INTRODUCTION

1Dans l’introduction de L’État en Afrique, Jean-François Bayart, qui défend brillamment dans cet ouvrage la cause de l’historicité des sociétés africaines, rappelle que les politistes ont longtemps considéré qu’avant la colonisation les États en Afrique étaient soumis à l’arbitraire des rois ou roitelets, et que le terme le plus approprié pour caractériser les régimes en place était celui de « despotisme1 ».

2Je voudrais montrer que, dans les royaumes de l’Afrique subsaharienne, il existait des « lois non écrites » qui fixaient des limites à l’autorité du souverain. Je prendrai mes exemples dans l’aire culturelle akan, aire qui englobe le Sud-Est de la Côte d’Ivoire et la majeure partie du Ghana, et plus particulièrement dans le royaume anyi du Ndényé (ou Indénié2).

3Sur quelles sources se fonder pour rendre compte des bornes posées à l’exercice du pouvoir ? Dans des sociétés sans écriture, on ne peut se reporter à un « esprit des lois » ou à un manuel de droit constitutionnel. De plus, lorsqu’on s’adresse aux « traditionnistes » les plus avertis, ceux-ci ne donnent pas à ce sujet de formulation « en clair », sous les espèces d’un exposé didactique, selon le mode universitaire. Et cependant, si, dans une manifestation publique, survient le moindre manquement à ces règles non écrites, il y a toujours un ou deux « connaisseurs », comme les appelait Hampâté-Bâ, pour relever aussitôt l’entorse faite à une règle. C’est par le canal des infractions que peut se percevoir le corpus des règles.

LES CRISES POLITIQUES : UN PRÉCIEUX RÉVÉLATEUR POUR L’HISTORIEN

4Si on ne peut guère recourir aux enquêtes orales, par quelles autres voies accéder aux principes juridiques, à l’idéologie politique et à la jurisprudence ?

5L’une de ces voies est l’observation des crises politiques traversées par l’État lorsque la légitimité du roi est mise en question. Ces crises, dont Georges Balandier nous a appris le précieux rôle de révélateur, mettent en pleine lumière des principes juridiques non apparents en temps normal. On en trouvera un exemple plus loin.

LE DOMAINE DES RITUELS ET DES REPRÉSENTATIONS

6De prime abord, l’idéologie politique est véhiculée par certains « objets du pouvoir » et par les rituels où ces regalia entrent en scène.

7Observons tout d’abord le moment capital de l’intronisation, lorsque le roi est mis, d’une singulière manière, en contact avec le plus important des sièges ancestraux, appelé « le siège de l’héritage » (adyabia), et consacré au fondateur du royaume. Sans adyabia, pas d’autorité légitime sur un territoire et sur les hommes qui y vivent. Deux personnes, souvent deux femmes âgées, soutiennent par les aisselles le candidat désigné, et par trois fois elles amorcent le geste de l’asseoir sur l’adyabia ; au moment précis où il allait s’y poser, elles le redressent vivement, car si par malheur il le touchait, ou même l’effleurait, il serait, dit-on, frappé d’impuissance dans tous les sens du terme.

8De ce contact fictif et de cette mise en relation symbolique avec le siège « noir » du fondateur, mes divers interlocuteurs ont donné, sans la moindre hésitation, une même interprétation : le roi ne possède pas l’adyabia, qui n’est pas « sa chose ». Il n’en est que le dépositaire et pour un temps limité, celui de son règne, qui se terminera avec sa vie ou par sa déposition. Dans cette séquence du rituel d’intronisation, affleure une conception de l’État, de la « chose publique » qui est en opposition absolue avec celle de l’État « patrimonial ».

9Puis vient l’échange des serments. Après que ses sujets lui ont prêté serment d’allégeance par l’intermédiaire d’un dignitaire, le nouveau souverain prend en main l’adofonzan, le sabre à lame pleine et par trois fois il en dirige alternativement la pointe vers le sol puis vers le ciel, en prononçant la formule suivante :

« Que je sois au sommet d’un arbre ou dans les profondeurs de la terre, si l’un de mes sujets se trouve en difficulté et que je ne lui vienne pas en aide, j’aurai trahi mes ancêtres et que personne alors ne demeure “sous mon bras”. »

10Par ces mots se dessine la plus redoutable des menaces qui pèsent sur un chef politique : la désaffection, l’abandon de ses sujets.

11On observe aussi, au cours des cérémonies où les sièges « noirs » (sièges consacrés aux ancêtres du roi régnant, noircis par le sang séché des sacrifices) sont exposés en public, que le roi reste physiquement éloigné des sièges ancestraux. Ainsi, à la fête annuelle de l’igname, quand ceux-ci reçoivent l’igname nouvelle et le sang des sacrifices, les séquences du rituel se déroulent hors de sa vue. Il siège à distance, impassible et sans ciller, entouré de chefs et de notables. On est tenté de rapprocher cet éloignement du fait que dans la chambre où les sièges restent confinés tout le reste de l’année, le roi ne pénètre que dans des circonstances exceptionnelles, et toujours accompagné. On craindrait, s’il y entrait seul, qu’il ne sollicite « en invisible » le concours d’un de ses ancêtres, par exemple pour se débarrasser d’un adversaire politique.

12Certains regalia sont par eux-mêmes riches de sens. Sur la canne de l’un des porte-parole du roi, insigne de sa fonction de linguist comme disent les anglophones, figure un personnage qui, poussé par un autre homme, grimpe sur le tronc d’un palmier La scène est ainsi légendée : « Le roi s’il n’est pas soutenu par ses sujets n’atteindra pas le faîte de l’arbre. » Ces rituels et ces images laissent apparaître l’existence d’une sorte de contrat entre gouvernants et gouvernés.

LA PRATIQUE POLITIQUE

13Si on laisse le domaine des rituels et des représentations pour passer à la pratique politique, remarquons tout d’abord que les détenteurs du pouvoir sont tenus de se plier aux règles de succession en vigueur. Si ces règles, comme c’est le cas chez les Akan, remettent le choix du successeur à un conseil de dignitaires, après consultation des femmes âgées du lignage et de leur savoir généalogique, il n’est pas admis que le roi régnant fasse pression en faveur de l’un de ses éventuels héritiers possibles. La crise qui a déchiré le Ndényé, après la mort du roi Boa Kouassi II, en 1942, et qui a eu de lourdes conséquences, notamment la fusillade Latrille à Abengourou en 1947, a pour origine la crise de succession intervenue au sein du lignage royal. Boa Koassi II avait, par testament, désigné comme successeur un de ses neveux (utérins), Amoakhon Dihye.

« [Or,] les chefs de village ont estimé que, selon la règle successorale, c’est [le futur] Bonzou I^er, fils de la sœur puînée d’Amoakhon Dihye [autre neveu utérin du défunt], qui devait être choisi et ils ont rejeté la désignation d’Amoakhon Dihye3. »

14Or, ce sont les positions prises en faveur de l’un ou l’autre des deux adversaires qui ont déterminé pour de longues années le paysage politique du Ndényé, profondément marqué par les luttes entre RDA et PPA. Les partisans d’Amoakhon Dihye, beau-frère d’Houphouët, médecin à Abengourou et soutenu par le gouverneur Latrille, se sont ralliés, tout naturellement si l’on peut dire, au RDA, alors que les partisans de Bonzou I^er se sont placés du côté du Parti Progressiste, le PPA. Malgré les puissants appuis dont disposait Amoakhon Dihyé, c’est son adversaire qui a triomphé et avec lui les partisans de la légalité.

LES MODALITÉS DE LA PRISE DE DÉCISION ET LA PRÉGNANTE NÉCESSITÉ D’ABOUTIR À UN CONSENSUS

15Un autre élément est à prendre en compte : les modalités de la prise de décision qui marquent la prégnante nécessité d’aboutir à un consensus.

16De l’évocation des mœurs politiques anciennes et actuelles – celles-ci observables par exemple quand un jugement est rendu au village – se dégage une vision « unanimiste » de la société. Les décisions prises après délibération en petit comité sont toujours présentées au public comme émanant de la collectivité entière. Quand les deux parties ont fait valoir leurs arguments, on voit se détacher de l’assemblée un petit groupe de notables pour aller se concerter en secret (be ko asule). À leur retour, ils font connaître à l’assemblée la décision prise en commun sans que l’on puisse savoir qui parmi eux a été partisan ou adversaire de celle-ci ; les divergences apparues pendant la délibération s’effacent, et c’est sans doute pourquoi ces personnages, lorsque le porte-parole de l’assemblée leur demande, comme il se doit, « les nouvelles » déclarent, non sans malice, être allés consulter « l’aïeule des pangolins », comme si l’avis auquel ils se sont finalement ralliés émanait d’une instance extérieure. On peut voir là une façon de préserver liberté de vote et secret des délibérations.

17Lorsqu’un conflit survenait entre le roi et ses sujets, plusieurs scénarios étaient possibles.

18Dans les années 1960, les « anciens » disaient que « dans l’ancien temps » (avant la colonisation) les doléances s’exprimaient librement devant le roi, lors des réunions qu’il tenait régulièrement avec ses notables et conseillers ; l’un de ceux-ci l’évoque ainsi, non sans une certaine nostalgie pour ces temps révolus :

« Toutes les semaines, chaque samedi, nous nous réunissions. Le monde aujourd’hui est gâté [détérioré], on ne se réunit plus pour discuter des affaires. Toutes les semaines, on se réunissait et on lui disait : “Ce que tu as fait, cela ne nous plaît pas”. Au roi lui-même on disait : “Nana ! Dans cette affaire, n’agis pas ainsi !” Et il disait : “Oh ! Que l’on dise à mes petits-enfants qu’ils ne se fâchent pas ! Ce qu’ils viennent de dire, je l’ai compris”. Alors, doucement, calmement, les choses rentraient dans l’ordre4. »

19En cas de conflit, les asafohene du royaume (dans la hiérarchie des pouvoirs, ils se situent entre le roi et les chefs de village et ont aujourd’hui le rang de chefs de canton) étaient convoqués par le plus important d’entre eux, et adressaient un avertissement solennel au roi. Si celui-ci n’en tenait pas compte, il risquait la destitution. Une telle procédure a été suivie plus d’une fois dans le royaume anyi du Sanwi où, comme l’a montré Henriette Diabaté, les asafohene d’Ayamé et de Koadiokouro, répondant à l’appel de celui d’Assouba, étaient habilités à déposer le roi de Krinjabo5. Au cours des XVIII^e et XIX^e siècles, dans la puissante confédération asante (Ghana actuel), trois souverains (asantehene) ont été détrônés6.

20Autre scénario, tout aussi redoutable : des sujets mécontents pouvaient décider de partir et, sans préavis, émigraient avec leurs gens. Dans cette Afrique occidentale à faible densité démographique, les espaces libres où s’installer ne manquaient pas.

21Pour le souverain, cette désaffection était extrêmement grave, autant au plan idéologique que matériel. Outre la perte de prestige causée par ces départs, c’était contrevenir à la règle selon laquelle un chef politique doit faire fructifier ce qu’il a reçu en héritage, et l’accroître tant en hommes qu’en territoire et en richesses (c’est-à-dire en or) avant de le transmettre à son tour. De plus, l’exploitation des ressources du milieu, et en premier lieu celle des gîtes aurifères, dépendait essentiellement des effectifs humains rassemblés. Ces défections étaient ressenties comme un coup dur par les détenteurs du pouvoir.

22Les rois akan ne disposent donc pas d’un pouvoir absolu dont ils useraient à leur guise et sans contrôle, contrairement à ce que pourrait faire accroire le spectacle offert le jour de la fête de l’igname quand le roi siège en majesté au milieu de ses dignitaires ou, quand, hissé dans son hamac au-dessus de la commune humanité, il se dresse et balaye l’espace d’un ample geste qui exprime son droit de vie et de mort sur ses sujets.

23Lorsqu’il est question, en Europe, de rois africains, ce sont pourtant des images de cette sorte qui en sont exclusivement données. À Oyo ou à Ouagadougou, on nous montrera, prosternés dans la poussière devant leur souverain, les plus hauts dignitaires du régime. Or, ceux-ci ne sont autres que les grands électeurs, au rôle politique considérable.

CONCLUSION

24J’ai voulu montrer, aussi brièvement que possible, que les brillantes images, destinées à illustrer aux yeux du peuple le caractère sacré du pouvoir du roi régnant, ne doivent pas, aussi éclatantes qu’elles soient, faire illusion et occulter ce que sont la réalité du pouvoir et les limites qui lui sont assignées dans son exercice, entre autres par le nécessaire consensus des sujets. La même dualité se rencontre non seulement dans tous les États akan, de Côte d’Ivoire et du Ghana, mais dans bien d’autres royaumes non islamisés de l’Afrique de l’Ouest.

25Il serait dommageable de confondre, quand on s’intéresse au pouvoir politique antérieurement à la colonisation, ce qui renvoie à l’idéologie religieuse, et vaut dans le monde de l’invisible, et ce qui relève de la pratique sociopolitique.