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La Grèce d'à côté

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Pierre Brulé

Première partie. Démographie

Chapitre I. Infanticide et abandon d'enfants : pratiques grecques et comparaisons anthropologiques*

Texte intégral

  • * Article paru dans DHA, 18, 2, 1992, p. 53-90. Claudine Leduc et Mark Golden en avaient aimablement (...)

1Mieux interpréter les trop rares sources grecques sur l'exposition des enfants et l'infanticide à la lumière de témoignages extra-helléniques, tel est le projet dans lequel s'inscrit cette étude. Un tel programme se démarque de la tendance historiographique actuelle au repliement sur le bastion hellénique, et pourtant notre pénurie documentaire impose d'utiliser la méthode comparative en mettant à contribution toutes les sociétés possibles du présent et du passé, pour la raison simple que la société grecque est une société comme les autres.

L'Inde aujourd'hui1

  • 1 Quinze ans après la rédaction de cet article, cette question de l'élimination des filles, qui étai (...)
  • 2 Rappelons que le prélèvement de cellules fœtales permet d'établir le caryotype.

2L'amniocentèse connaît en Inde, particulièrement dans les villes, une vogue qui ne se dément pas. Technique destinée à détecter les anomalies génétiques de l'embryon, ses fins prophylactiques s'y voient détournées, et elle n'est plus utilisée que comme moyen d'identification des fœtus de sexe féminin. C'est cette information qu'attendent ses utilisateurs, information qui entraîne et justifie pour la quasi-totalité d'entre eux la décision d'interruption de la grossesse. L'amniocentèse est devenue un moyen d'éliminer les filles à venir2. Comme toujours dans de tels domaines, les estimations sont hasardeuses. De 1978 à 1982, dans le pays tout entier, on a dénombré « plus de 78 000 cas d'amniocentèse suivis d'avortement du fœtus de sexe féminin ». « Depuis 1975, ma clinique a pratiqué 400 000 avortements consécutifs aux examens de présélection [le SD test dit-on là-bas] et, sur les 1 000 derniers, il n'y a eu qu'un seul fœtus mâle », reconnaît en 1988 le docteur Datta Paï du Pearl Center à Bombay. De son côté, le Women Center affirme : « Sur les 8 000 avortements que nous avons recensés à Bombay en 1982, il y avait 7 999 fœtus de filles » (R. Garcia, « Inde : les fillettes au bûcher », Le Monde, 27 mai 1988).

  • 3 Des années 1980.

3Au fait que, pour des raisons mercantiles, la majeure partie des gynécologues encourage cette pratique, s'ajoute une forte demande sociale limitée actuellement aux classes assez aisées, compte tenu du coût élevé de l'examen. L'argumentation développée par des placards publicitaires invitant les couples à faire la démarche en vue d'un test mérite d'être relevée : « Mieux vaut payer 500 roupies (220 F3, mais le salaire d'un ouvrier agricole s'élev[ait] à 3 000 F) tout de suite que 5 000 plus tard. » Selon R. Garcia, la dot est au cœur du problème. « Officiellement interdite, elle n'a pas disparu... Un père doit verser de 5 000 à 150 000 roupies, selon le niveau social, pour marier sa fille, sans parler, maintenant, du scooter, du réfrigérateur, du magnétoscope. » On peut citer ce proverbe indien, bien en situation : « Élever une fille, c'est comme arroser le jardin du voisin. »

4Donnons la parole à R. Garcia :

« On comprend que la naissance de la fille soit vécue comme une punition du ciel et qu'avec la présélection des sexes remonte à la surface, mais d'une façon plus subtile, une vieille habitude : l'infanticide des petites filles. Au Gujarat, c'était la coutume du premier bain au lait chaud, qui consiste à jeter la "nouvelle-née" dans un chaudron de lait bouillant ; au Tamil Nadu, le premier biberon de lait de "madar" écrasées, qui provoque diarrhées, fièvre, et mort en trois jours... On utilise souvent des procédés moins brutaux : on nourrit moins longtemps au sein une petite fille, on regarde à deux fois avant de l'envoyer chez le médecin si elle est malade et, si l'argent vient à manquer, on privilégie le frère pour la nourriture. Et, quand on veut bien donner sa chance à une fillette, on économisera pour réunir sa dot, aux dépens de sa santé, à tel point que 70 % des filles souffrent de malnutrition contre 28 % des garçons, bien que leur constitution soit plus solide à la naissance qu'ailleurs. »

  • 4 Compléments dans R. P. Jeffery, A. Lyon, 1984. Pour l'évolution au xixe siècle, voir K. B. Pakrasi (...)
  • 5 Aswini Nanda et Jacques Véron, 2004.

5L'Inde dans son ensemble est l'un des quatre pays au monde où le déséquilibre entre les effectifs des deux sexes, aujourd'hui habituellement favorable au sexe féminin, est inversé, avec un sex ratio (nombre d'hommes pour 100 femmes) qui augmente au xxe siècle, 1901 : 103 ; 1981 : 107. R. Garcia conclut : « La pratique détournée de l'amniocentèse ne peut qu'aggraver cette tendance et des petites filles continueront de mourir sur l'autel de la dot et de la tradition » (ibid.4). Il faut actualiser ces données de R. Garcia sur deux plans. Statistique : le recensement indien de 2001 a dénombré 108 garçons pour 100 filles parmi les enfants de moins 7 ans (on retrouvera cet usage des ratios au jeune âge), contre 106 en 1991 et 104 en 1981, avec des écarts : 125 garçons pour 100 filles au Penjab et l'Haryana5. L'ingénierie médicale, dont l'échographie, qui rend possible une détermination du sexe dès les 3e et 4e mois de la grossesse, s'est répandue depuis, des appareils moins coûteux sont apparus et des catégories sociales moins aisées ont eu ainsi accès au diagnostic du sexe de l'enfant à naître.

  • 6 Aucune étude complète du phénomène. Voir Langer, 1973. Bon livre de J. E. Boswell, 1988, mais qui (...)

6De telles informations sont du plus grand intérêt pour l'historien démographe. Pour rappeler d'abord une évidence : l'infanticide est un phénomène répandu dans le temps et l'espace6. L'Inde présente aujourd'hui un des cas les plus remarquables, au sein d'un grand ensemble couvrant le sud-est asiatique, mais de très nombreuses sociétés passées l'ont pratiqué. Outre sa fréquence, un des caractères communs c'est qu'il s'exerce le plus souvent au détriment du sexe féminin. Il se pratique de bien des façons : exposition, étouffement, strangulation, empoisonnement, violences... jusqu'à cet avatar contemporain, le fœticide féminin hospitalier.

  • 7 Fr. Meslé, J. Vallin et I. Badurashvili, 2004.

7L'intérêt de ce témoignage ne réside pas seulement dans ses chiffres démonstratifs d'interventions médicales, mais autant dans l'accent qu'il place in fine sur des formes d'élimination indirecte ou retardée des filles, formes qui, pour être moins bouleversantes que les précédentes, n'en sont pas moins, voire dans certains cas, plus porteuses de conséquences démographiques négatives : le manque de soin, la malnutrition, j'ajouterai la mise au travail plus précoce, sont autant de fléaux auxquels la jeune population féminine est plus fréquemment et plus intensément soumise, sous toutes les latitudes et à toutes les époques. En Inde comme ailleurs, nous manquons d'enquêtes précises sur les conséquences des conditions de vie difficiles faites aux petites filles (mais depuis quand s'en préoccupe-t-on ?). Pourtant les démographes spécialistes du Tiers-Monde fournissent déjà nombre d'informations permettant d'évaluer, si ce n'est de mesurer le phénomène. Les principales études concernent l'Asie du Sud (Pakistan, Inde, Sri Lanka, Birmanie, Thaïlande, Corée du sud et Chine ; et puis, assez loin, au Caucase : Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie7), région de la planète où les effectifs masculins sont anormalement supérieurs aux effectifs féminins et où la mortalité féminine des 1-4 ans outrepasse nettement celle des garçons (Schrimshaw, 1984, p. 450).

  • 8 L. C. Chen, E. Huq, St. D'Sounza, 1981.
  • 9 N. E. Levine, 1987.

8Dans le Penjab rural8, les filles souffrent d'un taux de mortalité de 31 % supérieur à celui des garçons. Mais il importe de noter que ce sont surtout les filles de rang 2, 3— qui sont sujettes à ce manque de soin. Une étude sur des communautés tibétaines confirme l'importance du rang dans la stratégie familiale : la préférence masculine est d'autant plus exclusive qu'on se place au début de la biographie procréative du couple9.

  • 10 L'infanticide féminin est un trait familier à ceux qui s'intéressent à ce pays et à sa culture. Ma (...)
  • 11 Fr. Arnold, L. Zhao xiang, 1986, pour une étude statistique de la situation actuelle d'après le ré (...)
  • 12 Baochang Gu et Krishna Roy, 1995.

9En Chine, la pratique de l'infanticide féminin est avérée depuis plus de deux millénaires, le confucianisme a marqué tout sauf un progrès de ce point de vue et sa tradition influence encore les mentalités et, même si d'importants progrès ont été réalisés dans l'égalité des sexes, comment passer sous silence les « rumeurs persistantes d'infanticide féminin10 » ? Tout cela est fort dissimulé, et ce qui se laisse mieux apercevoir dans une Chine qui ne peut recourir à l'avortement hospitalier, c'est la stratégie des couples en matière de choix du sexe de l'enfant. Ne pouvant choisir le sexe de l'enfant à naître, l'alternative c'est pour eux d'en avoir ou non un autre. Ainsi les couples qui ont des garçons en premier renoncent beaucoup plus vite à élever d'autres enfants. Ce comportement se traduit par un chiffre étonnant : le sex ratio du dernier né dans les familles de toutes tailles est de 123, alors que la moyenne générale pour tous les enfants hormis le dernier est de 10411. Les chiffres récents montrent la permanence de la priorité au garçon : la fille est appréciée quand elle complète la naissance d'un garçon12. Un couple ayant deux filles, aura plus de deux fois sur trois un garçon comme troisième enfant (225 pour 100). Ayant un garçon et une fille, l'enfant suivant est majoritairement un garçon (116 pour 100).

10Pour revenir à l'Inde et à la négligence parentale dont souffrent les filles, dans le Bengla-Desh rural des années 1974-1977 les taux de mortalité des enfants illustrent le sort si différent fait aux garçons et aux filles.

  • 13 L. C. Chen, E. Huq, St. D'Sounza, 1981, p. 57, 66.
  • 14 Selon A. G. Fix, « The Demography of the Semai Seiwi », Anthr. Pap., 62, musée d'Anthr., univ. Mic (...)
  • 15 D'autant plus que les sources sont de nature indirecte et sonnent comme un écho du fait lui-même : (...)

11Pour les auteurs de l'étude13, la cause des anomalies du sex ratio, de la surmortalité des fillettes est évident : moins de soins, moins d'hygiène, moins d'attention, moins de nourriture14. Et n'allons pas trop vite incriminer un milieu, miséreux parmi les pauvres : la défaveur dont souffrent les fillettes est plus nette encore dans les familles riches (Bairagi, 1986). Étant généralement fort démunis pour mesurer les effets différentiels de telles pratiques sur les populations contemporaines15, nous ne pouvons nous bercer d'illusions sur la précision à attendre de l'étude de celles du passé. Il est néanmoins deux aspects des choses dont on peut être à peu près sûr.

  1. L'enquête des Nations unies sur la mortalité de 1962, utilisant des sources du xxe siècle, montre que l'excès de mortalité féminine varie régulièrement en raison inverse de l'espérance de vie à la naissance (e0) (Johansson, 1984, p. 465 et suiv.). Dans les cultures où l'espérance de vie est la plus faible (30 ans), de 5 ans à 40 ans, la courbe de mortalité féminine excède régulièrement la courbe masculine ; quand on passe aux cultures où l'espérance atteint 50 ans, l'excès de mortalité est plus faible et dure seulement pendant l'enfance et l'adolescence ; avec une espérance de vie atteignant 60 ans et plus, ce sont les hommes qui meurent le plus, à tous les âges. Preston (Mortality Patterns in National Populations, New York, 1976), utilisant les données de la démographie historique, a confirmé cette analyse. Ainsi le sex ratio varie globalement en fonction des conditions générales de vie ; la croissance économique, c'est ce qui allonge la vie des femmes.
  2. Les risques d'affaiblissement causés par un manque de soin général, risques qui constituent autant de facteurs augmentatifs de la mortalité, sont plus fréquents dans les sociétés qui pratiquent l'élimination brutale, violente des filles, sous quelque forme que ce soit. La plupart du temps, de tels usages ne sont pas sans rapport avec la façon dont ces sociétés considèrent l'élément féminin qui les compose. Il est bien évident que l'infanticide préférentiel des filles dans les sociétés du passé, comme le fœticide féminin d'aujourd'hui, constituent des manifestations d'une domination masculine absolue qui n'est, d'ailleurs, qu'apparemment contradictoire, pour certaines d'entre elles, avec une célébration de la féminité.

12L'élimination des filles en quantité significative est une pratique partagée par à des sociétés fort éloignées les unes des autres dans l'espace et le temps, sociétés où une étude strictement quantitative du phénomène s'avère aujourd'hui malheureusement impossible (même si la pyramide des âges de certains pays comme l'Inde l'enregistre clairement). Deux raisons principales peuvent être évoquées pour expliquer cette impossibilité du traitement sériel de la documentation : 1. nous avons affaire à des sociétés préstatistiques (ce qui reste vrai dans certains grands pays jusqu'à des périodes récentes) ; 2. la dissimulation.

  • 16 Voir P. Brûlé, 1990b.
  • 17 L'examen des enquêtes sur le haut Moyen Âge incite Herlihy (1975, p. 7) à suspecter les sources ca (...)

13S'agissant des Grecs anciens et, particulièrement, de familles émigrées de l'époque hellénistique que j'ai étudiées16, on me dit qu'il n'y a pas lieu de s'étonner que les chiffres mettent en évidence un sex ratio si défavorable aux fillettes : dans une société où les filles ont moins d'importance que les garçons, il ne faut pas s'attendre à les trouver toutes fidèlement enregistrées sur les listes de naturalisation. Toute quantification serait donc illusoire— Bien que l'absence supposée d'enregistrement relève de la pétition de principe — les listes enregistrent effectivement les filles, pourquoi certaines le seraient-elles et d'autres non ? —, il est malaisé de réfuter absolument cette critique dans la mesure où c'est le même argument — celui de la dépréciation des filles — qui se trouve à la base des deux raisonnements. La même cause peut produire l'un et l'autre des effets : le non-enregistrement (ou l'absence de renseignement) et la mortalité supérieure, voire, évidemment, les deux17.

14L'étude de J. Boswell (1990) montre l'importance de la dissimulation dans les sources. Ce sont des voies détournées qui, par hasard, nous mènent à une révélation d'importance sur l'état d'une société. Que penser de l'extraordinaire argument de Clément d'Alexandrie contre la prostitution ? « Combien de pères, ayant oublié les enfants qu'ils avaient abandonnés, ont, sans le savoir, des relations sexuelles avec leur fils qui se prostitue ou leur fille devenue une courtisane » (Pédagogue, III 3). Clément n'est pas seul, d'autres Pères de l'Église mettent aussi en garde ceux qui fréquentent les prostituées contre les dangers d'un inceste : ils pourraient coucher avec quelqu'un qui aurait avec eux des rapports de parenté directs ! Comme en témoigne Boswell, après avoir pensé qu'il s'agit là d'un bien curieux (« singulier et oblique ») argument contre la prostitution, on s'avise de ce qu'implique la menace : les contemporains pratiquent l'abandon d'enfant de façon si commune qu'un père risquait d'avoir des relations avec son propre enfant dans un lupanar (p. 4)... La Tondue de Ménandre montre la même troublante situation. Exposés à la naissance, puis élevés dans des maisons voisines, Moschion et Glykéra sont jumeaux, il est pourtant question de mariage entre eux.

15La dissimulation passe aussi par l'usage d'un vocabulaire euphémique dans lequel, par exemple, l'esclave est appelé « enfant », comme l'être qui a été abandonné ; même ambiguïté pour « garçon » et « fille », dit Boswell (p. 27) en grec, en latin (pueri, filii), en arabe, en syriaque et en de nombreuses langues au Moyen Âge.

16Aussi, pour saisir les mécanismes démographiques qu'une telle attitude met en œuvre ainsi que ceux qu'elle induit, seule la voie de l'étude comparative s'ouvre à nous. Anthropologues et ethnologues ont fait de gros efforts pour décrire et restituer la démographie d'un nombre de plus en plus grand de groupes humains, parmi eux lesquels les Aborigènes (Cowlishaw, 1978), les !Kung (Howell, 1979), les Ayoreo (Bugos et McCarthy, 1984) ainsi que les Inuits (Schire, Steiger, 1974, Chapman, 1980).

17On peut d'ores et déjà remarquer que, des Indiens d'aujourd'hui aux Grecs de l'Antiquité et aux Esquimaux d'avant le contact avec le monde développé chez lesquels nous nous rendrons tout à l'heure, ce qui caractérise ces sociétés, c'est, à des degrés divers, la difficulté physique des tâches de survie : agriculture, guerre, chasse, y rendent prépondérante la force masculine — sans parler des justifications idéologiques qui en découlent, et qui peuvent évidemment se maintenir bien après que les conditions qui leur ont donné naissance étaient devenues pour partie caduques.

18La principale curiosité que le démographe aimerait satisfaire serait d'apprécier de quelle façon et dans quelle mesure l'élimination des fœtus ou des nouveau-nés de sexe féminin obère la reproductibilité de la population qui se livre à cette pratique. Il aimerait aussi répondre au cortège de questions annexes qui en découlent : — de quelle façon la diminution du stock de reproductrices influence-t-elle le renouvellement des générations ? — comment évoluent la mortalité féminine par âge, l'espérance de vie des femmes à l'âge x ? Voilà les interrogations qui viennent immédiatement à l'esprit, mais d'autres surgissent ensuite. — Quelle est l'évolution du sex ratio en fonction de l'âge ? — Quelles sont les conséquences sur le mariage : âge des époux ; — taux de nuptialité ; — choix du conjoint (degré d'endogamie) ? Plus généralement, ne se met-il pas en place une série de correctifs qui visent à pallier son déficit en potentialité de reproduction ? Enfin, dans l'hypothèse d'une société fortement hiérarchisée, comme celle de la Grèce, quelles sont les conséquences sociales de l'abandon d'enfants ou de l'infanticide sur les catégories inférieures ?

  • 18 Argument du secrétaire de rédaction d'AESC pour refuser la publication de mon article sur les list (...)

19Ma réflexion n'est pas partie de l'Inde, mais de la Grèce antique et, plus particulièrement, d'études entreprises sur sa démographie (P. Brulé, 1987, p. 360-376 ; 1990). Là et alors, je n'ai pu qu'enregistrer cet effroyable constat : dans les rares cas de populations assez bien connues, il manque un nombre considérable de filles, ce que j'explique surtout par la pratique de leur exposition préférentielle. Mais « comment croire qu'une population où l'infanticide des petites filles est aussi pratiqué que vous l'indiquez puisse seulement se reproduire ? », me dit-on18. Sous-entendu : s'imaginer que cela soit possible ne relève pas de la démographie historique sérieuse, mais de vieilles lunes ou de procès d'intention. Je n'aurais pu répondre in petto que par deux évidences provisoires : 1— Je n'ai fait que constater qu'on les élimine ; comment le taire ? 2— Ces populations ne disparaissent pas (dans certaines sociétés contemporaines mieux connues, cette pratique n'est pas contradictoire avec un fort taux d'accroissement naturel !).

  • 19 Je dois à M. Golden d'avoir connu, mais tard, l'ouvrage de R. Sallares, The Ecology of the Ancicnt (...)
  • 20 Cf. A. L. Hugues, 1981.

20C'est pourtant bien la question que le bon sens commande de poser lorsque l'on considère les résultats auxquels je suis parvenu à propos de l'exposition des filles dans le cadre particulier des familles immigrantes à Milet à l'époque hellénistique et d'autres familles en Troade, ou lorsque l'on pense, comme moi, que, dans la cité grecque d'époque classique et hellénistique, l'exposition des enfants, et spécialement celle des filles, doit moins être considérée comme une curiosité que comme un facteur démographique important19. Il est vrai que les résultats auxquels je suis parvenu ont de quoi surprendre. Globalement, et même en tenant compte au mieux des correctifs successifs qui adoucissent les résultats bruts, une fille sur deux manque parmi les impubères de ces familles. On en revient toujours à la même question : comment rendre compte d'un comportement qui met en cause l'avenir du potentiel reproductif20 ?

21Il faut se méfier de la tentation naturelle à arguer du fait qu'il s'agit de groupes humains déracinés, nouveaux citoyens de Milet, beaucoup d'anciens mercenaires (mais non le groupe de Troade), donc sans doute « défavorisés », pour développer une interprétation minimaliste. Renonce-t-on d'autant plus aisément à élever un enfant, une fille qu'on est plus pauvre ? La réponse ne va pas de soi. Bien des abandons en nourrice des xviiie et xixe siècles en Europe occidentale, qui ressemblent tant à des condamnations à mort de l'enfant, sont le fait de classes assez aisées de la population. Et l'Inde d'aujourd'hui (comme celle d'hier) (M. Douglas, 1966) ? Et l'on sait bien, d'une façon générale, que les classes les plus défavorisées ne sont pas celles qui refusent le plus couramment l'enfant.

22Pour l'Antiquité grecque, on cite toujours ce fragment d'un poète comique de l'époque hellénistique Poseidippos : « Un fils, tout le monde l'élève, même si l'on est pauvre, une fille, on l'expose, même si l'on est riche » (Hermaphrodite, fr. 11 Koch), plus rarement cet aphorisme de Plutarque : « Les pauvres n'élèvent pas leurs enfants » (De l'amour de la progéniture, 497e). Au iie siècle av. J.-C., Polybe témoigne de la généralité du procédé : les Grecs, dit-il, « ne veulent plus se marier, ou, quand ils le font, ils refusent de garder les enfants qui leur naissent, ou n'en élèvent tout au plus qu'un ou deux, afin de pouvoir les gâter pendant leur jeune âge et de leur laisser ensuite une fortune importante » (XXXVI 17). Tout en se gardant d'accepter sans examen attentif complémentaire la conception chronologique implicite de Polybe — le refus de « garder » des enfants serait récent ( ?) — il est malaisé d'enquêter sur une éventuelle différenciation sociale dans la pratique de l'exposition dans l'Antiquité grecque (même s'il est possible de faire quelques observations). Mais revenons au problème posé : comment imaginer qu'une population survive en sacrifiant une part importante de son potentiel reproducteur ?

23Le débat n'est pas nouveau. Il a opposé D. Engels (1980, avec des vues complémentaires en 1984) à M. Golden (1981), avec un arbitrage de W Harris (1982) (cf. aussi C. Patterson, 1985, p. 107 et suiv.). Les termes de la polémique ont été analysés par A. Bresson (1985) dont je suivrai le commentaire. Selon D. Engels, la population grecque antique aurait connu des taux de natalité et de mortalité générale élevés et d'ampleur comparable : de 34 à 40 %o ; ce qui entraîne des taux d'accroissement naturel proches de zéro et des effectifs stables. De tels paramètres interdisent, selon D. Engels, d'imaginer que l'infanticide féminin ait pu dépasser un seuil, par exemple 10 %, sans que la population diminue de façon régulière et inexorable. Il propose donc de situer son importance vers 2 à 3 %. Les deux principales critiques qui ont été faites au modèle de D. Engels mettent en cause sa conception de la mortalité (et ses conséquences sur la descendance), ainsi que celle de l'évolution de la population.

24Le point sur lequel on peut s'entendre c'est la valeur en général élevée des taux démographiques. Mais, avec A. Bresson (1985, p. 17 et suiv.), on admettra volontiers que ce perpetuum immobile a quelque chose de fort artificiel, et que, pour ce que nous connaissons le mieux, l'Athènes des ve et ive siècles, les variations à moyen terme semblent au contraire d'assez grande ampleur (voir les travaux de C. Patterson [1981] et de M. Hansen [1981 ; 1982 ; 1986]) et mes travaux sur la mortalité de guerre (ici, p. 47 et suiv.) et les synthèses de J. Oulhen (2005) et de moi-même (1995). On osera dire : évidemment. Il est en effet difficilement imaginable que ces taux ne dépendent pas, en dernier ressort, des effets de la production des subsistances et des guerres sur la mortalité, données éminemment variables. Par ailleurs, D. Engels a choisi pour son modèle une espérance de vie de 30 ans et moins, et en a tiré des conséquences fort négatives pour la reproduction. M. Golden a justement rétorqué qu'il fallait plutôt considérer l'espérance de vie des femmes ayant atteint l'âge adulte. Même si le taux de reproduction aux âges ainsi « récupérés » est faible ou très faible, rien ne doit être négligé dans de tels modèles quand on sait que des variations de quelques pour mille sont susceptibles de modifier de façon importante l'opinion que l'on peut se faire du devenir d'une population.

25D'une manière générale, je suis favorable à la conception de modèles moins rigides pour étudier les effets d'une telle pratique sur une population. En effet, si l'on attribue à l'infanticide féminin précoce une importance autre qu'anecdotique, il n'est pas possible de raisonner sur les sociétés qui le pratiquent comme si cet élément ne faisait que s'ajouter aux autres caractéristiques démographiques (considérées comme immuables). De faire comme si ce comportement ne réagissait pas sur les autres, et ce, avec d'autant plus d'ampleur qu'il est lui-même plus important. Je pense donc qu'il est de mauvaise méthode de proposer un taux de mortalité générale, puis un pourcentage d'élimination des bébés de sexe féminin, sans étudier les conséquences que l'adoption de ce dernier paramètre ne manque pas d'avoir sur la donnée initiale. La diminution du nombre des enfants destinés à être élevés (ceux que l'on « garde », comme dit Polybe) favorise ceux qui restent. En termes démographiques, cela modifie à la hausse les taux de mortalité par âge des « survivantes ». Et cet aspect des choses constitue un élément capital de la stratégie parentale ; cela, bien des études ethnologiques et anthropologiques l'établissent.

26Chez les anthropologues un même débat a opposé Ch. Acker et P. Townsend (1975) à C. Schire et W. L. Steiger (1974), mais il porte plus chez eux sur la validité mathématique des modèles proposés et sur la qualité des témoignages ethnographiques. Je ne me risquerai pas encore aujourd'hui dans l'étude statistique des conditions de survie d'une population qui pratique l'infanticide.

27Enfin la démographie quantitative ne donne pas toutes les clefs. M. Golden (1981) a signalé l'intérêt de l'étude comparative pour une meilleure interprétation des faits helléniques. C'est du côté de l'Arctique qu'il nous a invités à chercher. C'est ce que je vais tenter de faire. Mais il y aura aussi à réfléchir en retour sur la société grecque elle-même et sa composition. L'intérêt principal du détour étant de mettre en évidence des fonctionnements démographiques parallèles en ces sociétés si éloignées l'une de l'autre.

Des Inuits aux Grecs anciens et retour

Le sex ratio

  • 21 Pour un rapide aperçu sur le sex ratio : L. Henry, Démographie. Analyse et modèles, Paris 1972, p. (...)

28Point n'est besoin d'insister sur l'importance du rapport de masculinité (ou sex ratio) comme mesure de l'équilibre entre les effectifs des sexes, que ce soit dans la population totale ou dans un groupe d'âge21. On divise le nombre d'hommes par le nombre de femmes et on multiplie par 100. Le rapport est de 105 à la naissance et, dans une population de type ancien (occidental) suivant une évolution normale (sans événement extraordinaire comme une guerre), il diminue d'abord dès la première année en raison d'une surmortalité des garçons, remonte ensuite du fait de la surmortalité des femmes à l'époque de leur fécondité (décès en couches), enfin décroît régulièrement pour devenir inférieur à 100 à partir de 55 ans environ (vers 40 ans dans des populations comme la France du xxe siècle).

29Quoique lacunaire et, bien sûr, de valeur inégale, la littérature ethnologique sur les Esquimaux est suffisante pour permettre une étude assez complète de l'infanticide. Sur ce sujet précis des effectifs des sexes, la critique des données ethnographiques menée par C. Shire et W L. Steiger (1974) rassure l'utilisateur non-spécialiste que je suis. Je donne donc ici leur tableau des effectifs par âge et sexe de divers groupes humains de l'Arctique construit à partir d'une littérature variée que je fais suivre d'un tableau analogue concernant les familles crétoises d'époque hellénistique (cf. Milet).

  • 22 Je ne fais que suivre C. Schire, W. L. Steiger, 1974, à cette différence que les deux dernières co (...)

Tableau 1 : Distribution des effectifs de groupes humains de l'Arctique22

Tableau 1 : Distribution des effectifs de groupes humains de l'Arctique22

Tableau 2 : Familles crétoises d'époque hellénistique

Tableau 2 : Familles crétoises d'époque hellénistique
  • 23 Cf. P Brûlé, 1990b. Il convient de rappeler que, dans cette étude sur les Crétois de Milet, mes ca (...)

30Le sex ratio varie en fonction de l'âge : d'autant plus conforme à la « normale » que la population vieillit23. Il est donc utile de comparer la place prise par les hommes et les femmes dans la population totale selon les groupes d'âge.

Tableau 3 : Proportion d'individus de sexe masculin dans les différentes classes d'âge de la population

Tableau 3 : Proportion d'individus de sexe masculin dans les différentes classes d'âge de la population

31Trois impubères sur quatre sont des garçons chez les Crétois, deux jeunes sur trois chez les Inuits du groupe A : voilà une façon claire d'illustrer le déséquilibre. Mais le tableau doit se lire aussi verticalement : le rapport de masculinité est partout d'autant plus grand que l'on s'intéresse à une fraction plus jeune de la population. Pour les Crétois et le groupe A, les variations de la proportion d'individus de sexe masculin sont fort élevées : environ 30 % des jeunes aux adultes pour les Crétois et 20 % pour le groupe A. S'agissant des Inuits, selon C. Shire et W L. Steiger, ces données reflètent « un haut degré d'infanticide des filles : le sex ratio des jeunes suggère qu'entre 52 % et 63 %, ou qu'une fille sur deux était tuée à la naissance, et une estimation plus « prudente », basée sur l'ensemble des comptes [ ?], suggère qu'au moins 30 %, ou environ une fille sur trois était supprimée à la naissance » (1974, p. 167). Bien que l'on soit loin de pouvoir en dire autant du groupe B, la distribution des effectifs par sexe qu'on y observe n'est très probablement pas « naturelle » non plus.

  • 24 C'est le cas général. Ainsi à Florence, ville et une partie du territoire, si le sex ratio s'établ (...)

32Dans l'hypothèse où l'on explique l'anomalie du sex ratio, spécialement chez les jeunes, par l'élimination préférentielle des filles à la naissance, l'examen de son évolution par groupes d'âge s'impose. De classe d'âge en classe d'âge, on assiste à un rééquilibrage24 qui tend même, chez les Crétois et les Inuits du groupe A, à inverser le rapport au profit des femmes (même si c'est de très peu). À moins d'imaginer que ceux qui ont enregistré ces données — aussi bien les « employés d'état civil » des cités hellénistiques que les ethnologues — eussent systématiquement sous-enregistré les filles, et puisqu'on ne saurait en avoir gagné, force est d'interpréter ce retour à la normale par une forte mortalité masculine adulte — ce qui n'étonne pas s'agissant, d'une façon générale, de citoyens grecs, et encore moins de soldats des armées hellénistiques. Ailleurs la littérature ethnographique lie souvent explicitement les deux variables : la précarité des conditions de vie explique (en partie) et l'infanticide des filles et la mortalité des chasseurs. Il faut que cette mortalité masculine adulte soit particulièrement élevée pour que ses conséquences soient à ce point sensibles sur le sex ratio, c'est en effet l'époque où, chez les jeunes adultes, dans la population « normale » qui sert de référence aux démographes, la population féminine est soumise à une surmortalité liée aux effets de la procréation.

33L'ampleur du phénomène de compensation entre la mortalité des sexes par groupes d'âge est fort difficile à apprécier. Morts masculines adultes et morts féminines du premier âge de la vie ont-elles pu s'équilibrer dans la longue durée ? Nous ne pouvons beaucoup mieux faire que de tenter de mesurer leurs effets sur la taille relative des groupes d'âge.

Tableau 4 : Rapports entre les effectifs des classes d'âge

Tableau 4 : Rapports entre les effectifs des classes d'âge

34Dans les groupes étudiés, plus le sex ratio est élevé, plus l'est la proportion de jeunes par rapport aux adultes et par rapport à la population totale, alors qu'évidemment les adultes y sont relativement moins nombreux. Si l'on retient toujours l'hypothèse de l'infanticide préférentiel féminin pour expliquer l'incohérence du sex ratio par âge, on en conclura que, contrairement à toute attente, cette pratique n'a pas pour effet de « vieillir » la population qui s'y livre, mais, au contraire, de la « rajeunir ». Si l'on pouvait les restituer, les pyramides des âges des populations où le rapport de masculinité est élevé seraient élargies à leur base. Cela, aucune des études théoriques sur l'infanticide féminin ne le laissait supposer. Se trouve ainsi confirmé le point de vue exprimé plus haut : l'infanticide féminin, lorsqu'il est significatif, entraîne une modification des paramètres démographiques de base. De telle sorte que cela interdit d'imaginer un modèle mathématique dans lequel on choisirait d'abord telle table de mortalité puis tel ou tel taux d'infanticide féminin à la naissance, pour examiner les conséquences de cette dernière variable sur la reproductibilité de cette population. Toute variation de l'infanticide a des conséquences directes immédiates sur la table de mortalité, et pas seulement sur elle. Et j'ajouterai qu'il fallait qu'il en allât ainsi pour que ces populations ne « disparaissent » pas.

35Le phénomène de rajeunissement de la population démontre l'interconnexion des mécanismes. Le vieillissement d'une population n'est pas dû, comme on le croit le plus souvent, à une diminution de la mortalité, mais à une baisse de fécondité (voir l'exemple de l'Europe du xixe siècle, avec le cas, particulièrement précoce et marqué, de la France), on en déduit qu'inversement les groupes en question ont connu une fécondité particulièrement élevée. C'est d'ailleurs une hypothèse que j'ai déjà formulée en partant d'observations d'une toute autre nature pour des groupes familiaux d'époque hellénistique (P. Brulé, 1990b).

36Ces observations montrent que, des Grecs de l'époque hellénistique (ou plutôt de certains.) à quelques groupes inuits, un certain nombre de paramètres démographiques varient dans le même sens : ainsi en va-t-il du sex ratio et du rapport des effectifs de jeunes aux effectifs d'adultes.

37Sans qu'il soit aujourd'hui possible d'analyser de façon précise les mécanismes qui font dépendre certains paramètres des autres, il est clair qu'ils sont interdépendants. Il y a tout lieu de penser que l'insuffisance de la documentation sérielle nous prive de la mise en évidence d'autres relations entre les paramètres.

38L'étude qualitative est susceptible d'en mettre certaines en évidence. C'est que d'autres questions sont posées. Le rapport particulier entre les effectifs des classes d'âge est-il une conséquence de la surmortalité masculine adulte ? La forte fécondité serait-elle paradoxalement une conséquence de l'infanticide féminin ? Ces deux interrogations pourraient se résumer en une seule : quel est l'élément moteur du fonctionnement démographique de ces populations, celui qui en explique l'originalité, est-ce l'infanticide des petites filles, est-ce la surmortalité masculine a dulte ?

De certains aspects de l'infanticide chez les Inuits et de leurs similitudes avec les Grecs anciens

Du côté inuit

39Les sources directes sur l'infanticide sont rarissimes. Dans l'ensemble de la documentation on n'en trouve trace que dans ce compte rendu de D. Jenness (The Life of the Copper Eskimos, 1922, p. 166) :

  • 25 Outre l'apport de travail, cette idée selon laquelle on procrée des enfants — mais surtout des gar (...)

« Aucun des parents ne voulait avoir d'enfant à ce moment, car leurs compagnons avaient l'intention de retourner à la rivière de l'Arbre le jour suivant. Ils étaient encore jeunes tous les deux, disaient-ils, et, selon toute probabilité, ils auraient encore au moins un enfant plus tard, un garçon peut-être, qui pourrait prendre soin d'eux quand ils seraient devenus vieux25. La femme alors étouffa l'enfant et le coucha sur le sol à quelques pas du camp où il ne tarda pas à être couvert par la neige qui s'amoncelait. Un an ou deux seulement auparavant le couple avait exposé de la même façon une petite fille. »

  • 26 Outre C. Shire, W. L. Steiger, 1974 et Ch. Acker, P. K. Townsend, 1975, voir D. Riches, 1974 et C. (...)

40En revanche, les témoignages indirects sont nombreux, spécialement dans certains groupes, comme celui des Netsilik, que connaît bien Asen Balicki (1967 ; 1970), et c'est à lui que je vais emprunter l'essentiel de la matière de cette présentation26.

Conditions et circonstances

  • 27 Les Indiens du Brésil abandonnent les enfants dans la jungle sous les arbres (Wagley, 1969). Chez (...)

41En hiver, l'enfant est la plupart du temps déposé dans la neige près de la porte ; ses cris peuvent être entendus. Sur le sol glacé27, il ne tarde pas à succomber. En été, il est déposé sur une petite tombe marquée par la pierre que l'on a déposée sur lui : il crie plusieurs heures avant de trépasser. En tout temps, on pratique la mort par suffocation ou par étouffement : c'est ainsi que l'on couche l'enfant sur le dos et que l'on dépose sur son visage une épaisse fourrure.

42Les causes de l'élimination des enfants peuvent être ramenées à deux grands types : ce que les auteurs appellent « l'extrême pression écologique » : l'enfant qui ne peut suivre une marche difficile est abandonné ; celui dont la présence constitue un handicap pour les autres est laissé là. Un informateur de K. Rasmussen (1931, p. 138) raconte : « À une époque où il y avait une famine, Nagtak donna naissance à un enfant— Que voulait cet enfant ici ? Comment pourrait-il vivre quand sa mère, qui devait lui donner la vie, était elle-même affamée ? » On le supprima.

  • 28 Chez P. Clastres encore ce récit d'une vieille « à ce point de décrépitude qu'elle ne pouvait plus (...)

43La conception selon laquelle la survie des nourrissons — comme celle des personnes âgées d'ailleurs28 — passe après celle des adultes en âge de se reproduire est commune à de nombreux groupes inuits (Weyer, 1932). Riches (1974) a montré que des modifications dans la dureté de l'environnement ont des conséquences sur le sex ratio. Mais bien des infanticides ont lieu durant des périodes de vie apparemment normales. Ils ont lieu peu de temps après la naissance et concernent surtout les filles. Pourquoi ? Les informateurs répondent que la femme ne chasse pas, qu'elle n'est donc pas auto-suffisante et dépend des hommes (A. Balicki, 1967, p. 621). La fille est nourrie par le chasseur et quand elle est élevée, elle quitte sa famille pour une autre. On compare cela avec un équipage de chiens qui comporte généralement le moins possible de femelles. « Les chiennes ne tirent pas aussi fort que les mâles. » On glisse là vers des raisons qui tiennent à la dévalorisation du féminin. C'est dire qu'inversement les « garçons qui seront un jour des chasseurs dignes de confiance, sont très désirés. Si une femme nourrit une fille pendant deux ou trois ans, elle n'a pas de chance d'avoir un garçon pendant ce temps. La fille est donc tuée dans le but de faire une place, espère-t-on, à un garçon » (ibid.). Les recherches anthropologiques récentes montrent que la menace d'exposition ou la négligence frappent moins les premières nées que les suivantes. La tâche essentielle à laquelle elles sont vouées est la surveillance des jeunes frères à naître (D. F. Sieff, 1990, p. 33). Quoi qu'il en soit, examiné du point de vue des subsistances, l'investissement dans le masculin est rentable : au-dessus de 16 ans, les garçons produisent plus de nourriture que les filles et pendant beaucoup plus longtemps.

44La décision d'élimination est essentiellement le fait du père (Freeman, 1971, p. 1015) ; la mère et la grand-mère veuve peuvent y participer. Quant à l'exécution des gestes, c'est une tâche féminine. Le rôle particulier de la grand-mère dans ces affaires vient de ce qu'elle est considérée comme experte à la fois dans l'économie familiale — la gestion des subsistances — et l'élevage des enfants. Il est dans ses attributions — c'est son devoir — de conseiller l'élimination des filles : « Si je ne le faisais pas, je serais une mauvaise mère », confie l'une de ces grands-mères à K. Rasmussen (1931, p. 140).

  • 29 Exemple identique en Islande : Saga de Njall le Brûlé (R. Boyer, Sagas islandaises, Paris, 1987), (...)

45La dation du nom semble avoir constitué un frein à l'infanticide29. La raison se trouverait dans la croyance en un « pouvoir surnaturel » attaché au nom. Deux exemples, l'un d'élimination, l'autre de survie d'un enfant, illustrent le prix que l'on attache à ce symbole. Pour évoquer le meurtre de sa sœur aînée, une informatrice commente : « Bien qu'elle eût un nom », voulant ainsi signifier que cet infanticide était d'une certaine façon inconvenant (A. Balicki, 1967, p. 619, citant Fr. Van de Welde, L'infanticide chez les Esquimaux, Eskimo, 1954). L'autre cas concerne ce que, dans l'Antiquité, on appellerait l'exposition des enfants nés difformes. Un enfant atteint d'infirmités au visage avait reçu un nom avant sa naissance. Ayant découvert ses tares on décida de le laisser « geler ». Mais sa mère entra alors en transes, très malade et sur le point de mourir. On interpréta les événements par l'influence du nom qui, cherchant à vivre, tirait vengeance de la mère. On décida finalement de l'épargner.

Adoption et décision d'élimination

46La relation entre l'adoption et l'élimination des enfants mérite attention. Des couples sans enfant, des personnes seules aussi, peuvent adopter des enfants non désirés par d'autres. La pratique la plus courante consiste à faire une démarche auprès des parents biologiques avant la naissance. Par ailleurs tout visiteur (passant ?) entendant les cris d'un enfant « exposé » a la possibilité de le prendre et de l'adopter (Fr. Van de Velde, 1931, p. 6). Lors d'un nouveau mariage, lorsque le nouvel époux refuse l'enfant du premier lit, il arrive que celui-ci soit adopté par d'autres. En cette matière, le sort des garçons diffère de celui des filles.

L'adoption des filles peut s'expliquer de deux façons. D'abord les mères préfèrent garder leurs garçons, laissant surtout les filles pour l'adoption. Ensuite, les Netsilik croient que le premier né, de quelque sexe qu'il soit, doit être autorisé à vivre parce que la mort de cet enfant pourrait porter malheur à l'enfant suivant. En conséquence, le premier enfant, garçon ou fille, était adopté par sa grand-mère et élevé avec une attention particulière (A. Balicki, 1967, p. 620).

47Il faut remarquer que la fille constitue une aide majeure pour la vieillesse de la grand-mère quand celle-ci réside ensuite chez sa petite-fille. Mais l'intérêt principal de tels usages — adoption par consultation des parents biologiques ou « ramassage » de l'enfant exposé au dehors — c'est de témoigner du fait que toute décision parentale de renoncer à garder un enfant n'entraîne pas ipso facto sa mort. Voilà un élément du débat qui doit rester en mémoire au moment de l'appréciation globale des conséquences démographiques du phénomène.

Nuptialité et infanticide

48Comme l'adoption, la nuptialité, spécialement le choix de l'épouse et l'âge au mariage, entretient des rapports avec l'infanticide préférentiel des filles.

49Dans la mesure du possible, c'est dans la parenté consanguine que l'épouse est choisie (A. Balicki, 1963) ; elle est le plus souvent sa cousine germaine. On y tient tellement que l'engagement est pris le plus tôt possible, parfois avant la naissance, parfois juste après (et cela empêche d'ailleurs l'infanticide). Mais lorsque l'engagement n'a pas été pris suffisamment tôt, l'épouse potentielle a pu être éliminée et le garçon doit attendre souvent plusieurs années avant de pouvoir revendiquer une parente possible. Il est probable que cet ajustement explique en partie la différence d'âge des époux au mariage chez les Netsilik et d'autres groupes.

50Les enquêteurs témoignent de la précocité du mariage, surtout pour les filles (sources citées dans C. Shire, W L. Steiger, 1974, p. 168) et sur l'importance de l'écart entre les sexes. « Une fille pouvait être mariée avant la puberté alors qu'un garçon devait attendre qu'il soit capable de procurer de la nourriture et un abri à sa nouvelle famille » (ibid.). Cela signifie qu'il a atteint la maturité physique et acquis une expérience suffisante dans les techniques de chasse. Selon A. Balicki, cette différence d'âge entre les époux est d'au moins 6 ans (1970, p. 102). Mais il est évident que la nécessité pour le garçon de rechercher comme épouse la fille du frère du père ainsi que la difficulté d'acquérir les biens matériels pour s'installer ne sont pas les seules raisons de l'écart d'âge au mariage ni de la précocité de celui-ci pour les filles. Au delà du discours que ces sociétés tiennent sur elles-mêmes, et sans anticiper sur le parallèle qui sera mené plus loin avec les pratiques des Grecs anciens, on peut déjà dire que l'on retrouve ici cet aspect de « mise en concordance » des effectifs des mariables que j'ai mis en évidence dans la Grèce ancienne (P. Brulé, 1987, p. 370 et suiv.), et qui est une conséquence de l'infanticide préférentiel des filles. C'est aussi au manque de filles qu'est dû le retard d'âge des hommes au mariage : toutes choses égales par ailleurs, si l'offre était meilleure, ils se marieraient plus tôt. C'est ainsi que, pour revenir aux Inuits, dans certaines tribus, les hommes cherchent à se procurer des femmes dans d'autres groupes qui pratiquent moins l'infanticide : des veuves ou des femmes ayant quitté leurs maris (A. Balicki, 1963, p. 92-93). Ce sont les mêmes raisons d'effectif qui expliquent l'existence de mariages polyandriques (ibid., p. 95), malgré les problèmes psychologiques que cela pose.

Mortalité masculine

51Les groupes inuits connaissent une forte mortalité masculine adulte. On pense d'abord, parce que c'est le plus spectaculaire, aux risques de la chasse, mais en fait, dans la quête de nourriture, c'est la noyade, soit lors de la chasse en kayak, soit lors de la traversée des lacs et rivières, qui semble avoir été l'accident le plus fréquent. S'ajoutent les morts par famine, les plus nombreuses de toutes, et dont on dit que les hommes y étaient plus sujets que les femmes (K. Rasmussen, 1931, p. 135). Quant aux cas de suicide, de sénilicide, voire de meurtre, c'est encore le sexe masculin qui en est le plus souvent la victime (A. Balicki, 1967, p. 623). Cette forte diminution du nombre des hommes adultes a pour effet, comme on l'a dit, de réajuster les effectifs des sexes et d'aboutir à des valeurs du sex ratio proches de la norme.

52Selon les commentateurs, l'infanticide pratiqué par les Inuits ne saurait être considéré comme l'effet d'une « politique démographique », comme une orientation générale du groupe ou des groupes, mais plutôt comme un « family planning » qui entraîne des conséquences pour l'ensemble de la population. On a envie de répondre : bien entendu. Il est certain que la décision parentale d'élever une enfant, pour la garder ou la marier, l'exposer ou la donner à des parents adoptifs est prise en considération d'impératifs vitaux de la famille : aide ou gêne de la progéniture, et qu'elle dépend souvent, en dernière analyse, de l'écart d'âge entre les enfants, du nombre des garçons déjà nés, de l'espérance de trouver chez ces enfants une aide dans les tâches de survie pour l'âge mûr et pour la vieillesse ; n'entre absolument pas en ligne de compte l'idée d'assurer une certaine parité entre les effectifs masculins et féminins qui ne mette pas en danger la survie du groupe. A. Balicki (1967, p. 624) insiste sur la flexibilité de cette pratique.

53Enfin, il n'est pas superflu de restituer le cadre idéologique dans lequel s'inscrivent de telles pratiques. « L'homme de qualité », écrit J. Mirsky (1961, p. 73) à propos des Ammassalik du Groenland occidental, se définit par son habileté, sa force, son autorité, « un homme qui exprime complètement sa personnalité, sans être influencé par les sanctions économiques, sociales ou surnaturelles », c'est-à-dire quelqu'un qui chasse, quelles que soient les conditions. Selon A. Balicki, cette définition de « l'homme de qualité » prévaut chez les Netsilik. C'est une société dominée par le chasseur, et la survie de la femme dépend de son homme. Il lui semble que, « bien que cette image idéale soit appliquée seulement aux hommes, elle est acceptée par les hommes et les femmes ». « L'infanticide féminin est donc en harmonie avec l'image de la personnalité idéale chez les Netsilik » (1967, p. 624).

54La société inuit fournit donc la preuve que, même dans le cadre de communautés endogames, la pratique de l'infanticide surtout féminin, n'est pas incompatible avec la survie du groupe.

Du côté grec

55II aura été difficile à tous ceux qui ont déjà réfléchi au cadre démographique dans lequel s'inscrit l'exposition dans les sociétés anciennes, spécialement dans la Grèce classique et hellénistique, de ne pas reconnaître dans ce qui précède de frappantes ressemblances.

  • 30 Intéressante discussion sur le sort des enfants des « gardiens » dans les Lois : G. Van N. Viljoen (...)

56Il n'est peut-être pas inutile de commencer ce parallèle par une similitude qui ne compte pas parmi les plus spectaculaires, mais qui illustre bien les difficultés de l'étude. Sous bénéfice d'inventaire, les Grecs, comme les Esquimaux, n'ont pas laissé de témoignages directs — de récit, par exemple, autre que mythologique — de leur pratique de l'exposition. Si les allusions sont relativement nombreuses, les descriptions font défaut. Une explication peut se trouver dans le fait que, dans ces deux sociétés, l'exposition semble être une tâche féminine. Alors, quand on sait ce que les sources antiques doivent au genre féminin— Faudrait-il y voir l'effet d'une certaine mauvaise conscience ? Quelle influence attribuer à certaines règles morales comme le respect de la vie, clairement exprimé dans certaines sources, par exemple à propos de l'avortement (Arist., Pol., VII 1335 b 25)30, quand elles se trouvent mises en balance avec l'intérêt des vivants ?

57L'élimination des nouveau-nés difformes et des enfants conçus hors mariage n'entraîne, semble-t-il, de souillure, ni pour celui qui décide, ni pour celui ou celle qui l'exécute. Pour les autres enfants, ceux qui sont exposés en raison d'une stratégie parentale de reproduction, j'avais dit trop vite naguère (1987, p. 136 et suiv.) mon étonnement de ne point trouver trace d'une souillure religieuse flétrissant les responsables. Mon information était incomplète, deux textes épigraphiques témoignent bien de ce qu'un tel geste constituait une souillure. À Ptolémaïs, à l'époque ptolémaïque (on doit se contenter de cette datation trop vague), un passage d'une loi sacrée du sanctuaire d'une divinité inconnue interdit l'accès au temple pendant 40 jours à celles qui ont exposé un enfant (brephos « nouveau-né »). Ceci, au milieu de prescriptions concernant l'avortement, la naissance, l'allaitement, les règles (G. Plaumann, 1910, p. 54 et suiv.). À Smyrne, une loi sacrée versifiée concernant le culte de Dionysos Bromios (iie siècle apr. J.-C.) interdit l'entrée dans le sanctuaire avant 40 jours aussi pour l'exposition d'un enfant (brephos) (J. Keil, 1953, p. 16-22 ; LSAM 84).

  • 31 Dans le Japon ancien la dation du nom intègre l'enfant dans l'humanité. Dans la Chine traditionnel (...)

58Si, comme je le pense, l'interprétation par G. Glotz des rapports entre les amphidromies et l'exposition est juste, à savoir que leur célébration marque le renoncement par le père à l'idée d'exposition, on retrouve dans la symbolique rituelle et dans la dation du nom à l'enfant la même idée que dans d'autres sociétés comme les Inuits, qu'il s'agit de sa véritable intégration à la lignée. L'usage si fréquent en Grèce du papponyme qui « fait retour » au grand-père inscrit clairement l'enfant dans la permanence familiale31 et garantit sa survie.

59Les tableaux donnés p. 32 suffisent à montrer qu'entre quelques groupes inuits qui pratiquent l'infanticide féminin et, pour parler prudemment, un ensemble de familles grecques d'époque hellénistique, un certain nombre de caractères démographiques évoluent de façon parallèle. On retiendra globalement que ces populations présentent :

  • des rapports de masculinité anormalement élevés, spécialement chez les jeunes, ce que l'on relie à la pratique de l'infanticide féminin ;
  • un important écart d'âge au mariage entre les époux qu'accompagne une grande précocité des filles ;
  • une forte mortalité masculine adulte.

60Mais ce n'est pas tout. Il apparaît aussi une certaine proportionnalité entre ces caractères démographiques. En effet, alors que, du côté grec, les paramètres « sex ratio », « exposition des filles » et « écart d'âge au mariage » sont élevés ou très élevés, comparativement, chez les Esquimaux, si ces paramètres témoignent aussi des conséquences de l'infanticide des filles, leur amplitude inférieure atteste que le phénomène n'y revêt pas la même gravité. On constate comme une homothétie. Il n'est certes pas sans intérêt de repérer dans une société de telles variations homogènes de critères, cela révèle l'existence d'un fonctionnement démographique particulier aux populations qui pratiquent l'infanticide féminin.

  • 32 Il est fort intéressant pour la méthode de constater que Sir Staunton, observateur de la vie chino (...)

61À propos de l'âge au mariage, je n'ai pas grand chose à ajouter aux commentaires que j'ai déjà présentés sur ce sujet (1987, p. 361 et suiv.) : les filles sont mariées d'autant plus jeunes qu'elles sont moins nombreuses que les hommes à âge égal, et le mariage des hommes à un âge assez avancé laisse à la surmortalité masculine adulte le temps de permettre l'appariement des effectifs des deux sexes32. Si l'on se place du point de vue de la formation des couples, l'écart d'âge au mariage joue le rôle d'un correctif des effets de l'infanticide.

  • 33 Depuis Cl. Leduc, 1991, p. 305, 314 sont venus les travaux de J. Wilgaux et, en particulier, sa th (...)

62Les sociétés de l'Europe moderne n'ont pas institué le mariage tardif afin de résoudre le problème de la limitation des naissances, mais il s'est trouvé que le mariage tardif résolvait ce qui constituait une aporie compte tenu de l'environnement religieux et culturel (interdiction du coït interrompu), tout en permettant aux futurs époux de disposer du temps indispensable pour rassembler les moyens nécessaires à l'installation d'un nouveau foyer ; et c'est précisément cet aspect des choses qui est manifeste aux yeux des contemporains. De la même façon, le grand écart d'âge au mariage n'était sans doute pas compris, encore moins conçu, comme une réponse à l'exposition, mais plutôt comme la conséquence de la rareté des épouses souhaitables. De la même façon que les Esquimaux doivent attendre des années pour trouver une conjointe ou l'espérance d'une conjointe dans la parenté, l'endogamie bien connue au moins chez les Athéniens du ive siècle33, raréfie le stock des épousables. Il faut sans doute ajouter à cela l'opinion commune des Grecs de considérer l'homme d'âge mûr comme seul capable de diriger l'oikos et la cité.

  • 34 Tiré des « Règles pour le quartier des femmes », cité par J. A. Handling, 1975, p. 36.

63Le système matrimonial le mieux connu, celui d'Athènes à l'époque classique, place la dot au cœur de son fonctionnement ; et l'on sait que son montant fournit un bon indice de la fortune du père de la mariée. La règle n'est pas écrite, mais la pression sociale suffit à ce qu'elle soit très généralement appliquée. Dans les cas où elle a pu être calculée, à Athènes au ive siècle, elle s'élève à 10 et 15 % de la fortune des pères (Cl. Leduc, ibid., avec biblio. antérieure, note 120, p. 538). Dans ces conditions, on a pu regarder comme une difficulté de voir naître un « trop » grand nombre de filles. Lit K'un dénonce les mêmes pratiques criminelles des pères du Kiangnan au xvie siècle, contre les fillettes : ils cherchent à économiser sur les dots à constituer34. Et, en Grèce aussi, cette attitude pouvait n'être pas modifiée — au contraire ! — avec l'élévation de la fortune. Ainsi se trouve indirectement posée la question de la variabilité d'un tel comportement démographique en fonction du niveau de vie.

  • 35 Cf. T.-Ts. Feuerwerken, p. 114 et E. Johnson, p. 215 dans M. Wolf et Witkek, 1975.
  • 36 Sur les stratégies sexuelles du couple pour éviter les conceptions et pour influencer le sexe des (...)

64Depuis une vingtaine d'années les anthropologues débattent de l'interprétation des pratiques parentales visant à modifier l'équilibre entre les sexes dans leur progéniture. R. L. Trivers et D. E. Willard (1973) ont les premiers proposé de voir dans cette attitude l'effet d'un investissement : les parents interviennent sur le sex ratio naturel pour favoriser une stratégie de reproduction. Il s'agit très généralement de faire plus pour le garçon parce que son élevage rapporte plus. Cherchant à vérifier les hypothèses de Trivers et Willard, M. Dickemann (1979) les teste sur des sociétés pratiquant notoirement l'infanticide féminin : en Inde, en Chine et en Europe occidentale médiévale et moderne. Elle y met en évidence la récurrence d'un certain nombre de critères démographiques et sociaux (à des degrés variables évidemment) : importance du régime dotal, célibat constant et élevé, hypergynie, séclusion (avec valorisation de la virginité et de la chasteté). De telle sorte qu'aux yeux du comparatiste, les critères apparaissent interdépendants. La Chine offre un exemple de cette cohérence interne : le supplice des pieds (la qualité de celui-ci constitue un argument d'importance dans les tractations précédant le mariage), le concubinage, le culte de la chasteté, la pression mise sur les mères pour produire des garçons forment un système avec l'infanticide. Si l'épouse ne donne pas satisfaction, le mari a recours à l'adoption, au mariage uxorilocal et, selon ses moyens, à une deuxième femme35. L'historien de la société grecque se retrouve souvent en milieu connu. Enfin D. F. Sieff (1990) a montré qu'une fois posé le principe général de l'intérêt pour les parents du choix du sexe de l'enfant à élever36 (intérêt qui peut être immédiat ou différé à la génération suivante), son application se révèle difficile. C'est que, selon leur âge et leur rang de naissance, garçons et filles ne rendent pas les mêmes services à leurs parents ; cette stratégie suppose en outre que l'on se projette dans l'avenir pour imaginer les effets des différentes combinaisons possibles entre les descendants. Et c'est bien ce que font apparaître les rares études précises permettant d'apprécier les conditions du choix parental. L'estimation du potentiel reproducteur ultérieur de la femme conditionne très largement la décision d'infanticide (M. L. Li, 1992 ; P. E. Bugos et M. L. McCarthy, 1984 ; cf. note 10, p. 24).

65Arrêtons-nous un instant à ce problème en examinant de quelle façon il se pose dans l'Antiquité. Selon Denys d'Halicarnasse (II 15, 2 ; cf. IX 22, 2), les Romains devaient à Romulus une loi sur l'infanticide, qu'importe pour nous ici son authenticité et son ancienneté (cf. Eyben, 1980-1981, note 77, p. 26), son intérêt c'est, d'une part, qu'elle distingue les sexes : — les pères élèveront tous les garçons, et, d'autre part, qu'elle tient compte du rang de la naissance : — ils devront faire de même avec la première fille. Tel est l'unique témoignage de l'Antiquité sur l'intérêt porté au rang de la naissance ainsi qu'à la différence de traitement selon le sexe. Cette précieuse indication est généralement corroborée par la littérature anthropologique. Pourtant, à y bien regarder, la société grecque — au moins les catégories supérieures — ne se prête pas très bien à une éventuelle application de la « loi de Romulus », et, par-delà, toute société où l'esclavage est bien développé, parce que l'argument de l'aide apportée par la première née dans les soins aux puînés perd de sa valeur, au moins pour ceux qui peuvent disposer de servantes domestiques. La présence d'une main-d'œuvre servile permet à la préférence masculine de jouer son rôle dès la première naissance. Si elle avait existé en Grèce sous cette forme, la « loi de Romulus » aurait reçu d'autant moins d'applications que l'on se serait trouvé dans des familles plus aisées.

Exposition et infanticide

  • 37 La somme (791 pages !) de L. Lallemand, Histoire des enfants abandonnés et délaissés, étude de la (...)

66Que l'exposition ne signifie pas la mort, cela les études suffisamment documentées en conviennent37. D'ailleurs, si tel est bien le cas en « aval », il faut, pour maintenir la balance égale, ajouter que toute enquête complète sur le phénomène doit faire une grande place aux pratiques abortives en « amont » ; c'est ce qu'a fait E. Eyben (1980-1981) dans une étude qui reste un modèle.

  • 38 Dans un affranchissement delphique la femme pourra, s'il lui naît un enfant ensuite, ou le garder (...)

67Il y a d'abord le rôle joué par l'adoption. Bien qu'échappant à toute quantification, cette pratique semble avoir été fréquente en Grèce ancienne. L'excellente étude de J. Rudhardt sur la « fabrication » lente et progressive de la paternité dans l'Athènes classique montre bien ce qu'il y a de délibéré dans la démarche. Regardez, entre autres exemples fréquents chez Isée, le cas de cet Athénien qui, s'étant fait donner leur sœur en mariage par deux frères et n'ayant pu avoir d'enfant avec elle, finit par adopter l'un de ses beaux-frères. Le bénéficiaire change d'identité — en prenant le nom du grand-père paternel — et devient l'héritier. Sans doute plus nombreux sont ceux qui n'ont pas la chance d'une adoption. Comme en Chine, des enfants sont vendus (Boswell, 1990, p. 82, citant Plut., Solon, 13, 5 et 23, 2, et Xén., Agésilas, 1, 21)38, et, sans doute, plutôt des filles. J'aurais tendance à interpréter ainsi la fréquence en Grèce des statuts non-conjugaux féminins : les concubines, les hétaïres, les pornai. Si elle n'entraîne pas ipso facto la mort biologique, l'exposition, c'est certain, aboutit à une mort sociale. On y perd son statut. C'est ainsi, me semble-t-il, qu'avec G. Van N. Viljoen (1959, p. 65) il faut comprendre l'expression mè trephein utilisée par Platon (Rép., 459 d, 460 c ; Timée, 19 a) : non pas « tuer » ni « exposer », mais « refuser toute existence dans le statut paternel », dans le cas particulier de la cité utopique : « Nier toute existence en tant que gardien. » Dans la cité classique, il suffit pour cela que le père n'accomplisse pas les rites et démarches dans les cadres infra-étatiques de sociabilité : famille (amphidromies, dekatè), phratrie (Apatouries, meion, koureion), genos, orgéon, dème. Il s'ensuit toujours une dégradation du statut. Selon les hasards du trafic d'enfants, des guerres, des migrations, des liens personnels aussi, toute une population flottante pouvait se retrouver en des catégories variées — parce que d'origines diverses — d'inférieurs que les inscriptions hellénistiques désignent sous le nom de nothoi lorsqu'il s'agit d'individus isolés et de threptoi quand l'individu dépend d'une famille au sein desquels on retrouve des enfants adoptés, des affranchis, des esclaves « exposés » qui peuvent être des enfants d'origine libre ou d'origine servile, « sanguinolenti », « oikogeneis » (T. G. Nani, 1942-1944, 60 et suiv. et S. Bussi, 2001, p. 43-63).

68L'étude de la démographie grecque antique est délicate : outre l'absence de documentation sérielle, elle enquête sur une société très fortement hiérarchisée au moyen d'une documentation provenant uniquement de la classe supérieure de la société, documentation où celle-ci ne parle que d'elle-même. Minoritaires en nombre, ses membres ont monopolisé hier la parole, ils monopolisent aujourd'hui l'intérêt. Si l'étude d'un certain nombre de critères démographiques comme la nuptialité ou la mortalité peut sans grands dommages être limitée à la frange citoyenne de la population, dans la mesure où ces pratiques ne sont pas directement influencées par la présence massive de tous ceux qui vivent avec elle, il n'en va pas de même pour d'autres phénomènes, dont l'exposition. Le fait qu'un nombre indéterminé et variable d'enfants abandonnés trouvent un destin dans des catégories inférieures entraîne deux conséquences pour le démographe :

  1. la difficulté d'évaluer les conséquences quantitatives de cette pratique (nous sommes fort démunis pour étudier statistiquement la partie citoyenne de la population, nous ignorons pratiquement tout des autres parties, majoritaires) ;
  2. la nécessité d'inventer une démographie particulière, qui soit à la fois qualitative et différentielle ; une recherche qui tente, d'une part « d'inclure les exclus », c'est-à-dire de prendre en compte la structure et l'évolution démographiques des catégories inférieures, et qui, d'autre part, réfléchisse sur les conséquences démographiques des comportements d'une catégorie sur les autres catégories.

69Dans un tel projet de démographie différentielle, la grande coupure juridique entre citoyens et non-citoyens risque de constituer un leurre méthodologique. Même si ce n'est pas seulement là, c'est d'abord dans l'oikos qu'ont lieu les échanges et les compensations démographiques entre les catégories sociales. C'est ainsi que, comme il en va généralement des produits des relations sexuelles entre membres de catégories sociales très éloignées, les enfants nés des relations entre les maîtres et les esclaves sont le plus souvent exposés. Une récente étude sur la femme esclave dans la Gênes médiévale (M. Balard, 1990, p. 306) montre dans quel sens cette présence de femmes de statut servile dans la maisonnée influence les comportements. La femme esclave connaît de nombreuses maternités, mais les enfants qui lui naissent sont souvent exposés. Cette pratique la rend disponible pour l'allaitement d'autres enfants : le maître peut en disposer pour le nourrissage de ses propres enfants — ce qui n'est pas sans conséquence sur sa propre fécondabilité — ou bien il peut louer ses services à des concitoyens. Si la demande en lait pour bébé est forte, d'autres femmes que des esclaves sont susceptibles d'être sollicitées : des citoyennes pauvres. Et l'on voit bien d'où vient le mépris que manifestent certains Athéniens pour les femmes de citoyens que leur situation économique oblige à tenir ce rôle, puisqu'il est aussi tenu par des esclaves. On connaît bien les conséquences désastreuses que de telles pratiques entraînent sur la mortalité infantile (voir dernièrement le gros recueil, Enfants abandonnés et société en Europe, xive-xxe siècles, Rome, 1991). Dans la majorité des cas, la nourrice allaitante est amenée à choisir entre son propre enfant et celui qui lui est confié.

70Au plan de la fécondabilité des mères, l'exposition a les mêmes conséquences démographiques que la mort précoce et est très proche de la mise en nourrice ; elle entraîne une forte diminution des intervalles inter-génésiques, donc une augmentation de la fertilité générale. Mais un nombre plus important de grossesses n'entraîne pas une augmentation proportionnelle de jeunes, les intervalles inter-génésiques courts sont eux-mêmes un facteur d'augmentation de la mortalité infantile (sur tout cela, un bon exemple norvégien chez U. Br. Lithell, 1981). C'est ainsi que, selon qu'elles pratiquent ou non l'allaitement non-maternel, les familles de la Grèce des cités ont connu des régimes de fécondité fort différents.

71Dans les milieux plus pauvres où la mère nourrit fréquemment ses enfants, l'exposition entraîne l'annulation de l'effet contraceptif de l'allaitement et la femme n'est plus protégée contre une nouvelle grossesse. La fécondabilité de la femme varie alors en fonction du sexe de son enfant quand il est élevé : si c'est une fille, son sevrage plus précoce entraîne une diminution de l'intervalle inter-génésique, ce qui laisse espérer la possibilité de la conception plus rapide d'un garçon (cela permet aussi d'envisager l'allaitement d'un autre enfant).

  • 39 E. Johnson, loc. cit. ci-dessus note 35.

72Dans les milieux plus aisés, où la mise en nourrice est semble-t-il pratiquée sur une large échelle, on peut schématiser ainsi les données du problème : le nourrissage extérieur des enfants et l'exposition fréquente des filles aboutissent à une même conséquence pour la mère : des intervalles inter-génésiques anormalement courts. À ces facteurs qui dépendent étroitement des cycles biologiques féminins, on doit en ajouter un autre qui trouve son origine dans les règles grecques de nuptialité : la facilité de répudiation, des ruptures d'union, accélèrent la mobilité des femmes et les place successivement et assez longtemps en situation d'être fécondées. Une fécondabilité et une fécondité exceptionnellement élevées. Voilà bien un des traits les plus fréquemment mis en lumière par le cas grec éclairé par les comparaisons anthropologiques. On retrouve ce caractère dans la Chine traditionnelle : non que l'on désirât un grand nombre d'enfants — sauf cas particuliers — mais, compte tenu de la forte mortalité infantile, le choix parental en faveur des mâles entraîne une augmentation du désir d'enfant. Infanticide et adoption étant utilisés comme correctifs à la nature39.

73Seulement, bien que remarquable, cette aptitude doit être tempérée par les effets de deux éléments caractéristiques de la démographie grecque : 1— 1'importance de l'homosexualité masculine, à laquelle s'ajoute celle de l'hétérosexualité de récréation ; 2— la durée, difficile à apprécier, des rapports sexuels conjugaux, puisque « passé l'âge de la pleine vigueur de l'intelligence », et ayant rempli son « obligation de mettre des enfants au monde », les rapports sexuels entre époux n'ont plus de raison d'être (Arist., Pol., VII 1335 b). Quoi qu'il en soit, c'est sans doute dans cette fécondabilité élevée qu'il faut chercher une des solutions à l'énigme citée plus haut : comment subsistent des sociétés présentant un tel déficit en potentialité de reproduction ?

Notes

1 Quinze ans après la rédaction de cet article, cette question de l'élimination des filles, qui était alors totalement absente des grands moyens d'information, a enfin été portée à la connaissance du grand public. Il est plus que temps, il est tard ! Il faut dire qu'on est aujourd'hui arrivé à un déficit de 100 millions de femmes en Asie du sud et de l'est. Il y a eu par exemple un dossier de trois pages dans Libération (18-19 décembre 2004) dont la matière essentielle était tirée du n° 404 de Population et société (2004) signé Gilles Pison et bien plus récemment deux ouvrages consacrés à l'Asie : Isabelle Attané, 2006 et Bénédicte Manier, 2006.

2 Rappelons que le prélèvement de cellules fœtales permet d'établir le caryotype.

3 Des années 1980.

4 Compléments dans R. P. Jeffery, A. Lyon, 1984. Pour l'évolution au xixe siècle, voir K. B. Pakrasi, 1970. Pour se faire une idée de la situation dans le nord de l'Inde, plus précisément dans le Bijnor en 1870, date de la proclamation de l'Act for the Suppression of Female Infanticide, le sex ratio chez les mineurs était de 322. Un cas très intéressant, celui des Jharejas (M. Dickeman, 1979, p. 328 et suiv.) dans une société très hiérarchisée où l'on dénombrait 1 422 garçons pour 571 filles ( !) au recensement de 1834 (sex ratio, p. 249) ; on y évalue l'infanticide féminin à la naissance entre 30 % et 80 % (p. 330). Le leitmotiv des pères : ils ne trouvaient pas d'époux pour leurs filles. Outre la recherche d'un mariage avec des filles de statut plus élevé, les hommes ont accès aux femmes des castes de rang inférieur, accueillant même des concubines dans leur foyer, les bâtards issus de ces unions sont la plupart du temps éliminés. Dans cette société on pratique aussi la réclusion des femmes ; elles n'apparaissent en public que voilées. Le célibat est particulièrement fréquent chez les pauvres. La vente d'enfant n'est pas rare.
Pour revenir à l'Inde du nord-ouest, après avoir fortement baissé en raison de l'application de la législation britannique contre l'infanticide, l'évolution du sex ratio dans les recensements décennaux illustre une décroissance régulière des effectifs féminins. De 109 en 1901 à 115 en 1981. Si le déséquilibre est beaucoup plus net chez les Hindoux que chez les Musulmans, l'évolution est parallèle (R. P. Jeffery, A. Lyon, 1984, p. 1208).

5 Aswini Nanda et Jacques Véron, 2004.

6 Aucune étude complète du phénomène. Voir Langer, 1973. Bon livre de J. E. Boswell, 1988, mais qui ne s'intéresse qu'à Rome pour l'Antiquité. Cf. aussi G. Hausfater et S. B. Hrdy (dir.), Infanticide, 1984, p. 439 et suiv.

7 Fr. Meslé, J. Vallin et I. Badurashvili, 2004.

8 L. C. Chen, E. Huq, St. D'Sounza, 1981.

9 N. E. Levine, 1987.

10 L'infanticide féminin est un trait familier à ceux qui s'intéressent à ce pays et à sa culture. Mais, comme le remarque L. M. Li (1992) (et un peu comme en Grèce antique), la très grande majorité des sources est de type anecdotique et non statistique (c'est d'ailleurs le grand mérite de son étude que d'offrir un traitement sériel du phénomène). Les poètes, les prosateurs anciens témoignent, comme en Grèce, du fait que les parents tuent leurs filles en cas de nécessité, les jettent dans les canaux, dans des « mares à bébé », les enterrent vivantes, les abandonnent ou les exposent, en fermant les yeux. La première référence à ces pratiques date des débuts de notre ère : « Par-dessus tout, l'attitude des parents envers leurs enfants est telle que lorsqu'ils ont un garçon ils se félicitent l'un l'autre, quand ils ont une fille, ils la tuent. Ces deux attitudes ont l'amour pour origine, mais ils se congratulent quand c'est un garçon et si c'est une fille ils la tuent parce qu'ils réfléchissent à leur futur confort et calculent leur intérêt à long terme » (Han Zei Zi, Xinbian chuzi jicheng, 5, Tapei, 1972, p. 319, cité par B. J. Lee, 1981, p. 164) (on reviendra p. 41 sur cette question de stratégie parentale ; voir la fin de la note 17, second paragraphe). Au xie siècle, le poète Su Shih, exilé dans un village à l'est d'Hankou écrit au magistrat responsable du district : « Les fermiers pauvres ont l'habitude d'élever seulement deux fils et une fille et tuent les enfants à la naissance au-dessus de ce nombre. Ce sont surtout les filles qui sont délaissées avec cette conséquence qu'il y a plus d'hommes que de femmes dans la région et beaucoup de célibataires » (cit. B. J. Lee, p. 165). Jusqu'au xxe siècle des textes de lois et règlements divers attestent de la permanence du fléau : ainsi à l'époque Yuan « Quiconque tue une fille à la naissance verra la moitié de la propriété familiale confisquée par l'armée » (B. J. Lee, p. 166). On rencontre des sex ratio de 430 ( !) chez les jeunes au xixe siècle et de 200 chez les adultes vers 1870 (P.-T. Ho, Studies on the Population of China, 1368-1853, 1959, Cambr. Mass., p. 8-61). Au xxe siècle, dans le Fujian et le Hunan, la rareté des femmes est encore la norme : sex ratio de 125. En août 1927, le gouvernement républicain édicte une instruction interdisant « de noyer les filles » ; en mars 1929, c'est le ministère de l'Intérieur qui propose une « Méthode pour l'interdiction et l'abandon de l'usage de noyer les filles » (B. J. Lee, p. 171). En 1950 encore le Code du mariage interdit « l'infanticide par noyade et autres actes criminels similaires »... M. Dickeman (1979) a mis en évidence les conditions sociales et culturelles communes entre la Chine et l'Inde : dot, hypergynie (mariage avec une fille d'une catégorie sociale supérieure), vente d'enfants, concubinage (p. 341-350). Autre trait intéressant : l'enfant que l'on élimine n'est pas regardé comme une personne, il ne le sera qu'après son premier anniversaire, ou, au moins, après sa première dent (B. J. Lee, 1981 ; L. M. Li, 1991).

11 Fr. Arnold, L. Zhao xiang, 1986, pour une étude statistique de la situation actuelle d'après le résultat de l'Enquête nationale de fertilité au millième (p. 240).

12 Baochang Gu et Krishna Roy, 1995.

13 L. C. Chen, E. Huq, St. D'Sounza, 1981, p. 57, 66.

14 Selon A. G. Fix, « The Demography of the Semai Seiwi », Anthr. Pap., 62, musée d'Anthr., univ. Michigan, 1977, n.v., le taux de mortalité des filles est beaucoup plus élevé que celui des garçons entre 1 et 4 ans. Durant le haut Moyen Âge, selon le polyptique de Saint Victor à Marseille, les garçons sont sevrés à 2 ans, les filles à 1 an (Colemane, 1974). Même chose à Florence au xve siècle, où l'écart est moins important ; Chr. Klapisch-Zuber parle d'un délai supplémentaire de 1 a 6 mois et d'un « sevrage en douceur » pour les garçons (1983, p. 283).

15 D'autant plus que les sources sont de nature indirecte et sonnent comme un écho du fait lui-même : ainsi quand on apprend qu'en Corée, s'agissant des enfants de moins de 5 ans, si sur 100 garçons on compte 85 visites médicales par an, les filles se contentent de 50 (Ware, 1981).

16 Voir P. Brûlé, 1990b.

17 L'examen des enquêtes sur le haut Moyen Âge incite Herlihy (1975, p. 7) à suspecter les sources carolingiennes de négliger les filles. À part cette note, la seule étude qui, à ma connaissance, aborde de front le problème du non-enregistrement est celle de M. L. Li (1992) sur le désastre du fleuve Jaune en 1935. Dans la famine qui a suivi la catastrophe, la mortalité induite ne se traduit pas par une intensification des modèles habituels, mais affecte les groupes d'âge de façon différentielle, avec une augmentation supplémentaire de la mortalité des jeunes et, chez eux, une forte élévation du sex ratio. M. L. Li se pose la question de savoir si ce résultat est l'effet du sous-enregistrement des filles et ce qui pourrait justifier qu'on l'ait pratiqué. Il distingue trois arguments (p. 487 et suiv.). 1— L'enfant mort tôt n'a pas eu d'existence comme individu (cf. p. 36). 2— Les parents peuvent souhaiter dissimuler des enfants pour des raisons fiscales. 3— Moins d'importance accordée aux filles (remarquer l'aspect circulaire des arguments 1 et 3). Ce sont ces raisons d'enregistrement sélectif qui ont été évoquées pour expliquer, par exemple, les sex ratio « impossibles » des recensements de 1930 et 1940 (B. J. Lee, 1981, p. 164). Mais les faits démentent ces théories. L. M. Li observe d'abord que la cartographie des résultats met en évidence une cohérence spatiale par xian (unité géographique et administrative) qui donne grande confiance dans l'enregistrement des familles de réfugiés. La seconde observation est dirimante : les réfugiés touchaient une aide d'autant plus élevée qu'ils étaient plus nombreux.
Ne quittons pas les réfugiés de la catastrophe du fleuve Jaune sans une remarque d'importance. Les renseignements sont suffisamment détaillés pour permettre d'étudier plusieurs variables en parallèle, ainsi l'âge des mères par rapport au sex ratio de leurs enfants. Cela permet de répondre à la question suivante : une femme déjà avancée en âge, ayant deux ou trois enfants qu'elle a beaucoup de peine à nourrir et sans doute déjà un garçon et une fille décidera-t-elle plus aisément de tuer une fillette qu'une femme jeune sans enfant (p. 489 et suiv.) ? Les chiffres donnent une réponse claire : les bébés des plus jeunes mères (approximativement, avant 20 ans) ont le sex ratio le plus élevé, 188. M. L. Li explique de façon convaincante cette attitude par des raisons culturelles. La première tâche d'une mère en Chine est d'élever un garçon, sa décision dépend donc du fait qu'il lui en soit déjà né un ou non. Élever une fille, surtout en des temps particulièrement difficiles comme ceux-là, c'est se priver de la possibilité d'avoir rapidement un enfant qui peut être un garçon, c'est se priver de ressources qui pourraient être mieux utilisées pour un garçon. À Nakahara, village du Japon à l'époque Tokugawa, et dans d'autres villages aux xviiie et xixe siècles, on constate aussi la mise en place de stratégies parentales qui influencent le sex ratio selon le rang de naissance : parfois les parents n'interviennent pas sur les naissances de rang un et deux (Th. C. Smith, Nakahara : Family Farming and Population in a japanese Village : 1717-1869, Stanford, 1977) ; ailleurs on note la fréquence de l'infanticide sur les naissances de rang un : il s'agit d'obtenir une fille qui aide la mère et ensuite un garçon (G. W. Skinnek, Infanticide and Reproductive Stratégies in Two Nôbi Plain Villages, cité par M. L. Li, p. 510).
D'une manière générale, et sans égard à la différence de traitement selon le sexe, l'étude du degré d'infanticide selon l'âge des mères chez les Ayoreo montre que le comportement des victimes du fleuve Jaune n'est pas singulier (P. Bugos, L. M. McCarthy, 1984). Alors que jusqu'à 19 ans les mères tuent 2 enfants sur 3, celles de 25-34 ans 1 sur 5, celles de 35-40 ans 1 sur 3 (on comparera aussi utilement avec les travaux de Johanson et Preston cités p. 25).

18 Argument du secrétaire de rédaction d'AESC pour refuser la publication de mon article sur les listes de politographies d'Asie Mineure d'époque hellénistique où j'ai mis en évidence (après d'autres) l'importance du déficit en filles, déficit dont je disais qu'il était surtout dû à l'exposition préférentielle des bébés de sexe féminin. Les responsables de la RÉA l'avaient accepté ; je les en remercie.
Je suis revenu sur cette difficulté historiographique itérative à intégrer des faits nouveaux dans l'image commune d'une culture : comment imaginer les pères grecs éliminant leurs petites filles ? Je me suis attaché par trois fois à l'analyse de cette prégnance des représentations mentales d'une culture déposées en nous de façon rigide qui gêne la lecture des documents et des points de vue nouveaux et ralentit les progrès de la connaissance, d'abord, à propos de la démographie, dans P. Brûlé, 2003 ; cela a été encore le cas avec le voile des Grecques, « révélé » au monde par Lloyd Llewellyn-Jones, 2003, dans P. Brûlé, 2006 puis dans « À propos du livre de Lloyd Llewellyn-Jones : la couverture du corps féminin : les Grecs aussi... », à paraître dans Clio. Histoire, Femmes et Sociétés, 2007.

19 Je dois à M. Golden d'avoir connu, mais tard, l'ouvrage de R. Sallares, The Ecology of the Ancicnt Greek World, 1991. En raison même du projet global de l'ouvrage, j'ai conscience qu'il est artificiel d'en extraire les pages qui concernent l'infanticide, mais comment faire autrement ici ? R. Sallares dénie toute importance démographique à l'exposition en Grèce classique (151-7). On est étonné d'apprendre qu'il n'y a pas de sources classiques sur l'exposition. Et Aristophane, et Aristote, et Platon (avec l'extraordinaire parabole socratique sur l'exposition du Théétète) ? Sources anecdotiques, sources indirectes ? Pour certaines, certes. Mais, ailleurs, c'est le même problème. Quant au fait que les sources se font plus nombreuses à l'époque hellénistique, il ne faut ni s'en étonner, ni en déduire que le phénomène y fut ipso facto plus important. Qui soutiendrait sérieusement, par exemple, que les Grecs de l'époque classique ne se sont pas souciés de la pureté rituelle dans les temenè, arguant du fait que les sources sont spectaculairement plus nombreuses aux époques hellénistiques et romaines ?

20 Cf. A. L. Hugues, 1981.

21 Pour un rapide aperçu sur le sex ratio : L. Henry, Démographie. Analyse et modèles, Paris 1972, p. 38 et suiv.

22 Je ne fais que suivre C. Schire, W. L. Steiger, 1974, à cette différence que les deux dernières colonnes sont tirées de mes propres calculs.

23 Cf. P Brûlé, 1990b. Il convient de rappeler que, dans cette étude sur les Crétois de Milet, mes calculs ne tiennent compte que des effectifs familiaux : les individus enregistrés isolément — des hommes adultes — sont exclus.

24 C'est le cas général. Ainsi à Florence, ville et une partie du territoire, si le sex ratio s'établit à 124,5 pour les 1-4 ans, il retombe à 105 pour les 53-57 ans (Herlihy, 1975).

25 Outre l'apport de travail, cette idée selon laquelle on procrée des enfants — mais surtout des garçons -pour s'assurer une fin plus heureuse est assez commune. On la trouve clairement exprimée chez les Grecs (cf. G. Raepset, « Les motivations de la natalité à Athènes aux ve et ive siècles av. J.-C. », AC, 1971, p. 80 et suiv.). On la trouve aussi, par exemple, en Chine (Fr. Arnold, L. Zhaoxiang, 1986, 226 et suiv., B. J. Lee, 1981, p. 170, 174), liée au culte des ancêtres.

26 Outre C. Shire, W. L. Steiger, 1974 et Ch. Acker, P. K. Townsend, 1975, voir D. Riches, 1974 et C. Irwin, 1989 et Chapman, 1980.

27 Les Indiens du Brésil abandonnent les enfants dans la jungle sous les arbres (Wagley, 1969). Chez les Guayaki, l'enfant refusé est éliminé soit par avortement avec l'aide du mari, soit après la naissance par la mère « d'un coup sur la nuque ou en l'étranglant » (P. Clastres, 1972, p. 117).

28 Chez P. Clastres encore ce récit d'une vieille « à ce point de décrépitude qu'elle ne pouvait plus marcher », qui gêne l'avancement du groupe dans la forêt et qui est « exécutée » d'un coup de hache sur la nuque (ibid., p. 219).

29 Exemple identique en Islande : Saga de Njall le Brûlé (R. Boyer, Sagas islandaises, Paris, 1987), CV, p. 1374 et N., p. 1943. Chez les Ayoreo de Bolivie/Paraguay, il est d'usage de laisser des semaines et des mois un enfant sans nom, surtout s'il est faible. C'est parce qu'on serait trop triste s'il venait à mourir (P. E. Bugos, M. McCarthy, 1984, p. 508).

30 Intéressante discussion sur le sort des enfants des « gardiens » dans les Lois : G. Van N. Viljoen, 1959.

31 Dans le Japon ancien la dation du nom intègre l'enfant dans l'humanité. Dans la Chine traditionnelle, la mort d'un enfant avant son premier anniversaire ou sa première dent ne donne pas lieu à un deuil (M. L. Li, p. 503). Les corps des bébés ou même des enfants morts en bas âge étaient jetés au loin ou exposés. Ils n'ont pas d'âme, et ne sont pas encore intégrés à la lignée familiale, le rite ne les a pas encore inscrits dans le schéma religieux de relations avec les ancêtres. J. Rudhardt a étudié le sort particulier réservé à Athènes au corps des nouveau-nés décédés (« Sur quelques bûchers d'enfants découverts dans la ville d'Athènes », MH, 1963, p. 10 et suiv.). Chez les Indiens d'Amérique du Sud, l'enfant n'est pleinement humain qu'à partir d'un an dans les groupes andins, de trois ans chez les Amahuaca du Pérou (cité par Scrimshaw, 1984).

32 Il est fort intéressant pour la méthode de constater que Sir Staunton, observateur de la vie chinoise du tout début du xixe siècle lie explicitement l'infanticide féminin et le mariage précoce des filles (cit. par B. L. Lee, 1984, p. 168).

33 Depuis Cl. Leduc, 1991, p. 305, 314 sont venus les travaux de J. Wilgaux et, en particulier, sa thèse : « Le mariage dans un degré rapproché. » Anthropologie historique du mariage athénien des demi-germains à l'époque classique, 2000 (contra A.-M. Vérilhac et Cl. Vial, 1998).

34 Tiré des « Règles pour le quartier des femmes », cité par J. A. Handling, 1975, p. 36.

35 Cf. T.-Ts. Feuerwerken, p. 114 et E. Johnson, p. 215 dans M. Wolf et Witkek, 1975.

36 Sur les stratégies sexuelles du couple pour éviter les conceptions et pour influencer le sexe des enfants à naître, voir une rapide présentation dans mon article « Les pratiques contraceptives chez les Grecs », 2001, p. 66-69.

37 La somme (791 pages !) de L. Lallemand, Histoire des enfants abandonnés et délaissés, étude de la protection de l'enfance aux diverses époques de la civilisation, Paris, Picard-Guillaumin, 1885, en fait déjà l'observation (passim). Les études de démographie historique sur l'Ancien Régime fournissent quelques données pour l'époque moderne, mesurant la mortalité des enfants exposés elles donnent par défaut les survivants à l'âge x. À Rouen, de 1710 à 1769, 3 enfants exposés sur 4 meurent avant leur premier anniversaire (J.-P. Bardet, Rouen aux xviie et xviiie siècles..., Paris, Sedes, 1983, t. 1, p. 337), à Paris de 1740 à 1785, 60 % des exposés meurent avant le même âge (Fr. Lebrun, La vie conjugale sous l'Ancien Régime, Paris, A. Colin 1983, p. 158). C'est le premier mois qui conditionne le plus la survie. On complétera ces instantanés par deux études : J. Sandrin, Enfants trouvés, enfants ouvriers, xviie-xixe siècles, Paris, Aubier, 1982 et M. Capul, Abandon et marginalité, les enfants placés sous l'Ancien Régime, Toulouse, Privat, 1989.

38 Dans un affranchissement delphique la femme pourra, s'il lui naît un enfant ensuite, ou le garder ou l'étrangler ; elle ne devra pas le vendre (BCH, 1893, p. 384, 11° 80).

39 E. Johnson, loc. cit. ci-dessus note 35.

Notes de fin

* Article paru dans DHA, 18, 2, 1992, p. 53-90. Claudine Leduc et Mark Golden en avaient aimablement critiqué une première version. Le texte ici publié diffère en de nombreux points de la version que j'en avais alors donnée, mais c'est par enrichissement, je reste fidèle à l'interprétation de départ.

Table des illustrations

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Titre Tableau 1 : Distribution des effectifs de groupes humains de l'Arctique22
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Titre Tableau 2 : Familles crétoises d'époque hellénistique
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Titre Tableau 3 : Proportion d'individus de sexe masculin dans les différentes classes d'âge de la population
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Titre Tableau 4 : Rapports entre les effectifs des classes d'âge
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