INTRODUCTION

1À première vue, quoi de plus éloigné que le Mali de Modibo Keita et la Côte d’Ivoire de Félix Houphouët-Boigny, au début des années 19601 ?

2D’un côté, un État résolument lancé dans la voie de l’édification du socialisme, partisan militant de l’unité africaine et du panafricanisme, solidaire des gouvernements socialistes et anti-impérialistes de l’Afrique nouvelle. De l’autre, un pays vitrine du capitalisme triomphant et du libéralisme économique, étroitement attaché à l’ancienne puissance coloniale, hostile à toute construction fédérale interafricaine, et artisan d’une diplomatie de résistance – avec la formation du « groupe de Monrovia »– face aux initiatives du groupe de Casablanca.

3Pourtant, à y regarder de plus près, on est frappé – au-delà les différences liées aux orientations idéologiques divergentes des deux régimes – par d’étonnantes similitudes dans la pratique politique comme dans la volonté d’édification d’une société nouvelle. Celles-ci sont trop grandes pour être fortuites et apporteront un aliment à notre réflexion sur l’évolution des pouvoirs en Afrique après les indépendances.

LA CONSTITUTION

4Une rapide comparaison des préambules des constitutions maliennes et ivoiriennes confirme la volonté d’instituer un État démocratique et libéral dans les deux pays.

5À Bamako, le préambule de la Constitution du 22 septembre 1960 « réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 19482 », tandis que la nouvelle loi fondamentale affirme « l’intangibilité de la forme républicaine de l’État3 » (art. 49, titre XI).

6À Abidjan, le préambule de la Constitution du 3 novembre 1960 affirme que

« le peuple de Côte d’Ivoire proclame son attachement aux principes de la démocratie et des droits de l’homme, tels qu’ils ont été définis dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, par la Déclaration universelle de 1948, et tels qu’ils sont garantis par la présente Constitution4 »,

7et l’article premier souligne que « l’État de Côte d’Ivoire est une république indépendante et souveraine5 ».

8Cependant, il serait faux de croire que ces Constitutions soient totalement des copies conformes de la Constitution française de 1958. Tout en en reprenant les grands principes relatifs au libéralisme, au multipartisme, à la démocratie et à la laïcité, etc., elles en sont déjà beaucoup plus éloignées que les constitutions précédentes organisant les pouvoirs publics pendant l’éphémère période de la Communauté (1958-1960). Dans celles-ci, les dirigeants des exécutifs africains avaient rang de Premier ministre, le titre de président étant réservé au président de la République française, président de la Communauté franco-africaine.

9Comme le souligne Abdoulaye Sékou Sow,

« le constituant malien a voulu instituer un régime sinon “original” du moins différent de celui de l’ancienne puissance colonisatrice. Par contre son éclectisme par rapport aux systèmes adoptés alors par beaucoup d’États africains est évident. En effet, il apparaît que la I^re République du Mali indépendant a adopté non seulement le régime parlementaire dit rationalisé, mais, en plus, elle se caractérise par son aspect moniste à la fois monocaméral (parlement à chambre unique) et monocéphale (exécutif à une seule tête)6 ».

10Ainsi, l’article 6 de la Constitution stipule :

« Le gouvernement de la république du Mali se compose du président et des ministres. Il est responsable devant l’Assemblée nationale. Le président du gouvernement est président de la République. Il est le chef de l’État. »

11C’est donc un système présidentiel qui est institué, et l’instauration du parti unique donne un caractère fictif à la responsabilité du président devant l’Assemblée. En Côte d’Ivoire, dans la Constitution de 1960, on lit :

« Le président de la République est détenteur exclusif du pouvoir exécutif. Il nomme les membres du gouvernement et détermine leurs attributions. Les membres du gouvernement sont responsables devant lui. Il met fin à leurs fonctions » (art. 12)7.

12Du reste :

« Le président de la République détermine et conduit la politique de la nation » (art. 21)8.

13Philippe Yacé déclarera pour justifier cette présidentialisation :

« Le souci de mener à bien les transformations sociales et politiques rendait nécessaire la définition d’institutions politiques modernes, assurant dans le même temps aux citoyens les garanties démocratiques les plus solides. Dans ces circonstances, nous avons porté notre choix sur le régime présidentiel, que nous considérons comme le plus apte à concilier le respect des principes démocratiques et l’autorité de l’État9. »

14Et de fait, bien que théoriquement le gouvernement soit une émanation de l’Assemblée, dans les deux pays, la pratique conduira très vite à une totale soumission du législatif à l’exécutif, les pouvoirs de décision et d’impulsion revenant à l’ensemble solidaire formé par le président de la République et le Parti.

15Cette évolution est justifiée par les dirigeants des deux pays par des arguments finalement assez similaires : nécessité de construire rapidement une nation, urgence d’une politique volontariste et autoritaire pour sortir le pays du sous-développement, contexte africain spécifique… Ainsi en 1960, au moment de la préparation de la Constitution ivoirienne, sous l’impulsion de Philippe Yacé, alors à la fois président de l’Assemblée nationale ivoirienne et secrétaire général du PDCI, on s’éloigne du modèle français et on se rapproche du modèle américain voire britannique10. La raison essentielle qui est évoquée est la suivante : la Côte d’Ivoire étant un pays sous-développé, les constituants11 affirment que

« seul un pouvoir fort peut réaliser la tâche titanesque que le pays doit accomplir pour accéder au développement, confirmant ainsi “l’observation faite par des auteurs aussi différents que Montesquieu et Karl Marx, selon laquelle il y a des rapports étroits entre l’ordre social et les institutions politiques d’un pays déterminé12” ».

16De son côté, Ernest Boka, alors président de la Cour suprême, déclare :

« Nous pensons que le multipartisme ne s’identifie véritablement à la démocratie qu’à un stade donné de l’évolution humaine, au moment de l’épanouissement d’une société industrielle13. »

17Et le président de la République affirme :

« Actuellement, la Côte d’Ivoire a la chance d’avoir un mouvement largement démocratique (le PDCI-RDA). Pour ma part, je ne suis pas contre toute opposition en Côte d’Ivoire. J’en ai délimité le cadre. Tant que la masse nous fera confiance, nous n’admettrons aucune opposition ou aucun parti qui mettrait en cause le régime que librement nous avons choisi. Ceci étant affirmé, je répète qu’il aura place pour une opposition14. »

18De son côté, Philippe Yacé déclare, en 1962 :

« Sans doute existe-t-il une séparation des pouvoirs prévue par la Constitution, mais cette séparation ne doit pas être considérée comme contraire à une authentique coopération qui doit s’instaurer entre le gouvernement et l’Assemblée, entre ces derniers et le Parti. Une stricte séparation des pouvoirs peut se justifier avec l’existence d’un système de plusieurs partis, dans un régime démocratique bénéficiant d’un passé déjà long d’expérience politique15. »

19Un peu plus loin, Philippe Yacé invite les parlementaires à « se contenter de leurs attributions sans chercher à s’immiscer dans l’exécution des directives gouvernementales16 ».

20On peut rapprocher de toutes ces justifications celles avancées au Mali par Madeira Keita, ministre de l’Intérieur :

« Si les gouvernements issus de la loi-cadre ont été stables, c’est souvent en raison de la présence d’un parti dominant ; 2) le multipartisme favorise – en fait – l’apparition de partis tribaux ; 3) la démocratie ne suppose pas la pluralité des partis. La différenciation des classes en Afrique n’implique pas une diversification des intérêts et surtout une opposition des intérêts17. »

21De fait, le fonctionnement des systèmes ivoiriens et maliens sera conditionné par l’existence du parti unique et par le mode d’organisation des élections, dont l’unanimisme est utilisé comme signe de l’adhésion populaire à la politique du Parti et du président.

22La primauté du couple parti-président semble, au Mali comme en RCI, tirer sa légitimité de l’onction électorale, et du caractère quasi unanime des votes en leur faveur.

DE L’USAGE DES ÉLECTIONS

23Par exemple, au Mali, aux élections législatives du printemps 1964, « 2080 172 [inscrits] ont voté pour la liste présentée par l’US-RDA, soit 100 % des suffrages exprimés18 ».

24Aux premières élections de la Côte d’Ivoire indépendante, Félix Houphouët-Boigny « recueille 98,7 % des suffrages exprimés. Les candidats à la députation qu’il a désignés sont également élus, avec un pourcentage presque aussi élevé (95,7 %)19 ».

25En 1965, « sur 1 867 937 votants, le président recueille 1 867 605 voix20 ».

Une volonté d’unanimisme

26Dans les deux pays, on constate le souci des gouvernements et des partis uniques de lutter avant tout contre l’abstentionnisme, pour obtenir le meilleur score possible de votes favorables, de manière à se prévaloir d’une adhésion massive à leur politique, permettant de mieux asseoir la stabilité du président et du régime.

27Le souci de bénéficier d’un appui unanime de la population est tel qu’il conduit le PDCI à insister pour que les étrangers résidents, qu’ils soient africains ou européens, prennent part au vote. Cette demande est prise très au sérieux par la communauté française, dont environ 60 % des inscrits vont voter. Pour expliquer leur recommandation de vote favorable, les députés français sortants de la précédente Assemblée

« rappellent […] que c’est dans le peuple ivoirien, et principalement en leur chef éclairé que se sont dénombrés les plus ardents partisans d’un vaste monde d’expression française, s’étendant de la mer du Nord à l’océan Indien21 ».

28Au Mali, en 1964, « pendant toute la semaine qui a précédé le vote, la population malienne fut largement sermonnée ». On expliqua alors :

« [que] ne pas voter équivalait à se retrancher de la société malienne avec toutes les conséquences que cela implique dans une existence villageoise et, pour qu’aucun faux pas ne soit possible, le gouvernement précisa que les cartes d’électeurs seraient soumises à un contrôle ultérieur. Miliciens et policiers confisquèrent sans le moindre prétexte des cartes d’identité en invitant leur propriétaire à venir les chercher au bureau de vote le jour des élections. Les fonctionnaires durent présenter, le lendemain du vote, leur carte électorale tamponnée à leur chef hiérarchique sous peine de révocation. Les bureaux de vote n’étaient pas équipés d’isoloirs et le bulletin était déjà parfois dans l’enveloppe prêt à être déposé dans l’urne. […] Enfin, les étrangers d’origine africaine furent appelés à voter au nom de l’Unité africaine, avec des menaces à peine dissimulées d’expulsion en cas de vote défavorable22. »

29En RCI,

« les moyens développés pour assurer un succès plus que probable sont colossaux : deux cent trente voitures mobilisées, quarante tonnes de documents électoraux émises, quatre millions d’enveloppes envoyées dans les deux mille bureaux de vote ».

30Les récalcitrants sont fermement sermonnés23. Car

« les instances suprêmes du PDCI tiennent à ce que le scrutin du 27 novembre leur apporte l’adhésion quasi unanime du corps électoral24 ».

31Ainsi, lorsque certains habitants de Dabou critiquent ouvertement le fait qu’aucune option ne soit laissée à l’électeur, les envoyés du Parti dans la région ne s’embarrassent pas :

« Esquivant le débat, ils les firent conduire auprès du chef de l’État, qui les tança vertement avant de les renvoyer chez eux25 ! »

Des listes uniques

32Effectivement, au Mali également, c’est une liste nationale unique qui était soumise au « choix » de l’électeur, après avoir été formée par le président. Il en est de même en Côte d’Ivoire, où « les députés de l’Assemblée nationale sont élus au suffrage universel sur une liste nationale complète26 » (art. 29). Il est intéressant de signaler qu’en Guinée, ce type de disposition était ainsi commenté, « lors d’une intervention radiodiffusée du 16 décembre 1958 », par Sékou Touré :

« Il s’agit de permettre au député mandaté par la nation tout entière [de] n’avoir d’autres soucis que celui de servir les intérêts nationaux sans se laisser influencer par des questions de région, de race ou de religion27. »

33Et à propos de cet usage, Philippe Yacé rappela à l’Assemblée que

« les secrétaires généraux du Parti ont donné un magnifique exemple de discipline librement consentie en confiant au chef de l’État et au Bureau politique le soin de désigner la liste des candidats aux élections à la députation28 ».

LE PARTI UNIQUE

34Par-delà l’obtention d’une unanimité nationale et d’un consensus symbolisés par les taux de votes favorables au président et aux élus de l’Assemblée, qui conduisent à une symbiose étroite entre le législatif et l’exécutif, le système du parti unique est sans doute l’outil essentiel de la mainmise du pouvoir présidentiel sur les institutions et du détournement de constitutions initialement libérales vers une pratique autoritaire.

Une mainmise progressive sur la vie politique

35Dans les deux cas, les partis ont été au départ des instruments de lutte pour l’indépendance. Il s’agit du reste du même parti, puisque lorsque le RDA a été créé en 1946 à Bamako, Houphouët-Boigny en était le président, tandis que Modibo Keita dirigeait l’Union Soudanaise-RDA.

36Dans les deux cas, le parti RDA supplante progressivement les partis rivaux, sur lesquels il prend une avance décisive au milieu des années 1950, avant de les absorber au moment de l’accession à l’indépendance. Dans le Soudan français, on sait la rivalité entre le RDA de Modibo Keita et le PSP de Sissoko Fily Dabo, qui va être absorbé en 1959 par le RDA. En Côte d’Ivoire, le RDA gagne plus vite, pendant la marche à l’Indépendance, la prééminence sur les autres formations. Et, dès 1956, « tous les partis ivoiriens fusionnent au sein de la filiale ivoirienne du RDA29 ».

37Une fois au pouvoir, Houphouët-Boigny cherchera à se rallier ses opposants, au besoin en leur accordant en échange de leur soumission des places de haut rang dans l’appareil politique ou administratif. Il sera par contre tout aussi inflexible que Modibo Keita face à ceux qui lui paraissent le menacer. Est-il inopportun de faire un rapprochement entre la mort de Fily Dabo Sissoko, disparu en 1964, dans des circonstances mystérieuses pendant son enfermement au bagne de Kidal, et celle tout aussi énigmatique d’Ernest Boka dans les geôles de Yamoussoukro en 1964 ?

Des rôles finalement assez semblables

38Les partis uniques jouent au Mali et en Côte d’Ivoire des rôles assez semblables. Leurs structures, manifestement calquées sur celles des partis communistes des pays socialistes, sont très voisines.

39Cela peut s’expliquer par les liens étroits entre PCF – et plus généralement mouvement communiste international – et RDA.

« Ainsi, des dirigeants communistes s’impliquent-ils dans l’organisation du déplacement des représentants ivoiriens au congrès de Bamako, s’immisçant dès l’origine dans le développement du rassemblement. Le noyautage se poursuit au lendemain de la naissance de la formation ouest-africaine, par le biais notamment des Groupes d’Études Communistes (GEC), qui forment politiquement et idéologiquement les jeunes Africains, avant de les rediriger vers les sections territoriales du RDA, ou vers des syndicats affiliés à la CGT30. »

40On sait également qu’au Palais Bourbon,

« les onze députés africains RDA, dont trois ivoiriens31, élus en novembre 1946, s’inscrivent à l’Union Républicaine et Résistante (URR), apparentée au parti communiste. […] La tournée ouest-africaine du leader communiste Raymond Barbé, au mois d’octobre 1948, matérialise ces rapports ; à cette occasion, Gabriel d’Arboussier déclare, à Dakar : “Le RDA n’est pas le valet du Parti communiste mais son frère32” ».

41Ce n’est qu’à partir de 1950 que le RDA prendra son autonomie par rapport au PCF, Houphouët-Boigny rejoignant finalement l’UDSR.

42Il y a également pu y avoir une influence des pays voisins dont les modèles sont imités.

43Selon les archives de l’ambassade de France,

« l’organisation interne (du PDCI) se met en place progressivement, en grande partie en suivant le modèle du Parti Démocratique de Guinée de Sékou Touré33 ».

44L’ambassade indique qu’en 1962 le président ivoirien aurait rendu visite à Sékou Touré pour s’enquérir auprès du voisin guinéen des principes et méthodes de « la mobilisation des masses34 ».

Un encadrement serré

« Ainsi au Mali, la population est encadrée à l’échelle du cercle avec la section, au niveau de l’arrondissement en sein de la sous-section et enfin avec des comités à l’échelle du village, de la fraction et du quartier. Des sous-divisions existent même pour les grandes villes sous la forme de bandes et carrés35. » « En plus de cette organisation verticale, le Parti possède une organisation horizontale, lui permettant d’encadrer chaque citoyen selon le groupe auquel il appartient. Ainsi, l’US-RDA possède une organisation de jeunesse, de femmes, de syndicats36. »

45On retrouve en RCI une organisation également très structurée. Sur le plan horizontal, des comités d’entreprise, de jeunes, d’étrangers, des comités ethniques37. Sur le plan vertical, les comités sont la cellule de base, qui regroupe les « militants » ; il en existe un par localité, mais d’autres viennent par la suite compléter ce maillage territorial serré. On recense dans chaque sous-préfecture une sous-section du PDCI, avec à sa tête un secrétaire général ; vis-à-vis du préfet, ce délégué du Parti est tout-puissant au niveau local, et prend rapidement le pas sur le représentant de l’État.

46Dans les deux pays, cette structure pyramidale est contrôlée au sommet par le bureau politique. En RCI, Félix Houphouët-Boigny en est président d’honneur, avec à ses côtés Philippe Yacé, secrétaire général. Ses décisions sont reprises et endossées par le bureau politique. Au Mali, Modibo Keita, secrétaire général, est membre du bureau politique comme plusieurs de ses ministres, dont Jean-Marie Koné.

Des partis de masse

47Ces partis à l’organisation redoutablement efficace se veulent également des partis de masse. Au Mali,

« du fait de sa volonté d’embrasser toute la population, le Parti comptait, en 1962, selon le rapport du Congrès de l’US-RDA de cette même année 42 sections, 226 sous-sections et 9 758 comités de villages, fractions et quartiers soit un total de 1 500 000 militants38 ».

48Le PDCI-RDA se présente également comme un parti dont tous les Ivoiriens sont membres « par vocation et par choix39 ».

49Voici, par exemple, la description qui est faite d’une campagne de placement des cartes d’adhérents au Parti, qui a lieu du 15 janvier au 15 février 1963. À cette occasion, la direction politique du Parti rappelle que

« l’acquisition ou le renouvellement de la carte d’adhésion du PDCI est un acte politique et civique d’une extrême importance qui porte concrètement témoignage de la participation du citoyen à l’action politique de la Nation ».

50En réalité, la souscription pour les cartes d’adhérents du Parti prend un caractère d’obligation stricte.

« Chaque citoyen ivoirien se voit dans l’obligation de s’affilier, et les autorités n’hésitent pas à inciter à la délation pour que chacun respecte la consigne : “Il importe que tous propos ou attitudes tendant à minimiser l’importance et le caractère que doit prendre ce geste d’adhésion demandé au citoyen soient portés à la connaissance des autorités politiques et administratives40”. »

La suprématie du parti unique

51Les rôles et pouvoirs du parti unique dans le système politique sont en fait très semblables.

« Modibo Keita définira ainsi lui-même les tâches du Parti lors de sa rencontre avec Houphouët-Boigny le 20 décembre 1961 : “Il analyse, conçoit, donne des directives, fait exécuter par les organismes de l’État, contrôle l’exécution des décisions arrêtées parce qu’il est l’émanation la plus authentique du peuple. L’erreur ne serait plus celle d’un homme, d’une équipe, mais de tout le peuple41 ”. »
« L’US-RDA affirme, comme on l’a évoqué plus haut, sa suprématie sur tous les organes constitutionnels en suivant le principe selon lequel le politique est supérieur aux aspects économiques et techniques. Ainsi, le Parti doit tout diriger, subordonnant tous les autres organes (parlement, gouvernement, justice…) qui ne sont que des agents d’exécution. De plus, les différents organes sont très liés entre eux42. »

52Les statuts du Parti ne disaient pas autre chose : « L’US-RDA est l’organisation politique du peuple malien » (art. 1) et « le guide et l’organisateur du peuple malien43 » (art. 2).

53On retrouve ainsi au gouvernement de nombreux membres du bureau politique national.

54Commentant ces caractéristiques, Seydou Madani Sy écrit :

« S’il existe un pays parmi ceux dont nous nous occupons où l’existence d’un parti unique implique une concentration absolue des pouvoirs au profit de ce parti, c’est sans nul doute le Mali. Le texte constitutionnel qui prétend établir un régime parlementaire est purement illusoire. Le gouvernement domine le parlement qui domine le gouvernement44. »

55En Côte d’Ivoire également, on trouve à la tête de l’État et du parti les mêmes hommes, souvent détenteurs de fonctions dans les deux institutions. Le Parti se substitue même parfois aux ministres dans des prises de décisions très concrètes : ainsi, en octobre 1963, un numéro de l’hebdomadaire Jeune Afrique fut-il interdit directement par le Parti, sans que le ministère de l’Intérieur eût pris de part à cette décision45.

56Cette fusion et ce mélange des rôles apparaissent normaux à Philippe Yacé, qui déclare : « Le PDCI n’est pas totalitaire, mais démocratique, du fait même qu’il réalise l’unanimité autour d’un homme et d’une politique46. » La même idée était reprise en d’autres termes par le journal Fraternité Matin (n^o 336 du 1 er octobre 1965) qui énonçait la devise suivante47 : « Un seul parti, un seul peuple, avec un seul chef : le président Houphouët-Boigny. »

LE POUVOIR SE MONTRE

57La volonté de voir triompher une conception unanimiste du pouvoir s’accompagne dans les deux pays du souci de créer un lien aussi direct que possible entre le président et la population.

58Le pouvoir doit donc se montrer à ses administrés, il recherche un contact constant avec la population comme devait le faire autrefois le souverain africain à l’occasion de certains rituels et cérémonies.

59La presse officielle, comme les témoignages d’observateurs, en donnent des exemples édifiants. Ainsi le quotidien L’Essor célébrait, dans un éditorial de février 1967, un déplacement du président Modibo Keita :

« Un bel exemple pour tous les militants et responsables par le souci qu’il révèle de se mettre au diapason du peuple, d’établir avec lui des rapports faits de confiance et d’humilité, de demeurer en un mot soudé aux masses48. »

60On ajoutera que ce genre de cérémonial a également lieu, dans une moindre mesure bien sûr, à chaque retour de déplacement du président. La population est alors « invitée » à se masser le long de l’itinéraire du cortège présidentiel pour accueillir le chef de l’État. Ainsi, l’ambassade de France rapporte que pour le retour du président le 18 juin 1962 – après un périple d’un mois qui l’a conduit à Moscou, Bonn et au Caire – » la capitale est en fête commandée49 ». La presse et la radio mettent alors en évidence l’accueil « spontané, enthousiaste et fraternel que près de 100 000 Maliens ont réservé à leur Ulysse50 » et L’Essor va jusqu’à ajouter que grâce au retour triomphal du président « un autre 18 juin est entré dans l’histoire51 ».

61On retrouve en RCI le même souci du président de retremper son pouvoir au contact de la foule et de se montrer à son peuple.

62Un témoin, attaché à l’ambassade de France, décrit ainsi une de ces bains de foule : en septembre 1963, lors de son retour d’Abidjan à Yamoussoukro, le président s’arrête au carrefour de N’Doussi.

« À l’arrière du cortège officiel, la foule se resserre […] l’ordre est rompu. Le chef de l’État se mêle à la foule qui l’encercle, l’étreint. Tout souriant, il serre les millions [sic] de mains qui se tendent vers lui52. »

63Un autre des rituels partagés est celui des allocutions adressées à la foule par le président ou des principaux dirigeants, qui sont de grands événements politiques et constituent parfois de véritables discours fleuves.

64Le 28 septembre 1963, à l’époque où le pouvoir ivoirien semble ébranlé par des complots, « une manifestation exceptionnelle » est organisée par les autorités « pour réaffirmer l’attachement du pays à son président ». « Les discours de Philippe Yacé et de Félix Houphouët-Boigny ont lieu devant plusieurs centaines de milliers de personnes, rassemblées dans tout le pays et envoyées à Abidjan grâce à une réquisition générale de tous les moyens de transport53. »

65Le Mali semble cependant encore plus friand de ce type de rassemblements et de moments unanimistes, que l’on retrouve chaque 1^er mai, mais aussi au moment des Semaines de la jeunesse. Il en est de même dans les deux pays pendant les fêtes de l’Indépendance.

66La presse, que le pouvoir contrôle totalement, relaie évidemment ces informations dans les journaux officiels que sont, d’un côté, L’Essor, de l’autre, Fraternité Matin.

LA SOUMISSION DES FORCES PROFONDES DU PAYS

La religion

67On a souvent rappelé le pragmatisme de l’attitude de Modibo Keita envers la religion, malgré ses options marxistes. Christian Coulon souligne sa modération, qu’il compare à l’attitude beaucoup plus doctrinaire de Sékou Touré54 :

« La Guinée de Sékou Touré partit en guerre contre les notables musulmans et dénonça le fanatisme islamique. Le Mali de Modibo Keita, sans aller aussi loin, voulut en finir avec les anciennes hégémonies sociales que soutenait l’islam55. »

68Mais, quoique se réclamant du socialisme, Modibo Keita a toujours souligné que ce dernier n’était pas incompatible avec la religion. Il a tenté de faire bon ménage avec les imams, ne manquant pas de rappeler que l’homme africain était par essence religieux.

69La devise du Mali, pourtant État officiellement laïque, est, de fait, « un peuple, un but, une foi ». Modibo Keita montre également son respect pour le christianisme, et on se souvient que le chrétien Jean-Marie Koné fut un de ses principaux ministres. Il demande cependant aux religions de seconder l’action gouvernementale : il est ainsi piquant de constater que le professeur de philosophie du collège catholique Prosper Camara avait inclus dans son enseignement des cours de marxisme-léninisme56.

70Aussi, Modibo Keïta n’hésite-t-il pas à désigner la religion comme un agent ayant un rôle primordial dans la création de ce nouvel homme vertueux. Lors de l’inauguration du collège secondaire catholique Prosper-Camara57, le 6 mars 1963, le président malien n’hésite pas à définir la part qui revient au pouvoir spirituel et au pouvoir temporel – autrement dit politique – dans la nouvelle société socialiste :

« Également comme vous, avec mes amis, nous nous attachons à sauver l’homme malien. […] Nous suivons des voies différentes, mais l’objectif est le même. »
« Nous nous rencontrerons sur l’homme malien, sur l’homme africain. Pendant que l’un travaillera à lui assurer un mieux-être, l’autre façonnera son esprit58. »

71Mais une telle cohabitation entre les deux pouvoirs suppose que la religion se mette au service du projet de construction nationale du parti. Dans le cas contraire, il peut y avoir des frictions entre les forces ; il en est ainsi lorsque

« le gouvernement prend […] des mesures contre ceux qu’il appelle les “oisifs travailleurs59”, autrement dit les mendiants, qui ne sont pas conformes à l’éthique de l’homme nouveau qu’il souhaite créer. Dans sa synthèse hebdomadaire du 14 au 20 janvier 1963, Fernand Wibaux, l’ambassadeur en poste à Bamako, rapporte les propos de Modibo Keïta à cet égard. Le président malien y exprime sa volonté “faire disparaître le plus rapidement possible cette tache antisociale qui porte atteinte à la réputation de travailleur dont bénéficie le peuple malien et fait sa fierté60”. La mendicité est alors interdite sur le territoire, et, pour enrayer ce phénomène, le stationnement devant des édifices publics et des secteurs commerciaux est décrété interdit ».

72Cette mesure se heurte aux réticences des chefs spirituels musulmans :

« L’ambassadeur rapporte dans cette même synthèse61 que l’imam de Bamako – qui refuse de la cautionner – ne manque pas de rappeler aux dirigeants que la libre mendicité est tolérée par le Coran et qu’elle constitue même un devoir pour les jeunes élèves des écoles coraniques qui sont tenus de mendier leur nourriture quotidiennement. »

73En RCI, le président est catholique, comme le sont de nombreux Ivoiriens du Sud, qui occupent une place importante dans son entourage et au gouvernement. Mais le chef de l’État entretient d’excellents rapports avec l’islam : il a été fortement aidé lors de la marche vers l’indépendance par le musulman hamalliste Yacouba Sylla, et ses liens avec Amadou Hampâté-Bâ, partisan d’un islam tolérant, confrérique et soufi, sont bien connus. Par contre, sa sympathie envers les monothéismes mais aussi les religions ancestrales s’accompagne d’une vigoureuse dénonciation « des idéologies athées », du communisme en particulier, contre lesquels « la croyance en Dieu » lui paraît « le meilleur rempart62 ». Pour symboliser son respect et son esprit de tolérance envers toutes les religions, il décide par exemple en 1964 de lancer une souscription obligatoire pour « la construction d’une église, d’une mosquée et d’un temple protestant sur la voie principale d’Abidjan63 ».

74Mais sur le plan politique, on doit souligner sa volonté prioritaire de se concilier les autorités religieuses, voire de les domestiquer. C’est le sens de sa longue querelle avec Mgr Yago, archevêque d’Abidjan, qui se termine par une véritable soumission de celui-ci au pouvoir.

Les syndicats

75La même volonté de contrôle se retrouve dans la gestion des syndicats :

« Au Mali, le régime de Modibo Keita, pour lequel les conflits devaient s’effacer devant la construction d’un socialisme d’inspiration marxiste et léniniste, organisa le contrôle de l’Union Nationale des Travailleurs Maliens (UNTM) soutenue tant par la Fédération Syndicale Mondiale (FSM) que par la CGT. L’UNTM appartenait à l’aile radicale de l’appareil d’État. La participation active de la centrale à la gestion économique et politique des affaires publiques l’éloigna d’une base d’autant plus fragile que les secteurs publics et privés n’étaient qu’embryonnaires. Les liens de patronage qu’entretenait le Parti unique, l’Union Soudanaise - Rassemblement Démocratique Africain (US-RDA) avec l’UNTM conduisirent au cumul des charges syndicales et des fonctions publiques, notamment au sein du Comité National de Défense de la Révolution (CNDR)64. »

76En RCI, le gouvernement se méfie des syndicats, craignant qu’ils mettent au service de leurs combats l’expérience acquise dans la lutte contre le pouvoir colonial. Les syndicats qui revendiquent sont volontiers qualifiés de « subversifs », et les mouvements sociaux, quoique peu nombreux, sont combattus par le pouvoir. Ainsi en 1959, une grève de fonctionnaires est brisée par un ordre de réquisition. « Les deux tiers des fonctionnaires ayant refusé de répondre à l’ordre de réquisition quelques jours auparavant sont révoqués65. » Le pouvoir, méfiant des orientations de l’UGTAN, dont le siège est à Conakry, cherche à lui substituer une UGTCI plus docile. Il a peur que l’action syndicale aboutisse à une action politique qui se situerait en dehors du parti. Fidèle à ses habitudes, le régime cherche aussi à « récupérer » les anciens leaders. Ainsi,

« les anciens leaders syndicalistes sont chargés, depuis 1960, de hauts postes administratifs ou ministériels, ou sont députés. Ils n’éprouvent que peu d’intérêt pour leurs anciennes activités syndicales, ce qui fait perdre un poids considérable à ces organisations66 ».

77En conclusion, on peut appliquer aux deux pays le bilan d’ordre général suivant, fait à l’échelle de l’Ouest africain francophone :

« Les stratégies d’absorption et de dissolution qui avaient permis aux partis uniques de démanteler les organisations partisanes dissidentes furent déployées à l’encontre des syndicats qui tentaient de préserver leur indépendance. L’importance accordée au développement économique et la faible différenciation des classes sociales furent les arguments avancés pour prôner l’intégration de l’appareil syndical à l’appareil partisan au détriment de la défense des intérêts professionnels des travailleurs67. »

Les chefs

78Au Mali, Modibo Keita aura, tout en cherchant à instrumentaliser celle-ci, une attitude beaucoup moins radicale à l’égard de la chefferie de canton que Sékou Touré, qui la supprima dès 1957.

79Certes, de nombreux notables n’acceptèrent les orientations du régime qu’à contrecœur : longtemps après la chute du régime, voici comment il est perçu dans le tarikh du Haayre :

« Modibo n’aimait pas les vieux, ni les marabouts, ni les chefs traditionnels […] Cela a beaucoup fait mal au peuple malien qui était très fatigué par le fait que ses chefs étaient humiliés68. »

80Il faut également souligner que son principal rival, Fily Dabo Sissoko, était également chef de canton et que le PSP s’opposa à l’indépendance immédiate réclamée par le RDA69.

81Mais dans la réalité, Modibo Keita et le Parti cherchèrent surtout à mettre les chefs au service de leur politique, en favorisant la promotion de ceux qui leur étaient fidèles et de ceux dont l’esprit et la formation garantissaient une attitude plus ouverte vis-à-vis des transformations sociopolitiques en cours.

82Houphouët-Boigny de son côté n’est pas défavorable à la chefferie, dont lui-même souligne qu’il est issu. Mais cela ne l’empêche pas de tout faire pour « l’affaiblissement et la mise sous tutelle des chefferies traditionnelles70 ». L’histoire des rapports des chefs avec le RDA est du reste assez complexe : en 1945,

« Kouamé Adingra, roi des Abrons, et l’association des chefs coutumiers prennent position contre le RDA, qui n’est soutenu que par les chefs baoulés. Il prend la tête du Parti progressiste (qui regroupe une grande partie des chefs) suscité par l’administration contre le parti interterritorial d’Houphouët71 ».

83Mais une fois le RDA en position de force, après 1956, l’Association des chefs ivoiriens est transformée en simple syndicat professionnel, dont Félix Houphouët devient habilement le président honoraire. Et Kouamé Adingra se ralliera spectaculairement.

84Il est vrai qu’Houphouët-Boigny ira jusqu’à dire des chefs en novembre 1961 que

« possédants ruraux, planteurs de leur état, à la fois conservateurs et dynamiques comme l’étaient les bourgeois européens contemporains de la révolution industrielle, ils figurent bien un des éléments moteurs de la société de la Côte d’Ivoire sur la voie de l’occidentalisation72 ».

85Finalement, Houphouët-Boigny souhaite faire des chefs des rouages de l’appareil administratif, de manière à ce qu’ils jouent le rôle de relais entre gouvernement et population, et deviennent des auxiliaires du PDCI. Cette conception avait été bien résumée dès 1959 par J.-P. Mockey, lors d’un discours prononcé à Dabou :

« Ce n’est pas l’administration mais la population qui désigne le chef. […] Le chef doit traduire les aspirations de la population. Il est son visage et sa voix, comme il est également la voix et le visage de l’administration, dont nous avons la charge73. »

La jeunesse

86Bien que la politique menée envers la jeunesse soit formulée dans des contextes idéologiques opposés et aboutisse à des comportements différents, il existe au moins un point commun dans les politiques des dirigeants des deux pays : la jeunesse est à leurs yeux une force dont l’adhésion est autant souhaitée que son opposition est redoutée et combattue.

87Pour Modibo Keita, la jeunesse peut et doit être un fer de lance de la révolution, elle est un élément indispensable pour la construction du socialisme et l’édification de l’homme nouveau. D’où le recours à de jeunes militants, jugés plus radicaux et enthousiastes face à la Révolution, dont certains débordements seront une des causes de l’impopularité finale du régime. Les jeunes sont encadrés dans des organisations visant à leur transmettre un idéal révolutionnaire.

88Tous les jeunes doivent obligatoirement être pionniers (de huit à douze ans) puis guides pionniers de douze à dix-huit ans74.

« Les élèves du secondaire et du supérieur, généralement sous le régime de l’internat, sont groupés en comités d’établissement. Cependant, chaque occasion est mise à profit (en particulier les vacances) pour les faire participer aux activités collectives des autres jeunes du même âge et les rassembler avec eux dans des camps de vacances où ils contribuent à des travaux d’intérêt général (construction d’écoles, de maisons de jeunes…) ou des campagnes d’alphabétisation. […] Les pionniers dont la devise est “Agir” sont identifiables par le foulard et le béret rouge qu’ils portent. »

89Il en est de même pour la milice populaire :

« Véritable force supplétive à la disposition du Parti, elle recrute, dans un premier temps, les meilleurs éléments des pionniers ou des brigades de vigilance puis, au fil des années, tous les jeunes volontaires du pays.
Organisme de renseignement au service du Parti, elle doit également renforcer la conscience nationale et transformer les masses de façon à reconvertir les esprits vers le socialisme. Elle a également des activités paramilitaires et contribue au maintien de l’ordre voulu par le Parti. »

90On compte parmi les organisations de jeunesse le service civique rural qui donne aux jeunes de vingt et un ans, pendant douze mois, une formation politique et une formation technique en matière de travaux agricoles et d’aménagement censés aider au développement des campagnes.

91Pour encadrer les jeunes ruraux, on crée également des Centres d’Animation Rurale (CAR). Leur but est de donner aux jeunes paysans des notions d’agriculture moderne dans un cadre collectiviste. Cette formation comprend une éducation politique. Elle correspond à une volonté de transformation de l’homme et de la société rurale par des méthodes modernes de production agricoles. originale et intéressante.

92On constate ici que cet encadrement de la jeunesse n’existe pas en Côte d’Ivoire, où la population est endoctrinée uniquement dans le cadre du Parti. De plus, malgré la puissance de son organisation et de l’encadrement de la population qu’il assure, il ne semble pas que celle-ci se soit reconnue pleinement dans ses slogans. C’est en tout cas ce que constatent les observateurs extérieurs ; l’ambassadeur de France Léon Brasseur écrit ainsi que « le militantisme idéologique fait gravement défaut au PDCI ; il encadre plus qu’il ne mobilise la population75 ». Il disait également : « On n’a pas su donner à cette idéologie la forme dogmatique que revêtent celles de Sékou Touré et de N’Krumah76. »

93Le rôle assigné à l’école en Côte d’Ivoire dans la formation des citoyens est également infiniment moins poussé qu’au Mali, où elle forme une partie importante de l’édifice de propagande révolutionnaire.

94Mais au Mali les « déviances » de la jeunesse, quoique d’un autre type, sont également fortement redoutées, dans la crainte que la jeunesse dorée malienne ne devienne vecteur de la décadence morale capitaliste. Ici la rhétorique du régime est très proche de celle que l’on trouve à la même époque dans les pays de l’Est.

« Modibo Keïta condamne régulièrement les débordements de certains adeptes d’un “yéyéisme” exubérant non conforme aux règles de la morale malienne. »

95En particulier, le Parti s’insurge

« contre les minijupes ou les longues chevelures des garçons, résultats de ce qu’il qualifie de mauvais exemple de l’étranger77 ».

96À Abidjan, au contraire, c’est surtout la jeunesse étudiante et ses velléités socialisantes qui sont redoutées. De nombreux témoignages prouvent que les jeunes en résidence dans les cités universitaires françaises sont étroitement surveillés. Le pouvoir tente de marginaliser l’Union Générale des Étudiants de Côte d’Ivoire (UGECI), interdite en 1962, en regroupant ses étudiants dans l’UNECI, créée en 1963. C’est donc de l’intelligentsia, plus que l’ensemble de la jeunesse, que se méfient le parti et le président. Les étudiants sont menacés de se voir couper leurs bourses s’ils n’adhèrent pas à l’UNECI. Parallèlement, les Jeunesses RDA, créées en 1958, sont dissoutes en 1963 en raison de positions jugées trop à gauche, Philippe Yacé allant même jusqu’à les accuser d’être noyautées par les communistes78.

97Par contre, le pouvoir sait aussi manier la carotte, comme s’en vante le président Houphouët :

« D’ex-étudiants turbulents et frondeurs deviennent des citoyens loyaux et disciplinés lorsque l’État leur assure une situation matérielle confortable et s’intègrent alors, sans difficultés, dans la vie nationale et même dans les cadres du Parti79. »

98En 1964, il semble que les mouvements de jeunesse sont désormais sous tutelle. L’Université est créée en 1964. Les relations entre le pouvoir et les Jeunes, dont le président recevra une délégation en 1965, s’améliorent. « Des efforts sont faits pour cadrer et structurer les activités des jeunes. Le service civique, par exemple, connaît un renouveau considérable. Le mouvement “Jeunesse et travail” est créé. Il est destiné à accueillir dans des camps des jeunes désireux de participer concrètement à l’œuvre de développement80. » Des jeunes comme Henri Konan Bédié entrent au Parti.

99Néanmoins, une certaine méfiance demeure face à l’intelligentsia, formée essentiellement de jeunes diplômés, qui ont suivi des études beaucoup plus poussées que leurs aînés mais sont suspectés d’adopter des idées radicales. Ainsi, le président confie-t-il

« à ses hôtes en balade sur les plantations de Yamoussoukro, en désignant d’un mouvement de tête les geôles contiguës à sa résidence : “C’est là que se trouvent les gens les plus intelligents de la Côte d’Ivoire81” ».

LA CONSTRUCTION D’UNE SOCIÉTÉ NOUVELLE

100Un autre point commun entre les deux régimes apparaît être leur volonté de construire une société nouvelle. Sans doute cette volonté est-elle plus apparente chez Modibo Keita, soucieux, selon la terminologie alors en vigueur, de rupture avec le passé féodal et colonialiste, pour construire une société nouvelle plus harmonieuse, et même « un homme nouveau » tourné vers le progrès. La construction de cet homme nouveau se fera au prix d’une intrusion croissante du Parti dans l’intimité de chacun, d’une manière inconcevable en Côte d’Ivoire. Ainsi, Modibo Keita déclara-t-il en 196 à l’occasion de la création des commissaires politiques : « Il n’y aura pour vous aucune porte fermée en république du Mali82. »

101Mais, même si l’idéal de société vers lequel tend le régime est fort opposé à celui du Mali socialiste, certains aspects de ce messianisme politique se retrouvent en Côte d’Ivoire, tempérés il est vrai par le souci de conservation et d’ordre de la bourgeoisie terrienne dont fait partie le président « planteur à Yamoussoukro83 », viscéralement méfiant envers toute aventure idéologique.

102En mars 1959, devant le III^e Congrès du PDCI, Félix Houphouët-Boigny déclare :

« Tant que Dieu nous permettra de consacrer notre vie à l’Afrique, la finalité de notre action politique sera l’homme, l’homme ivoirien, l’homme africain, l’homme de la communauté, plus libre, plus riche, plus heureux, l’homme, frère de tous les hommes, amoureux de paix et de progrès, citoyen faire d’une grande communauté de peuples libres et égaux, appelés à servir d’exemple au monde84. »

103Dans le même registre, Marcel Laubhouet déclare en 1961, devant l’Assemblée : « Notre seul objectif demeure l’émancipation de l’homme85. »

104Même s’il arrivera au président ivoirien, comme le faisait à l’envi son homologue malien, d’appeler parfois ses concitoyens à accepter de faire les sacrifices nécessaires à l’atteinte de ce but, on voit ici que cette émancipation n’a pas les mêmes contours à Abidjan et à Bamako. Plus que d’un idéal d’égalité et d’un souci de mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme, il s’agit en Côte d’Ivoire de créer les conditions d’un développement assurant à tous un minimum d’aisance matérielle. Les admirateurs du régime citeront à ce sujet la phrase souvent répétée par le président ivoirien, selon laquelle « L’homme qui a faim n’est pas un homme libre »– antithèse du fameux « Il vaut mieux la pauvreté dans la liberté que la richesse dans l’esclavage de Sékou Touré », que n’aurait sans doute pas désavoué Modibo Keita. Ses détracteurs y verront une sorte de nouvel « Enrichissez-vous ! », masquant mal de profondes inégalités et une corruption structurelle.

105Par ailleurs, il semble que la création d’une union nationale, objectif maintes fois affirmé, soit aux yeux du pouvoir ivoirien la première condition nécessaire à la réalisation de l’objectif d’assurer la prospérité du pays. Cette ambition, dans un pays multiethnique à l’unité fragile, est très souvent réaffirmée.

106Un article d’Abidjan-Matin du 16 janvier 1962, commentant une allocution présidentielle de la veille, écrit : « Il en ressort une fois de plus que la préoccupation majeure du chef de l’État reste toujours l’édification de la Nation86. »

107Et effectivement, le président avait déclaré le 15 janvier :

« Nous sommes […] en Côte d’Ivoire condamnés à l’unité. C’est assurément ce qu’a compris depuis longtemps notre parti, puisqu’il n’a pas hésité à concentrer entièrement son action sur le rassemblement de toutes les volontés saines du pays, sans considération de race, de tribu ou de religion87. »

108La réalisation d’une telle ambition est présentée comme demandant la nécessaire adhésion des masses, car « chacun a le devoir d’apporter sa pierre, si petite soit-elle, à l’édification harmonieuse de ce pays ». Le président insiste inlassablement sur le devoir de chacun de « contribuer à la tâche de construction nationale ».

109Un tel but nécessite des sacrifices de la population, mais aussi l’existence d’un État fort dont les dirigeants aient un pouvoir sans limite reposant sur l’adhésion et la confiance des masses.

« Il est souhaitable que tout le monde prenne conscience de cette détermination du gouvernement et du Parti de ne souffrir aucune atteinte à cette unité sous quelque forme que ce soit, et cela pour éviter à la Côte d’Ivoire, qui veut demeurer le pays de la démocratie et de la vraie fraternité, de contenir des détenus politiques sur son sol88. »

110Au Mali, également, qui pourtant puise sans doute dans le passé glorieux des grands empires situés sur son sol les ressorts d’une conscience nationale plus affirmée, l’unité du pays est également un objectif primordial. La volonté de construction nationale s’appuie sur la réalisation d’une double unité, politique et territoriale, les deux unités étant indissociables aux yeux du président.

111Mais elle s’accompagne de la volonté de créer un homme nouveau, qui va beaucoup plus loin que la construction de la nouvelle société ivoirienne, et s’accompagnera d’une intrusion croissante dans la vie privée de la population. C’est sans doute une des explications principales de la réaction de rejet qui aboutira au coup d’État de 1967. Il s’agit de créer

« une société nouvelle en rupture totale avec le passé colonial qui plaçait, aux yeux des nouveaux dirigeants du pays, l’homme malien dans un processus de décadence et de dépersonnalisation. L’ambition du régime est alors de forger un nouveau citoyen malien, vertueux et mobilisé pour son pays, fier de son passé, dévoué à la Nation et au Parti89 ».
« Le discours prononcé par Modibo Keïta, le 1^er juin 1963 au stade Konaté, est révélateur de cette conception de l’homme vertueux et dévoué que l’État tente d’imposer. Les fonctionnaires y sont invités à prendre parti pour la diminution des traitements en pensant aux paysans beaucoup plus mal lotis ; et les commerçants, dont les bénéfices baissent, à considérer les salaires des petits employés. […] Le président demande au pays entier de se préparer à de nouvelles difficultés par une morale saine et dure : “Libérés du colonialisme nous livrons maintenant le plus dur combat, le combat contre nous-même90”. » « Il avertit en particulier les femmes qui gaspillent l’argent du ménage à l’achat de bijoux ou de vêtements et poussent ainsi leurs maris à des dépenses inutiles. Les jeunes, tentés par les plaisirs de la chair “malsains et avilissants”, sont également mis en garde. D’ailleurs pour être mieux assuré de l’efficacité de ces recommandations, le Parti avait décidé quelque temps auparavant, la création de brigades féminines chargées de veiller aux bonnes mœurs ainsi que l’interdiction des réunions dansantes pour les jeunes à l’exception, de celles organisées par l’US-RDA91. »

112On pourrait relever d’autres exemples révélateurs du caractère puritain et spartiate du régime en évoquant quelques actions du BPN. Une synthèse hebdomadaire de l’ambassade de juin 196392 nous apprend que pour épurer les mœurs, et empêcher l’oisiveté et le vice de se répandre, le football de table est interdit dans les rues et pendant les heures de travail ; la vente de fruits et de légumes par les « jeunes filles » est strictement prohibée entre treize heures et quinze heures (heures de la sieste) et après le coucher du soleil ; ou encore, des mesures sont prises concernant les fêtes de baptêmes et de mariage dans le sens d’une simplification des cérémonies et d’une suppression des cadeaux dont la famille devait faire les frais. « Dans un pays qui s’engage dans la voie de la construction socialiste, il est intolérable », estime le bureau politique « que des familles entières peinent à longueur de journées pour mettre de côté des économies qu’elles sont obligées de distribuer au cours de puériles manifestations93 ».

113Dans les deux pays, une participation active, voire des sacrifices, sont demandés au citoyen pour aider à cet effort de construction nationale.

CONCLUSION

114Les analogies remarquées dans l’exercice du pouvoir et la construction de la nouvelle société en Côte d’Ivoire et au Mali sont flagrantes. Sans doute ne faut-il pas pousser trop loin la comparaison : Houphouët-Boigny, quelles que soient ses convictions, ne cherche pas comme Modibo Keita à inculquer une idéologie omniprésente et totalisante. Le PDCI, quel que soit son caractère militant, est aussi un parti de notables possédant des biens au soleil et désirant les sauvegarder. C’est ce qui fait sa faiblesse – son incapacité à gagner l’être intime des militants et à les mobiliser pleinement. Mais c’est aussi ce qui fera sa force : en étant plus souple, plus respectueux d’une certaine marge de vie privée, en assurant également une plus grande prospérité économique, il saura encadrer la société de façon plus durable et déjouer les complots, contrairement au pouvoir malien.

115On pourra ajouter que la période du début des années 1960, particulièrement instable en Côte d’Ivoire, précède de longues décennies beaucoup plus calmes et détendues, et qu’il ne faut donc pas totalement extrapoler ses caractéristiques aux années suivantes.

116Il n’en demeure pas moins que les analogies observées demeurent. On peut en tenter plusieurs types d’explications.

117Faut-il y voir une retombée de la proximité initiale du RDA avec le PCF et le mouvement communiste international ? On a vu que celle-ci fut bien réelle. Bien sûr, chez Modibo Keita comme chez les autres leaders progressistes, elle s’accompagna d’un idéal profondément ancré, tandis que chez Houphouët-Boigny il semble qu’il n’y eut que tactique. Mais à côté de la conviction des uns, on ne saurait négliger le pragmatisme des autres : le parti, après avoir été un formidable outil de conquête de l’indépendance, devint un moyen tentant de renforcer un pouvoir que l’on sentait fragile et menacé.

118Faut-il également voir dans le caractère hybride des nouveaux États la conséquence d’une double transmission : l’héritage libéral de la rapide période de transition des années d’après guerre, et l’héritage de l’exercice beaucoup plus autoritaire du pouvoir colonial avant-guerre ? De fait, on se doit de souligner une commune formation des élites dirigeantes ouest-africaines francophones de l’époque, et la marque du passage à l’école William-Ponty. Il est sûr qu’il y a des points communs, par-delà les divergences, entre les carrières des deux présidents : Modibo Keita fut major à l’école normale William-Ponty (section Enseignement), tandis qu’Houphouët-Boigny fut également major, mais à l’école de médecine de Dakar. De leur formation, ils ont sans doute retenu une même foi au progrès – que l’un croyait socialiste, et l’autre libéral. Cette idée leur fut inculquée pendant leur formation alors qu’ils vivaient dans un ordre colonial prônant la « mise en valeur » de l’Afrique, qui trouvait dans son accès à modernité son alibi sinon sa justification, et dont l’atavisme républicain n’empêchait pas les pratiques autoritaires. Est-il permis d’avancer que la révolte contre cet ordre ne les empêcha pas d’en intérioriser une partie des valeurs ?

119Mais parallèlement, et c’est sans doute ce qui fait aussi la complexité de l’« ingénierie » politique réalisée à l’époque, on ne saurait non plus négliger le poids de l’héritage venu de l’Afrique ancienne : l’image que se donne le pouvoir, une conception spécifique des relations sociales et familiales, le souci de réaliser le consensus autour d’un chef, etc., bref, toute un substrat qui aurait resurgi après les Indépendances et innervé la vie des nouveaux États.

120Le classement habituel du Mali dans le camp socialiste et de celui de la Côte d’Ivoire dans le camp occidental ont masqué durablement une convergence réelle et forte des deux régimes sur l’autorité de l’État ou le parti unique unanimiste comme sur le rôle important à conserver à la religion dans le modèle politique et social. Dans les deux cas, l’on est très loin des modèles théoriques, tout en leur empruntant certains traits mis délibérément en avant pour attirer l’aide extérieure (des Occidentaux ou des Soviétiques) mais qui ne sont que l’écorce, ne remettant pas en cause un modèle commun, proprement ouest-africain et postcolonial.