux peuples qu’ils soumettaient une organisation étatique, ont vu dans leurs souverains des despotes dont ils venaient briser la domination tyrannique.

10Simultanément, l’État colonial français, libéral en métropole, fonctionne outre-mer de manière autoritaire. Malgré les déclarations de principe, les différents pouvoirs – législatif, exécutif et judiciaire –, sont souvent confondus. L’administrateur des colonies a des attributions en matière de police, de justice, de finances (voir le code de l’Indigénat) qui rappellent plus celles de l’intendant d’Ancien Régime1 – ou l’idéologie du pouvoir des despotes éclairés du XVIII^e siècle européen – que celles des fonctionnaires d’autorité métropolitains comme les préfets. L’État colonial échappe largement au contrôle parlementaire, depuis le sénatus-consulte impérial de 1854. Or, c’est précisément dans ce premier État colonial, qui ne commence à se libéraliser qu’avec l’apparition de l’État colonial « tardif » des années d’après 1945, qu’a grandi et a été formée la génération des Africains qui accèdent au pouvoir vers 1960.

11La confiance dans le progrès, l’idée de la nécessité d’opérer une mutation intellectuelle pour accéder à la modernité, paraissent être parmi les éléments principaux transmis par l’école républicaine aux élites qu’elle a formées et qui vont prendre la tête des pays nouvellement indépendants2. Et certes, la politique d’enseignement des colonisateurs a été constamment traversée par une tension entre le souci de former des élites modernes et la crainte de créer des élites déculturées et revendicatrices. Il n’en demeure pas moins vrai que la volonté de donner accès à ce qu’on appelait alors la Civilisation – que nous nous contenterions aujourd’hui d’appeler la civilisation européenne moderne – était un des maîtres mots du discours colonial. Les élites formées, en particulier à l’école William-Ponty, ont repris à leur compte certains des éléments de ce credo, dans la nouvelle école d’après les indépendances, mais aussi dans leur volonté de façonner une nouvelle société. Cela semble vrai aussi bien chez les adeptes du socialisme que chez ceux du libéralisme.

12Par ailleurs, l’édification du socialisme en cours dans certains pays émules de la révolution soviétique a doublement renforcé cette volonté :

• en persuadant qu’une marche forcée vers la modernité et vers le progrès économique pouvait justifier certaines entorses aux libertés individuelles, voire certaines formes de contrainte étatique. On sait combien même des « aristocrates » de naissance comme en Inde Nehru, d’origine brahmane, furent impressionnés par le communisme, sans forcément y adhérer, et virent souvent en lui un moyen de prendre un raccourci sur le chemin menant au développement ;
• en donnant, par l’exemple du Parti unique, un outil permettant de réaliser l’unanimité de la société autour des pères fondateurs et de liquider en toute bonne conscience les oppositions qui s’exprimaient. Des personnalités d’idéologies aussi différentes qu’Houphouët-Boigny et Modibo Keita, des régimes aussi dissemblables que la I^re République de Tsiranana et la II^e République de Ratsiraka à Madagascar ont recouru à ce moyen d’encadrement et de mobilisation, que des contacts multiples avec les mouvements communistes internationaux au moment des luttes pour l’indépendance leur avaient fait connaître.

13Mais si le désir sincère d’accélérer la marche vers le progrès, le souci de réaliser l’unité nationale dans des États multiethniques aux frontières artificielles, ont fourni un alibi commode à la dérive autoritaire générale des nouveaux pouvoirs, des facteurs locaux bien spécifiques l’ont grandement favorisée.

14Pour justifier la monopolisation du pouvoir par les Partis uniques – ceci chez les adeptes des partis uniques – ou pour seulement l’expliquer – cela chez les chercheurs – on a ainsi invoqué le caractère étriqué des classes moyennes africaines instruites et enrichies susceptibles de jouer dans le développement d’une démocratie libérale « à l’africaine » un rôle analogue à celui joué par la bourgeoisie européenne dans l’avènement du libéralisme parlementaire3.

15Nous avons vu également à plusieurs reprises combien l’idéologie et la pratique du pouvoir dans les sociétés africaines anciennes ont pu influencer la construction de pouvoirs d’un type nouveau au moment et après les indépendances : conception unanimiste du pouvoir, incarné par un père fondateur dans laquelle se glissera le parti unique ; réseaux familiaux voire ethniques se superposant aux constructions politiques modernes qui seront manipulés et instrumentalisés par les pouvoirs, et qui compliquent aujourd’hui considérablement l’exercice du multipartisme ; caractère sacré du pouvoir dans les royautés anciennes, dans des sociétés encore largement rurales, où le pouvoir vient de Dieu et non des urnes, et où pouvoir et religion sont circonscrits dans les contours d’un terroir bien circonscrit. D’où la complexité des liens entretenus par les nouveaux pouvoirs avec les pouvoirs anciens et leur volonté constante de se les soumettre, mais aussi le Retour des rois4 qui se manifeste aujourd’hui en plusieurs lieux.

16Il semble ainsi qu’avec des variantes on peut appliquer à de nombreux États le diagnostic posé plus haut par J. Frémigacci à propos de l’État qui émerge à Madagascar au moment de l’indépendance :

« En fait, les différentes composantes modernes de ce dernier ont été très vite investies par les structures mentales d’une culture politique malgache ancienne, refoulée mais vivace, qui ont fini par transformer très profondément l’État constitutionnel que la décolonisation avait mis en place. »

17On terminera par deux remarques :

• ce qui a été suggéré ici à propos de la prégnance sur la société actuelle de conceptions anciennes ressurgies du passé pourrait sans doute être dit également – et l’a déjà été suggéré par d’autres – à propos d’autres sphères : l’économie, la religion, la justice, etc. ;
• les actuelles transformations rapides de la société – équilibre changeant entre ruraux et citadins, entre jeunes et vieux, entre lettrés et analphabètes, entre savoirs locaux et culture mondialisée, etc. –, rendent très difficile toute extrapolation à l’avenir proche des remarques faites à propos d’un passé récent.