1Le titre de notre communication nécessite quelques commentaires et surtout des précautions, tant le rapprochement entre conférence nationale et constitutionnalisme libéral et pluraliste apparaîtra à beaucoup hasardeux… Il convient de s’en expliquer immédiatement.

2On a beaucoup écrit et glosé sur les conférences nationales des années 1990 et les appréciations dont elles ont fait l’objet sont pour le moins diverses, voire opposées. Pour certains, on serait en présence d’une « révolution juridique » (Maurice Kamto), pour d’autres une étape de plus dans la stabilisation d’un pouvoir autoritaire menacé.

UN MOMENT DE L’HISTOIRE POLITIQUE D’UN CERTAIN NOMBRE D’ÉTATS EN AFRIQUE

3Plus simplement, il faut y voir un moment de l’histoire politique d’un certain nombre d’États en Afrique, de quelques-uns d’entre eux ; ce moment, au demeurant, n’a pas revêtu la même forme là où ces conférences se sont déroulées. Il est devenu un mythe, ayant une réalité politique, celle d’une réaction contre un ordre autoritaire et une contestation plus ou moins poussée d’un pouvoir établi, bloqué et usé. Il s’est traduit par une certaine libéralisation du jeu politique c’est-à-dire concrètement, par la reconnaissance de plusieurs libertés publiques, notamment d’expression et de presse, par l’organisation d’élections compétitives mettant en présence une pluralité de partis politiques, autant d’éléments qui ont entraîné le déclenchement de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler des transitions démocratiques, en d’autres termes, selon nous plus pertinents, des transitions politiques dans le sens d’une libéralisation du jeu politique et d’une évolution vers la démocratie, le libéralisme et le constitutionnalisme. Les conférences nationales se sont aussi caractérisées par une mobilisation des forces sociales et politiques, plus ou moins populaires, émanant souvent de secteurs de la population marginalisés tant politiquement qu’économiquement.

4En tout état de cause, les conférences nationales font apparaître une nouvelle manière d’être du jeu politique et des procédures utilisées ; et, quelles que soient les réserves et les critiques, elles marquent une nouvelle orientation politique dans le sens d’un ordre constitutionnel qui n’est plus ineffectif par principe, avec des institutions qui ne sont plus les simples figurants d’un jeu politique moins fermé, plus accessible.

5Pour se référer au thème du colloque et à la décolonisation, on ne peut que souligner le paradoxe de ces nouveaux régimes à l’architecture et aux règles plus proches que jamais de celles du Nord et pour les pays francophones de la France. La rupture n’en existe pas moins, et elle ne doit pas être occultée par ce que l’on appellera de manière inadéquate, le mimétisme institutionnel : elle s’effectue par rapport à un ordre antérieur, autoritaire. Sur le plan institutionnel, cette rupture est nette par rapport aux régimes des années 1970-1980 obéissant à d’autres logiques idéologiques, celles du socialisme ou de l’authenticité, et se caractérisant par des règles renforçant à parfois à l’extrême le pouvoir d’un chef de l’État, le plus souvent militaire, entouré de clans.

6Quoi qu’il en soit, l’Afrique est désormais saisie par le droit constitutionnel pour reprendre l’expression que Louis Favoreu appliquait à la politique. C’est un fait, mais il reste à en mesurer l’étendue, en apprécier la nature et la signification, à en suivre les modalités.

7Après plus de vingt ans de « transitions » on ne peut plus faire abstraction de la généralisation de l’idéologie constitutionnelle qui s’impose d’une manière ou d’une autre aux acteurs africains. L’écart entre le contenu formel de normes et leur application peut être certes plus ou moins grand, mais il n’en reste pas moins que celles-ci possèdent une signification sociale et politique réelle. Un certain nombre d’indices, de commencements de preuve, d’allégations comme aiment le dire les juristes à l’appui de leur démonstration montrent qu’effectivement le droit constitutionnel est moins ineffectif qu’on ne le dit ou le postule…

8Sans pouvoir y insister ici1, on relèvera le changement du rôle du droit et des règles en politique en Afrique : le jeu politique connaît une juridicisation croissante comme en témoigne la place désormais occupée par les considérations juridiques et les arguments de droit dans les débats politiques et les médias ; les occasions sont plus nombreuses où les articles des constitutions trouvent à s’appliquer et à être respectés par les acteurs y compris lorsqu’il s’agit des décisions des cours constitutionnelles, qu’elles censurent, le législateur ou le chef du pouvoir exécutif ou encore le constituant lui-même… Une autre forme d’influence du constitutionnalisme et de son ingénierie est la convocation des ressources du droit constitutionnel dans le cadre de sortie de crise ; leur utilisation est considérée comme un facteur facilitant le processus par la pacification qu’elle implique pour aboutir à des compromis politiques structurant la vie des États… Les exemples en sont devenus fréquents…

9Les conférences nationales auraient ainsi ouvert une boîte de Pandore, cette fois-ci bénéfique, pour le constitutionnalisme et source de dynamiques démocratiques… Elles seraient ainsi animées par un esprit qui s’est perpétué ; le propos n’est pas si utopique que cela : la Cour constitutionnelle du Bénin ne l’a-t-elle pas consacré en tant que norme supraconstitutionnelle en ces termes :

« Considérant que ce mandat de quatre ans, qui est une situation constitutionnellement établie, est le résultat du consensus national dégagé par la conférence des forces vives de la nation de février 1990 et consacré par la Constitution en son préambule qui réaffirme l’opposition fondamentale du peuple béninois à la confiscation du pouvoir ; que même si la Constitution a prévu les modalités de sa propre révision, la détermination du peuple béninois à créer un État de droit et de démocratie pluraliste, la sauvegarde de la sécurité juridique et de la cohésion nationale commandent que toute révision tienne compte des idéaux qui ont présidé à l’adoption de la Constitution du 11 décembre 1990, notamment le consensus national, principe à valeur constitutionnelle ; qu’en conséquence […], la loi constitutionnelle adoptée par l’Assemblée nationale le 23 juin 2006 sans respecter le principe à valeur constitutionnelle ainsi rappelé […] est contraire à la Constitution… » (décision du 13 juillet 2006, n^o 06-074).

DE NOMBREUSES INTERROGATIONS SUR LA RÉALITÉ DE L’ADHÉSION DES GOUVERNANTS ET DE LEURS CONVERSIONS

10Il y a beaucoup à dire sur les intentions des constituants de l’époque des conférences et sur la portée des changements opérés. De nombreuses interrogations sont portées sur la réalité de l’adhésion des gouvernants et de leurs conversions, ainsi que sur l’impact des transformations survenues qui n’auraient affecté qu’en surface les régimes existants, sur leur nature ; on regrette la rareté de l’imagination constitutionnelle et institutionnelle des constituants et de leurs experts qui paraissent avoir parfois oublié que le partage des mêmes idéaux n’implique pas nécessairement l’adoption des mêmes technologies juridiques ; les formes institutionnelles de la démocratie pluraliste et sa pratique varient d’un pays, d’une culture, d’une histoire à l’autre. On voit dans cette approche les causes de la faible appropriation des institutions par les acteurs et les populations…

11D’autres interrogations, plus critiques, sont formulées plus récemment au vu des années écoulées depuis le déclenchement dans les transitions. Des doutes sont émis sur le constitutionnalisme, ses vertus, son avenir ; ils remettent en quelque sorte en cause l’acquis des conférences nationales, plus exactement son message et la dynamique qu’elles ont créé ou que l’on espérait qu’elles avaient créé.

12Ces doutes proviennent des usages qui sont faits du constitutionnalisme. Dans l’euphorie des mouvements démocratiques, on a pu négliger une constante du droit constitutionnel selon laquelle celui-ci peut ne pas être démocratique. Cette constatation ne concerne pas que l’Afrique, loin de là ; mais elle prend de l’ampleur, dans des pays en transition, démocratiquement fragiles. On y observe un dévoiement du constitutionnalisme avec ces utilisations non démocratiques, machiavéliques des constitutions et leurs manipulations à des fins autoritaires, où le respect de la forme, de la légalité l’emporte sur celui de l’esprit.

13Dans ces cas, les régimes ont une apparence constitutionnelle, dissimulant et légitimant l’arbitraire et dans le même sens interdisant toute désobéissance civile en raison de l’interdiction, notamment faite par l’Union africaine comme d’autres organisations internationales, des coups d’État et des révolutions contre des régimes qui ont été investis régulièrement du point de vue formel ; ils revêtent les traits de ces « sociétés illibérales » (F. Zacharia) enfermant les États et leur population dans une impasse destructrice où entrent en conflit la légitimité et la légalité.

14On devine les conséquences négatives pour le constitutionnalisme démocratique de tels détournements d’institutions et d’idéologie…

15Ces usages, ces déviations incitent nombre d’observateurs à se demander si l’époque actuelle ne serait pas celle d’un épuisement du droit constitutionnel dont on remarque, à l’envi, qu’il est ignoré des gouvernés et violé par les gouvernants et qu’il est source des crises et de conflits qu’il prétendait éviter. Il n’est plus rare de voir se tenir des discours des années 1960 sur la compatibilité – ou l’incompatibilité – des pays d’Afrique et du constitutionnalisme, des institutions libérales et démocratiques, telles les élections et du principe même de la démocratie… « Mirages de la démocratie » (V. Hugeux), « illusion électorale » (G. Hermet), ne serait-ce point le sort réservé à ces pays entrés en transition à la fois victimes de constitutions dites mimétiques, importées, et du constitutionnalisme dans son acception libérale et démocratique… ? Bien des développements mériteraient d’être consacrés à une situation que connaissent d’une autre manière les pays entrés dans la « postmodernité », confrontés qu’ils sont au dépassement des modèles institutionnels existants et à la nécessité de « réinventer la démocratie » (P. Rosanvallon).

L’ÉPOQUE SE PRÊTE À UNE TELLE RÉFLEXION CRITIQUE ET PROSPECTIVE EN AFRIQUE

16L’époque se prête à une telle réflexion critique et prospective en Afrique, après 25 ans d’expérience faite à la fois d’acquis et d’appropriation incontestables mais aussi de crises et de conflits. Dans un contexte international plus exigeant sur l’idéologie juridique et l’ingénierie institutionnelle, de nouvelles approches sont développées, certaines sont en cours, destinées à mieux assurer la régulation constitutionnelle et institutionnelle ainsi que l’ancrage et la diffusion démocratiques.

17De nouvelles pistes sont tracées et sont posées un certain nombre de questions qui n’avaient pu l’être au moment de l’élaboration des textes fondamentaux que l’on a qualifiés de « constitutions de l’urgence ». Aujourd’hui, tant chez les politiques que chez les experts, dans des forums ou commissions organisés par les pouvoirs publics, sont évaluées règles et institutions à la lumière de leur usage, et recherchées, au cas par cas, pays par pays, celles qui peuvent être considérées comme conflictogènes ou corruptogènes. Aucun sujet n’est véritablement tabou comme en témoignent les questionnements sur la pertinence du statut réservé au chef de l’État et de son élection au suffrage universel, sur la place à réserver à l’ethnie dans le dispositif constitutionnel, sur le degré de reconnaissance de pluralisme juridique et judiciaire… De nouvelles institutions apparaissent, telles les commissions électorales nationales ; sont mis en chantier les mécanismes permettent l’articulation du pouvoir politique et les segments de ce que l’on appelle la société civile.

18Dans le même sens, et compte tenu de la nécessité de trouver des solutions adaptées aux situations et crises nouvelles et démocratiques, le droit constitutionnel s’enrichit de paradigmes et de principes inédits, jusqu’ici non reconnus ou si peu, tels le principe de consensus et le principe d’inclusivité, dans lequel on voit le moyen d’assurer la garantie des droits de l’homme et des minorités.

19On en vient même à rechercher de nouveaux fondements pour assurer le meilleur ancrage sociétal du constitutionnalisme. La question n’est plus véritablement taboue2 que celle de savoir comment trouver, dans le respect des principes démocratiques universels, des mythes fondateurs, propres aux sociétés concernées, sous peine de n’avoir que des « constitutions sans constitutionnalisme » (V. Hastings Okoth-Ogeno).

20Beaucoup de propositions sont avancées, certaines apparaîtront utopiques, radicales et même dangereuses, lorsqu’elles sont de nature à remettre en cause, par exemple, le principe majoritaire, voire l’élection elle-même… Mais pour en revenir à la problématique de ce colloque, n’est-ce pas là le signe d’une décolonisation, sur le terrain constitutionnel, à laquelle nous assistons ?