Introduction
p. 9-13
Texte intégral
1De tout temps, le patronat marchand – qu’il soit boutiquier ancré dans la glaise natale ou grand négociant international – a toujours souhaité augmenter ses chiffres d’affaires, élargir sa clientèle mais, aussi, diversifier les centres où il s’approvisionne en matières premières ou en produits manufacturés. De fait, et cela résulte de la loi mécanique des marchés, les négociants sont toujours, en tout temps et tous lieux, des vecteurs de la mondialisation des échanges. Ce phénomène s’observe ainsi parfaitement avant même les débuts de l’ère chrétienne dans l’océan Indien et en mer de Chine où, pour mettre en relation les immenses marchés chinois et indiens, des négociants de tous horizons contribuèrent à la première mise en connexion globale, tout au moins en formant un véritable « système-monde afro-eurasien1 ». D’ailleurs, pendant longtemps ce sont les négociants d’Asie – chinois, malais, indiens, cinghalais, arabes, juifs ou persans – qui dominèrent ce système2 et ce, bien avant qu’au XVe siècle, les Portugais, suivis immédiatement par les Espagnols puis les Hollandais, les Anglais et les Français au XVIIe siècle, ne viennent s’immiscer dans « ce long filet de synchronie » commercial3. Ces négociants européens, nouveaux venus, ignorant les lois spécifiques de ces marchés4 ne firent que s’y immiscer. Pendant près de trois siècles, ils en apprirent les règles, pratiquant, à la suite de leurs alter ego asiatiques, le « commerce d’Inde en Inde », encore appelé « country-trade » par les Anglais. Une forte rivalité opposa les « Occidentaux » aux « indigènes » mais aussi les Européens entre eux, bientôt rejoints dès 1776 par les Américains5.
2Qu’il soit normé6 ou privé, qu’il soit terrestre ou se situe dans l’océan Indien, le Pacifique7, l’Atlantique8, ce commerce proche ou au long cours eut des répercussions à l’échelle mondiale qui dépassent de très loin la seule aventure financière ou marchande. Sur les chemins de terre, les routes pavées, dans les cales des bateaux à voiles puis à vapeur, circulent des hommes, marchands ou religieux, mais aussi des marchandises, des idées et des cultures qui participent tous, à leur échelle et à leur façon, en fonction des périodes et des moyens dont ils disposent, à la mise en connexion de systèmes-mondes (E. Wallentstein) jusque-là isolés, écrivant ainsi de nombreux chapitres du grand livre de la World History. Histoire transnationale, histoire connectée, celle des négociants l’est par essence.
3Or, pendant longtemps, y compris aux plus beaux jours de l’histoire économique – alors marquée par la pensée marxiste où l’individu n’avait guère sa place – les patrons des maisons de commerce ont été, trop souvent, absents de l’historiographie qui était plus encline à écrire, voire exalter le labeur de la classe ouvrière, la grandeur des capitaines d’industrie, le génie – ou le cynisme – des banquiers. À vrai dire, peu d’historiens s’intéressèrent à ces trajectoires complexes qui furent celles de ces hommes d’affaires nouant à toutes les échelles du monde les liens du négoce9. Tous ces hommes, acteurs de leur temps, savaient pourtant tisser des réseaux complexes, familiaux et professionnels, à l’échelle locale, régionale, nationale mais, aussi, impériale dans le cadre des empires coloniaux, ou plus largement encore, transnationale10. Tous, à leur niveau, participèrent à la grande mise en connexion du monde et, à partir de la fin du XVe siècle, à la tentative d’européoglobalisation du monde, concept que nous tentons à la suite de celui d’anglobalization forgé par Paul Young lorsqu’il définit la « mise en britannité du monde » à l’ère victorienne11. Si aujourd’hui la profession historienne française est globalement convaincue de la nécessité de « provincialiser l’Europe » comme l’appelle de ses vœux l’historien bengali Dipesh Chakrabarty12, il n’en reste pas moins que pour comprendre la mise en connexion du monde il faut poursuivre le travail sur les parcours de ces « hommes nodaux13 ». Ces négociants permirent le plus souvent la mise en contact de leurs mondes avec d’autres espaces commerciaux, d’autres mondes et d’autres cultures, et nouèrent des liens avec d’autres négociants autochtones ou allochtones, européens ou non14 pour s’offrir les matériaux nécessaires à une « histoire à parts égales15 », au vécu de la mise en connexion du monde16.
4Cependant, gardons-nous ici d’amalgames : si certains de ces patrons du commerce jouèrent un rôle important, parfois déterminant dans le processus de tissage d’un espace planétaire unifié par les marchés – rêve auxquels ils aspiraient parfois – la plupart de ces hommes et de ces femmes ne furent pas tous des Bâtisseurs d’empires17. Loin de là. Pourtant, dans les livres d’histoire, leur place est partout et nulle part. L’analyse historique de leurs activités est passionnante et offre, à partir d’une étude prosopographique ou biographique une compréhension globale permise par l’approche multiscalaire de leurs parcours et de leurs réseaux. À la suite des travaux menés à Marseille autour de l’équipe de chercheurs animés par Marcel Courdurié dans le cadre d’un séminaire fort dynamique sur le patronat marseillais (CCIMP/EHESS), des recherches ont tenté de faire une place à quelques-uns de ces patrons d’exception. Par ailleurs, les travaux de Serge Chassagne, spécialiste des patrons du coton, et ceux de Jean-Pierre Hirsh s’interrogeant sur Les deux rêves du commerce (pour faire simple, être libre tout en étant protégé18) ou plus récemment ceux réalisés par Jean-Claude Daumas sur le patronat familial lainier ou encore les travaux de Xavier Daumalin sur le patronat marseillais19, ont démontré combien ces acteurs de l’ombre jouèrent un rôle déterminant dans l’évolution du monde.
5Partant, il n’est donc pas illégitime de tenter ici ce petit essai, Les négociants européens et le monde. Histoire d’une mise en connexion (XVIe-XXe siècle) publié aux PUR dans la collection du CRHIA « Enquêtes & Documents » qui fait suite à la très riche journée d’études qui s’est tenue à l’université de Nantes, dans le cadre du CRHIA et du Labex EHNE (notamment l’axe 4 porté par le CRHIA et l’université de Nantes : « L’Europe, les Européens et le monde »). Elle fait suite à l’ouvrage que nous avions codirigé avec Bruno Marnot dans cette même collection, Les Européens dans les ports en situations coloniales20, lui-même issu d’un programme de recherche plus large centré sur les ports coloniaux que nous avions lancé en partenariat avec l’INALCO, les universités Paris-Sorbonne, Bordeaux-Montaigne, de Nantes, de La Rochelle, l’EHESS, le CRHIA, le Centre Roland-Mousnier et le Labex EHNE. Ce livre second en est, en quelque sorte, la continuation logique de réflexions déjà anciennes, développées dans le cadre de ce programme et qui prennent leurs racines dans le séminaire animé dans les années 1990 par Marcel Courdurié à l’EHESS-Vieille-Charité et la Chambre de commerce et d’industrie Marseille-Provence.
6Dans l’ouvrage présent, notre dessein était simple bien qu’ambitieux : évaluer, dans la mesure du possible, la place et le rôle joué par les négociants européens dans cette mise en connexion des hommes et des territoires du XVIe au XXe siècle. De fait, dans notre préambule, nous rappelions que
« les négociants ont été avec les missionnaires les deux principaux vecteurs de l’élan européen dans les phénomènes de mondialisation. Ils accompagnèrent ou précédèrent les prises de possession et l’emprise de l’Occident sur le monde. Ils s’insérèrent et tissèrent ainsi en connexion avec les acteurs étrangers les réseaux des premières mondialisations ».
7Fallait-il encore mettre ces affirmations à l’épreuve des approches historiques en croisant les exemples et en variant les échelles d’analyse. À l’occasion de cette journée, nous avons eu la chance et le plaisir de pouvoir réunir un très beau panel de chercheurs, à la fois comme communicants mais, aussi, comme discutants, tous spécialistes des acteurs du négoce. Nous avons tenté là une approche discursive et synchronique, prenant des exemples très diversifiés des lieux où ces opérations commerciales eurent lieu : en Europe mais aussi dans le monde américain (Canada et États-Unis), dans l’espace caribéen, dans l’océan Indien (La Réunion et Madagascar), en mer d’Oman, en Indochine et en Chine mais, aussi, en Amérique latine, ceci à des moments différents, du XVIe au XXe siècle, et mené par des négociants de toutes origines. Certes nombreux sont les Français (Marseillais ou Nantais) mais on y trouve aussi des Anglais, des Italiens et des Espagnols.
8Il fut ainsi impossible, compte tenu du cadre limité d’une journée d’études d’aller plus loin et de multiplier et de diversifier les exemples. Cependant, tous les participants ont convenu de l’importance et de la richesse des discussions et, surtout, des pistes que nous avons commencé à explorer. Si les temps et les origines de ces négociants varient, les communications portent aussi sur les diverses figures de ces négociants européens en contact avec le monde : que ce soit le négociant-armateur, figure de la notabilité des grands ports, qu’ils soient métropolitains21, coloniaux22 ou implantés dans d’autres pays (Xavier Daumalin, université d’Aix-Marseille ; Alexandre Fernandez, université Bordeaux-Montaigne ; Antoine Resche, université de Nantes) ; le négociant qui fait souche ailleurs et continue à jouer de ses réseaux à travers l’Atlantique (Tangi Villerbu, université de La Rochelle ; Marion Tanguy, université de Nantes) ; du négociant-armateur négrier dans l’océan Indien devenu transporteur de coolies ou de ses alter ego bordelais établis en Indochine trafiquant avec l’Asie-Pacifique (Virginie Chaillou-Atrous, université de Nantes ; Delphine Boissarie, université Bordeaux-Montaigne) on trouve aussi la figure du trafiquant, figure notable des territoires de l’illicite (Philippe Le Failler, EFEO ; Guillemette Crouzet, université Paris-Sorbonne/Institut Européen de Florence) ou encore des auxiliaires des négociants européens qui participent à la mise aux normes du monde, lorsqu’ils ne les violent pas, ou qui s’insèrent dans des réseaux autochtones (Fabrice Jesné, université de Nantes ; Samuel Sanchez, université de Paris-VII). Quelles que soient ces figures de négociants, tous (toutes) permettent la mise en connexion du monde. C’est-à-dire qu’ils sont à l’origine leurs activités, à des dynamiques d’intégrations culturelles et spatiales participant aux bases d’une prémondialisation que l’on semble découvrir aujourd’hui comme un fait accompli.
Notes de bas de page
1 Voir Beaujard Ph., Les mondes de l’océan Indien. L’océan Indien au cœur des globalisations de l’Ancien Monde (VIIe-XVe siècle), Paris, Armand Colin, 2012, 576 p. Voir aussi Testot L. (dir.), Histoire globale. Un autre regard sur le monde, Auxerre, Sciences humaines, 2008, 288 p.
2 Gipouloux Fr., La Méditerranée asiatique, villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, XVIe-XXIe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2009, 482 p.
3 Bergère M.-Cl., Le mandarin et le compradore : les enjeux de la crise en Asie orientale, Paris, Hachette, 1999, 256 p.
4 Subrahmanyam S., Vasco de Gama, Paris, Alma Éditeur, 2012, 487 p.
5 Voir Dermigny J.-L., La Chine et l’Occident : Le commerce à Canton au XVIIIe siècle, Paris, Sevpen, 1964, 3 vol. Voir aussi Fichter J. R., So Great a Proffit : How the East Indies Trade Transformed Anglo-American Capitalism, Harvard, Harvard University Press, 2010, 400 p., et Haudrère Ph., La Compagnie des Indes orientales au XVIIIe siècle, Paris, Les Indes savantes, rééd., 2005, 2 vol.
6 Haudrère Ph., Les Compagnies des Indes orientales, trois siècles de rencontre entre Orientaux et Occidentaux, Paris, Desjonquières, 2006, 269 p.
7 Mohamed-Gaillard S., Histoire de l’Océanie de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Armand Colin, 2015, 240 p.
8 Vidal C., « Pour une histoire globale du monde atlantique ou des histoires connectées dans et au-delà du monde atlantique ? », Annales, HSS, 2012/2, p. 391-413.
9 Verley P., L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, 1997, 713 p.
10 Voir notre introduction dans Klein J.-F., Les maîtres du comptoir : Desgrand Père & Fils (1720-1878). Réseaux du négoce et révolutions commerciales, Paris, PUPS, 2013, 368 p.
11 Young P., Globalization and the Great Exhibition: The Victorian New World Order, Palgrave Studies in Nineteenth Century Writing and Culture Series, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009, 249 p.
12 Chakrabarty D., Provincialiser l’Europe : la pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Amsterdam, 2009, 381 p.
13 Klein J.-F., « Du patronat colonial au patronat impérial. Un changement de paradigme », XXe siècle. Revue d’Histoire, 2012/2, no 114, p. 67-81.
14 Klein J.-F., Un Lyonnais en Extrême-Orient. Ulysse Pila, « vice-roi » de l’Indochine (1837-1909), Lyon, Lugd, 1994, 160 p. Voir aussi notre thèse, Soyeux en mer de Chine. Stratégies des réseaux lyonnais en Extrême-Orient (1843-1906), sous la direction de Claude Prudhomme, université Lyon 2, 2002, 1 200 p.
15 Bertrand B., L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Le Seuil, 2011, 672 p.
16 Marnot Br., La mondialisation au XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 2012, 288 p.
17 Courdurié M. et Durand G. (dir.), Bâtisseurs d’empires, Marseille, CCIMP, coll. « Histoire du commerce et de l’industrie à Marseille », t. XIII, 1998, 538 p.
18 Hirsch J.-P., Les deux rêves du commerce. Entreprise et institution dans la région lilloise (1780-1860), Paris, EHESS, 1992, 534 p.
19 Daumalin X., Le patronat marseillais et la deuxième industrialisation 1880-1930, Marseille, Presses universitaires de Provence, 2014, 326 p.
20 Klein J.-F. et Marnot Br. (dir.), Les Européens dans les ports en situation coloniale (XVIe-XXe siècle), Rennes, PUR, coll. « Enquêtes & Documents », 172 p.
21 Marnot Br., Les grands ports de commerce français et la mondialisation au XIXe siècle, Paris, PUPS, 2011, 592 p. Du même auteur, voir aussi Les villes portuaires maritimes en France, XIXe-XXIe siècle, Paris, Armand Colin, 2015, 240 p.
22 Marnot Br. (dir.), Les Européens dans les ports en situation coloniale, Rennes, PUR, coll. « Enquêtes & Documents », 2015, 172 p.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
S’adapter à la mer
L’homme, la mer et le littoral du Moyen Âge à nos jours
Frédérique Laget et Alexis Vrignon (dir.)
2014
Figures et expressions du pouvoir dans l'Antiquité
Hommage à Jean-René Jannot
Thierry Piel (dir.)
2009
Relations internationales et stratégie
De la guerre froide à la guerre contre le terrorisme
Frédéric Bozo (dir.)
2005
La France face aux crises et aux conflits des périphéries européennes et atlantiques du xviie au xxe siècle
Éric Schnakenbourg et Frédéric Dessberg (dir.)
2010
La migration européenne aux Amériques
Pour un dialogue entre histoire et littérature
Didier Poton, Micéala Symington et Laurent Vidal (dir.)
2012
Mouvements paysans face à la politique agricole commune et à la mondialisation (1957-2011)
Laurent Jalabert et Christophe Patillon (dir.)
2013
Sécurité européenne : frontières, glacis et zones d'influence
De l'Europe des alliances à l'Europe des blocs (fin xixe siècle-milieu xxe siècle)
Frédéric Dessberg et Frédéric Thébault (dir.)
2007
Du Brésil à l'Atlantique
Essais pour une histoire des échanges culturels internationaux. Mélanges offerts à Guy Martinière
Laurent Vidal et Didier Poton (dir.)
2014
Économie et société dans la France de l'Ouest Atlantique
Du Moyen Âge aux Temps modernes
Guy Saupin et Jean-Luc Sarrazin (dir.)
2004