INTRODUCTION

1L’Afrique des trois premières décennies de la période postindépendances a été celle des partis uniques1. Leur configuration diffère selon les pays, mais ils reposent sur le même principe qui est de faire de la nation une grande famille. Dans ce moule commun doivent se fondre et se gérer tous les intérêts et toutes les contradictions. Si certains pays ont inscrit le parti unique dans leur Constitution, ce ne fut pas le cas de la Côte d’Ivoire où le pluralisme politique figure au nombre des dispositions légales qui devaient régir la vie nationale.

2Parti unique de fait, conséquence de sa très grande victoire aux élections de l’Assemblée territoriale du 31 mars 1957, le Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) a animé, sans partage, la vie politique ivoirienne jusqu’en 1990, année du retour au multipartisme.

DU PARTI UNIQUE AU MULTIPARTISME

3En 1986, lors d’un séjour en Côte d’Ivoire, Jacques Chirac, Premier ministre français, affirmait que « l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie ». Ces propos avaient choqué beaucoup d’Africains, qui les ont considérés comme la manifestation d’une attitude raciste à leur égard. Dans un contexte mondial de fortes aspirations à la liberté et à la démocratie, ils y voyaient une conspiration contre le désir manifeste des populations du continent au changement.

4La démocratie, à des degrés divers et dans des formes différentes, existe dans toutes les communautés. En Côte d’Ivoire, celle qui se pratique dans les sociétés à classes d’âge du groupe des Akan lagunaires, en est un exemple significatif. Dans les sociétés akan lagunaires du Sud de la Côte d’Ivoire (Ébrié, Adjoukrou, Abouré, etc.), le pouvoir est exercé à tour de rôle par les différentes générations.

5Le chef est choisi parmi les membres de la génération qui accède au pouvoir. Il s’agit d’un système politique participatif où la réalité du pouvoir est détenue, temporairement, par la génération qui a la responsabilité de la gestion des affaires du village. Le cycle de rotation varie suivant les sociétés et les villages. D’une manière générale, le temps d’exercice du pouvoir par la génération est de huit ans.

6À l’expiration de son mandat, une fête est organisée pour transmettre le pouvoir à la génération suivante. La fête de la génération, moment-clé de la vie des sociétés lagunaires de Côte d’Ivoire, est une occasion de ressourcement historique et culturel. Elle allie aussi aspects politiques et militaires. Toute la société est en scène pour renouer les liens séculaires avec les ancêtres et les génies, résoudre les contradictions internes momentanées survenues au sein de la communauté villageoise. Cette démocratie participative, empreinte de convivialité dans la transmission du pouvoir, s’exprime dans un « parti unique » qui, sans exclusive, intègre l’ensemble des membres de la communauté dans la gestion des affaires publiques.

7La culture du parti unique est donc inhérente aux sociétés ivoiriennes. C’est donc sans difficulté que le mode de gestion des villages a été transporté au niveau national.

8La Côte d’Ivoire héritée de la colonisation est une Côte d’Ivoire pluriethnique. Les vagues migratoires successives qui sont à l’origine du peuplement du pays en ont fait, au cours des temps, un creuset où cohabitent plusieurs peuples de cultures différentes. En transposant, dans le cadre des partis uniques, le mode de gestion des villages au niveau national, la fraternité et la solidarité deviennent les principes essentiels sur lesquels reposent l’État et la nation.

9L’ère du parti unique en Côte d’Ivoire se confond à la personne et à la personnalité de Félix Houphouët-Boigny. Ayant su mobiliser la grande partie du peuple ivoirien à un moment crucial de son histoire, parti majoritaire au moment où la France avait compris qu’il valait mieux, pour la métropole, accorder l’indépendance à ses colonies d’Afrique noire, le PDCI et son chef Félix Houphouët-Boigny, héritaient d’un capital de confiance qui leur laissait toute latitude pour organiser la vie sociopolitique nationale. Lors des élections du 31 mars 1957,

« sur les 579 550 suffrages exprimés, 502 711 furent accordés à la liste RDA, consacrant de fait la fin du pluralisme politique en Côte d’Ivoire étant donné l’écrasante majorité de ce parti2 ».

10L’institution du PDCI en parti unique est la suite de ce processus historique. Le héros libérateur, qualifié de « père de la Nation », se donne le devoir de rassembler tous ses enfants en une seule grande famille. Il essaie de tout mettre en œuvre pour ramener les dissidents et les adversaires politiques d’hier au sein de celle-ci. En faisant l’économie des luttes partisanes dans la gestion de la chose publique et la conquête du pouvoir d’État, les dirigeants espéraient consacrer exclusivement leurs énergies aux objectifs du développement national. Réduire les inégalités entre les citoyens, entre les régions, par une meilleure répartition des fruits de la croissance, apparaît très tôt dans les discours politiques comme un impératif pour réaliser la paix sociale.

« Si nous voulons qu’on nous prenne au sérieux à l’étranger, en dehors des frontières de la Côte d’Ivoire, en Afrique et dans le monde, quand nous parlons de paix, d’égalité, il faut qu’à l’intérieur de notre Côte d’Ivoire nous réalisions au préalable la paix entre tous les Ivoiriens, l’unité de tous les Ivoiriens et surtout l’égalité entre tous les Ivoiriens, qu’ils soient du Nord, du Sud, de l’Ouest ou de l’Est3. »

11Par le parti unique et ses principales ramifications que sont l’Union Générale des Travailleurs de Côte d’Ivoire (UGTCI), partisane d’un « syndicalisme de participation responsable », et le Mouvement des Élèves et Étudiants de Côte d’Ivoire (MEECI), cadre de canalisation et d’expression de la jeunesse scolaire et universitaire, Félix Houphouët-Boigny se donnait les moyens de sa politique de développement national. La prospérité de l’économie ivoirienne a tempéré ou mis sous l’éteignoir les revendications politiques. On peut même dire que la course aux richesses matérielles et à l’argent facile endormi les consciences individuelles. Cette période faste de la vie des Ivoiriens a été analysée dans la Sociologie des passions de Claudine Vidal. L’Ivoirien était libre puisqu’il n’avait pas faim. Félix Houphouët-Boigny avait coutume de dire « qu’un homme qui a faim n’est pas un homme libre ». La Côte d’Ivoire rayonnante était le point de mire de l’Afrique et du monde. C’était le temps du miracle ivoirien. Malgré les inégalités qui caractérisaient la société, les populations arrivaient à satisfaire l’essentiel de leurs besoins, surtout dans les domaines de l’éducation et de la santé.

12La crise économique qui s’annonça avec le premier choc pétrolier des années 1970, crise que les Ivoiriens avaient souhaitée passagère en la tournant en dérision (c’était « la conjoncture » !) perdure. C’est la fin du miracle. C’était le réveil brutal. La crise économique, dont les effets ont commencé à se faire ressentir plus fortement au début des années 1980, a entraîné les mesures d’assainissement structurel imposées par les bailleurs de fonds, en particulier le Fonds Monétaire International et la Banque mondiale. L’essoufflement de l’économie nationale, avec comme conséquences la réduction du nombre des sociétés d’État, les licenciements de travailleurs aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé, la perte du pouvoir d’achat des ménages, a entraîné d’importants mouvements de contestations sociales qui ont abouti à des revendications politiques. En ligne de mire des revendications politiques se trouvait le parti unique. Par le développement de la pensée unique qui irriguait toutes les sphères de la société, le monopartisme était devenu un frein à l’expression des capacités individuelles et collectives. Malgré une existence formelle de la démocratie, dans les faits, l’aura du chef transcendait les différentes institutions de contre-pouvoirs qui existaient : Assemblée nationale, Cour suprême, Conseil économique et social, etc. On fait tout pour lui faire plaisir. Il a toujours raison. D’ailleurs, il est le seul à penser. Les hommes politiques ne pouvaient faire de discours sans faire référence à ses propos et pensées. Il faut donc mettre fin à ce qui apparaissait comme un endoctrinement néfaste au développement national.

13En 1990, la Côte d’Ivoire est entrée à pas forcé dans le multipartisme, car c’est à contrecœur que Félix Houphouët-Boigny l’a concédé. Le multipartisme et l’ouverture démocratique, qui en est la conséquence, étaient les prix à payer pour sauver son régime.

14Le retour au multipartisme fut favorablement accueilli par la population ivoirienne qui voyait dans son avènement l’une des conditions essentielles pour arriver à une libération de l’ensemble des énergies à mettre au service de la construction de la nation. Une telle mutation politique offrait la possibilité à tous ceux qui se sentaient exclus ou s’étaient volontairement exclus de la vie politique nationale d’aspirer à diriger un jour le pays. L’application intégrale de la Constitution ivoirienne qui dans son article 7, admet le principe du pluralisme politique, leur en offrait l’occasion. Ce qui était, il y avait quelques mois plus tôt, « une vue de l’esprit » pour Félix Houphouët-Boigny allait devenir une réalité sans une trop grande résistance. L’alternance politique apparaissait comme la seule issue capable de sortir le pays de la crise. Le soutien ouvert des partis politiques nouvellement créés aux travailleurs en lutte, aux paysans appauvris, à tous ceux qui pendant plus de trente ans, ont subi le pouvoir unique dirigé par le PDCI, a fini par convaincre bon nombre d’Ivoiriens du bienfondé de cette démarche : en changeant les hommes et les structures, en renouvelant la classe politique, on aboutira à la solution de la plupart des problèmes socio-économiques.

15Le retour du multipartisme, conséquence de la « rupture du consensus national », n’a pas pour autant mis fin aux réflexes du parti unique. Le PDCI reste le parti dominant et un parti dominateur. Les luttes pour la conservation du pouvoir vont se traduire par des violences aux intensités variables selon les moments. Dans la gestion du multipartisme par le PDCI, trois dates principales peuvent être retenues : 1992, 1995, 1999. À ces dates sont reliés des événements : « l’assaut final » du FPI, le « boycott actif » du Front républicain (FPI et RDR) et le coup d’État de Robert Guéï. Ces événements ont ébranlé, par leurs conséquences, la cohésion nationale à des degrés divers. Le coup d’État de 1999, qui a été considéré par les leaders des partis de l’opposition comme une action salutaire pour l’avènement d’une Côte d’Ivoire véritablement démocratique, marque la véritable rupture avec le parti unique.

16Pour marquer cette rupture, la Constitution de 1960 a subi un toilettage pour en extirper tout ce qui se présentait comme un frein à l’expression démocratique. Un référendum consacre le nouvel élan démocratique inspiré par les partis de l’opposition menés par le FPI. Ce qui était implicite dans le préambule de la Constitution de 1960 devient plus explicite dans celui de 2000.

17Voici les textes des deux préambules :

« Préambule de la Constitution de 1960
Le peuple de Côte d’Ivoire présente son attachement aux principes de la démocratie et des Droits de l’homme tels qu’ils ont été définis par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, par la Déclaration universelle de 1948, et tels qu’ils sont garantis par la première Constitution.
Il affirme sa volonté de coopérer dans la paix et l’amitié avec tous les peuples qui partagent son idéal de justice, de liberté, d’égalité, de fraternité et de solidarité humaine. »

« Préambule de la Constitution de 2000
Le peuple de Côte d’Ivoire
Conscient de sa liberté et de son identité nationale, de sa responsabilité devant l’histoire et l’humanité,
Conscient de sa diversité ethnique, culturelle et religieuse, et désireux de bâtir une nation unie solidaire et prospère.
Convaincu que l’union dans le respect de cette diversité assure le progrès économique et le bien-être social,
Profondément attaché à la légalité constitutionnelle et aux institutions démocratiques, à la dignité de la personne, aux valeurs culturelles et spirituelles, Proclame son adhésion aux droits et libertés tels que définis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981,
Exprime son attachement aux valeurs démocratiques reconnues à tous les peuples libres, notamment :

• le respect et la protection des libertés fondamentales tant individuelles que collectives,
• la séparation et l’équilibre des pouvoirs ;
• la transparence dans la conduite des affaires publiques ;

S’engage à promouvoir l’intégration régionale et sous-régionale en vue de la constitution de l’Unité africaine,
Se donne librement et solennellement comme loi fondamentale la présente Constitution adoptée par référendum. »

18Les principes clairement énoncés dans le préambule de la nouvelle Constitution auguraient un avenir démocratique sous de meilleurs auspices. Il n’était pas nécessaire de parcourir le texte dans son entièreté pour en saisir les éléments fondamentaux. Toutes les conditions légales étaient réunies pour bâtir une nation solidaire, respectant les droits des uns et des autres, où le jeu démocratique repose sur des bases transparentes.

19La transition politique instaurée par le régime militaire du général Robert Guéï, malgré le désir d’élaborer une « Constitution consensuelle », a été prise dans l’engrenage des problèmes qui avaient entraîné la chute du régime précédent. Les débats sur la nationalité de l’ancien Premier ministre Alassane Dramane Ouattara et l’ivoirité vont connaître une résurgence mais avec de nouveaux défenseurs. Le désir de Robert Guéï de se maintenir au pouvoir, d’abord à travers une stratégie d’élimination des candidats du PDCI et du RDR au moment de l’examen des dossiers, ensuite, par la contestation des résultats communiqués par la Commission Nationale Électorale (CNE) qui donnaient une avance au candidat du FPI, va être le détonateur de vastes mouvements de contestation. Contestations et répression vont plonger la société ivoirienne dans la violence : contestations, surtout, des militants du FPI, pour arracher le pouvoir au général Robert Guéï, contestations des militants du RDR demandant la reprise des élections présidentielles et des élections législatives auxquelles leur parti n’a pu participer. Beaucoup d’Ivoiriens et d’étrangers ont perdu la vie dans les différentes manifestations qui ont eu lieu avant et après les élections, surtout l’élection présidentielle du 22 octobre 2000 qui voit l’accession de Laurent Gbagbo au pouvoir.

20Cette accession au pouvoir, malgré des « élections calamiteuses », selon les termes de Laurent Gbagbo, et des morts dont les coupables restent toujours inconnus et impunis, représentait un véritable espoir et défi pour une nouvelle Côte d’Ivoire. C’est l’accession au pouvoir d’une gauche démocratique et généreuse qui a fait rêver les Ivoiriens. C’est le passage de la théorie à la pratique politique en appliquant sa thérapie à une Côte d’Ivoire malade qui a besoin d’être « gouvernée autrement » grâce à « son alternative démocratique ».

MULTIPARTISME ET TRIBALISME : LA CÔTE D’IVOIRE EN LAMBEAUX

21Laurent Gbagbo hérite du lourd héritage de la gestion du PDCI avec ses actifs et ses passifs. Dans tous les cas de figure, quelle que soit sa nature et quelle que soit la société, celui qui bénéficie de l’héritage assume totalement les privilèges, les charges et les contraintes qui lui sont liées. Parmi les critères participant à la désignation de l’héritier, surtout dans le domaine politique, il y a la capacité à assumer cette charge. Dans les sociétés monarchiques où la transmission du pouvoir est héréditaire, parmi les héritiers potentiels de la famille, du lignage ou du clan, c’est celui qui, par sa valeur morale, son esprit d’équité et de justice, de respect des normes sociales et son sens communautaire, a des chances d’être désigné pour conduire les destinées de la société. Ces principes demeurent valables dans les petites communautés où le pouvoir est plus collégial qu’individuel.

22L’héritage en Afrique est un bien qui doit s’accroître avec le temps. Il ne doit pas être dilapidé. Pour les biens matériels, il s’agit d’une augmentation de la quantité. Sur le plan économique, il s’agit d’accroître le rayonnement économique et social de la société. L’évolution des sociétés africaines a entraîné des transformations dans les systèmes politiques. Aux formes anciennes de la démocratie que l’on rencontrait en Afrique, à la démocratie de « l’arbre à palabres », où chacun pouvait s’exprimer plus ou moins librement sur les affaires de la communauté, et à celles de la classe d’âge où l’alternance du pouvoir était réglée par un système de rotation entre les différentes générations, s’est substituée la démocratie occidentale qui repose sur le principe de l’égalité de tous les citoyens devant la loi. L’une des conséquences de cette démocratie est la liberté d’expression ou d’association qui est laissée à tous les citoyens.

23Le pluralisme politique s’exprime à travers l’existence de plusieurs partis politiques. Le pouvoir n’est plus héréditaire, mais il est soumis à compétition à travers des élections démocratiques. L’alternance politique, qui devient une des conséquences des élections, peut entraîner un changement du détenteur du pouvoir exécutif à l’intérieur de la même famille politique ou se traduire par le passage de ce pouvoir d’une famille politique à une autre. La continuité de la nation implique, quel que soit le parti ou l’homme politique qui incarne le pouvoir, qu’il reçoive un héritage qui est non seulement le fruit des actions menées par les dirigeants qui l’ont précédé mais aussi de toute l’histoire de la communauté. C’est donc conscients de toutes les dimensions de leur société, de ses forces et faiblesses, que tous ceux qui aspirent au pouvoir élaborent leurs programmes de gouvernement. Il s’agit pour eux, à travers des stratégies appropriées, d’arriver à combler les lacunes et insuffisances de leur société en apportant un mieux-être à leurs concitoyens. Les campagnes électorales sont révélatrices des projets qui visent à apporter de meilleures conditions de vie à tous les citoyens, surtout les catégories les plus défavorisées. Pendant cette période, les partis politiques ont des solutions à tous problèmes économiques, sociaux et politiques qui perdurent depuis des décennies mais qui ont trouvé difficilement ou pas du tout des réponses.

24Les États modernes, dont les constitutions font référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, admettent que tous les hommes naissent libres et égaux en droits. Mais l’adhésion à ces principes, qui devraient guider la gestion des citoyens, n’est pas toujours en conformité avec les pratiques politiques. Des restrictions volontaires sont notées, ici et là, en fonction des réalités particulières. En Côte d’Ivoire, les principes démocratiques étaient clairement affirmés dans la Constitution mais le parti unique, le PDCI, qui rassemblait tous les citoyens dans un même creuset, a été imposé comme choix politique pour la gestion de l’État. Tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes chances d’entreprendre. Mais ce principe d’égalité est légèrement tempéré par les avantages et privilèges que peut procurer la position que les uns et les autres occupent dans l’appareil politique. Le « bonus », qui découle de la participation plus ou moins active à la vie politique, est accordé à tout le monde, sans exclusive, sans différenciation ethnique, régionale, religieuse ou de rang social. La seule condition pour en bénéficier était de faire preuve d’un militantisme avéré. L’enfant de tout militant pouvait bénéficier de ce « bonus » politique. Les privilèges ainsi accordés à quelques membres de la nation ivoirienne ne privaient cependant pas ceux qui avaient du mérite ou de la compétence dans un domaine précis, scolaire ou professionnel, d’en tirer les avantages conséquents.

25Dans le cadre du parti unique, le parti et l’État, le citoyen et le militant se confondaient. Une décision prise par l’instance politique était aussitôt répercutée au niveau de l’instance étatique. Une décision prise au niveau de l’État était automatiquement traduite en mot d’ordre au niveau du parti. Le retour au multipartisme rompt le lien entre le citoyen et le militant. Désormais, les citoyens sont libres de militer dans le parti politique de leur choix. Aucun parti politique ne peut s’exprimer ou agir, d’une manière ou d’une autre, au nom de l’État ou de la nation. Malgré leurs appartenances politiques différentes, tous les citoyens devraient toutefois avoir droit aux services de l’État dans l’équité.

26En prenant connaissance du gouvernement de Laurent Gbagbo, les Ivoiriens ont commencé à avoir des « suspicions légitimes » et des doutes sur sa capacité à gérer la Côte d’Ivoire selon les normes de la bonne gouvernance. Leur éternel humour caustique n’a pas manqué de qualifier ce gouvernement de « BAD ». Ces lettres régissent respectivement « Bété », « Attié » et « Dida », les trois groupes ethniques qui vont constituer le noyau dur du pouvoir du FPI. Avec le temps, la « suspicion légitime » des Ivoiriens va se transformer en certitude, car le tribalisme informel qui avait cours sous le régime du parti unique s’est mu en un tribalisme presque institutionnel, officiel.

27Le multipartisme, évolution souhaitée qui est devenue une réalité en 1990, est remis en question par la pratique quotidienne de ceux qui ont désormais en main la gestion des affaires de l’État. Au fil des années, surtout depuis l’arrivée de Laurent Gbagbo au pouvoir, l’accès à des postes de responsabilité et à des emplois dans l’administration publique est conditionné par l’adhésion au FPI. Toutes les prestations offertes par l’État au citoyen sont soumises aux mêmes conditions. Le chantage politique est devenu l’arme essentielle qui permet aux tenants du pouvoir de tenir sous leur emprise une grande partie de la jeunesse ivoirienne désœuvrée et frappée de chômage. Cette conditionnalité à l’emploi, véritable ruse, n’est qu’une grande arnaque pour soutirer de l’argent à travers des frais d’inscription, à tous ceux qui mordent à l’appât. Parmi les nombreuses victimes de cette arnaque se trouvent les miliciens à qui on fait remplir des dossiers et qui courent toujours après un emploi promis mais qui n’arrive jamais. L’un d’entre eux, Jean-Marc Gnaly, qui se dit secrétaire général du « Mouvement révolutionnaire des forces miliciennes », une des composantes du Groupement de Patriotes pour la Paix (GPP), « soldat de 2^e classe », matricule n^o 110047, membre de la « compagnie Panthère », s’est confié spontanément à la presse. En fait, il ne fait que révéler au grand jour une pratique qui est sue depuis longtemps de tous les Ivoiriens.

« Nous voulons du travail comme tous les autres jeunes. Il faut que les gens nous écoutent. Nous avons déposé des dossiers au siège du FPI en zone 4. Certains de nos camarades étaient malades après notre formation. D’autres devraient subir des interventions chirurgicales, d’autres aussi voudraient retourner à l’école. Mais je vous assure, nous n’avons pas été entendus. Depuis 2004, nous courons derrière les dossiers. On nous demande de militer d’abord à la JFPI » (Le Nouveau Réveil, 21 mai 2008).

28Laurent Gbagbo, contraint de partager son pouvoir à la suite de la tentative du coup d’État qui s’est muée en rébellion armée entraînant la partition du territoire national en deux, a mis en place un État parallèle (gouvernement, administration, armée, police, gendarmerie, etc.) dont tous les rouages sont contrôlés par les membres de la tribu et les militants du FPI. La véritable citoyenneté ivoirienne est désormais circonscrite au cercle restreint des militants du FPI. L’accès à l’emploi et l’admission aux concours administratifs leur sont réservés en priorité. Les militants, sympathisants, parents et proches du régime, étaient, sans les passer, admis d’office aux différents concours de la fonction publique. Ce qui était colporté par la rumeur publique, depuis des années, a été révélé au grand jour par Mamadou Coulibaly, président de l’Assemblée nationale, deuxième personnage de l’État et troisième vice-président du FPI. Par cette pratique, le FPI a totalement verrouillé le jeu politique par une mainmise complète sur l’administration, particulièrement sur les secteurs de la sécurité et de la défense.

29La question de la gestion foncière sera également fortement marquée du sceau du tribalisme. En prenant le contre-pied de Félix Houphouët-Boigny, qui aurait affirmé que la terre appartient à celui qui la met en valeur, le FPI soutient désormais que la terre appartient au propriétaire. La gestion de l’exacerbation des conflits, nés de la compréhension de la loi de 1998 sur le domaine foncier rural, entre les communautés autochtones et les « étrangers », quelle que soit leur nationalité, va aboutir à une officialisation du système du tutorat, pratique coutumière de gestion des rapports fonciers entre les propriétaires terriens et leurs hôtes.

30Les migrants, installés dans les zones forestières de l’Ouest, vivent sous la tutelle de ceux qui les ont accueillis. Le tuteur, c’est celui qui a vendu ou offert de la terre à un étranger. Le tuteur, c’est aussi celui qui, l’ayant reçu en premier lieu, a servi d’intermédiaire auprès d’un propriétaire terrien pour qu’il puisse, par don ou achat, entrer en possession d’une portion de terre. Le tutorat, inscrit dans les traditions ivoiriennes d’hospitalité, permet, en dehors du cadre légal, une gestion maîtrisée des relations entre les communautés. Dans la recherche des solutions durables aux récurrents conflits fonciers, traduits parfois par des affrontements sanglants, les pouvoirs publics, à travers le ministère de la Réconciliation nationale, vont élaborer un code de cohésion sociale et de cohabitation pacifique dont l’une des conséquences indirectes est une mise sous tutelle de toutes les populations « étrangères ». Les Ivoiriens qui se trouvent dans cette catégorie de population, les allochtones, deviennent ainsi, officiellement, des citoyens de seconde zone.

31Le code d’intégration sociale et de cohabitation pacifique avait pour ambition de régir les relations entre trois catégories de populations : les autochtones des zones forestières de l’Ouest, les Ivoiriens originaires des autres régions qui y ont migré (les allochtones) et les populations étrangères (les allogènes). Certains aspects de ce code contenus dans les articles 2 et 3 sont de véritables atteintes aux droits de l’homme et du citoyen.

« Article 2

• Chaque allogène, chef de famille, doit avoir un tuteur autochtone qui lui servira d’intermédiaire pour nécessité d’intégration culturelle, sociale et économique.
• Chaque membre d’une communauté doit posséder une pièce officielle d’identification.
• Tout nouvel allogène dans la communauté villageoise doit être présenté au chef de village en vue de la consolidation de la relation de confiance. »

« Article 3

• Les nationaux (autochtones et allochtones) et les non-nationaux (allogènes) doivent considérer leur village d’accueil comme leur village et participer à la vie socio-économique du village.
• Les allochtones et les allogènes doivent habiter sur le même site que les autochtones. Par conséquent, le principe des allochtones et/ou allogènes qui consiste à créer un quartier ou un village à part est désormais proscrit.
• Les membres des communautés doivent promouvoir les principes de solidarité.
• La cohabitation exige le respect des us et coutumes du terroir. »

32La rébellion armée du 19 septembre 2002, dont les membres sont presque tous originaires du Nord de la Côte d’Ivoire, est venue en rajouter au caractère tribaliste de la lutte pour la conquête du pouvoir.

33À l’approche des élections générales, dont le premier acte concernait la présidentielle prévue pour le 30 novembre 2008, Laurent Gbagbo « découvre » les dangers du tribalisme. Le repli identitaire en cas d’insécurité physique ou morale, phénomène normal, car l’individu est d’abord membre d’une entité socioculturelle, atteint son paroxysme avec les crises qui mettent à mal l’unité nationale. Le réveil antitribaliste du chef de l’État est né suite à des propos tenus par Kouadio Konan Bertin (KKB), président de la jeunesse du PDCI (JPDCI) à Dimbokro, au mois de décembre 2007. Dans son intervention, ce dernier a désigné le chef de l’État comme étant la principale source de tribalisme en Côte d’Ivoire. Gagnoa, sa région natale, où les Baoulé vivent constamment sous la menace de ses parents Bété, serait le haut siège de ce phénomène.

« Je dis à Laurent Gbagbo qu’en Côte d’Ivoire, il est le plus mal placé pour donner des leçons de tribalisme à qui que ce soit. Je dis à Laurent Gbagbo que le tribalisme ne ressemble pas à la région du N’Zi Comoé. […] Le tribalisme, c’est ailleurs, et suivez mon regard. Depuis qu’on a commencé les audiences foraines, la seule localité où on empêche les Ivoiriens d’aller se faire enrôler, c’est Gagnoa, la région natale de Laurent Gbagbo. C’est dans cette localité-là que, depuis le retour au multipartisme, des Ivoiriens n’ont pas le droit d’aller voter. C’est dans cette localité-là qu’on va couper les cacaoyers des allogènes, qu’on tue des gens parce qu’ils ne sont pas chez eux. C’est dans cette localité-là qu’on a massacré près de 3 000 Baoulé pendant la guerre. […] Gbagbo ne peut pas faire des leçons de tribalisme… Mais si Gbagbo veut avoir les Baoulé avec lui, c’est à une condition. Qu’il permette aux Baoulé de vivre dans la paix, la quiétude, dans les régions de Daloa, de Soubré, de Man et de partout. Le jour où les Baoulé auront la paix dans ces régions-là, alors seulement Gbagbo pourra avoir la sympathie des Baoulé. Mais tant que ce ne sera pas le cas, il va tout faire, jamais aucun ne recevra Gbagbo parce qu’il n’a jamais eu de respect ni de considération pour les Baoulé dans ce pays. C’est lui qui a instrumentalisé ses parents. »

34En visite, au mois de janvier 2008, à Adzopé, Laurent Gbagbo donne une réplique directe au président de la JPDCI :

« Il y a des gens, pour peu (qui) se replient sur leur tribu. Aucune tribu en Côte d’Ivoire ne peut gagner seule une élection. Mais, en plus, le tribalisme est dangereux. Il faut effacer le tribalisme. Il faut l’extraire, il faut l’exterminer, il faut le jeter au feu. Il faut que la Côte d’Ivoire soit à jamais débarrassée du tribalisme. On trouve des jeunes qui n’ont rien d’autre à dire que de semer la guerre du tribalisme partout où ils passent. Il faut les toucher. Je vous le dis, je ferai créer un projet de loi contre le tribalisme, contre le racisme et contre la xénophobie, pour que chacun respecte l’autre. Un être humain doit respecter un autre être humain. Jouer avec le tribalisme, ce n’est pas digne d’un État moderne. »

35Pour concrétiser l’intention du chef de l’État, le Conseil des ministres du 27 mars 2008 exalte un projet de loi

« modifiant et complétant les dispositions du Code pénal relatives à la répression du racisme, de la xénophobie, du tribalisme et des discriminations raciales et religieuses ».

36En tournée de précampagne électorale dans la région de la Marahoue, Simone Gbagbo, présidente du groupe parlementaire et deuxième vice-présidente du FPL, est constamment revenue sur le thème du tribalisme qui mine la société ivoirienne : « Les élections fixées au 30 novembre 2008, on ne doit plus choisir un président sur la base ethnique ou tribale mais par sa compétence et par sa capacité à développer notre beau pays. » Lors de l’ouverture de la première session ordinaire de l’Assemblée nationale, le 30 avril 2008, à Yamoussoukro, le président de cette institution, Mamadou Koulibaly, condamne à son tour le tribalisme qui gangrène la société ivoirienne. Il déplore que le tribalisme et l’ethnicisme soient utilisés à des fins électoralistes.

37Le projet de loi présenté par Mamadou Koné, ministre de la Justice, vise

« à renforcer la législation existante, afin de rendre plus dissuasive et plus efficace la répression du racisme, de la xénophobie, du tribalisme et de la discrimination raciale ou religieuse ».

38Il érige la pratique et les actes en infractions autonomes et les punit de peines criminelles. Le 30 juillet 2008, les députés présents à l’Assemblée nationale adoptent, à l’unanimité, la nouvelle loi, qui

« punit d’un emprisonnement de cinq à dix ans et inflige une amende de 500 000 à 5 millions de francs CFA à quiconque se rend coupable de racisme, de xénophobie et de tribalisme. La peine est doublée si l’infraction a été commise par voie de presse (écrite ou audiovisuelle), sur tout support écrit ou tout autre instrument des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Elle est également applicable si l’infraction a été commise lors de discours tenus à l’occasion ou au cours d’une manifestation publique ou d’un rassemblement politique ».

39Malgré le vote de la loi, les comportements des hommes politiques ne changent pas pour autant. Celui de Laurent Dona Fologo, président du Rassemblement pour la Paix, le Progrès et le Partage (RPPP), en campagne électorale dans l’Ouest pour le compte de Laurent Gbagbo, en est une remarquable illustration. Le quotidien gouvernemental Fraternité Matin dans son édition du jeudi 28 août 2008 rapporte les propos qu’il y a tenus :

« Le président du parti a émis un vœu de voir l’Ouest et le Nord comme les deux piliers du RPPP. Car, dira-t-il, aucune ethnie ne peut gouverner la Côte d’Ivoire. Il faut faire des alliances ethniques. »

40Une première question peut être posée : l’intention de Laurent Dona Fologo, président du Conseil économique et social, l’une des institutions de la République, de bâtir des alliances ethniques pour la conquête du pouvoir d’État ne relève-t-elle pas du tribalisme ? La seconde question, qui déroule de la première, est celle-ci : le Nord et l’Ouest vont-ils s’allier contre qui ? La réponse à cette dernière question n’est pas difficile à trouver. Les espaces géographiques exclus des alliances ethniques telles que conçues par Laurent Dona Fologo sont le Centre, le Sud et l’Est, trois régions occupées, si l’on se place dans un contexte de « pureté ethnique », par les Akan.

41Toute société est marquée par des contradictions qui peuvent déboucher sur des conflits plus ou moins importants. La guerre est une des contradictions majeures qui peuvent survenir au sein de la société. Mais quelle que soit la nature des contradictions et des conflits, le plus important est d’arriver à les surmonter afin d’aboutir à un nouveau contrat social où les aspirations de toutes les composantes de la nation sont prises en compte. Les réajustements indispensables permettent de repartir sur de nouvelles bases.

42La crise militaro-politique ivoirienne, par les violences qu’elle a engendrées de part et d’autre, a provoqué beaucoup d’interrogations et d’inquiétudes au sein des populations qui ont été prises en otage par un conflit pour lequel elles ne sont pas du tout des parties prenantes. La division du territoire en deux n’est pas le reflet exact d’un conflit dont les racines se trouvent au cœur des communautés mais elle est beaucoup plus l’expression des ambitions d’hommes politiques aspirant au pouvoir d’État. Les populations, dans leur ensemble, indépendamment de leur appartenance ethnique ou religieuse, ont été condamnées à subir les conditions humaines, matérielles et sociales d’une guerre qui était devenue un instrument de pouvoir ou d’enrichissement pour des groupes d’individus qui ont transformé le drame des populations ivoiriennes en un simple jeu de cartes.

43Les rivalités politiques nées de la compétition pour la conquête du pouvoir d’État ont plongé la société ivoirienne en dans le pire des animalités. Elles ont fait voler en éclats les cadres traditionnels de prévention et de gestion des conflits. Les alliances interethniques séculaires, nées du voisinage et des unions matrimoniales, n’ont pas pu résister à la folie meurtrière provoquée par les ambitions politiques partisanes. La jeunesse, instrumentalisée à l’extrême, s’est transformée en une véritable machine à tuer à laquelle aucune barrière morale ou sociale ne pouvait résister. Dans un rapport fait en 2005, Human Right Watch parle d’un « pays au bord du gouffre ». L’extrait du rapport qui suit est plus qu’éloquent sur l’état de décomposition de la société ivoirienne.

« La junte militaire au pouvoir de 1999 à 2000 et le conflit armé de 2002-2003 entre le gouvernement et les rebelles basés au nord, en plus de l’agitation politique et de l’impasse qui ont suivi, ont été ponctués d’atrocités indignes, tant de la part du gouvernement que des forces rebelles, à savoir des exécutions politiques, des massacres, des “disparitions” et de nombreux cas de torture. La montée croissante de l’impunité des groupes armés de toutes les parties au conflit, mais en particulier des milices progouvernementales, a débouché sur des cas de plus en plus répandus de violences contre des civils. Le climat politique et social est de plus en plus polarisé et caractérisé par l’intolérance, la xénophobie et la suspicion, soulevant des craintes quant à ce qui pourrait arriver en cas de reprise totale des hostilités. »

44Dans le résumé de son article « La brutalisation du champ politique ivoirien, 1990-2003 », Claudine Vidal écrit :

« Il n’y a pas si longtemps, on pouvait entendre des Ivoiriens s’enorgueillir de leur pacifisme, accepter ironiquement de passer pour lâches auprès de voisins en proie à des coups d’État et à des luttes fratricides pour le pouvoir. La culture de la paix était devenue, dans le discours public, le symbole même de la Côte d’Ivoire, si bien que la stabilité politique qui avait suivi l’indépendance semblait acquise. […] La violence qui envahit désormais la quotidienneté ivoirienne ne date pas de septembre 2002, ni même de décembre 1999. La brutalisation des rapports de force politiques a commencé, ou plus exactement recommencé, au début des années 1990, du vivant d’Houphouët-Boigny, et les transgressions de ce qui paraissait inacceptable se multipliant, le pire est advenu : des fractions de la population ont fini par tolérer que des actes de guerre civile soient commis par des groupes armés censés défendre leurs intérêts, ont accepté que les rapports de force politiques entraînent l’élimination physique d’individus appartenant à des catégories sociales considérées comme adversaires4. »

45Malgré les violences quotidiennes dont l’intensité allait en croissant, personne ne pouvait s’imaginer que le pire pouvait arriver. Les enjeux des élections présidentielles, constamment repoussées par Laurent Gbagbo et le FPI, faisaient craindre des situations difficiles. Tout le processus, de l’identification des électeurs jusqu’à la confection des listes et cartes électorales, a été émaillé de violences. L’espoir d’une sortie de crise pacifique fut tout de même permis après le premier tour marqué par un fort taux de participation mais relativement calme. Des signes avant-coureurs des violences postélectorales du second tour étaient déjà perceptibles dans les attitudes et propos de Laurent Gbagbo, mais l’euphorie du premier tour en a toutefois minimisé la portée.

46Parti minoritaire porté à la magistrature suprême par la dynamique du coup d’État de 1999, le FPI et son leader savaient qu’ils avaient très peu de chance de conserver le pouvoir par la voie des urnes. Ils n’ont pas su s’attirer les faveurs des populations du Centre et du Nord qui constituent une part importante de l’électorat national. Avec les populations du centre (Baoulé), il n’y a jamais vraiment eu d’atomes crochus. Les problèmes fonciers dans l’Ouest forestier ivoirien en constituent la raison principale.

47À défaut d’une réélection, il fallait confisquer le pouvoir le plus longtemps possible. Tous les artifices ont été utilisés, mais, comme le disent les chanteurs du zouglou, quelle que soit la longueur de la nuit, le jour finit par arriver.

48Le débat qui a opposé Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara avant le second tour de l’élection présidentielle du 24 novembre 2010 a été présenté comme une première en Afrique. La tenue des deux candidats, marquée par une attitude respectueuse l’un envers l’autre, a été saluée par le monde entier. Il en reste cependant un goût d’inachevé chez tous les téléspectateurs quand le président sortant n’a pas voulu répondre franchement à la question de savoir s’il respecterait le verdict des urnes s’il était battu. Des positions exprimées par plusieurs dirigeants du FPI dans des interviews laissaient entrevoir en filigrane ce qui allait se passer si leur candidat était battu. Ils accepteraient le verdict des urnes si toutes les conditions pour une élection juste, transparente et démocratique sont réunies. Le désarmement des « rebelles » était constamment indexé, alors que leur leader, après la cérémonie de la flamme de la paix à Bouaké le 20 juillet 2007, invitait tous les Ivoiriens à circuler, sans crainte, sur l’ensemble du territoire national car la guerre était terminée. Il a lui-même donné l’exemple en faisant le tour de la Côte d’Ivoire.

49En remontant deux années en arrière, la même question posée à Laurent Gbagbo par le journaliste Ulysse Gosset dans le cadre de l’émission « Talk de Paris » de France 24, malgré des hésitations, avait fini par avoir une réponse qui était significative du « coup » que le FPI préparait. La question posée par le journaliste était la suivante : « Si vous êtes candidat, allez-vous respecter le scrutin des urnes ? Avez-vous envisagé d’être battu par exemple ? » Voici la réponse de Laurent Gbagbo :

« Lorsque l’on va aux élections, on peut gagner comme perdre. Si on envisage uniquement de perdre, on a tort, ce n’est pas la peine d’y aller. Si on envisage uniquement de gagner, on a tort aussi. Cela reste ouvert. Je ferai tout pour que le sort me reste favorable si je suis candidat… »

50Le journaliste insiste sur cette question :

« Posons la question autrement. Si vous étiez battu, accepteriez-vous de céder le pouvoir à celui qui aurait plus de voix pour respecter la démocratie ? Est-ce que vous allez respecter le scrutin des urnes, quel qu’il soit5 ? »

51La nouvelle réponse de Laurent Gbagbo est : « Oui, oui, oui. Mais, pourquoi je serais battu ? Pourquoi je serais battu ? » Il affirme : « On peut être aussi battu, mais c’est une hypothèse. »

52Laurent Gbagbo a commencé à mettre au point sa stratégie pour conserver le pouvoir dès qu’il y a accédé. Éliminer physiquement les principaux adversaires politiques lui permettait de déblayer le chemin pour atteindre un tel objectif. D’après le site français Marianne.fr, qui semble bien informé, la rébellion de 2002 a été un coup préparé par Laurent Gbagbo lui-même mais qui a fini par lui échapper. Le 7 octobre 2002, dans un article intitulé « Laurent Gbagbo le pompier pyromane », Patrick Girard écrit :

« Trouver les remèdes à la crise économique dépassait les compétences de Gbagbo, excellent guitariste au demeurant mais médiocre homme d’État. D’où sa décision de restaurer son autorité en optant pour la fuite en avant ; le président a ainsi poussé à l’insurrection les militaires du FANCI (Forces Armées Nationales de la Côte d’Ivoire), en répandant des rumeurs sur le licenciement de plusieurs centaines d’entre eux. Détail éloquent : on veilla avec un zèle suspect à ne point leur confisquer leurs armes… Peu de temps auparavant les garnisons du nord avaient, en effet, reçu de nombreux renforts, choisis de préférence parmi les victimes probables du futur dégraissage des effectifs. Comme si le gouvernement tenait à regrouper en un même lieu les conjurés qu’il désignerait ensuite à l’opinion publique nationale et internationale comme les auteurs responsables de sa propre machination. Radicalisés par la menace de perdre leur gagne-pain et ses à-côtés lucratifs tels que le racket et les extorsions de fonds, les insurgés sont tombés dans le piège tendu par le pouvoir. […] Or, le gouvernement a, lui, profité de l’extrême confusion régnant à Abidjan pour tenter de liquider, grâce à la gendarmerie, sa garde prétorienne, l’ensemble de ses adversaires. C’est ainsi que Robert Guéï mais aussi le ministre de l’Intérieur, Boga Doudou, opposé à cette stratégie du pire, ont été exécutés par les “loyalistes”, tandis que Alassane Dramane Ouattara échappait à la mort en cherchant refuge à l’ambassade d’Allemagne puis dans nos locaux diplomatiques. Dépassé par les événements, le ministre de la Défense, artisan de ce scénario, s’était mis à l’abri dans un placard. »

53La conquête ou la conservation à tout prix du pouvoir d’État a fait perdre le sens des valeurs aux hommes politiques. Dans toutes les sociétés ivoiriennes, l’homme, en tant que valeur, prime devant tout bien matériel ; la vie de l’être humain est sacrée. Le sang qui symbolise cette vie occupe une place importante au sein des communautés et dans le système des alliances interethniques ; il est absolument interdit de verser le sang d’un allié. Le faire, c’est mettre la vie de toute la communauté en danger. Il faut vite réparer ce sacrilège par les rites propitiatoires appropriés.

54Depuis l’avènement du multipartisme, il y a une désacralisation de la vie humaine qui pèse très peu sur la scène des rivalités et intérêts politiques. Les violences et tueries postélectorales de l’élection présidentielle de novembre 2010 dépassent, par leur nature et leur ampleur, l’entendement humain. Elles nous font pénétrer de plain-pied dans le monde de la barbarie et de l’animalité la plus sauvage. Aujourd’hui, dans un monde où la défense et le respect des libertés individuelles et collectives, la défense et le respect des droits humains sont devenus les socles sur lesquels doivent reposer la gouvernance des États et des nations, tout ce qui vient de se passer défie toute logique et compréhension. En effet, rien ne peut justifier ces atrocités, commises parfois par des jeunes, à peine sortis de l’adolescence, sur des personnes dont le seul tort est d’appartenir au « mauvais » groupe ethnique ou parti politique. Comment comprendre qu’une marche de protestation politique soit dispersée par des hélicoptères de combat comme ce fut le cas le 25 mars 2004 lors d’une manifestation de l’opposition ? Le bilan, d’après l’ONU, est de 120 morts tandis que les partis concernés en avancent au moins 300. Comment comprendre qu’on puisse tirer à balles réelles sur une foule qui manifestait contre la vie chère à Abidjan les 31 mars et 1^er avril 2008 ? Le paradoxe, c’est que ceux qui ordonnent de tirer sur les foules sont ceux-là mêmes qui ont été à la base de la rédaction de la nouvelle Constitution.

55En affirmant que l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie, Jacques Chirac avait sans doute compris le danger qui menacerait la cohésion nationale avec un multipartisme centré sur les groupes ethniques. Violences, viols, tueries, meurtres et assassinats, pour défendre des positions partisanes ou des acquis politiques, sont devenus des banalités dans la Côte d’Ivoire du multipartisme. Brûler des êtres humains vifs ou les décapiter est un simple jeu d’enfant. Lorsque le cortège de Félix Houphouët-Boigny passait, les piétons, selon les circonstances, l’applaudissaient ou le huaient. Ils ne couraient aucun risque. Lorsque celui de Laurent Gbagbo arrivait, les forces de l’ordre, qui ont pris possession des voies et carrefours qu’il doit emprunter, obligeait les passants à s’arrêter, à s’éloigner du lieu de passage, et, parfois, tourner le dos pour ne pas le voir sous peine de subir des violences. Sous le régime de Laurent Gbagbo, le pays a connu une dictature arrogante d’un cynisme inouï. On a atteint le summum de la barbarie, de la sauvagerie et de l’animalité. C’est certainement l’une des pires dictatures en Afrique.

56À l’analyse des faits et des propos ci-dessus mentionnés, l’on se rend compte que le tribalisme est devenu une donnée essentielle de la conquête du pouvoir. Les conséquences de cette inhumanité politique sont désormais sues de tout le monde. N’est-on pas en droit de regretter le parti unique ?

QUELLE CÔTE D’IVOIRE POUR DEMAIN ?

57Avant d’envisager l’avenir de la Côte d’Ivoire, il est important d’apprécier l’importance des crises politiques du multipartisme sur la vie des Ivoiriens.

58La Côté d’Ivoire a été marquée par une croissance économique forte dans la décennie 1960-1970. La Côte d’Ivoire rayonnante était le point de mire de l’Afrique et du monde. L’impact de l’eldorado ivoirien sur les pays de l’Afrique de l’Ouest, en particulier sur les pays voisins, était incontestable.

59L’accroissement du taux de la population étrangère est une conséquence visible de l’attrait que le pays exerçait sur ces derniers, particulièrement sur le Burkina Faso et le Mali. On peut dire tout simplement qu’il faisait bon vivre en Côte d’Ivoire. Malgré les inégalités qui caractérisaient la société, conséquences d’une répartition inégale des fruits de la croissance, les citoyens pouvaient satisfaire l’essentiel de leurs besoins, d’autant plus que l’accès aux infrastructures sociales de base (éducation et santé) était gratuit. L’éducation et la santé contribuent grandement au bien-être social et à la qualité de vie qui se reflète dans l’espérance de vie à la naissance.

60Les données sur l’espérance de vie à la naissance connaissent quelques légères différences selon les documents mais une constante demeure. Les périodes de crise qui marquent la vie sociopolitique ivoirienne se traduisent toujours par une baisse de l’espérance de vie des populations. Le niveau actuel de longévité : 48,7 ans pour l’ensemble de la population, 47,9 ans pour les hommes et 49,5 ans pour les femmes, est inférieur à celui de 1970 : 48,89 ans pour l’ensemble, 47, 29 ans pour les hommes et 50,57 ans pour les femmes. Le taux le plus élevé se situe en 1987 avec 54,83 ans pour l’ensemble, 52,82 ans pour les hommes et 56,91 ans pour les femmes. Une autre constante apparaît au niveau de toutes les sources, quelle que soit la nature (documents d’organismes comme la BAD ou documents sur Internet) : la Côte d’Ivoire, par les effets conjugués de ses crises, voit la longévité de ses habitants se réduire d’année en année. On peut affirmer à partir des données statistiques qu’avec les impacts cumulés de la crise économique et des crises politiques, les Ivoiriens ont perdu presque dix ans de longévité. Les projections démographiques faites par l’Institut National de Statistique (INS) en 1998 font entrevoir, avec une maîtrise du phénomène du SIDA, une amélioration de l’espérance de vie qui atteindrait 55,6 ans en 2018. À titre comparatif, le Ghana, pays voisin de la Côte d’Ivoire, présentait, en 2008, une espérance de vie à la naissance de 60,3 ans pour l’ensemble de la population, 59,0 pour les hommes et 60,8 pour les femmes.

61Le taux de scolarisation est un autre indicateur du niveau de développement d’un pays. La lutte contre l’analphabétisme et l’ignorance participe des stratégies pour créer les conditions d’un développement durable. Il ne peut y avoir de développement sans des ressources humaines en quantité et en qualité. L’option d’une scolarisation à 100 % prise en 1960 par l’État répondait à l’objectif de doter le pays des compétences nécessaires à son développement. Partie d’un taux de scolarisation de 10 %, au début de l’indépendance, la Côte d’Ivoire, qui a fait de l’éducation de ses citoyens la priorité des priorités, est, parvenue à le hisser à un niveau appréciable. Avant la crise du 19 septembre 2002 le taux brut de scolarisation6 dans le primaire se situait à plus de 70 % (source BAD : 71 % en 1990 et 74 % en 1996) ; il est aujourd’hui tombé à 50 %. En portant atteinte à l’école, la guerre a porté atteinte à l’avenir de la Côte d’Ivoire. Les effets néfastes de la guerre sur le système éducatif ivoirien sont stigmatisés par Alassane Odounfa dans un rapport fait en 20037 pour l’Unesco. Elle y écrit :

« La crise politico-militaire rendra catastrophique la situation du secteur avec les enfants déplacés, les infrastructures économiques et sociales pillées, les parents démunis et dépouillés de leurs biens. Du fait de cette crise, 80 établissements scolaires et près de 2 718 écoles publiques, 40 inspections de l’enseignement primaire ont été fermées car situées dans les zones occupées à savoir : Bouaké, Korhogo, Man, Odienné, Vavoua et Bonna. Environ 705 000 enfants sont concernés dont 588 936 du primaire et 115 234 du secondaire, ainsi que 11 000 enseignants. Le plan d’urgence éducation mis en place en décembre 2002 a permis d’offrir des activités éducatives à quelques-uns. Le point de ladite rentrée en mars 2003 montre que 133 826 élèves ont été pris en compte dont 74 470 du primaire, soit 12,6 % des effectifs dans la zone occupée. 5 000 enseignants ont pu se déplacer dans les zones sous contrôle du gouvernement. »

62La situation s’est améliorée depuis la rédaction de ce rapport mais les traumatismes physiques et psychologiques créés ont fermé à jamais les portes de l’école à des centaines de milliers d’enfants qui sont ainsi privés d’un de leurs droits fondamentaux : le droit à l’éducation. L’enseignement supérieur a également subi les effets désastreux directs et indirects de la guerre. L’université de Bouaké a dû se réfugier à Abidjan. Elle doit sa survie à l’abnégation de ses enseignants qui ont su s’élever au-dessus de leurs douleurs physiques et morales pour continuer à dispenser le savoir à la jeunesse ivoirienne. À l’université de Cocody, le spectacle des salles de cours surchargées, délabrées, mal éclairées, ou sans éclairage, à la chaleur étouffante car la climatisation est défaillante, est devenu un fait naturel qui n’émeut plus personne. Depuis 1990, l’école ivoirienne est la victime ciblée de tous les soubresauts politiques. Si l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire sont parvenus, plus ou moins, à retrouver des années scolaires normales, ce n’est pas le cas de l’enseignement supérieur, surtout des universités qui continuent à traîner un lourd passif de temps à rattraper. L’agression contre l’école paraît vraiment paradoxale quand on sait que tous les mouvements de revendication, dont elle a subi la barbarie destructrice, avaient pour prétention de défendre la liberté, la démocratie, les droits de l’homme. Elle est d’autant plus paradoxale que c’est la jeunesse, la principale bénéficiaire, qui a été instrumentalisée pour détruire. Le droit à l’éducation ne fait-il pas partie des droits fondamentaux du citoyen ?

63Le taux de pauvreté, autre indicateur du niveau de développement d’un pays, traduit à lui tout seul le mal-être des populations ivoiriennes. La pauvreté a des conséquences sur les capacités des familles à scolariser leurs enfants, à se soigner, à disposer d’une alimentation équilibrée et à bien se loger. Elle a un impact important sur l’équilibre et la stabilité des familles en termes de rapports harmonieux entre leurs membres. La crise économique, en s’amplifiant d’année en année, a entraîné une évolution régulière du taux de pauvreté. En 1985, selon le Document stratégique de réduction de la pauvreté élaboré par le ministère du Plan et du Développement8, le taux de pauvreté concernait 10 % de la population ivoirienne. Le seuil de pauvreté a été fixé à un revenu annuel de 75 000 francs CFA. En 2008, la moitié de la population ivoirienne vivait dans la pauvreté.

Tableau 1. Évolution du taux de pauvreté depuis 1985

64Quelles sont les caractéristiques de la nouvelle pauvreté dans laquelle vivent les Ivoiriens ? Les populations pauvres sont celles ayant un revenu annuel de moins de 400 dollars (241 145 francs CFA), soit moins de 1,35 dollar (661 francs CFA) par jour. La pauvreté touche 48,4 % des hommes et 49,5 % des femmes : 62,45 % des pauvres vivent en milieu rural contre 29,45 % en milieu urbain. Les conséquences de la pauvreté identifiées par le DSRP sont les suivantes :

• énormes difficultés des populations pour avoir accès aux services sociaux de base tels que la santé et l’éducation ;
• 12 % des pauvres n’ont pas accès aux centres de santé, 26 % n’ont pas accès à un hôpital général ; 52 % de ceux qui ont recours à un tradipraticien en premier recours en cas de maladie sont pauvres ;
• 34 % des enfants issus des ménages pauvres n’ont pas accès à l’école maternelle et primaire ; 26 % n’ont pas accès à l’école secondaire et 46 % n’ont pas accès aux universités et grandes écoles. La répartition de la pauvreté dans l’espace national fait mieux ressortir les effets de la crise sociopolitique sur la dégradation des conditions de vie des populations.

65Les régions du Nord (Korhogo) et du Centre-Nord (Bouaké) occupées par la rébellion ou à proximité de ces zones (Yamoussoukro) ont connu la plus forte progression du niveau de la pauvreté. Aujourd’hui, une autre dimension de la pauvreté rurale se manifeste à travers les grands risques d’insécurité alimentaire. Une évaluation approfondie de la sécurité alimentaire, réalisée en 2007 par le PAM, la FAO et l’Union européenne, mentionne les constats suivants :

• environ 565 500 personnes sont dans une situation d’insécurité alimentaire, soit 9 % des ménages ruraux ;
• environ 1 109 600 personnes, soit 20 % des ménages ruraux, sont dans une situation de risque élevé d’insécurité alimentaire, c’est-à-dire qu’elles sont à la limite de l’insécurité alimentaire.

66La satisfaction des besoins alimentaires est la finalité première de l’agriculture traditionnelle. Lorsque le milieu rural souffre d’insécurité alimentaire, il y a de grands risques que le milieu urbain en subisse les conséquences. L’une des manifestations visibles de ces conséquences a été la colère des consommateurs contre la cherté de la vie au cours de l’année 2008. La répression violente des émeutes de la faim du 31 mars au 1^er avril 2008 a causé au moins un mort à Port-Bouët.

67Les principaux indicateurs de l’état des populations montrent clairement que les Ivoiriens se trouvent aujourd’hui dans une situation de détresse absolue dont les répercussions sur leur vécu quotidien sont indéniables. Dans ce contexte général de paupérisation, les jeunes ont payé le plus lourd tribut.

68La première conséquence de la crise militaro-politique a été la militarisation, volontaire ou forcée, de milliers de jeunes gens par les deux belligérants. En 2004, selon les données de la Commission Nationale du Désarmement, Démobilisation et Réintégration (CNDDR), 30 000 ex-combattants devaient participer au Désarmement, Démobilisation et Réintégration (DDR). Parmi ces ex-combattants, on dénombrait 26 000 membres des Forces Armées des Forces Nouvelles (FAFN) dont 3 000 enfants et 4 000 militaires des Forces Armées Nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) recrutés en septembre 2002. Des estimations ultérieures vont revoir à la hausse le nombre des ex-combattants dans les deux camps. Les effectifs sont évalués à 48 000 personnes dont 42 500 pour les FAFN et 5 500 pour les FANCI. À ces effectifs, il faut ajouter les membres des milices progouvernementales dont le nombre, en 2005, était évalué par le Programme National de Désarmement, Démobilisation et Réintégration (PNDDR) à environ 10 000 personnes. Selon le 4^e rapport sur l’ONUCI, fait par le secrétaire général des Nations Unies en mars 2007, le nombre des miliciens pourrait être probablement sous-estimé, car la principale milice de l’ouest du pays, le Front de Libération du Grand-Ouest (FLGO) compterait à elle seule jusqu’à 7 000 hommes.

69Qu’est-ce qui a pu pousser ces milliers de jeunes gens à s’enrôler, volontairement pour la plupart, dans une guerre civile aux effets dévastateurs pour leurs pays ? Peut-être qu’il est possible d’évoquer un certain sentiment nationaliste des deux côtés, mais il n’est pas exclu que, devant les incertitudes des lendemains en matière d’emploi, l’enrôlement militaire soit une bouée de sauvetage pour monnayer, le moment venu, les faits d’armes et d’héroïsme au service de la patrie. La durée de la crise militaro-politique a certainement faussé tous leurs calculs. La guerre n’a pas eu ses héros. Neuf ans après le début de la crise, la situation de l’emploi s’est considérablement dégradée avec la fermeture de nombreuses entreprises.

« En effet, selon les statistiques de la CNPS, sur 26 000 entreprises déclarées avec 550 000 emplois avant la crise de 2002, le pays ne comptait plus que 13 124 entreprises en 2006 pour moins de 300 000 emplois, soit une basse de l’offre de 44 % des emplois du secteur privé moderne au cours de la période 2002-2006. Dans le même temps, seul un départ à la retraite sur dix est aujourd’hui remplacé dans la fonction publique9. »

70En 2008, un rapport de l’ONUDI estimait à plus de 4 millions le nombre de jeunes diplômés sans emploi en Côte d’Ivoire. Le chômage se rencontre à tous les niveaux d’études. Les statistiques fournies par le DRSP sur le chômage, particulièrement celui des jeunes, sont fort éloquentes.

« D’une manière générale, le chômage s’est accru. De 6,4 % en 2002, le taux de chômage de la population active est estimé à 15,7 % en 2008. Le chômage des jeunes notamment des 15-24 ans est le plus important. Le taux de chômage de la population active de ce groupe d’âge est de 24,2 % en 2008 et celui des 25-34 ans est de 17,5 %10. »
« Quant aux diplômés des différents cycles d’enseignement, ils sont confrontés à des difficultés d’insertion professionnelle. En effet, selon l’observatoire de l’emploi de l’AGPE, le taux de chômage des diplômés en 2002 était de 13 % au niveau national. Il était relativement élevé pour les titulaires du BAC (27 %), de la maîtrise (25 %) et du CEPE (22 %). Pour ceux de la licence et du BEPC, ces taux étaient respectivement de 19 % et de 16 %. De même, dans l’enseignement technique et la formation professionnelle, ces taux sont relativement élevés pour les titulaires du BEP (53 %) et du BTS (42 %). Pour ceux du BT et du CAP, ces taux s’établissent à 12,5 % et 12,7 %11. »

71Le chômage des jeunes est la bombe sociale qui risque d’exploser sous peu si des mesures urgentes ne sont pas prises pour la désamorcer. Le travail permet aux jeunes d’être des membres à part entière de la société, des êtres socialement accomplis. Il y a en effet une différence fondamentale entre « être dans la société et être de la société ». Les solutions de débrouillardise et de survie actuelle atteindront rapidement leurs limites à la normalisation de la situation politique.

72Après trois décennies de monopartisme et deux décennies de multipartisme, quel bilan peut-on faire de ces deux modes de gestion de la société ivoirienne ? En faisant une petite comparaison des acquis infrastructurels, économiques et sociaux de la gestion sur une période de 50 ans, le bilan est largement à l’avantage de la gestion de la Côte d’Ivoire sous l’ère du parti unique.

73Une première comparaison des bilans a été faite lors du forum pour la réconciliation nationale qui s’est tenu en 2001. Le forum a été présenté comme « une catharsis nationale » qui devait permettre d’« enclencher le processus de réconciliation nationale » et de « conclure un pacte social républicain avec les différents acteurs de la société ivoirienne afin de parvenir à une réconciliation sincère et durable12 ». L’un des traits marquants de plusieurs interventions a été la référence constante à Félix Houphouët-Boigny. Contrastant avec le bilan négatif présenté par ceux qui se présentaient comme les victimes d’un système qui s’est caractérisé par le tribalisme, le népotisme et des crimes politiques, l’image de Félix Houphouët-Boigny qui est ressortie du forum est celle d’un grand homme qui a su bâtir un pays de paix, qui a su accueillir et intégrer les étrangers en Côte d’Ivoire. Cette image du premier président ivoirien a été projetée, dès l’ouverture du forum, par le président malien Alpha Oumar Konaré, également président de la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO).

« Chers frères et sœurs de Côte d’Ivoire, en venant ici, sur cette terre d’Afrique chargée d’histoire, sur cette terre qui pendant longtemps a renvoyé au monde entier l’image d’un pays en marche vers le progrès, confiant en lui-même, l’image du refuge des valeurs d’hospitalité légendaires, de fraternité vraie et de chaude solidarité ; en venant ici, disons-nous, nous vous apportons le salut fraternel non seulement du peuple malien, mais aussi celui de tous les peuples de la communauté des États de l’Afrique de l’Ouest et de l’union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest13. »

74Le président malien ponctuera la fin de son discours par les paroles de « L’Abidjanaise », l’hymne national de la Côte d’Ivoire qui est un hymne à la fraternité et à l’hospitalité.

75Les crises politiques, plusieurs années après le forum pour la réconciliation nationale, viennent de mettre en exergue le rôle exceptionnel que Félix Houphouët-Boigny a joué dans l’édification d’une Côte d’Ivoire fraternelle, accueillante, ouverte sur le monde. Le 14 septembre 2011, au siège de l’Unesco à Paris, la cérémonie de remise du prix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix à l’association argentine des « Grands-mères de la place de mai », en reconnaissance du combat mené depuis plus de trente ans pour les droits de l’homme, la justice et la paix, a été une grand-messe de célébration du premier président ivoirien, à travers son œuvre politique et sa philosophie de la paix.

76Le parti unique a été l’expression d’un effort collectif qui reposait sur le sentiment pour tous les citoyens, d’appartenir à la même famille où la prévention et la gestion des conflits occupaient une grande place. Dans ce cadre, tous les efforts sont orientés vers la réalisation du bien-être collectif et individuel. Les hommages rendus à son principal animateur sont une reconnaissance implicite de ce que le parti unique a apporté de positif à la Côte d’Ivoire : paix, prospérité et fraternité. Pendant les trois décennies de son existence, le bilan le plus flatteur peut se résumer par ce qui a été qualifié par le monde entier de « miracle ivoirien ». Les performances économiques exceptionnelles du pays, surtout dans la première décennie postindépendance, ont érigé le cas ivoirien en modèle de développement. Aujourd’hui, dans la course au pouvoir, quelle que soit sa sphère d’expression, les leaders politiques et leurs partisans piétinent, sans aucune retenue, les valeurs qui fondent la devise de la nation : union, discipline, travail. On justifie, avec conviction, l’injustifiable.

77Les différentes crises sociopolitiques qui secouent le pays depuis deux décennies ont entraîné des fractures au sein de la société nationale. Les proximités ethniques ont tendance à guider désormais les relations individuelles. On se sent plus en sécurité dans sa communauté ethnique ou religieuse. On est doublement en sécurité quand on est à l’intérieur de son propre parti politique, quand on se retrouve avec les militants de la même sphère socioculturelle, linguistique ou religieuse. À l’intérieur du même parti politique, dont le profil ethnique est bien précis, on se méfie de l’autre, venu d’ailleurs, dont le militantisme est soupçonné d’être purement de façade. Il en est ainsi d’un Bété au PDCI ou au RDR, d’un Baoulé au FPI ou au RDR, d’un Malinké au PDCI ou au FPI. Le repli identitaire est devenu manifeste à tous les niveaux de la société ivoirienne. Si l’édifice ivoirien, qui a été fortement ébranlé, a su résister efficacement aux différentes bourrasques provoquées par les crises politiques, c’est parce que le parti unique a créé un moule où s’est construite progressivement une véritable identité nationale à travers les brassages culturels et les mariages inter-ethniques.

78La Constitution ivoirienne de 1960 admet, de manière explicite dans son article 7, le multipartisme. Il est indiqué que

« les partis et les groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et expriment leurs activités librement sous la condition de respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie, et les lois de la république ».

79Certainement pour prévenir tous les dérapages qui pouvaient en découler, dans l’article 6 précédent, les législateurs ont pris soin de notifier que

« la République assure à tous l’égalité devant la loi sans distinction d’origine de race, de sexe ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Toute propagande particulariste de caractère racial ou ethnique, toute manifestation de discrimination raciale sont punies par la loi ».

80Malgré toutes les douleurs imposées par le multipartisme aux Ivoiriens, il s’agit d’un choix irréversible dont la justesse ne peut être remise en question.

81Les structures ou les institutions ne valent que par les hommes qui les animent. Le multipartisme, en tant qu’arme de la démocratie, a été aux mains d’hommes politiques qui ont été incapables d’en faire un bon usage, un usage au service des citoyens. Leurs attitudes, comportements et égarements qui sont à l’origine des multiples souffrances et douleurs des populations, ne doivent pas ramener la société ivoirienne en arrière. L’ère du monopartisme est totalement révolue. L’instauration d’une démocratie interne au PDCI dans les années 1980, avec une pluralité de candidatures pour les élections législatives, montre les limites du parti unique qui doit être perçu uniquement comme un mode de gestion transitoire de la société ivoirienne. Les erreurs commises dans son utilisation par les pères des indépendances africaines peuvent être compréhensibles, même si elles ne sont pas toujours excusables. En tant que pionnier, quelle que soit la gravité des fautes de gestion dans les affaires de l’État et de la nation, ils avaient droit à l’erreur. Félix Houphouët-Boigny disait d’ailleurs qu’il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne se trompent pas. Ils devaient ouvrir des chemins aux obstacles parfois imprévisibles et insoupçonnés. Les élites qui ont pris ou prennent leur relève doivent être regardées avec beaucoup moins d’indulgence pour leurs erreurs, d’autant plus qu’elles ont bénéficié des meilleures formations dans les universités et grandes écoles, européennes, américaines, canadiennes et, parfois, asiatiques. C’est ici que la situation que viennent de vivre les Ivoiriens est véritablement dramatique. Leur devenir s’est transformé en cauchemar sous la direction de ceux qui étaient supposés les conduire vers un mieux-être. L’élan démocratique encouragé par François Mitterrand le 20 juin 1990 à La Baule, lors de la 16^e conférence des chefs d’État de France et d’Afrique, a été brisé par les nouveaux monarques sécrétés par l’ivresse du pouvoir. On peut toutefois garder l’espoir en mettant toutes ces erreurs au compte des balbutiements d’un multipartisme qui cherche encore ses voies et tirera certainement des leçons de son propre parcours historique.

CONCLUSION

82Faut-il regretter le parti unique ? Les déceptions et désillusions inhérentes à l’avènement du multipartisme, avec toutes les déceptions engendrées par la course à la conquête du pouvoir d’État, peuvent rendre tout individu quelque peu nostalgique d’un passé où le parti unique essayait de faire de la nation une grande famille dans laquelle chaque citoyen avait sa place. Mais cette grande famille, comme toute grande famille, contenait en elle des contradictions qui étaient plus ou moins étouffées. Les différents « complots » qui ont jalonné l’histoire de la jeune République ivoirienne en sont des preuves palpables.

83L’événement du multipartisme a certes donné beaucoup d’espoir aux Ivoiriens, mais il n’a pas été capable de résoudre les problèmes de la dégradation des conditions de vie des travailleurs, de la chute des prix des principaux produits d’exportation, qui constituent la base de l’économie nationale (le café et le cacao) et qui font vivre une partie très importante des populations des campagnes. Même si la Côte d’Ivoire est entrée dans l’ère du multipartisme dans une ambiance de violence, rien ne pouvait justifier ce qui s’est passé par la suite, d’autant plus que le pays était dirigé par des intellectuels de gauche censés être les gardiens des valeurs démocratiques, soucieux de la défense des droits humains et des libertés individuelles et collectives. En dévoyant la démocratie, le multipartisme, qui repose sur des bases ethniques, en a laissé un arrière-goût amer aux Ivoiriens. Malgré toutes les turbulences et tous les pièges qui lui ont été tendus, la Côte d’Ivoire des peuples, même si elle a vacillé, est restée néanmoins debout. Elle est parvenue à transcender la Côte d’Ivoire des ambitions et bannières politiques, des barrières ethniques et religieuses qui a réussi, en partie, à l’embrigader, à l’asservir, à l’instrumentaliser pour l’asservissement de ses propres desseins. Il est certain qu’elle restera désormais plus que vigilante pour panser ses plaies et regarder vers un horizon d’espoir débarrassé de tout ce qui est sources de fractures sociales. Le multipartisme qui y naîtra sera un terreau pour la véritable démocratie.