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Pouvoirs anciens, pouvoirs modernes de l'Afrique d'aujourd'hui

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Bernard Salvaing

Première partie. Quelques aspects des nouveaux pouvoirs issus des indépendances

Le pouvoir militaire et le rôle des forces armées après les indépendances

Military power and the role of the armed forces after the Independances

Guy De Haynin De Bry

Résumé

Aujourd’hui encore, les armées africaines jouent un rôle disproportionné et ambigu, s’arrogeant le droit d’intervenir dans le fonctionnement quotidien de l’État, et prennent le pas sur le pouvoir civil. Un système institutionnel hérité du pouvoir colonial, bornant l’État dans des frontières artificielles favorisant les crises, en est la cause fondamentale. Les facteurs endogènes d’ordre historique, social et culturel inhérents au continent contribuent à alimenter un processus délétère que les tentatives de traitement peinent logiquement à enrayer. Les solutions envisagées sont trop souvent inspirées par des intérêts particuliers plutôt que par une approche globale. Retrouver la juste place des armées dans le fonctionnement de l’État implique avant tout coordination des acteurs et réconciliation des logiques d’action. Conditions indispensables mais souvent contradictoires, elles tracent un chemin étroit où le succès, quand il existe, reste fragile.

Texte intégral

INTRODUCTION

1Cette contribution est fondée sur les expériences antérieures d’une vie professionnelle passée au contact de l’Afrique, que ces expériences soient opérationnelles ou qu’elles résultent des dernières fonctions de l’auteur comme officier général, tournées vers l’analyse des situations de crise et la veille stratégique. Les positions défendues sont donc strictement personnelles et ne sauraient se faire l’écho de celles du ministère de la Défense ou du gouvernement français.

2D’où viennent l’importance du pouvoir militaire sur le continent africain et le rôle qu’ont joué ou que jouent les forces armées dans le fonctionnement quotidien de l’État ? La question a du sens lorsque l’on constate qu’elle continue de faire l’actualité quasiment sans interruption depuis les indépendances au début des années 1960.

3Le monopole de l’usage légitime de la force est une prérogative régalienne fondamentale des forces armées. La tentation est forte d’en détourner l’emploi à des fins catégorielles, partisanes, dictatoriales voire personnelles, quand parfois même le mélange des genres n’est pas la règle. Point n’est besoin d’argumentaire sophistiqué pour le démontrer. Les faits, y compris les plus récents, ont encore trop souvent valeur d’évidence.

  • 1 Décembre 2012. En cours en février 2013.

4Le 22 mars 2012, à Bamako, un coup d’État militaire mené par le capitaine Amadou Sanogo a renversé le président Amadou Toumani Touré, élu démocratiquement en 2007, à l’issue d’une consultation organisée sans fraudes « exagérées ». Depuis, le remplacement de la junte par un gouvernement civil de transition n’a hélas pas remis en cause la démonstration et le conflit en cours1 y puise une partie de ses causes.

  • 2 Le terme s’entend sous son acception littérale de personne(s) portant les armes au nom ou sous couv (...)

5Le modèle institutionnel hérité majoritairement d’un système politique commun mis en place à l’indépendance par l’ancienne puissance coloniale, explique en partie l’importance prise de fait par les forces armées. La deuxième raison est une conséquence de la précédente. Détenteurs de l’usage légitime de la force, les « gens d’armes2 » se parent de fonctions variées et revendiquent le service exclusif du pays, au nom d’une éthique dont ils seraient seuls dépositaires. Le poids des facteurs culturels traditionnels, ethniques, tribaux, familiaux par rapport au sentiment national constitue une troisième raison. Enfin, en proie aux difficultés économiques, que la crise mondiale ne fait que souligner davantage, le continent laisse le champ libre à la force armée pour y faire jouer ses pouvoirs.

6Quelques pistes pour amorcer un changement dans le long terme serviront d’ouverture à une réflexion ultérieure. Cependant, la problématique de la transformation comporte plusieurs aspects antinomiques intrinsèquement liés aux logiques d’action divergentes des acteurs impliqués. Une des clés du succès réside vraisemblablement dans le retour à la mission « originelle » des forces armées : la défense du sol et, désormais de manière beaucoup plus prégnante, également celle des citoyens.

LE POIDS DU PASSÉ, ÉLÉMENT DÉTERMINANT

7Aujourd’hui encore, plus de cinquante ans après l’accession à l’indépendance de la majorité des anciennes colonies françaises, belges et même britanniques, les armées africaines peinent à limiter leur rôle à la sécurité étatique ou humaine. Les raisons ne manquent pas.

L’héritage institutionnel

8Le système politique mis en place à l’indépendance a été pour l’essentiel calqué sur le modèle colonial. S’agissant de l’espace francophone, les premiers présidents, tous issus de la classe politique française et belge ou de la société civile coloniale, héritent du modèle centralisateur qui leur est légué et le reproduisent peu ou prou. Chacun en fonction des spécificités propres à son « pays » y ajoute, de bonne foi, arbitrairement ou en relation avec les obligations du groupe social dont il est issu, articles constitutionnels et décrets qui renforcent ses pouvoirs et les assurent dans la durée, ou y retranche au contraire ceux susceptibles de les limiter. Le régime se caractérise par une hypertrophie ou une quasi-dictature du pouvoir exécutif, concentré dans les mains du président. L’atrophie du pouvoir législatif se traduit à l’inverse par l’existence de parlements sans réels pouvoirs, la création de partis uniques et la mise au pas, voire la suppression d’opposants « durs », rendus jaloux et vindicatifs par les conditions de sous-développement économique des populations et, en creux, celles d’accès aux richesses des dirigeants en place. Le pouvoir judiciaire obéit au Parquet, lui-même généralement désigné, comme le gouvernement, selon des critères dominés par l’ethnicité, la fidélité au président en place et un hypothétique tout autant que fragile équilibre entre alliés de circonstance. Le modèle colonial britannique, pour différent qu’il ait pu être, a néanmoins perpétué le modèle de l’État westphalien et de ses monopoles régaliens et ne contredit en rien les arguments développés.

Les facteurs aggravants

9Les facteurs sociaux ont une influence amplificatrice non négligeable. Aussi plurielle qu’elle puisse être, l’organisation sociale et politique de l’Afrique subsaharienne, transcendant les frontières artificielles du congrès de Berlin et les langues ainsi imposées par la colonisation, comporte des caractéristiques communes et des invariants, au rang desquels figurent souvent la primauté et le prestige du chef, généralement issu du lignage et rarement élu, ainsi que son inamovibilité, tant qu’il est vivant ou n’est pas déposé par la force. En outre, ces codes culturels ou « sociétaux » et les normes coutumières, peu compatibles avec les normes de bonne gouvernance « démocratique » internationales, ainsi que la prévalence des facteurs ethniques, tribaux et familiaux sur le sentiment national « à l’occidentale », constituent une série supplémentaire d’obstacles à franchir. L’État peine à exister en dehors de ses centres urbains et administratifs, où il appuie d’ailleurs sa présence sur les instruments visibles du pouvoir « à l’occidentale » (armée, police, préfets et uniformes divers). Enfin, ne réussissant guère à décoller économiquement, sous une perfusion financière internationale par ailleurs de plus en plus chichement mesurée, le continent constitue un réservoir d’opportunités pour la corruption, les détournements en tout genre, le clientélisme et le népotisme, trop fréquemment inhérents à l’ethnicité dominante. Ces éléments offrent ainsi à la force armée un théâtre unique pour y exercer une influence disproportionnée ou – et ?– s’imposer comme une composante incontournable du gouvernement en prenant le pouvoir « au bout de la kalachnikov ».

  • 3 C’est-à-dire telles qu’elles sont enseignées comme élément constitutif du « civisme militaire » ins (...)
  • 4 Les élites scolarisées et instruites sont, à l’indépendance, principalement issues des minorités sé (...)
  • 5 En toute relativité et selon les standards propres aux armées du continent.
  • 6 Récemment encore, de nombreuses unités militaires ne recevaient leurs munitions réelles d’entraînem (...)

10Dans cet environnement général trouble, les militaires ont toujours représenté le corps de l’État sur lequel pouvait, apparemment, s’appuyer l’exécutif. Symbole avec le drapeau, la Constitution et l’hymne national, de l’État indépendant et souverain, l’armée est garante de sa liberté dans un monde où l’affrontement, hier idéologique aujourd’hui économique, des grandes puissances se joue encore par coups indirects sur le continent africain. Formés dans les écoles occidentales et pour certains avant la fin de la guerre froide, dans les académies militaires communistes, les cadres se sentent dépositaires d’un civisme assis sur des valeurs patriotiques « génériques3 » transmises dans ces écoles, mais abstraites sur le continent. De fait, l’absence de sentiment national fort et la « fabrication » d’élites non légitimes mises en place au moment de l’indépendance4 ont créé un vide que le militaire est tenté de combler. Dotées de budgets faméliques, à la recherche de missions régaliennes vagues ou mal définies dans leurs limites, les armées restent néanmoins une entité hiérarchisée, relativement disciplinée et qui possède toujours, selon le modèle de l’État dominant, le monopole de l’usage « légitime » de la force, y compris dans son espace national. Dès lors, soumis aux différentes pressions antagonistes relevées dans les paragraphes précédents, les « gens d’armes » deviennent des instruments de puissance aux mains de régimes désireux de conserver le pouvoir, mais aussi trop souvent issus de leurs rangs. Détenteurs d’une force et d’une impunité garanties par la possession d’équipements performants5 et des munitions pour s’en servir6, les gardes présidentielles et autres unités dites d’élite choyées par le régime sont guettées par la double dérive protectionniste et autoritariste des cohortes prétoriennes avec, comme corollaire fréquent, la tentation d’intrusion dans le fonctionnement quotidien de l’État.

  • 7 Participation personnelle dans les groupes économiques ou les conseils d’administration, intrusion (...)

11Les armées régulières ne sont pas épargnées par ces dérives car, à ces caractéristiques particulières, s’ajoutent des considérations plus concrètes d’ordre économique. Les avantages matériels ou en nature7 du commandement compensent des soldes insignifiantes. Ils n’incitent guère au départ pour une retraite misérable, qui signifie en outre la relégation dans l’oubli ou l’éviction du clan détenteur et distributeur des prébendes. L’engorgement des grades vers le haut de la hiérarchie est alors inéluctable quoique souvent partisan, bloquant les plus compétents des jeunes cadres dans des fonctions ou des grades subalternes en proportion de leur appartenance au bon groupe ou de leur fidélité, réelle ou apparente, à la haute hiérarchie et au régime.

12Recréant le modèle sociétal dans des unités de protection qui les isolent de la société civile et de ses problèmes, tantôt utilisateurs, tantôt otages des forces armées selon les circonstances, les chefs d’État peinent naturellement à engager, ou refusent, un changement qui souvent signerait leur destitution. De fait, refuge, instrument de puissance ou arbitre, les armées font barrage.

EXEMPLES CONCRETS

  • 8 Le texte a fait l’objet d’une relecture en janvier 2013, alors que les troupes françaises intervien (...)

13Trois pays francophones issus d’un même empire colonial structurent et limitent délibérément le propos : Côte d’Ivoire (RCI), Tchad, République centrafricaine (RCA). Bien d’autres, et tout particulièrement ces derniers temps8, sont susceptibles sans grande recherche d’étayer l’argumentaire. Alors que les problématiques politico-économique et militaire constituent les principales différences, elles confirment pourtant en l’occurrence que la diversité des causes produit des effets semblables.

Le cadre politique

14Longtemps citée comme modèle de transition politique réussie, la RCI a vécu une période de calme remarquée sous la houlette ferme mais respectueuse des apparences démocratiques du président Houphouët-Boigny, puis après sa mort, quoique dans une moindre mesure, avec son successeur le président Konan Bédié. Le chef de l’État nomme aux fonctions régaliennes en respectant les équilibres dans les formes, mais veille en sous-main à satisfaire aux devoirs « traditionnels » de clientélisme. L’« ivoirité » est alors un concept intégrateur, censé servir de ciment pour l’unité nationale, même s’il n’est pas dénué de nombreuses arrière-pensées.

15Par contraste, le Tchad apparaît à l’opposé du spectre, dans tous les domaines. Son histoire politique est une longue succession de coups de force militaires ou armés. D’abord « fratricides » entre Sara du Sud dans les années 1975-1979, elles se poursuivent entre Toubou et Zaghawa du Nord jusqu’en 1990, les tentatives de renversement de l’actuel président Idriss Deby Itno n’ayant au demeurant pas manqué depuis une vingtaine d’années. Le chef de l’État s’appuie sur ses troupes – ses « seigneurs de guerre ? » – pour se maintenir au pouvoir. Les exigences d’une certaine obédience au clan constituent une menace permanente.

  • 9 L’avancée des rebelles jusqu’aux portes de Bangui en janvier 2013 en est une triste illustration.

16Quant à la RCA, son histoire politique est modelée principalement par une alternance de régimes civils et militaires. Durant quatorze ans à partir du coup de force de la « Saint-Sylvestre » (31 décembre 1965), le pays est aux mains du général, puis maréchal et enfin empereur Bokassa. Coups d’État militaires manqués ou réussis rythment depuis 1979 la vie du chef de l’État, otage de la seule structure armée garante de son maintien, ou de ses anciennes milices9.

La place de l’armée

  • 10 Coup d’État du général Guéï, le 24 décembre.
  • 11 Appellation usitée par les administrations ivoiriennes pour désigner les corps de l’État en uniform (...)

17Militairement en RCI, forces armées et gendarmerie sont apparues jusqu’en 199910 comme des succès d’intégration ethnique. Les « corps habillés11 » ne paraissaient pas suivre d’agenda politique, semblaient subordonnés au pouvoir civil et accessibles aux réformes.

18Au Tchad, en guerre depuis 1970, l’armée régulière, initialement commandée et composée d’hommes originaires du Sud, se débande en 1979. Depuis lors, une armée à deux vitesses combat en permanence un ennemi intérieur et extérieur avec une intensité variant selon la situation du moment. Des unités pratiquement homogènes ethniquement composent le premier cercle autour du président et dans les combats, tandis qu’un savant dosage entre gens du Sud et du Nord verrouille les postes de responsabilité, créant ainsi une double ligne de fracture.

19L’armée centrafricaine, depuis la destitution en 1979 de l’empereur Bokassa, a fait l’objet de plusieurs tentatives de réforme, voire de totale refondation. Elles se sont toutes soldées par des résultats décevants pour de multiples raisons, internes ou externes à l’institution.

DES CONSÉQUENCES IDENTIQUES

20Plusieurs points communs constituent des tendances lourdes soulignant la difficulté de faire rentrer les militaires dans le rang et expliquent leur place disproportionnée dans le paysage politique. Ils sont en fait l’illustration tout comme la confirmation des facteurs et des arguments identifiés précédemment. Un premier point commun tient au fait que le gouvernement de chacun de ces trois exemples est issu d’un coup de force, « institutionnel » pour l’un si l’on admet les conditions très litigieuses des élections d’octobre 2000 en RCI et l’appui massif de la communauté internationale pour celles de 2011, « légalisé » ultérieurement par les urnes pour les deux autres.

21En outre, dans tous les cas, l’armée ou des guérillas armées jouent ou ont joué un rôle pivot, qu’elles s’estiment initialement dupées en RCI avec le général Guéï ou qu’elles soient le principal acteur des coups de force, ce qui s’est vérifié depuis dans les trois pays cités. Prétendant incarner l’intégrité de l’État, soi-disant garante de son indépendance intérieure et extérieure comme de son bon fonctionnement, l’armée s’affranchit des règles de l’état de droit, fait et défait les gouvernements au gré des menaces dont ses chefs estiment l’institution militaire ou le pays être les proies. Chaque tentative de remise au pas est donc vécue en fonction d’une grille de lecture complexe et à entrées multiples – ethnique, sociale, économique, politique – qui varie selon chaque pays mais aboutit au refus commun du changement.

22De fait, instrument de puissance, acteur politique, refuge économique ou arbitre des tensions, les armées occupent une place indue ou font barrage.

LES PERSPECTIVES D’AVENIR

23Encore convient-il, avant d’aborder ces quelques réflexions, de s’accorder sur le « but recherché ». Trop souvent en effet, les actions menées sont demeurées ciblées et sectorielles, s’attachant à modifier une institution – l’armée – et ses structures, plutôt que de revoir sa place au sein et dans le fonctionnement de l’État. Heurtant directement des catégories de personnel ou remettant en cause des intérêts et des privilèges, individuels ou collectifs, elles n’ont logiquement pas abouti. Pour autant, quelques pistes émergent ou existent, mais elles sont complexes et donc difficiles à mettre en œuvre.

Une indispensable coordination des acteurs

24Aussi simple soit-elle à énoncer, la tâche demeure pourtant particulièrement délicate à réaliser. Corpus juridiques, normes et codes sociopolitiques diffèrent sensiblement selon qu’ils sont dérivés du droit germano-romain ou de la common law anglo-saxonne, traçant les contours d’un modèle institutionnel très centralisé ou au contraire délégué, voire fédéral. La multiplicité des intervenants nationaux ou internationaux, politiques, économiques, bailleurs, membres de la société civile et les approches différentes nécessitent en outre à l’évidence une coordination accrue entre pays, agences, organisations régionales, internationales ou mondiales, qui ont trop souvent des buts et des agendas décalés, lorsqu’ils ne sont pas divergents. Là réside sans aucun doute la principale difficulté. Le défi majeur dans ce domaine demeure, avant tout, d’admettre que les solutions « génériques » n’existent pas, de reconnaître la spécificité de chaque cas et d’aborder la problématique dans sa globalité.

La réconciliation des logiques d’action

  • 12 Phrase prononcée par le professeur E. Hutchful (Nigeria), lors de la table ronde sur les enjeux de (...)

25Il convient en effet d’harmoniser des logiques fondamentalement contradictoires, nées de l’antagonisme inévitable entre besoins d’un bénéficiaire d’une part, et poids des anciennes hégémonies, apport de fonds et légitime volonté d’en contrôler l’usage d’autre part. Praticiens et théoriciens africains de la RSS ou du développement s’accordent entre autres sur un point fondamental, constatant de fait que l’aide internationale en la matière est trop souvent « Euro and US driven, designed for the South to impose the views and the interests of the North12 ». Or, ces critiques reflètent assez fidèlement par ailleurs une opinion de la rue africaine fréquemment exprimée, qui voit de plus en plus dans l’intervention de la communauté internationale lorsqu’elle provient de l’extérieur du continent une action néocoloniale déguisée. Inversement, si les « extérieurs » admettent de mieux en mieux la nécessaire appropriation locale, ils refusent en revanche la notion de « chèque en blanc » et cherchent à installer les garde-fous permettant de réduire au minimum corruption, clientélisme, tentations de détournement et trafics en tout genre. C’est donc bien au prix d’un dosage compliqué entre délégation, appropriation locale, adhésion des institutionnels et de la société civile, implication régionale du continent lui-même, que les échecs d’aujourd’hui pourront un jour trouver une issue positive. Tant que les militaires eux-mêmes ne seront pas convaincus du besoin mais aussi des avantages d’un changement de comportement, il est illusoire ne serait-ce que d’y croire.

L’inscription dans la durée

  • 13 À ce jour, 14 ENVR existent dans 9 pays d’Afrique (source : direction de la Coopération militaire e (...)
  • 14 Micopax en RCA (force ayant remplacé la Fomuc le 12 juillet 2008) ; Onuci en RCI ou encore Monuc en (...)

26Cette approche très générale doit inclure la prise en compte des notions indissociables de cohérence, de globalité et de « durabilité ». Cohérence, dans la mesure où rien ne pourra se faire sans un nécessaire retour à la mission régalienne « originelle » des forces armées : la défense armée du territoire national et, aujourd’hui plus qu’hier, de ses citoyens. Tous les avatars que constituent la protection des personnalités ou du régime, l’arbitrage entre constituants du pouvoir, le maintien de l’ordre et, a fortiori, la surveillance du bon fonctionnement de l’État, sont autant de substituts qui aiguisent les tentations d’implication inappropriée dans le quotidien ou/et d’emploi abusif de la force dite « légitime ». Décliné dans le contexte d’une inéluctable globalisation, ce retour aux notions fondamentales de mission « originelle » pourrait faire effort sur les tentatives de régionalisation, qu’il s’agisse de fonctionnement d’Écoles Nationales à Vocation Régionale (ENVR)13, de mise sur pied d’unités multinationales ou de participation aux missions internationales de maintien de la paix, telles que celles qui sont en cours en RCA ou en RCI14 ou en passe de le devenir au Mali en janvier 2013.

  • 15 Désarmement, Démobilisation et Réintégration, désormais volet considéré par l’ONU comme partie inté (...)

27Globalité ensuite, car il est illusoire de prétendre réussir avec la seule approche sectorielle. À titre d’exemple, une tentative de réorganisation de la force armée comprenant un volet DDR15 qui ne serait pas intégrée dans un processus global, incluant fonctionnement de la justice, efficience minimale de la police, intégration sociale et économique de l’individu, sera selon toute vraisemblance condamnée à l’échec.

28Enfin, dans un environnement politique soumis à une emprise lourde des médias, où un événement chasse l’autre à la vitesse de la transmission des images, il est impératif de se convaincre néanmoins que seules les actions s’inscrivant dans le « temps long » et donc moins « visibles », ont quelques chances d’aboutir.

CONCLUSION

  • 16 Collectif, Sierra Leone: « A New Era of Reform? », International Crisis Group, Africa Report, no 14 (...)

29Les exemples de retour à une certaine forme de bonne gouvernance et, à tout le moins, des armées dans les casernes à leur juste place, existent mais sont aussi peu nombreux que fragiles et réversibles. Pour un Sénégal cité comme modèle, d’autres États restent à consolider ou simplement hors-jeu. La Sierra Leone rappelle que les pesanteurs ethniques et économiques – notions d’obligations claniques et familiales, d’économie parallèle – que l’on peut croiser à l’infini avec les logiques individuelles de comportement – népotisme, clientélisme, corruption, trafics, appropriations des ressources ou des richesses – demeurent vivaces16. Le Mali quant à lui souligne les lignes de fracture culturelles, ethniques et parfois religieuses entre sociétés nomades et sédentaires. Nigeria et Ouganda stigmatisent également le monopole longtemps exercé par les forces armées sur le fonctionnement quotidien de l’État. Quant à la RDC, où l’absence d’autorité étatique légitime et surtout reconnue a encore permis tout récemment à des bandes armées de tristement s’illustrer dans l’est du pays, elle n’incite guère à l’optimisme en dépit de l’implication de la communauté internationale.

30La prise de conscience d’une existence de valeurs et d’intérêts communs, la volonté des individus et de la société civile d’être des acteurs de leur avenir ouvrent néanmoins des portes et fournissent autant de raisons d’espérer. L’implication des forces armées dans la protection, le développement économique et le mieux-être de leurs concitoyens sont dans ce contexte un préalable à toute avancée. De même – et peut-être avant tout – la nécessaire prise en compte des droits légitimes de la troupe à une vie et des soldes décentes ainsi qu’à une carrière fondée sur le mérite et non sur l’appartenance au bon clan, la claire définition des missions dévolues aux militaires, seront le garant indispensable du maintien de la force armée dans les limites que doivent lui fixer les institutions civiles. Enfin, l’union des bailleurs sur des programmes communs et globaux transcendant les intérêts partisans ou particuliers permettra seule de « battre les cartes et changer la donne ».

Notes

1 Décembre 2012. En cours en février 2013.

2 Le terme s’entend sous son acception littérale de personne(s) portant les armes au nom ou sous couvert de l’État par opposition aux rebelles, insurgés, brigands, pillards ou « coupeurs de route » rencontrés sur le continent sous des vocables divers.

3 C’est-à-dire telles qu’elles sont enseignées comme élément constitutif du « civisme militaire » institutionnel.

4 Les élites scolarisées et instruites sont, à l’indépendance, principalement issues des minorités sédentaires ou immigrées des centres urbains et des cercles administratifs du pouvoir colonial. Les entités nomades sont difficilement perméables ou accessibles et, à de très rares exceptions près, rejettent le modèle ou ne sont pas concernées. Enfin, ces élites appartiennent également pour partie aux anciens cadres militaires « indigènes » de l’armée de la métropole et renvoient aux mêmes schémas de création. RCA, Niger, Tchad, entre autres, et Mali aujourd’hui, en sont des exemples probants.

5 En toute relativité et selon les standards propres aux armées du continent.

6 Récemment encore, de nombreuses unités militaires ne recevaient leurs munitions réelles d’entraînement ou de combat que sous contrôle et sur autorisation de la présidence, contrairement aux forces de sécurité présidentielle.

7 Participation personnelle dans les groupes économiques ou les conseils d’administration, intrusion dans l’économie parallèle, logements et véhicules de fonction, etc.

8 Le texte a fait l’objet d’une relecture en janvier 2013, alors que les troupes françaises interviennent aux côtés de l’armée malienne, dans l’attente des forces de la CEDEAO.

9 L’avancée des rebelles jusqu’aux portes de Bangui en janvier 2013 en est une triste illustration.

10 Coup d’État du général Guéï, le 24 décembre.

11 Appellation usitée par les administrations ivoiriennes pour désigner les corps de l’État en uniforme (armée, gendarmerie, police, douanes, etc.).

12 Phrase prononcée par le professeur E. Hutchful (Nigeria), lors de la table ronde sur les enjeux de la bonne gouvernance en Afrique subsaharienne, IHEID, Genève, 2008.

13 À ce jour, 14 ENVR existent dans 9 pays d’Afrique (source : direction de la Coopération militaire et de Défense).

14 Micopax en RCA (force ayant remplacé la Fomuc le 12 juillet 2008) ; Onuci en RCI ou encore Monuc en RDC.

15 Désarmement, Démobilisation et Réintégration, désormais volet considéré par l’ONU comme partie intégrante de la consolidation de la paix dans les pays ciblés.

16 Collectif, Sierra Leone: « A New Era of Reform? », International Crisis Group, Africa Report, no 143, 31 juillet 2008, p. I, II.

Auteur

Général de division (2S), conseiller du directeur, DCAF-Genève (questions de défense relatives à l’Afrique contemporaine), il a participé à de nombreuses opérations en Afrique entre 1975 et 1995 et terminé sa carrière comme directeur de l’analyse à la direction du Renseignement militaire en 2006. Il a été plusieurs fois sollicité pour des conférences sur les armées africaines et a rédigé en 1987 un mémoire de mastère 2 à la Sorbonne sur les gardes présidentielles en Afrique.

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