De la traite à l’engagisme : la reconversion des négociants nantais et réunionnais dans l’océan Indien occidental au XIXe siècle
p. 157-170
Résumés
Au XIXe siècle, l’expansion coloniale européenne et la disparition programmée de la main-d’œuvre esclave engendrent une réorganisation du travail colonial. Les grandes puissances européennes ont alors massivement recours à une main-d’œuvre étrangère sous contrat d’engagement pour développer et assurer la prospérité économique de leurs colonies. Dans l’océan Indien, bon nombre de négociants français – métropolitains et réunionnais – qui pratiquaient le commerce des esclaves se reconvertissent dans le « commerce des engagés » en provenance d’Afrique. En effet, ils connaissent bien la côte orientale d’Afrique dépendant de Zanzibar et en particulier la région de Quiloa pour y avoir procédé au XVIIIe siècle à d’importants achats d’esclaves. Ils cumulent la fonction d’armateur et de négociant et s’inscrivent dans un large trafic de main-d’œuvre. En 1856, Napoléon III autorise le rachat préalable de captifs officialisant ainsi ce commerce d’humains. Ces opérations souvent en marge de la légalité sont sources de gros bénéfices et ces négociants s’apparentent à de véritables négriers acteurs d’un système commercial rapidement condamné au niveau international.
In the XIXth century, the European colonial expansion and the disappearance programmed by the workforce slave engender a reorganization of the colonial work. The European major powers turn then massively to a foreign workforce under contract of commitment to develop and assure the economic prosperity of their colonies. In the western Indian Ocean, a lot of traders French-metropolitan and from Réunion who practised the slave trade move into the “trade of the indentured labourers” from Africa. Indeed, they know well the oriental coast of Africa dependent on Zanzibar and in particular the region of Quiloa to have proceeded to it in the XVIIIth century with slaves’important purchases. They accumulate the function of ship-owner and trader and join a wide traffic of workforce. In 1856, Napoleon III authorizes captives’preliminary repurchase so officializing this business of human beings. These operations often outside the legality are sources of big profits and these traders are similar to real slave traders actors of a commercial system quickly condemned at the international level.
Texte intégral
1Il convient ici de s’intéresser à des négociants peu ordinaires. Ces négociants ne commercent pas le thé, les épices ni même l’opium ou d’autres biens matériels mais ils pratiquent le commerce d’humains à l’ombre du drapeau français et ce, plusieurs décennies après l’abolition officielle de la traite et même de l’esclavage. Il ne s’agit pas pour autant d’aborder la question de la traite illégale dans l’océan Indien qui, on le sait notamment grâce aux travaux colossaux d’Hubert Gerbeau1, perdurent durant une très grande partie du XIXe siècle. Il s’agit plutôt d’un commerce avoué, voire autorisé, qui existe sous couvert du système de l’engagisme. Nous ciblerons notre propos sur l’exemple de négociants nantais et réunionnais qui pratiquent le commerce d’engagés africains principalement pour la colonie de La Réunion même si le trafic englobe également Nosy Be, Sainte-Marie et Mayotte et concerne également des transferts transimpériaux. Dès les premières décennies du XIXe siècle, l’émancipation annoncée des esclaves pose le problème de la pérennité économique de l’île. En effet, l’activité sucrière devenue en quelques années la principale source de revenus de l’île nécessite une main-d’œuvre importante pour les divers travaux des champs mais également pour l’industrie naissante. Les autorités locales envisagent alors l’immigration de travailleurs de conditions libres sous contrat d’engagement pour résoudre le problème de la main-d’œuvre qui se pose avec de plus en plus d’acuité. Des expériences sont tentées dès 1829 avec des travailleurs engagés d’origine indienne et chinoise. L’immigration de travailleurs d’origine africaine est elle aussi envisagée et ce bien avant l’annonce de l’émancipation mais les obstacles invoqués notamment par les philanthropes internationaux (on craint une assimilation trop forte à la traite) freinent la mise en œuvre de ce courant migratoire. L’abolition de l’esclavage en 1848 et les difficultés à maintenir un courant d’immigration indienne font que les autorités vont finalement cautionner le recrutement en Afrique, expressément demandé par les planteurs de l’île. Les Réunionnais se tournent alors vers le continent africain et en particulier la côte orientale qui avait pendant longtemps fourni à la colonie les bras nécessaires à sa prospérité. En effet, les planteurs et négociants de La Réunion connaissent bien la côte orientale d’Afrique dépendant de Zanzibar et en particulier la région de Quiloa pour y avoir procédé à d’importants achats d’esclaves au XVIIIe siècle. La Réunion a en effet à proximité de ses côtes une source quasi intarissable de Noirs corvéables. Comment s’organise ce transfert de travailleurs, avec quels réseaux ? Qui sont ces négociants qui vivent de ce trafic ? Est-ce un commerce véritablement lucratif ? Comment un tel commerce d’humains est-il possible dans la seconde moitié du XIXe siècle à l’ombre du drapeau Français ?
2Bon nombre de négociants français qui pratiquaient le commerce des esclaves se reconvertissent dans le « commerce des engagés » qui représente une véritable aubaine. Ils cumulent la fonction d’armateur et de négociant et s’inscrivent dans un large trafic de main-d’œuvre, reprenant les réseaux de la traite illégale. Ces opérations souvent en marge de la légalité sont sources de gros bénéfices. Mais nous verrons que ces négociants s’apparentent à de véritables négriers acteurs d’un système commercial rapidement condamné au niveau international.
DES RÉSEAUX ET UN COMMERCE RÉACTIVÉS PAR LE SYSTÈME DE L’ENGAGISME
Des négociants qui profitent d’une politique gouvernementale en contradiction avec les dispositions prises lors du congrès de Vienne
3Les conditions de la mise en place de l’immigration africaine à destination de La Réunion paraissent se démarquer des différents modes d’immigration dits « libres ». Si par exemple l’engagé indien ou « coolie » est un homme libre dans son pays, bénéficiant de la protection britannique, l’engagé africain est lui extrait de zones où règne encore l’esclavage. C’est cette particularité de taille qui laisse perplexes les autorités gouvernementales et ouvre la porte à toutes les dérives, laissant resurgir sous le visage de l’immigration libre les vieux démons du passé. Dans un premier temps, le gouvernement français lié par une convention avec l’Angleterre depuis 1845 se borne à autoriser le recrutement que de « Noirs en état de liberté préalable » pour ne pas s’attirer les foudres des Britanniques. Or les armateurs et les négociants s’accordent à dire qu’il est très difficile de trouver sur la côte orientale, des Africains qui consentent librement à émigrer pour La Réunion. En 1853, le ministre de la Marine et des Colonies, Théodore Ducos reconnaît lui-même que « nous ne pouvons dissimuler que cette condition de recruter uniquement des noirs (sic) en état de liberté est de nature à limiter excessivement, ou plutôt à rendre illusoire la ressource que nos colonies pourraient trouver dans l’immigration2 ». Jusqu’en 1855, la convention franco-britannique étant toujours en vigueur, l’attitude du gouvernement en matière d’immigration africaine restera de toute prudence. Il s’agira en effet pour le jeune régime impérial de ne pas perdre la confiance des autorités de Londres. L’attitude du gouvernement français se bornera donc à faire preuve de diplomatie en réitérant officiellement les interdictions et les restrictions en matière de recrutement par rachat. Ces précautions ne concernent que la théorie puisqu’en pratique la France laissera libre cours aux opérations de recrutement des Réunionnais fermant les yeux sur les conditions dans lesquelles se déroulent les opérations sur le terrain. En octobre 1856, le gouvernement de l’Empereur, sous la pression des planteurs, finit par rendre légale la pratique du rachat de captifs sur la côte orientale d’Afrique3. Aucune publication officielle n’est faite pour cette décision que l’on sait facilement condamnable. Même si ce rachat doit être assorti ensuite d’un affranchissement censé garantir la légalité des opérations, il ne fait qu’officialiser un commerce d’humains pourtant condamné par les puissances. Une brèche dans laquelle vont s’engouffrer les négociants réunionnais et métropolitains.
L’absence d’organisation étatique
4Les opérations de recrutement de travailleurs africains à destination de l’océan Indien présentent la particularité de ne pas être supervisées par des compagnies d’immigration ou des agences de recrutement comme c’est le cas pour le recrutement des coolies indiens. Il n’existe pas non plus, hormis le décret de 1852 et les arrêtés qui en découlent, de réglementations spécifiques au recrutement au sein de ces contrées. De même, le recrutement réunionnais ne bénéficie pas d’un accord entre deux puissances, les autorités portugaises, sous l’influence des Britanniques, refusent officiellement le départ de ses sujets vers les colonies françaises. De plus, nous n’avons pas retrouvé de contrat associant le gouvernement métropolitain à des opérations de recrutement comme c’est le cas par exemple pour les Antilles. En effet, sur l’initiative du ministre de la Marine et des Colonies, la Martinique et la Guadeloupe bénéficient en 1857 d’un accord avec un important négociant de Marseille, la célèbre Maison Régis, pour le recrutement de plusieurs milliers de travailleurs4. Régis s’engage à introduire à la Martinique et à la Guadeloupe, 20 000 travailleurs avant l’année 1863 avec le concours de l’État. Chaque contingent devait comprendre entre 1/5 et la moitié de femmes. Ce traité d’exclusivité réglemente très précisément les conditions d’introduction des travailleurs. Il n’existe rien de semblable pour les opérations à destination de La Réunion.
5Cette absence d’organisation étatique et contractuelle laisse ainsi la place à une multitude d’opérations privées agissant sans concertation aucune. Après l’abolition de l’esclavage, les armateurs qui pratiquaient le commerce négrier, ruinés par l’interdiction de leur activité, se sont habilement reconvertis et ont pris place de manière active dans l’introduction de main-d’œuvre sous contrat. Le Réunionnais Julien Gaultier de Rontaunay en est un excellent exemple. Né à l’île de France en 1793 (île Maurice), il s’installe à La Réunion comme commerçant en 1811. Il possède une flotte de commerce et est un grand propriétaire terrien de l’île. Il possède plus d’esclaves que la célèbre Madame Deybassins5. Il occupe également des fonctions politiques au conseil privé notamment. Il se recycle ensuite dans l’armement de navires pour le commerce d’engagés et est propriétaire du tristement célèbre Mascareignes qui introduit le choléra dans l’île en 1859. On y retrouve également des célèbres maisons nantaises qui pratiquent également le commerce du sucre comme la Maison Viot ou la Maison Henri Polo et compagnie, pour qui le commerce des engagés constitue une reconversion habile et un revenu supplémentaire. Henri Polo est né à Nantes en 1825. Il est le fils de François Polo et l’héritier d’une famille de négociants originaire d’Espagne et installé à Nantes depuis le XVIIe siècle. Il s’associe à Eugène Rozier au milieu du XIXe siècle pour créer une grosse société d’armement de navires. Nous avons beaucoup de détails sur les activités commerciales d’Henri Polo car il entretient une correspondance très suivie avec Eugène Rozier qui s’est rendu sur place à La Réunion pour le commerce des engagés. Cette correspondance a d’ailleurs été retranscrite et publié dans l’article de Jacques Fiérain sur « Nantes et La Réunion au temps du Second Empire6 ». Ses affaires sont florissantes. Il meurt millionnaire le 18 août 1898. À propos de ces négociants et armateurs, le consul de France à Zanzibar, Belligny, écrit en 1852 :
« La plupart des capitaines sont notoirement connus à Zanzibar, pour y avoir fait la traite des noirs […] jusqu’en 1830, époque à laquelle le gouvernement français prit des mesures efficaces pour mettre un terme à cet abominable trafic7. »
6Ces recruteurs opèrent avec les mêmes techniques qu’avant l’interdiction de la traite, les mentalités n’ayant pas ou peu eu le temps d’évoluer et en conséquence les pratiques non plus. Comme dans toute opération de commerce, une rivalité certaine existe entre les recruteurs. Selon Fleuriot de Langle (commandant de la station navale des côtes orientales d’Afrique), « les autorités réunionnaises […] sont persuadées que seule une réduction de la concurrence entre les recruteurs assurerait une plus grande moralité dans les procédés de recrutement8 ». De même, dans son rapport de fin de campagne, il explique que l’absence d’organisation des opérations est un frein à l’immigration africaine. Selon lui, « il aurait donc fallu profondément modifier le mode d’opération qui avait été adopté » et
« créer une compagnie exclusive à qui on aurait imposé l’obligation de n’agir qu’avec des navires à vapeur et d’avoir, condition indispensable, des comptoirs où elle eût affranchi et acclimaté les hommes qui viennent de l’intérieur9 ».
7Cette absence d’organisation laisse libre cours à des opérations privées, sans ordre, ni contrôle. Les introducteurs se contentent dans les meilleurs cas d’obtenir un accord du gouvernement, les autres partent à l’aventure du recrutement pour traiter de gré à gré avec les marchands arabes.
Des contrats de gré à gré avec des négociants arabes
8Chaque opération de recrutement résulte d’une négociation avec les marchands arabes qui sévissent sur la côte. Nous avons retrouvé très peu de contrats par rapport au nombre probable d’opérations. Nous supposons même que certains contrats devaient être oraux compte tenu du peu de légalité et de rigueur dans les opérations. Ceux que nous avons collectés sont extrêmement rudimentaires comme le montrent les exemples suivants. Le 22 novembre 1857 est signé « entre les soussignés Mathurin Rouquel capitaine au long cours commandant le navire Charles et Georges et le sieur cheikh Ali chef de tribu de Conducia et de Mahibane côte orientale d’Afrique » un contrat pour la livraison de travailleurs. « Le sieur cheikh Ali s’engage à fournir au sieur Rouquel pour le courant du mois de décembre prochain de cent à cent quarante engagés, que le sieur Rouquel s’engage à venir prendre sitôt son départ de Mozambique. » Le contrat est passé devant « Lelaline Ali qui pourra être pris comme témoin en cas de consultation entre les partis10 ».
9De même, le 12 février 1859, le négociant Menon passe un accord avec le chef de Lindy11. L’accord prévoit que Menon recevra chaque année 12 000 hommes, ce qui représente selon François Renault, les trois quarts des esclaves que Lindy destine annuellement à l’export12. Ce type de contrat est peu fréquent. En effet, la plupart des contrats connus portent sur des chiffres bien inférieurs, ne dépassant pas la capacité d’un navire au cours d’un voyage. L’article 1 précise que
« le sultan Abdoola-Ben-Amin, le chef Mahomet-Ben-Assin et le traitant Salé-Ben Ali s’engagent solidairement à livrer à bord du steamer Mascareignes ou de tous autres navires qui seront désignés par Mr (sic) Menon la quantité de mille émigrants libres chaque mois, pour l’île de La Réunion, dans les vingt-quatre heures de l’arrivée des navires au mouillage de Lindy ».
10Il est intéressant de noter que le contrat précise l’état de liberté des recrues… recrues qui ne sont autres que des esclaves. De même, la quantité de travailleurs que les chefs pouvaient fournir en si peu de temps indique formellement que ces hommes étaient parqués de force dans des dépôts en attendant preneurs. D’ailleurs, Menon, non satisfait de la qualité des recrues proposées par Abdoola aura l’occasion de visiter ces macabres dépôts, qu’il décrit comme de véritables charniers. Le contrat précise également dans l’article 4 que « les hommes seront tous valides, choisis par Menon ou par les agents qui le représenteront et cela sans aucun contrôle ». Cette notion de « choix » est très importante et rappelle cruellement le temps de la traite. Les recruteurs sélectionnent les recrues sur des critères évidemment physiques afin d’être certains que leur contrat pourra être cédé à bon prix à l’arrivée à La Réunion. On ne cache pas d’ailleurs la valeur marchande de ces individus.

1. Contrat d’engagement des passagers du Charles et Georges, 1857. CADN, série A, C37.
11Dans l’accord conclu entre Menon et Abdoola-Ben-Amin, ce sont bien des hommes que l’on achète, sans que cela fasse sourciller les négociants recruteurs français. L’article 5 précise que
« le prix de cession de chaque émigrant est de vingt-neuf piastres. Le représentatif de la piastre est la pièce de cinq francs. Faculté réservée à M. Menon de payer en pièces de cinq francs, en or français ou en or anglais au cours nominal de ces monnaies ».
12Ce ne sont ni plus ni moins que des contrats de ventes… d’humains. L’enfant se vend moins cher : « S’il est reçu à bord des enfants en dessous de l’âge de quinze ans il sera payé pour chacun d’eux une somme de seize piastres. » Si les prix d’achat sont tous à peu près équivalents pour chacun des contrats, les clauses, elles, diffèrent et sont au bon vouloir des contractants. Il est tout de même précisé que l’engagement de Menon est subordonné aux décisions de l’État français « dans le cas où le gouvernement français en entraverait l’exécution ». Ce contrat est signé à bord du navire même.
13Les esclaves, futurs engagés, sont monnayés contre de l’argent mais aussi contre de la marchandise. Ce système apparenté à du troc, rappelle lui aussi les principes du commerce triangulaire d’esclaves. Le 1er novembre 1858, le chirurgien Thoranal, délégué du gouvernement à bord du Joseph, navire de la maison Vidal, rapporte au prince Jérôme, chargé du ministère de l’Algérie et des Colonies, qu’on échangeait les Noirs contre
« les objets nécessaires pour qu’il [le maître] consentît à la libération de son esclave. Les paquets composés de tissus, fusils, poudre, eau-de-vie, tabac, chaudrons, Neptunes, bagatelles, argent, représentaient approximativement une valeur de 150 à 180 francs13 ».
14De même, Menon donne son « fusil Lefaucheux » en échange de l’accès au dépôt des esclaves14. Les armes sont très recherchées puisqu’elles permettent aux chefs d’asseoir leur pourvoir dans leur région d’influence et de remporter les guerres en se procurant un butin de choix : de nouveaux esclaves à vendre. Les opposants à l’immigration africaine, et notamment les Britanniques, accusent d’ailleurs la France d’entretenir les guerres intestines et de les alimenter en achetant des esclaves et en fournissant les armes permettant aux chefs de razzier ces mêmes esclaves dans les villages.
15Parfois, ces arrangements se terminent mal. Menon se plaint que le chef de Moungou ne lui a pas remis les travailleurs payés d’avance15. De même, en octobre 1858, Diris, ancien greffier et délégué de l’administration à bord des navires recruteurs explique les faits suivants :
« On a vu des navires qui après avoir terminé leur cargaison, ont levé l’ancre subitement et se sont éloignés sans s’acquitter envers les recruteurs ou les chefs propriétaires des hommes cédés. Ceux-ci, victimes de cette mauvaise foi se sont vengés envers les navires qui ont succédé aux premiers. On a vu d’autres hommes tromper les vendeurs que (sic) la quantité et la qualité des marchandises données en échange et se faire condamner pour escroquerie par les cabares (cercles de justice des villages). Ces faits sont déplorables et doivent donner aux prétendus barbares de Madagascar et des côtes d’Afrique une bien triste idée de notre civilisation16. »
16Il explique qu’en conséquence les Arabes véhiculent « cette fable absurde que les engagés sont destinés à la satisfaction des appétits carnivores de leurs nouveaux maîtres ». Ceci éveille
« chez ces hommes sauvages des sentiments de haine et des idées de révolte dont l’exécution est toujours suivie de sanglantes atrocités, de massacres impitoyables, au milieu desquels tombent aussi quelques hommes des équipages et enfin, quelquefois, de la capture du navire17 ».
UN COMMERCE LUCRATIF ?
Pénurie et spéculation
17Les opérations les plus sombres sont indéniablement les plus rentables. Le commerce d’engagés de la côte orientale est très profitable aux maisons d’armement comme le confirme le Nantais Eugène Rozier qui parle d’« opération avantageuse18 ». Dans une convention signée entre le cheikh Ali chef de tribu de Conducia et de Matibane et le commandant du navire le Charles et Georges, le sieur Rouxel, on apprend que « le prix de chaque engagé est fixé à cent soixante-dix francs et trente francs pour le roi du Mozambique ». En moyenne, la valeur d’un engagé en Afrique est en effet de 30 piastres soit 150 francs alors qu’à La Réunion, les prix de cession oscillent entre 750 et 1 000 francs19.
18Il s’agit bien là d’un commerce dont les acteurs ne se cachent point, se targuant même des bénéfices et des bonnes affaires réalisées. Dans un courrier adressé le 29 octobre 1857 à Henri-Polo, Eugène Rozier, alors à La Réunion, en phase de faire réaliser une opération de recrutement illégal à la côte d’Afrique avec l’assentiment tacite du gouverneur, hésite et fait part de sa tentation face à l’appât du gain. Il dit :
« On m’offre ce matin 160 piastres sur le quai (de Saint-Denis) de tout ce qu’apportera le navire. Je suis bien embarrassé ; d’un côté on me conseille d’attendre, de l’autre c’est assurer un si beau fret au navire qu’il serait peut-être imprudent de refuser. Il n’y a qu’à arriver quelques ordres plus larges de Paris et immédiatement le prix fléchira20. »
19Il va jusqu’à comparer la fluctuation des prix des engagés à celle du sucre ! Les engagés ne sont ni plus ni moins que des objets de négoce, de spéculation. La pénurie de main-d’œuvre et les difficultés de recrutement à destination de La Réunion au milieu de la décennie 50 favorisent toutes sortes de profits pour ceux qui peuvent se procurer des Africains à vendre. Ainsi, Eugène Rozier explique en 1857 que le prix de cession des engagés sur le port de Saint-Denis a atteint 200 piastres, « laissant de magnifiques résultats à ceux qui peuvent s’en procurer ». En mars 1858, ce même négociant écrit :
« La position des engagés est toujours bonne. Les contrats d’engagement se placent de 120 à 140 piastres suivant le choix de la cargaison […] j’apprends à l’instant que l’on vient de céder un lot de Cafres de choix à 165 piastres ! »
20À l’inverse, durant l’été 1858, le rachat de captifs étant largement répandu et autorisé depuis plusieurs mois, Eugène Rozier appréhende la concurrence et explique que vingt navires opèrent sur les côtes du Mozambique. Les besoins risquent donc d’être satisfaits et le prix des engagés bien inférieur. Eugène Rozier craint que si toutes les opérations en cours à cette époque réussissent, « les hommes ne se placeront pas à plus de 60 à 80 piastres à Saint-Denis ». La rémunération des recruteurs et des affréteurs dépendant de la cession des contrats des engagés à l’arrivée, Eugène Rozier pense « qu’il ne faut pas compter sur d’autres voyages » et « qu’il est temps de nous en retirer et de liquider l’Alphonsine ». En effet, plus le nombre de travailleurs débarqués dans l’île augmente, moins les opérations de recrutement sont rentables.
21La plupart du temps les résultats des opérations sont plutôt satisfaisants. Eugène Rozier fait part le 10 juin 1858 de ceux de l’Alphonsine qui a débarqué à Saint-Denis 312 engagés en « bon état de santé » :
« Le compte de leurs engagements, montant brut à la somme de 34000 piastres environ, ce qui laisse au navire un fret net d’environ 15 000 à 16 000 piastres. C’est un peu moins que le dernier voyage mais c’est encore bien beau. »
22De même, l’équipage du Mascareignes déclare avoir dépensé en Afrique environ 60 000 francs, somme à laquelle il faut ajouter les dépenses strictement liées à l’affrètement d’environ 20 000 francs. Jehanne-Emmanuelle Monnier explique que si l’on considère qu’il peut céder 250 travailleurs à 800 francs à son retour à La Réunion, les bénéfices se situent autour de 120 000 francs. La demande en travailleurs est très forte pendant toute la période étudiée. Le prix de cession des contrats, nous l’avons vu à travers la correspondance d’Eugène Rozier, est extrêmement fluctuant à La Réunion et est surtout en proie à toutes les spéculations. La pénurie de main-d’œuvre fera monter considérablement le prix des contrats, inaccessibles pour les petits propriétaires qui se contenteront des « rebuts ».
23Entre 1855 et le début de l’année 1858, les prix des contrats subissent une forte hausse, due à la rareté des engagés de toutes origines débarqués dans l’île. La fin de l’année 1858 étant en revanche marquée par des arrivées massives d’engagés africains, les prix baissent de moitié. Les besoins en travailleurs et les prix semblent varier également en fonction de l’activité de la plantation. Eugène Rozier précise que « plus nous approchons de la coupe et plus les besoins d’engagés deviennent grands ». En effet, la période de la coupe des cannes nécessite énormément de travailleurs. Au début de l’année 1859, les prix montent de nouveau en flèche par suite de l’interdiction du recrutement africain. Les propriétaires affolés par la menace de pénurie se précipitent pour acquérir des engagés. L’administration réunionnaise est alors contrainte d’intervenir pour fixer les prix et les ramener à un niveau plus raisonnable.
Des ventes peu réglementées, aux plus offrants
24Les contrats ou plutôt les engagés se vendent à l’arrivée du navire sur le port ou parfois avant son arrivée. C’est ce qui se passe avec le navire le Samuel, selon les dires d’Eugène Rozier :
« Sitôt son affrètement nous avions vendu la cargaison à livrer à 122 piastres 50 jusqu’au 26 novembre et depuis cette époque jusqu’au 10 janvier, délai fatal à 116 piastres seulement, le navire ne donnant pas de ses nouvelles, les acheteurs ont craint qu’il n’arrivât après le terme fixé par le bordereau21. »
25Le système de vente des engagés africains est un système de vente au plus offrant, directement de négociants à propriétaires, sans organisation particulière et sans le concours de l’administration. La seule restriction est celle contenue dans l’article 5 du décret du 13 février 1852. Elle précise que les contrats d’engagement des travailleurs immigrants acquis par les propriétaires ne pourront pendant les six premiers mois de leur arrivée être transférés à des tiers sans l’approbation de l’administration. Cette mesure est destinée à éviter la mise en place d’un commerce spéculatif de contrats par des intermédiaires qui viendraient se rajouter à celui qui existe déjà.
26De même, la presse locale de l’époque regorge de petites annonces qui font écho aux ventes d’esclaves d’avant 1848. Ces annonces proposent la « cession » de contrats d’engagés comme elles proposaient des esclaves à la vente quelques années auparavant. La différence réside dans une subtilité de vocabulaire. On ne vend plus officiellement des hommes sur le sol réunionnais mais on cède des contrats d’engagements auxquels des hommes sont attachés. En somme, quand les opérations aboutissent, les bénéfices rapportés par le recrutement d’engagés sont énormes et les armateurs s’enrichissent comme en témoigne par exemple la fortune de Julien Gauthier de Rontaunay à La Réunion, qui possède à cette époque les deux plus belles demeures de la rue de Paris à Saint-Denis. Henri Polo sera également millionnaire à la fin de sa vie.

2. Palais Rontaunay, rue de Paris, île de La Réunion.
DE VÉRITABLES TRAFIQUANTS D’HUMAINS ?
Un trafic illégal, des opérations maquillées
27Ces négociants peu ordinaires s’assimilent à de véritables négriers. Tous les moyens sont bons pour recruter des engagés et les ramener à La Réunion et un véritable trafic de chair humaine s’organise dans l’océan Indien. Bravant les interdictions, les négociants avides de profit prennent tous les risques.
28Les négociants Nantais Eugène Rozier et de Rontaunay organisent un trafic d’Africains en se servant des bases françaises de l’océan Indien pour maquiller l’origine des recrues et les faire passer pour des libres. Les possessions françaises de Madagascar et des Comores sont à la fois réceptrices et émettrices de main-d’œuvre, ce sont d’ailleurs souvent les mêmes individus qui ne font que transiter. Un trafic illégal par cabotage sur des boutres existe entre la côte orientale et les possessions françaises de l’océan Indien profitant aux négociants de La Réunion. Les îles de Mayotte et Nosy Be deviennent ainsi des lieux de transit, d’échange et de trafic de chair humaine à destination de Saint-Denis. Les opérations et les contrats y sont régularisés, maquillés en toute sérénité, Madagascar et les Comores paraissant présenter plus de garanties et ayant l’avantage d’être sous le regard des autorités françaises qui y possèdent des points d’ancrage, gage incontestable de légalité.
29De même, pour se procurer de la marchandise africaine, les négociants de La Réunion, vont recruter dans des zones prohibées, c’est-à-dire dans les colonies portugaises de la côte orientale. Or, le gouvernement de Lisbonne refuse formellement le recrutement de travailleurs à destination des îles françaises. Malgré les risques d’incidents diplomatiques, les négociants sont nombreux à s’y aventurer. La corruption des gouverneurs et l’insistance des négociants laissent la porte ouverte à ce trafic illégal.
Des scandales meurtriers et l’escalade vers l’immoralité
30Par ailleurs, une fois leurs marchandises humaines débarquées dans l’île, les négociants basés à La Réunion sont prêts à tout pour obtenir rapidement leur gain, même à faire prendre de graves risques sanitaires à la colonie. En effet, les négociants se plaignent de la durée de la quarantaine au lazaret car il la trouve trop coûteuse et s’impatiente de pouvoir livrer leur marchandise. Ainsi, le fragile système de protection sanitaire fait les frais des manœuvres de négociants avides et inconscients. Le 6 mars 1859, le navire Mascareignes appartenant au riche propriétaire Julien Gauthier de Rontaunay mouille en rade de Saint-Denis. Ce navire est porteur de mort pourtant le capitaine déclare qu’il est porteur d’une patente de santé nette… une patente frauduleuse délivrée par un médecin sous la menace. Rontaunay insiste pour que les engagés soient envoyés rapidement au lieu d’isolement de Saint-Denis, peut-être espérait-il vendre la marchandise avant que la maladie ne soit découverte. Certains sont autorisés à se rendre chez les propriétaires et en quelques jours le choléra se déclare dans toutes l’île. Elle tue un Réunionnais sur sept. Le capitaine et le subrécargue Menon sont traduits devant la cour d’assises et sont acquittés ! De Rontaunay est simplement radié du conseil privé. Pourtant, tous savaient que le navire avait à son bord des malades du choléra. Ce drame trahit la cupidité des négociants qui feignent d’ignorer la présence de maladies mortelles à leur bord pour toucher le prix de l’introduction.
31Tout au long de la décennie 1850, l’immigration africaine est entachée par de nombreux scandales qui viennent confirmer le caractère délictueux et amoral des opérations. L’Africain acheté pour quelques piastres, même affranchi ne pouvait pas être considéré par les négociants français comme leurs égaux. Il est uniquement considéré comme un objet de négoce. En conséquence, on assiste à une réminiscence d’un trafic humain avec toutes ses conséquences : opérations meurtrières, violences, mépris du caractère humain. Jacques Weber affirme que « l’immigration africaine dans l’océan Indien était aux mains de véritables négriers22 ». Les épisodes meurtriers et les révoltes comme celle du Happy en 1855 ou du Princesse Mathilde en 1857 montrent le caractère coercitif de l’engagement et également les mauvais traitements. D’autres incidents plus graves viennent confirmer que les négociants français pratiquent la traite et que la France cautionne cette traite déguisée. L’affaire de l’arraisonnement du Charles et Georges en 1858 crée un véritable casus belli entre la France, le Portugal et l’Angleterre. La France est officiellement accusée de traite. La question du rachat des esclaves est au centre des querelles entre la France et les Britanniques. Sous la pression des philanthropes britanniques, Napoléon III interdit le 15 mars 1859 tout recrutement d’émigrants sur la côte orientale d’Afrique, à Madagascar et aux Comores.
32Les dispositions prises lors du congrès de Vienne pouvaient laisser à penser qu’une douloureuse page de l’histoire se tournait définitivement. Pourtant, par le biais de l’engagisme africains, près de 34 000 captifs africains ont été transférés à La Réunion de 1848 à 1860 pour les besoins d’une économie sucrière toujours plus ambitieuse. Bon nombre d’historiens ont déjà mis à jour le décalage qui existait depuis l’adoption des formules de responsabilité civilisatrice des nations européennes entre la théorie et les faits. D’un côté, la traite des noirs est condamnée car jugée par les puissances comme contraire à la morale et à la dignité humaine, de l’autre, ce commerce d’humains continue d’apparaître comme l’unique moyen d’alimenter en main-d’œuvre les colonies. Cette distorsion entre la morale humaine et les impératifs de cette économie de plantation fait le bonheur des négociants avides de profit. Même si de nombreuses précautions sont prises pour masquer cette criante vérité, les soi-disant impératifs économiques continuent de primer sur les valeurs humaines. En 1859, les scandales meurtriers répétés font que le gouvernement de Napoléon III ne peut plus masquer les vices profonds de ce système : recruter dans des zones où la traite n’est pas prohibée et autoriser le rachat de captifs en permettant aux négociants la réalisation de gros bénéfices équivalaient à « cautionner » une nouvelle forme de traite.
Notes de bas de page
1 Gerbeau H., L’esclavage et son ombre. L’île Bourbon aux XIXe et XXe siècles, thèse pour le doctorat d’État, sous la direction de Gérard Chastagnaret, université d’Aix-en-Provence, 2005.
2 CAOM, FM, Gen, C 131 D 1127, rapport du ministre de la Marine et des Colonies adressé à l’Empereur, le 19 octobre 1853.
3 Renault Fr., Libération d’esclaves et nouvelle servitude, Abidjan, Les nouvelles éditions africaines, 1976, p. 48.
4 ANOM, FM, Généralités, C 118 D 1020, traité pour l’introduction de vingt mille engagés africains à la Martinique et à la Guadeloupe, le 27 mars 1857.
5 Marie-Anne Thérèse Ombline Desbassayns, née Gonneau-Montbrun, connue sous le nom de Madame Desbassayns est une grande propriétaire foncière de l’île de La Réunion, 1755-1846.
6 Fiérain J., « Nantes et La Réunion au temps du Second Empire. Les origines de la maison d’armement Henri-Polo et Compagnie (1856-1861) », Enquêtes et documents I, université de Nantes, 1971, p. 283-367.
7 CAOM FM SG Réunion, C 135 D 1035, lettre de Belligny adressée au ministre des Affaires étrangères, le 30 juillet 1852.
8 SHMV, BB4-764, rapport de fin de campagne de Fleuriot de Langle, 1861.
9 Ibid.
10 ADR, 12 M 27, le 22 novembre 1857.
11 SHMV, CC7 Alpha 804, procès du Mascareignes.
12 Renault Fr., Libération d’esclaves et nouvelle servitude, op. cit., p. 90.
13 Cité par Renault Fr., Libération d’esclaves et nouvelle servitude, op. cit., p. 179.
14 SHMV, CC7, Alpha 804, procès du Mascareignes.
15 Monnier J.-E., Esclaves de la canne à sucre : engagés et planteurs à Nosy Be, Madagascar, 1850-1880, op. cit., p 123.
16 AER, De l’immigration de travailleurs africains engagés, par M. Diris, le 21 octobre 1858.
17 Ibid.
18 Cité par Fiérain J., « Nantes et La Réunion au temps du Second Empire », op. cit., p. 223.
19 Renault Fr., Libérations d’esclaves et nouvelles servitude, op. cit., p. 72.
20 Ibid.
21 Lettre d’Eugène Rozier à Henri Polo, novembre 1857, cité par Fiérain J., op. cit., p. 326.
22 Weber J., « Les conventions de 1860 et 1861 sur l’émigration indienne », Esclavage et engagisme dans l’océan Indien, la traite Atlantique, Cahier des Anneaux de la mémoire, Nantes, 2000, p. 153.
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