INTRODUCTION, PROBLÉMATIQUE ET ORIENTATION

1Vers la fin du XVIII^e siècle, on assiste à une infiltration pacifique des Peuls1 nomades dans le Foumbina2, zone de riches pâturages. D’après Maquet, « leur soumission était complète puisqu’ils ne refusaient pas le droit du seigneur à leurs maîtres3 ». En effet, une bonne entente régnait entre les nouveaux venus et les autochtones4. Les premiers donnaient quelques fois du bétail aux seconds en guise de gage d’amitié. Cet état d’harmonie devait cependant se détériorer au fil du temps à cause des conditions vexatoires dont les Peuls étaient victimes : injustice, immoralité et exploitation, confiscation du bétail, impôts écrasants, corruption, droit de cuissage des grands5, etc. Bref, les Peuls subissaient de mauvais traitements. Face donc à ces vexations, les Peuls prirent conscience de la nécessité d’une action commune. D’où l’établissement des contacts entre les notables des différents clans Wolarbé, Yllaga, Bâ, Badawa, Bewé et Ngara dispersés dans la région6.

2À la suite de l’appel du chérif de Sokoto, Ousman Dan Fodio7, en 1804, appel qui déclencha la guerre sainte (djihad), les Peuls décidèrent de mettre fin à leur isolement et de limiter le pouvoir des hommes par l’application de la loi qui vient de Dieu – ce que recommande le Coran – mais aussi pour des raisons économiques8. Sous la conduite de Modibo Adama9, les Peuls se transformèrent en guerriers afin d’établir leur suprématie dans l’ensemble de l’Adamawa10. Le territoire conquis a pour capitale Yola et les conquérants se concentrent en plusieurs endroits. Ardo Haman Sambo alla créer Tibati, Haman Dandi fonda Banyo, Adama Ndjikira s’installa à Tignère. Tandis qu’Ardo Njobdi fut le maître fondateur de Ngaoundéré. Quant à Bouba Njidda, il créa Ray Bouba ou Rey Bouba pendant qu’Ardo Tagra et Moddibo Haman Njoundi fondèrent Garoua, etc. Tous ces territoires conquis et érigés en lamidat ont été fondés au cours du premier tiers du XIX^e siècle. Les Peuls sont donc les nouveaux maîtres de la région. Ils occupent désormais par rapport aux autochtones la position de groupe dominant et détenteur de l’initiative historique.

3L’ambition de cette étude est de présenter, d’analyser et d’interpréter les stratégies lamidales mises en œuvre pour le contrôle de l’État. En d’autres termes, ce travail voudrait savoir comment se réalisait le contrôle de l’État dans un contexte d’oralité, sans monnaie, aux moyens de communication dérisoires car toute la circulation se faisait à pied, ou mieux à dos de cheval ou d’âne. Comment l’aristocratie peule de Ngaoundéré a-t-elle répondu à ces défis ? Quels sont les rouages et les structures de contrôle du régime lamidal ?

4Nous articulerons notre propos autour des stratégies d’ordre militaire, politique et économique qui permettaient un contrôle efficace de l’État. Mais avant, donnons un rapide survol de l’ethnogenèse des Peuls.

5De nombreuses thèses ont été émises quant aux origines et aux migrations des Peuls. Mais les thèses les plus crédibles sont celles qui se rapportent à l’origine hamique (éthiopienne ou malienne). Les ancêtres les plus lointains des Peuls auraient vécu dans la région du haut Nil vers le V^e millénaire avant d’entreprendre une longue migration plus au nord dans la région du Delta. Cheikh Anta Diop les identifie aux bouviers du Delta11.

6Le dessèchement du Sahara va obliger les Peuls à descendre vers le sud et se diriger vers la zone soudanaise. Ce processus a eu pour creuset l’Ouest atlantique c’est-à-dire la vallée du Sénégal où s’est élaborée la langue des Peuls, le fulfuldé12. On retrouve dans leur itinéraire une seconde phase qui les aurait conduits vers l’est13. Au XVI^e siècle, on les retrouve en nombre considérable dans le Bornou. Les nomades peuls assistent ici à la constitution de l’empire du Bornou14 et c’est sous l’impulsion de ses fondateurs Kanuri que des nomades et adeptes des religions traditionnelles, certains de leurs clans vont passer à la sédentarisation et embrasser l’islam15. C’est au Bornou que le mouvement migratoire bloqué à l’est par le Baguirmi va s’effectuer en direction du Foumbina, zone de pâturage par excellence.

7D’après Eldridge Mohammadou, ce sont les Peuls wolarbé qui ont fondé Ngaoundéré, mais ils se fixèrent d’abord à Boundang et Tourwa16. C’est sous la conduite d’Ardo Ndjobdi, ancêtre des lamibé de Ngaoundéré qu’ils créèrent le lamidat de Ngaoundéré vers 183017.

8Sur le plan politique, le lamidat de Ngaoundéré est dirigé par une autorité centrale : le lamido. Il administre un territoire aux « frontières18 » plus ou moins définies. Il nomme ses collaborateurs ainsi que les imams chargés de diriger la vie religieuse. La faada, conseils des notables, assiste le lamido dans l’exercice de ses fonctions. La justice est basée sur le Coran et la charia. Cependant, elle tient compte, dans certains cas, des coutumes peules. Elle est rendue au nom du lamido par l’Alkali, le juge islamique. Lorsque le lamido meurt, le successeur peut être le fils du de cujus ou alors un des descendants dans la lignée de l’ancêtre qui est venu conquérir et organiser le territoire19.

9Tels sont, rapidement évoqués, l’ethnogenèse des Peuls et la fondation de Ngaoundéré. Il s’en dégage un certain nombre de leçons :

• instaurés après la conquête, au XIX^e siècle, les lamidats constituent l’élément de base de la présence peule dans le Nord-Cameroun. C’est au sein de ces structures étatiques traditionnelles que s’exerce l’ordre politique peul. On retrouve à leur tête des lamibé. Leurs pouvoirs sont à la fois politique, spirituel et militaire. L’islam est le fondement du pouvoir et l’autorité du lamido émane d’Allah ;
• la structure politique du lamidat paraît « autocratique », le pouvoir étant concentré entre les mains du souverain. Certes, le lamido détenait les aspects essentiels de l’autorité religieuse, judiciaire et politique ; mais il les déléguait à ses collaborateurs. Bien plus, l’autorité du lamido n’était pas traditionnellement illimitée. En plus de la faada qui assistait le lamido, il y avait aussi un nombre important de dignitaires qui représentaient les diverses communautés et leurs intérêts spécifiques. Ajoutons les innombrables tabous de leur rang qui imposaient au lamido et aux dignitaires un strict code d’honneur et de respectabilité. Enfin, la cour était le siège de toutes sortes de lutte d’influence et de toutes les pressions politiques.

LES MOYENS MILITAIRES DU POUVOIR

10La naissance et le développement d’un État supposent en général une organisation militaire lui permettant de protéger ses habitants, ses institutions, ses lois et son territoire. Le lamidat de Ngaoundéré n’échappait pas à cette règle et l’existence des forces armées y était un fait général.

11Au XIX^e siècle, les armées peules du royaume de Ngaoundéré s’inspiraient de la tactique, de la stratégie et de l’armement des Haoussa et des Bornouan20. Le fer de lance de ces armées fut sans nul doute, le corps de cavalerie avec ses chevaux caparaçonnés et ses cavaliers (Maïganadjo) couverts de cottes de maille21 (soulké). Par ce dernier aspect, elles avaient amorcé une certaine modernisation et produisaient un effet psychologique qui constituait un important facteur dissuasif.

12L’organisation militaire du royaume peul épousait en fait les structures administratives ; c’est-à-dire que le lamido entretenait au niveau de la capitale des armées et que chaque chef « de province » (Djaouro, Lawane) disposait également de son armée. En réalité, chaque sujet était un guerrier virtuel disposant de sa lance, son arc, son épée, sa sagaie, etc.

13L’armée était composée des fantassins et de la cavalerie. Cette dernière, pièce maîtresse des armées, ne concernait cependant qu’une infime minorité de l’effectif, car, le cheval, animal de luxe, coûtait cher et n’était donc pas à la portée de tous. Bien plus, le coût de son équipement était quelquefois plus élevé que le prix de l’animal lui-même22.

14Les armées du lamido servaient à défendre le territoire, à l’étendre au besoin, à briser les rebellions localisées ou à réprimer des infractions telles que le vol du bétail. Au cours du XIX^e siècle, le royaume peul de Ngaoundéré connaît deux grands chefs, Ardo Njobdi (1830-1854) et Ardo Issa (1854-1878) dont les exploits militaires et leurs guerriers sont demeurés célèbres. C’est en effet grâce à ses armées qu’Ardo Njobdi fonda le lamidat de Ngaoundéré au début des années 1830, après avoir séjourné successivement à Bakana et à Delbé en pays mbum. Une fois implantés à Ngaoundéré, les Peuls, sous la conduite d’Ardo Njobdi, manifestèrent leur volonté hégémonique et Ngaoundéré Joua le rôle de principal centre d’impulsion en tant qu’importante place de guerre. Ils mirent fin à la cohabitation pacifique qui avait prévalu dans leurs rapports avec les Mbum en déclenchant les hostilités. Le Bélaka (souverain des Mbum) Koya, chassé de sa capitale Lawboro, se replia sur le massif de Ngawkor propice à l’agriculture et à la chasse et offrant des sites défensifs exceptionnels23. Les Mbum de Ngawkor aménagèrent leur place forte, l’entourèrent d’un double fossé et soutinrent un siège héroïque de quatre années. De guerre lasse, ils succombèrent à la puissante armée de Njobdi, aidée par celles de Sambo de Tibati et Bouba Njida de Ray-Bouba24. C’est au lendemain de ce siège que fut créé, vers 1830, le lamidat de Ngaoundéré.

15À l’instar de son illustre père, Ardo Issa, à partir de 1854, consolida son armée et organisa des expéditions militaires d’envergure dans toute la région. Ce souverain se révéla un grand conquérant. Selon Eldridge Mohammadou, Ardo Issa n’avait pas séjourné plus de deux mois de suite à Ngaoundéré pendant les vingt-quatre années de son règne25. Grâce à ses armées, Ardo Issa combattit victorieusement et agrandit considérablement le lamidat de Ngaoundéré aux dépens des Gbaya Laï au sud-est, des Kaka et des Yangaré plus au sud, ce qui fit de lui le plus grand conquérant du royaume de Ngaoundéré26. Lors de la bataille contre les Gbaya Laï, leur chef Nguimo fut tué et sa capitale Koundé prise. Au lendemain de la prise de Koundé, les Gbaya Laï prirent la direction du sud et s’installèrent sur l’actuel site de Betaré Oya27. Koundé fut érigé en importante place d’arme et c’est à partir de là que Issa occupa de nouvelles localités telles que Durumu (Batouri) et Gamane (Bertoua) et y installa des garnisons fortifiées, appelées ribats chargées d’assurer la surveillance du pays.

16Jean Bako pense que les incursions militaires de l’armée de Issa touchèrent les peuples de Nanga Eboko et de Deng-Deng à l’Est, et que les éclaireurs d’Ardo Issa s’aventurèrent jusqu’à la lisière de la forêt équatoriale où ils entrèrent en contact avec les Pygmées28. Les conquêtes d’Ardo Issa étendirent ainsi considérablement les frontières du royaume peul de Ngaoundéré. Tout en consolidant les acquis, son successeur Yerima Bello opéra une percée vers l’est, intégrant dans la sphère d’influence de Ngaoundéré toute la portion occidentale de l’actuelle Centrafrique. Ses armées construisirent un pont de troncs d’arbres sur le fleuve Oubangui, le traversèrent et assurèrent la reconnaissance du terrain jusqu’aux abords de l’actuel Bangui.

17On estime qu’à l’arrivée des premiers Européens à l’aube du XX^e siècle (1901), les Peuls avaient théoriquement assuré la conquête d’un immense espace géopolitique s’étendant de la vallée de la Benoué à la lisière de la forêt (soit environ 650 kilomètres à vol d’oiseau), de Tibati à Bouar dans l’actuelle République centrafricaine (soit environ 300 kilomètres)29. Tout cet espace avait été sillonné par les armées de Ngaoundéré. Le lamidat de Ngaoundéré avait créé d’importantes organisations militaires. Outre les contingents guerriers installés à la cour du lamido, le lamidat avait depuis le règne d’Ardo Issa, créé des frontières militaires où des guerriers stationnaient en permanence afin de faire face aux agressions éventuelles des peuples voisins du lamidat.

18L’armée nationale se formait à partir de la cour lamidale où le chef de guerre (Kaïgama) et le commandement des armées (Sarki-yaki) tout en participant au pouvoir politique, s’adonnaient à la constitution et à la formation de l’armée. Cette formation se limitait à l’apprentissage du tir à l’arc, du jet de lance, des chevauchées, au maniement de l’épée et du bouclier. À ces principaux enseignements militaires, il fallait ajouter les pratiques magico-religieuses susceptibles de rendre invulnérable30. L’armée était ouverte aux différents groupes ethniques habitant le lamidat de Ngaoundéré, mais surtout aux Mbum et aux Gbaya31.

19Mais le commandement était presque exclusivement assuré par les membres de l’aristocratie peule. On évoque cependant le nom de Zarami de l’ethnie mbum qui avait été promu lieutenant d’Ardo Issa, grâce à son héroïsme lors de la conquête de Koundé. L’ouverture des armées du lamidat de Ngaoundéré à toutes les catégories sociales est corroborée par Th. M. Bah qui affirme qu’« un tempérament combatif, une bonne connaissance du terrain et la promotion sociale qu’assure le métier des armes suscitèrent chez beaucoup une vocation de mercenaire32 ». Dans le lamidat de Ngaoundéré au XIX^e siècle, les armées présentaient un caractère pluriethnique, que l’encadrement peul disciplina et modela pour en faire un instrument efficace de conquête et un cadre privilégié d’intégration.

20Au total, ce sont ces armées appuyées par une solide organisation militaire qui permirent aux lamibé de Ngaoundéré de pratiquer une politique expansionniste dans la seconde moitié du XIX^e siècle. Dans l’Adamawa, Ngaoundéré rivalisait de puissance avec « ses » voisins : Tibati, Tignère, Banyo et Ray. De façon générale, la dimension militaire du pouvoir qui trouvait en partie sa justification dans la guerre sainte (djihad) proclamée en 1804 par Ousman Dan Fodio, était importante dans le fonctionnement et le contrôle de l’État et chaque lamidat entretenait ses propres armées utilisées pour des fins aussi bien internes qu’externes. Bien plus, la véritable capacité de contrôle du royaume résidait dans le pouvoir de coercition dont était nanti le souverain. Mais l’aristocratie peule s’avérait également impliquée dans les rouages politiques de contrôle de l’État.

LES VOIES POLITIQUES DE CONTRÔLE DE L’ÉTAT

21Les stratégies politiques reposaient sur les structures administratives confiées aux sujets fidèles et les plus dévoués qui assuraient une meilleure protection des frontières et de contrôle du royaume et sur des dignitaires qui exerçaient des pressions sur l’exercice du pouvoir.

22C’est ainsi qu’on trouvait au sein de la faada, trois organes distincts : la faada kambari, regroupant les notables haoussas et kanuri, la faada foulbé pour les dignitaires peuls et enfin la faada matchoube où siégeaient les notables des peuples conquis ou des alliés33. À cet égard, les Mbum, sur le plan administratif et du fait de leur organisation politique relativement élaborée34 et des alliances très précoces établies avec les Peuls, jouissaient d’un traitement de faveur. Tout en acceptant la suzeraineté du lamido de Ngaoundéré à qui ils payaient tribut, ils avaient réussi à conserver leur organisation politique traditionnelle, sous la direction de leur Belaka35. Bien plus les alliances matrimoniales aboutirent, en particulier au sein de l’aristocratie peule, à un phénomène important de métissage. Ceci accrut davantage la part d’autorité dont jouit l’élément mbum dans la structure de l’État : des dignitaires mbum furent associés aux délibérations de la faada, et à la longue, il fut institué, de façon tacite, que le lamido de Ngaoundéré devait être de mère mbum36. De ce point de vue, on a pu dire que le lamidat de Ngaoundéré constituait un État fondé sur une double identité peule et mbum. Ainsi, et davantage que d’autres, Ngaoundéré doit une bonne part de son évolution politique et sociale à la politique d’alliances matrimoniales avec les autochtones qu’instaurèrent leurs chefs à leur arrivée en pays mbum. La nouvelle littérature orale semble révéler un contrat historique entre Mbum et Peuls.

23Dans la mesure où l’espace conquis, par les armées de Ngaoundéré n’avait pas subi d’unification étatique dans un cadre territorial nettement délimité – sauf pour les frontières du nord – les frontières apparaissaient lâches et mouvantes à l’est et à l’ouest. Au fur et à mesure que l’on s’éloignait de la capitale Ngaoundéré, l’autorité du lamido se diluait. Aussi, l’autorité du lamido dut utiliser des relais assurés par des négociants et agents politiques et par des leaders autochtones à qui il remettait quelques attributs du pouvoir : turban (metiwol), cheval, épée, vêtement d’apparat. C’est ainsi que Mboula, chef mbum de kala gonn, devenu kaïgama du lamido Ardo Issa fut chargé de l’administration des territoires gbaya de l’Est avec pour résidence Meiganga37. À Bertoua, il fit confiance au chef gbaya nommé Mbartoua ; à Doka, il nomma Zando, un autre Gbaya38. Le chef du village dii le plus important du plateau de l’Adamaoua, Gangassao, se vit confier la responsabilité d’organiser les régiments dii pour tout le lamidat lors des expéditions de chasse aux esclaves. Pour ce faire, il reçut un titre prestigieux de chef de guerriers, Gambara, qu’il conserve encore. Il apparaît donc clairement que les lamibé de Ngaoundéré s’appuyèrent sur un certain nombre de chefs et notables alliés pour gérer leur lamidat.

24Par ailleurs, les chefs mbum et dii étaient choisis par les chefs de famille du village et officiellement installés dans leurs fonctions avec l’approbation du lamido. Ces chefs, appelés arbé (singulier ardo) par les Peuls, réglaient la vie du village selon les coutumes en les adaptant, tant bien que mal aux exigences du lamido. Il semble que cela répondait à un double souci : d’une part la promotion personnelle de ces chefs les rendait politiquement inférieurs et dépendants39 et d’autre part, le commandement des provinces périphériques les amenait à mieux prévenir les incursions étrangères. Ce système obligeait aussi chaque chef à se rendre à la cour pour payer tribut au lamido et faire le rapport de la gestion de sa province.

25Une autre structure originale permettant un meilleur contrôle du pays était le tokkal (pluriel : tokke). Le tokkal (quartier) constituait en effet l’unité de base de l’organisation du lamidat. Le système de tokkal comportait deux niveaux. Il y avait d’abord le djaouro (pluriel : djarou’en), chef de tokkal du premier niveau. À côté du tokkal, il y avait le djarouangal qui était une unité à l’intérieur du tokkal. Il correspondait à un groupe qui se reconnaissait une appartenance commune comme, par exemple, un groupement sous-clanique. Les djaourangal les plus importants étaient ceux de Dibi, de Nyambaka et de Béka40.

26Nous avons déjà vu que la cour du lamido de Ngaoundéré comprenait de nombreux dignitaires dont le statut, l’importance et les attributions étaient très divers. On pouvait d’après la division sociale, distinguer deux catégories : les dignitaires rimbé ou de statut libre et les dignitaires matchoubé de condition servile.

27Les fonctions de la première catégorie (Peuls et assimilés) variaient selon leur rang et leur importance. Outre, leur poste de conseillers, ces dignitaires étaient des agents d’exécution des ordres du lamido. Ils participaient à l’administration comme chef de tokke. Ils étaient aussi chargés de collecter les impôts.

28La seconde catégorie était constituée pour la plupart des Mbum et des Dii qui avaient réussi à se hisser à une position privilégiée dans le lamidat. Certains étaient des hommes de confiance du lamido et servaient de bouclier entre le lamido et les dignitaires peuls qui étaient souvent ses rivaux. Il faudrait voir là un double souci : d’une part on éloignait les dignitaires peuls de la cour pour qu’ils n’inquiètent pas le pouvoir du lamido, et d’autre part, ils exécutaient les travaux domestiques dont les dignitaires peuls s’accommodaient mal : entretien des écuries, du trône, de la coiffure du lamido, entretien du saré41 du lamido.

29Ces missions paraissaient peut-être de second ordre, mais elles leur permettaient néanmoins d’exercer une influence considérable à la cour et sur la marche du lamidat ; car elles les mettaient constamment en rapport avec le lamido. Outre leurs fonctions à la cour, ils étaient chefs de tokke au même titre que les dignitaires rimbé. Selon Maître42, Froelich43 et Lacroix44, les dignitaires matchoubé orientaient au moins autant que les dignitaires peuls la politique générale du lamido et étaient craints par les populations autochtones.

30Au total, toutes ces formes de contrôle politique constatées témoignent de l’adaptation du régime lamidal aux conditions matérielles et techniques de l’époque pour créer les liaisons entre lamibé, dignitaires, chefs et sujets et s’assurer du maintien de l’ordre, de la collecte des impôts et de l’information si nécessaire à tout pouvoir d’État. Mais l’État entretenait aussi bien les rapports avec les masses paysannes par le biais du tribut érigé.

LES PONCTIONS DU POUVOIR SUR LA SOCIÉTÉ

31Peut-on cerner les formes et la nature des rapports existant entre l’État et le monde « paysan » au XIX^e siècle ? Comment l’État pressurait-il les sujets ? Quel type de contrôle le pouvoir exerçait-il sur les richesses ?

32Dans l’Adamaoua en général, la terre et le bétail constituaient les richesses essentielles pour la société. L’examen des rapports entre le pouvoir et la société révèle que l’État avait en fait réalisé une certaine mainmise sur ces biens. Ainsi, dans le lamidat de Ngaoundéré, le lamido était propriétaire du bétail et des cultures. Ceci est assez indicatif de l’idéologie lamidale en ce qui concerne le contrôle de la richesse par le pouvoir. En réalité, le lamido n’était pas le propriétaire de toutes les terres ou de tout le bétail, il en garantissait la pleine jouissance. Cependant, le pouvoir exerçait un réel contrôle sur ces richesses. L’acquisition d’une propriété foncière dans un domaine non encore défriché était conditionnée par l’accord du représentant de l’État (chef, sous-chef, etc.). Le lamido et le chef pouvaient expulser quelqu’un de sa terre. En cas de déshérence, de bannissement de quelqu’un ou d’abandon, la terre retombait dans le patrimoine commun.

33Le pouvoir pressurait la société dont les impôts, les redevances et les prestations diverses envers le lamido s’exprimaient en produits agricoles, produits d’élevage, etc. selon les coutumes locales et le droit coranique. Toutes ces rentrées étaient reversées au baïtal (le trésor du lamidat). Le baïtal était constitué aussi de troupeaux de bœufs, de chevaux, de captifs, de redevances coraniques et coutumières, du tribut payé par les vassaux… Le bétail était principalement alimenté par la zakât (aumône légale). L’ouchara (l’impôt sur les successions), le soffal (taxe de pâturage sur les étrangers), etc.

34À chaque catégorie sociale correspondaient un certain nombre d’obligations. Les hommes libres devaient s’acquitter de la zakât, l’une des obligations des croyants. En principe destinée à des fins religieuses, la zakât était, dans la pratique, davantage un impôt perçu au profit du lamido. Dans le lamidat de Ngaoundéré, le montant de la zakât était d’un bœuf de deux ans sur un troupeau de 30 bêtes ou 10 % des récoltes45.

35Les hommes libres étaient par ailleurs soumis à des redevances coutumières à l’exemple de l’ouchoura. Redevance coutumière d’origine coranique, l’ouchoura était un impôt de 10 % sur les successions. Il s’agissait exclusivement des successions mobilières, car la coutume peule ignorait les biens immobiliers. Les biens vacants, ceux des musulmans décédés sans héritier, revenaient de droit au lamido.

36Les vassaux versaient régulièrement un tribut au lamido. Ils devaient aussi s’acquitter de la zakât au trésor du lamidat. Pour les vassaux en majorité adeptes des religions traditionnelles elle prenait l’allure d’un impôt. On peut cependant dire qu’il s’agissait plutôt d’un tribut sur les vaincus. En tant qu’agriculteurs, ils versaient un équivalent sur leur récolte de mil, sur la même base que les personnes libres : une toque par famille, soit environ 20 kilos.

37Enfin, l’aumône, qui était une obligation dans cette société islamisée, était prélevée sur le baïtal. En principe un don charitable fait aux pauvres, elle permettait aussi d’assurer le devoir d’hospitalité, en fournissant le gîte et le couvert aux visiteurs. Les réunions importantes qui rassemblaient d’autres lamibé de la région étaient aussi l’occasion de grandes dépenses pour le lamido, en cadeaux de toutes sortes, selon la coutume.

38Les autres corvées des populations dues au lamido concernaient les travaux des champs, la construction des enclos et des saré, la coupe du bois, etc. En effet, après la conquête, les Peuls procédèrent à une politique de regroupement de populations dans de petits villages agricoles, à des fins d’exploitation économique. Les captifs de guerre (Laka, Gbaya, etc.) furent ainsi transférés dans les colonies agricoles appelées dumdé (singulier rumdé), à proximité de Ngaoundéré, dans les régions fertiles. Ils y travaillaient pour le compte de l’aristocratie peule. Ce système d’exploitation, qui mobilisa des milliers de personnes46, fonctionnait aussi comme des « zones industrielles ». À cet effet, M. Z. Njeuma rapporte :

« Le rumdé fonctionnait comme une entité à la fois politique et économique. Il était le foyer d’une intense activité économique incluant des plantations, de l’artisanat (poterie, peausserie, tisserands). Les habitants du rumdé cultivaient le maïs, le sorgho, le millet, […]. Leur préoccupation majeure était l’agriculture et l’élevage de bétail au profit du propriétaire du rumdé47. »

39Cependant, ces travaux et prestations n’étaient pas sentis par la population comme une réelle exploitation. Il y a bien sûr un rapport de dominé et de dominant, mais la pression semblait plutôt légère. À ce propos, Froelich nous dit que la situation des populations dumdé – ceux-ci étant initialement des captifs de guerre et considérés comme la richesse par excellence – se serait de plus en plus alignée sur celle des Mbum et des Dourou (Dii)48.

40Il existait aussi des échanges économiques ayant un caractère complémentaire manifeste. Il s’agissait généralement d’échanges du bétail contre les produits agricoles. En effet, avant la conquête peule, l’espace couvert par le lamidat de Ngaoundéré n’avait pas d’activité commerciale proprement dite. Les échanges ne s’effectuaient que sous forme de troc. La conquête peule apporta un changement notable. La création des besoins nouveaux liés à la vie de cour, l’acculturation des élites mbum et gbaya aboutirent à la création de voies commerciales et l’intensification des échanges. Les agents économiques au service de l’aristocratie peule furent les marchands haoussa, bornouan, arabe choa et même parfois d’Égypte ou de Tripoli qui sillonnaient le pays en caravanes ou s’établissaient à demeure dans les principaux centres49. Bien plus, la mise en place de nouveaux axes de communication avait provoqué un certain essor commercial. L’économie de cet espace s’était alors intégrée dans la sphère d’influence des puissantes civilisations musulmanes qui parsemaient les rives du lac Tchad et au-delà de l’Afrique du Nord.

41Cette analyse nous permet de constater que le pouvoir lamidal contrôlait les facteurs de production, et retirait une partie de ses revenus des prestations de la « paysannerie ». Il nous semble par conséquent que le contrôle de la terre et du bétail ainsi que les différentes ponctions des lamibé sur les sujets témoignent de la forte emprise que l’État exerçait sur la société en général.

EN GUISE DE CONCLUSION

42Au total, l’implantation des Peuls dans l’Adamaoua en général enclencha une dynamique nouvelle, de grande portée historique. Tous les peuples de la région furent amenés, d’une manière ou d’une autre, à se positionner par rapport aux Peuls : spatialement, militairement, politiquement, culturellement, idéologiquement et économiquement.

43Dans le lamidat de Ngaoundéré, le personnage du lamido était au centre du fonctionnement de l’État qui s’appuyait par ailleurs sur les réalités sociales, religieuses, ethniques, etc. Ces réalités étaient intégrées dans la marche de l’État. Le lamido arbitre, les « chefs » administrent et exercent une pression sur la société. Mais la base du pouvoir était généralement militaire, car, on l’a vu, chaque lamido entretenait une armée qui était le moyen sûr d’expansion territoriale et du maintien de la paix intérieure. Ce sont tous ces éléments qui assuraient à l’État une emprise véritable sur la société.

44Mais reconnaissons que nous avons toujours des limites dans la connaissance de ce phénomène de l’État peul de Ngaoundéré. Il nous faut poursuivre la redécouverte de cette histoire politique par de nouvelles recherches. On pourrait par exemple privilégier les études régionales comparatives et dépasser le stade de monographie. On pourrait aussi s’interroger sur l’héritage de l’État précolonial par l’État contemporain dans cette région.