Gorée, casse-tête de la défense française des colonies en Sénégambie, 1677-1817
Goree Island, puzzles of French defense of the colonies in Senegambia, 1677-1817
p. 249-262
Résumés
Située au sud-est de la presqu’île du Cap-Vert, dans l’anse sous forme de baie, l’île de Gorée fut de par sa morphologie et sa situation géographique un point stratégique pour la défense et le contrôle de la traite en Sénégambie entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Cet atout de l’île fit que ce rocher fut âprement disputé par les grandes puissances commerciales occidentales de l’époque. Toutefois, entre 1677 et 1817, la France et l’Angleterre furent les plus actives dans la compétition pour le contrôle de l’île. En effet, tout au long de cette période, la France avait pour ambition de faire de Gorée une plateforme défensive dans le but de sécuriser un commerce florissant de produits tropicaux et surtout d’esclaves le long de la côte sénégambienne. Mais, en dépit de cette volonté, elle fut à plusieurs reprises évincée de l’île par l’Angleterre qui nourrissait les mêmes ambitions. Cet échec de la France se justifie entre autres facteurs, par les faillites répétitives des différentes compagnies à charte en charge de la gestion de l’île et des comptoirs commerciaux de la côte ouest-africaine et à la cohabitation difficile entre les autorités étatiques et celles des compagnies. Ces difficultés plombèrent durablement l’organisation administrative et militaire des colonies, socle de la protection de Gorée et de ses dépendances.
Goree Island lies at the South-East of the Cape Verde peninsula, within the bay-shaped cove. It was a strategic spot for the defense and control of slave trade in the Senegambia between the 16th and 17th century. That was due both to its morphology and geographical situation. This asset of the island made it a source of hard disputes among western big trading powers of that time, namely Portugal, the Netherlands, France, and England. However, between 1677 and 1817, France and England showed increasing interest in the island. Actually, all through that period, France aimed at making Goree Island a defensive platform in its favor so as to conserve a striving trade of tropical products and especially slaves along the coast of the Senegambia. But in spite of that will, it was ousted from the island several times by England, which had the same ambitions. That failure of France can be justified, among other factors, by repetitive bankruptcy of the main charter companies responsible for the management of the island and the West African coast trading posts as well as the interference of the powers of the State authorities with those of the companies. Those difficulties had durably halted the administrative and military organization of the colonies, base of the protection of Goree and its dependences.
Texte intégral
1Située au sud-est de la presqu’île du Cap-Vert, Gorée est l’un des plus grands îlots de Dakar1, constitué d’une masse rocheuse basaltique découpée en orgue et d’une partie basse mesurant 900 m de long (nord au sud) sur 300 m de large2.
2Distante de 3 km de Dakar, Gorée est connue avant l’arrivée des Européens sous l’appellation de « Bezeguiche », du nom de l’ancien chef du Cayor, ou Bir, qui signifie « ventre » en wolof, nom inspiré de sa forme3. Denis Diaz fut le premier navigateur européen à découvrir l’île en 1444. Ces compatriotes portugais la nommèrent l’île de Palma, en raison du nombre important de palmiers qui s’y trouvaient. Mais l’île doit son nom actuel à une déformation du terme néerlandais « Goede Reede », « bonne rade » en français qui donnera plus tard Gorée. Ce nom se justifie par le mouillage sûr qu’offre la partie basse de l’île aux embarcations utiles à l’intense activité des marins et commerçants hollandais entre la fin du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle4.
3Toutefois, cet aspect morphologique de l’île ne constitue pas le seul élément naturel qui fit de Gorée un centre névralgique dans les échanges en Sénégambie et dans le commerce Atlantique entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique du XVIe au XIXe siècle. À cet égard, sa position géographique est sans conteste l’élément le plus déterminant. Corollaire, cette situation privilégiée explique que Gorée fut âprement disputée par les grandes puissances commerciales de l’Europe occidentale telles que le Portugal ou la Hollande mais surtout la France et l’Angleterre au cours de la période qui nous occupe5.
4Cet article n’ambitionne cependant pas de couvrir toute la période allant du XVIe au XIXe siècle mais se focalise sur celle allant de la prise de Gorée par la flotte de l’amiral Jean d’Estrées le 1er novembre 1677 jusqu’au 17 février 1817, quand le colonel Julien Schmaltz reprend le commandement de l’île pour la France de façon définitive, jusqu’à l’indépendance du Sénégal en 1960. Les raisons de ce choix sont multiples. Cette période est marquée par une rivalité exclusive et fréquente entre Français et Anglais pour le contrôle de l’île, suite au déclin progressif du commerce portugais et hollandais. Par ailleurs, l’année 1817 coïncide avec la fin des ambitions de la France et de l’Angleterre de faire de ce rocher une plateforme défensive pour le maintien de leurs intérêts en Sénégambie. Toutefois, des rappels portant sur la période précédente sont nécessaires pour apporter des éléments d’information éclairant la question de la défense de l’île de Gorée. Sur ce dernier point, objet de notre réflexion, deux axes sont mis en exergue : l’importance stratégique de Gorée dans la protection des établissements européens de commerce en Sénégambie, les obstacles de la France dans sa capacité à conserver ce rocher au profit de son commerce dans cette région.
GORÉE : PLATEFORME DE DÉFENSE AU SERVICE DE LA TRAITE EN SÉNÉGAMBIE
5Pour les puissances européennes impliquées dans la traite Atlantique entre le XVIIe et le XIXe siècle, le choix du site de Gorée comme point d’ancrage en Sénégambie s’inscrit dans une logique de défense des colonies. L’île, un rocher fort élevé dans la mer et naturellement stérile, n’est accessible que dans sa partie nord-est, où se trouve une anse assez large et suffisamment profonde pour recevoir de gros bâtiments6. En dehors de cette anse sablonneuse, tout le reste de l’île est bordé de gros galets qui rendent son accès assez difficile7. La rade constitue un mouillage sûr pour les navigateurs s’y mettant à l’abri de la tempête, pour y réparer leurs bateaux ou y assembler de petites embarcations capables de remonter les rivières peu profondes. Les avantages qu’offre l’anse et les contours difficiles d’accès constituent des alliés sûrs dans la défense de l’île. D’ailleurs, c’est ce qui explique la construction de plusieurs batteries en un même endroit, aux abords de l’anse, dans le but de rendre l’îlot imprenable8. En dehors de cet avantage défensif inhérent à sa morphologie, le large fossé qui sépare l’île du continent la mettait non seulement à l’abri des visites indésirables des populations autochtones des États de la côte mais faisait aussi de Gorée un refuge sûr en cas de conflit avec elles.
6Par ailleurs, l’île de Gorée était aussi un port de relâche utile au ravitaillement, en nourritures et provisions de toutes sortes, pour les navires se rendant aux Indes et/ou sur les points de traites de la côte sénégambienne, du fait de sa proximité des côtes, à un coup de canon de la terre ferme disait Olfried Drapper en 16869. Ce rocher disposait également d’une fontaine assurant un ravitaillement régulier en eau douce, utile pour la survie de ses occupants en cas de siège et de blocus.
7L’importance stratégique de Gorée n’était donc plus à prouver aux Français qui lui reconnaissaient un rôle capital dans la défense de leurs intérêts commerciaux en Sénégambie pour plusieurs raisons : le fait d’occuper cette île leur permettait d’avoir un point de relâche sur une côte d’environ 300 lieues de longueur et d’y avoir des droits. Gorée polarisait, en dehors de la presqu’île du Cap-Vert (avec les comptoirs du Cap-Manuel et du Cap-Bernard) qui se trouve dans son voisinage le plus immédiat, les comptoirs de Rufisque dans le Cayor, de Portudal dans le royaume du Baol, de Joal dans le royaume du Sine et du Saloum dans le royaume du même nom ainsi que le comptoir d’Albréda à l’embouchure du fleuve de Gambie. La partie allant des rivières de la Casamance jusqu’aux rivières de la Sierra Leone, en passant par les îles Bissagos en Guinée-Bissau actuelle, faisait également partie des dépendances de Gorée10. Cependant, l’emprise que les autorités françaises installées sur cette île avaient sur cette portion de la côte au cours de la période étudiée n’était pas parfaite. L’impossibilité d’imposer un strict monopole du commerce français dans cette zone était due aux faibles moyens de surveillance dont disposaient les autorités de Gorée, mais aussi à la concurrence portugaise au XVIe siècle puis hollandaise et surtout anglaise à partir du XVIIe siècle.
8Sans minimiser le rapport de force qui opposait la France au Portugal, la rivalité avec l’Angleterre a été permanente tout au long du XVIIIe siècle. À ce sujet, un mémoire sur le Sénégal écrit par un marin ayant passé plusieurs années dans cette région et revenu en France en 1758 donne une idée assez claire de l’adversité qui existait entre ces deux puissances au niveau des établissements de la rivière Gambie :
« À la rivière de Gambie, à 30 lieues au sud de Gorée où les Français possédaient le petit comptoir d’Albréda sous la protection du roi de ce pays. Ce comptoir est souvent attaqué par les Anglais implantés dans l’île de Saint-James qui est à 4 lieues environ de l’embouchure de cette rivière. Il n’était pas nécessaire d’être en guerre avec les Anglais pour être attaqué dans cet établissement. La mauvaise humeur du commandant du fort James suffisait11. »
9Fort James était occupé par les Anglais depuis 1661 après l’avoir récupéré des mains des Courtlandais. Ce bastion fut attaqué par un navire français en 1686 puis subit trois raids et pillages, toujours de la part des Français, en 1702, 1704 et 170812. Fort James occupait une situation stratégique sur une île à l’endroit où les deux rives du fleuve Gambie se resserrent non loin d’Albréda, un comptoir français. En amont de ce fort, les Anglais interdisaient aux Français d’y faire la traite, dans le but de s’arroger le monopole de l’achat des captifs dont les prix étaient réduits par rapport à ceux pratiqués dans le cours inférieur du fleuve. Cette situation ambiguë obligeait les compagnies françaises à reconnaître le droit aux étrangers de posséder des établissements permanents dans cette partie de la côte sénégambienne pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle et jusqu’au début du XIXe siècle, voir même après.
10Plus au sud, dans la région des Bissagos, les Français s’étaient implantés à Bissao, à Boulam et à Cacheu. Mais très rapidement ils abandonnèrent ces établissements au profit des Luso-Africains13 établis de très longue date dans cette zone et qui avaient des liens très étroits avec les chefs locaux. Les Français ne se livrèrent qu’à l’interlope14.
11Toutefois, la proximité de Gorée des comptoirs de la côte africaine constituait un avantage de taille pour le commerce. En effet, les comptoirs africains fournissaient divers produits de traite tels que le morfil, les plumes d’autruche, l’ambre gris, la gomme arabique, du coton, du bois précieux, de l’or, de l’indigo, des cuirs, de la cire, les esclaves mais aussi des vivres (mil, riz, légumes, volailles, cabris, bœufs, etc.) nécessaires pour l’approvisionnement des navires de passage à Gorée et des habitants ainsi que pour nourrir les esclaves en attente dans les captiveries avant leur départ pour l’Amérique. Gorée était pour la puissance qui l’occupait un entrepôt sûr, la plupart du temps à l’abri des pillages des natifs du pays, d’évasions éventuelles de captifs et des coutumes onéreuses prélevées par les chefs autochtones, à l’image de celles que les traitants européens payaient le long des comptoirs sur la côte afin d’y exercer librement leur commerce. Par ailleurs, les sources françaises ne tarissent pas d’éloge quant à la proximité relative de Gorée par rapport aux îles d’Amérique. Nombreux témoignages affirment que cette situation était avantageuse pour leur commerce dans la mesure où les captifs traités dans cette zone pouvaient être acheminés en Amérique en un mois alors que dans les autres points de traite, deux à trois mois étaient nécessaires15.
12Enfin, pour toutes les puissances, Gorée représente une formidable base d’appui en cas de conflit pour devenir un point d’espionnage, un refuge pour des navires qui désoleront et intercepteront le commerce de l’ennemi en Afrique. Gorée peut également devenir une place d’arme où se réuniront et se formeront des expéditions pour attaquer le Sénégal, Saint-Louis notamment16. Le témoignage de Clarke, le gouverneur anglais de Saint-Louis en 1778, illustre le caractère géostratégique de Gorée, à un moment où le rocher était tenu par les Français. En effet, après l’Indépendance américaine le 4 juillet 1776, Saint-Louis était toujours occupée par les Anglais. Deux ans plus tard, Clarke déclarait par écrit que « certains des préparatifs faits à Gorée, dès la signature du traité franco-américain de février 1778, l’inquiètent beaucoup » ; il ajoute :
« J’ai toujours les yeux ouverts sur ce qui se passe dans cette île, étant convaincu que les Français ne nous voient qu’avec le plus grand regret en possession de la province du Sénégal ». Enfin, il précise : « Le meilleur moyen de la garder serait de prendre Gorée sur le champ, surtout à présent que cette place, n’y est nullement préparée17. »
13Dès lors, fortifier Gorée était assimilable à armer un vaisseau puissant en mer. Par sa situation géographique, cette île était capable de faire prospérer un commerce avantageux en faveur des navires de la puissance qui en était maître, de protéger ses bâtiments d’interlope allant annuellement faire la traite le long de la côte et de sécuriser les comptoirs qui s’y trouvaient. Sa position géographique fut en grande partie la raison de la dispute de ce rocher par les grandes puissances européennes de l’époque.
LA FRANCE ÉTAIT-ELLE CAPABLE DE DÉFENDRE GORÉE ?
14Il ne s’agit pas dans cette partie de voir comment la France a œuvré pour défendre l’île de Gorée afin de maintenir ses intérêts sur cette tranche côtière allant de la presqu’île du Cap-Vert à la Sierra Leone entre 1677 et 1817, mais plutôt d’identifier les obstacles à la mise en défense et à la conservation de cette base stratégique18. L’identification des écueils de la défense de l’île permet de mettre en exergue l’organisation administrative, militaire et économique des colonies françaises de façon générale et de Gorée en particulier. Un management dont l’efficience était le gage de la sécurité de ses colonies. Identifier les difficultés de la France offre également, par extension, l’opportunité d’expliquer les raisons qui font qu’en dépit de l’importance de Gorée pour la traite en Sénégambie et la facilité sus-énoncée de défendre ce rocher, l’hégémonie française sur l’île fut remise en cause par les Anglais, et cela, cinq fois de suite (1693, 1758, 1779, 1800, et 1804) pour une durée cumulée de 28 ans19. Toutefois, avant d’entamer cet exercice, voyons d’abord dans quel contexte s’inscrit l’occupation française de Gorée.
Quête de la plus-value, objectif majeur de l’occupation de Gorée
15L’occupation de Gorée par les puissances européennes s’inscrit dans le cadre du progrès du capitalisme commercial du XVIe siècle dont le but majeur était d’engranger le maximum de bénéfices, condition sine qua non de la prospérité économique, garant d’une puissance militaire, maritime et politique des États. La quête d’une plus value sans cesse croissante, consigne les puissances européennes dans une dynamique de compétition sans merci dans laquelle, chacune désire s’emparer du trafic commercial à son seul et unique profit20. Cet esprit de compétition inaugure le système dit de l’exclusif colonial qui se matérialise par la mise en place de compagnies à charte.
16Pour faciliter leur tâche et tirer profit de leurs colonies, les souverains européens dotèrent ces compagnies de privilèges régaliens. Elles avaient généralement le monopole du commerce de leur pays avec telle ou telle zone géographique définie par la puissance publique. Des banquiers, des marchands, des armateurs et des marins d’un État européen quelconque mettaient en commun leurs moyens pour la constitution du capital des compagnies. Celles-ci avaient ainsi le droit de conclure des traités, d’armer des navires, d’équiper des soldats, d’élever des forts, de faire la guerre ou la paix et même de rendre justice dans leur zone d’influence. En contrepartie, elles s’engageaient à fournir aux colonies d’Amérique des esclaves, une quantité d’or déterminée et les produits exotiques dont avait besoin leur État21.
17Néanmoins, il y a lieu de préciser que ce régime dit de l’exclusif ne l’était que de nom. Il convient de ne pas exagérer son caractère systématique, car, d’une part, son application se heurtait à des intérêts contradictoires entre acteurs du commerce et, d’autre part, les fraudes étaient fréquentes. Ces dernières étaient très souvent source de conflit entre les puissances européennes.
Les écueils de la défense de Gorée
18L’installation française à Gorée en 1677, aux dépens des Hollandais, inaugure une nouvelle étape dans ses rapports avec les puissances commerciales européennes sur les côtes africaines. Elle marque une hégémonie du commerce français et anglais au détriment de celui des Hollandais et des Portugais. Cependant, ces derniers furent les premiers à faire flotter leurs pavillons sur l’île. Dès 1481, des maçons portugais y élevèrent une bâtisse faisant office de chapelle22. Cet édifice religieux était d’ailleurs la seule construction à Gorée faite par les Portugais. Ils n’y établirent ni habitations, ni entrepôts et encore moins d’éléments de défense. Les premiers à y établir une construction à vocation défensive furent les Hollandais de la Compagnie des Indes occidentales dès leur installation en 1627. À partir de cette date, ils occupèrent à quelques exceptions près l’île jusqu’en 1677. Les Hollandais ont laissé à Gorée deux ouvrages fortifiés : les forts d’en haut sur la montagne (Saint-Michel ou d’Orange) et d’en bas (Saint-François ou de Nassau). Deux forts et tant d’autres installations de défense dont les Français héritèrent avec la prise de Gorée et qu’ils renforcèrent plus tard23.
19Concernant les raisons des pertes multiples de Gorée par les Français, celles-ci résultent davantage des défaillances dans l’organisation administrative, économique et militaire que de l’insuffisance d’ouvrages défensifs. Le projet colonial et commercial français sur les côtes africaines a brillé par son manque de cohérence et d’efficacité.
20Parmi ces défaillances, figurent en premier lieu, les difficultés économiques dans lesquelles se trouvaient les compagnies en charge du commerce et de la protection de l’île. En effet, entre 1678 et 1793, date de la prise de Gorée par les Anglais, deux compagnies ont fait faillite à Gorée, la première en 1681 et la seconde en 169424. Cette période ne fut pas également des plus étincelantes dans la construction des défenses du rocher. Entre 1677 à 1717, soit pendant presque quarante ans, le fond de l’anse, seul point de débarquement sur l’île, est resté dépourvu de moyens de défense susceptibles de résister à un débarquement ennemi. Ce n’est qu’à partir de 1717 qu’un retranchement fut édifié avec une batterie de vingt canons. Les seules réfections faites au cours de cette période concernent les fortifications laissées par les Hollandais, plus particulièrement le fort d’en bas25. Il est vrai que la guerre de la Ligue d’Augsbourg a beaucoup joué dans la ruine de la Compagnie du Sénégal de l’époque, mais ses pertes commerciales d’avant-guerre étaient déjà très importantes. Toutes les autres compagnies qui se succédèrent eurent des résultats identiques. En 1763, Adanson, botaniste et explorateur français, fait remarquer que la Compagnie, qui entretenait environ 500 hommes, dont 100 officiers, ainsi que des soldats et des ouvriers tous à sa charge, perdait 300 000 livres par an. Dans le même ordre d’idées, il précisait que la fraude des capitaines et des employés de la Compagnie pouvait être estimée à 1 million de livres pour un gain annuel total de 7 millions dans une année faste, 5,5 millions pour une moyenne et 4 millions pour une année médiocre26. Ce déficit grevait les finances des compagnies, précipitait leur ruine et rendait impossible par contrecoup le prélèvement des fonds nécessaires à la défense de leurs établissements. Cette situation se faisait sentir dans l’entretien des garnisons en charge de la sécurité de Gorée.
21La majeure partie des soldats en service sur l’île, comme dans les autres établissements français de la côte africaine, n’était guère des professionnels. En réalité, les compagnies n’avaient pas les moyens de s’offrir les services de soldats de métier ainsi que d’assurer les commodités nécessaires pour garantir la sécurité de leurs employés et celle des ressortissants de leurs pays sous les tropiques. Une zone où l’environnement n’était pas très souvent propice à leur épanouissement. Les deux extraits suivants rendent bien compte de cette situation :
« Comme beaucoup de marins de l’époque, ces soldats recrutés par les compagnies n’étaient souvent que des rebuts des régiments de la métropole, des aventuriers, des brigands ramassés dans la boue d’Europe. Ils s’enrôlaient pour 4 ans. […] À partir de 1720, la Compagnie s’efforça de les former à la discipline au maniement des armes dans le camp militaire d’Orient27. »
22Si ce passage rend compte de l’état de formation médiocre des soldats de façon générale, le second extrait montre la réalité quotidienne de la garnison de Gorée et l’état de son moral :
« Les résultats furent décevants. Épuisante physiquement et moralement pour tous, la vie sur le rocher de Gorée l’était particulièrement pour ces soldats souvent mal nourris, mal logés, décimés par la fièvre jaune, la dysenterie, les épidémies, le désœuvrement et la boisson, révoltés aussi souvent par les faveurs octroyées à leurs dépens aux signares et aux esclaves de leurs officiers. Seul l’espoir d’un quelconque profit clandestin ou d’un hypothétique avancement les maintenait sur place. Les désertions étaient fréquentes28. »
23En dehors de ces contraintes qui pesaient sur la troupe, le nombre des soldats était singulièrement limité. Le déficit fut tel qu’en 1765 le chevalier de Mesnager, brigadier d’infanterie, gouverneur de la ville de Saint-Louis et de Gorée décida de créer le « Corps des laptots de Gorée ». Il était constitué de 82 captifs composant deux compagnies. Les Européens et les métis y étaient indistinctement admis. Ces laptots étaient surtout destinés à assurer la sécurité dans l’île29. Tous ces éléments montrent que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la défense de Gorée n’était pas optimale.
24Outre les difficultés d’organisation militaire, s’ajoutent les malentendus entre les représentants du roi et ceux de la Compagnie qui minaient l’administration des colonies. En effet, cette dernière comprenait trois rouages principaux : un gouverneur avec des attributions militaires et représentant du roi, un intendant avec des attributions administratives et représentant la Compagnie et un conseil souverain avec des attributions judiciaires. Toutefois, l’autonomie du pouvoir de chacun d’entre eux était loin d’être nette. L’empiétement de leurs prérogatives entraînait des conflits entre les représentants du roi et ceux de la Compagnie. Ils éclatèrent à Gorée entre 1776 et 1777, alors que Le Brasseur puis M. Armeny le Parady étaient gouverneurs de l’île. Ces derniers avaient maille à partir avec le représentant de la Compagnie M. Dubost au sujet des privilèges de celle-ci, de la suppression de l’état-major, de la réduction de la garnison à une compagnie de 103 hommes au lieu de 2 compagnies de 83 hommes chacune ainsi que du ravitaillement de l’île.
25En effet, au cours de l’année 1774, la compagnie avait parmi ses privilèges la possession des magasins et des bâtiments de mer, la faculté de débiter les marchandises du roi à la livre, et de liquider à la pinte, la réduction des troupes, l’émigration générale des sujets du roi, la direction des comptoirs et la nomination des résidents. En plus de ces avantages, deux ans plus tard, elle obtint le privilège de ravitaillement des comptoirs. Une attribution que le gouverneur Le Brasseur considérait comme un moyen supplémentaire pour la compagnie d’obtenir des bénéfices aux dépens du trésor et de la santé des fonctionnaires, des agents ou des colons. Comme si cela ne suffisait pas, le 27 avril 1777, la compagnie obtint le privilège exclusif pour 15 ans de la traite de Noirs et du commerce de Gorée et de ses dépendances. En retour, elle devait payer et approvisionner la garnison ainsi que d’entretenir les magasins. Ce privilège inaugure la souveraineté totale de la Compagnie sur la région en dépit de la présence à Gorée du gouverneur du roi.
26Les cris de cœur du gouverneur Le Brasseur auprès des autorités royales pour réduire les privilèges de la Compagnie qu’il jugeait comme préjudiciables à la sécurité de l’île ne furent pas entendus. Cette situation ne fit qu’exacerber le fossé déjà large qui séparait les deux hommes d’autant plus que Le Brasseur voyait ses prérogatives se réduire d’années en années. Mais ce sont surtout les manquements enregistrés au sujet du ravitaillement de l’île et des troupes censées assurer la sécurité de cette dernière qui accentuèrent la discorde entre le gouverneur Le Brasseur et M. Dubost, représentant principale de la compagnie. D’après le gouverneur, des insulaires affamés et sans équipements seraient incapables de se défendre efficacement en cas d’attaque ennemie.
27Ces différends allaient jusqu’à compromettre la sécurité de l’île. La preuve en juillet 1777, le gouverneur à court de moyens, eut tout le mal du monde à empêcher l’évasion de 35 nègres pris en otage à Gorée à l’issue d’un différend avec le Damel qui s’était emparé de deux Européens. Les otages avaient massacré les gardes avant de s’enfuir vers Dakar en compagnie de quelques esclaves. Ils regagnèrent le continent en toute impunité30.
28Par ailleurs, il faut ajouter l’ambiguïté de la politique de défense française sur cette île. Tout en aspirant à faire de Gorée une place forte au service de ses intérêts en Sénégambie, la France voulait également éviter de s’attirer les foudres des Anglais du fait de la présence sur l’île d’un armement trop ostensible qui aurait pu compromettre leurs ambitions sur la côte ouest-africaine31. Cependant, le projet de colonisation de la presqu’île du Cap-Vert, de Rufisque et du Sénégal mûrit entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle ; et l’abolition de la traite des esclaves à partir de 1817 sonna le glas de toute entreprise de défense de l’île. La source majeure de sa richesse et de celle de la côte sénégambienne étant la traite des esclaves, Gorée perdit de son importance au XIXe siècle jusqu’à sa reprise par les Français en 1817.
CONCLUSION
29Au terme de cette étude, il apparaît qu’en dépit des avantages qu’offre Gorée pour sa propre sécurité et celle des points de traite en Sénégambie, la France a eu des difficultés à la conserver durablement face aux Anglais entre 1677 et 1817. Ces difficultés liées à la défense de l’île sont imputables au manque de cohérence et d’efficience du projet colonial français de façon générale au cours de la période étudiée. Quant au cas spécifique de Gorée, entre autres raisons, les difficultés économiques des compagnies à charte en charge de la gestion de l’île et des comptoirs de la côte ouest-africaine et l’interférence permanente entre les prérogatives des autorités étatiques et celles des compagnies rendirent la défense de l’île difficile. Ces deux facteurs minèrent durablement l’organisation administrative et militaire de l’île, socles de la protection de Gorée et de ses dépendances.
30La meilleure illustration de cette incurie est que l’île fut arrachée cinq fois des mains des Français par les Anglais à l’issue d’une action militaire alors que la reprise par la France se fit pour la plupart des cas à la suite de négociations diplomatiques.
Annexe
Notes de bas de page
1 Autour de la presqu’île de Cap-Vert, en dehors de Gorée, il y a d’autres îles parmi lesquelles : l’île de Ngor, les Madeleines et de Yoff. Si la première citée est habitée les deux autres sont désertes (fig. 1 et 2).
2 De Benoît J. R., Camara A., Histoire de Gorée, Paris, Maisonneuve et Larose, 2003, p. 11.
3 Ibid., p. 6 et 11.
4 Ibid., p. 6.
5 Depuis la construction de la chapelle sur l’île par les maçons et les charpentiers portugais en décembre 1481 jusqu’à la remise définitive de l’île aux Français après le traité de Vienne de 1815, Gorée fut occupée 21 fois par des puissances différentes : 8 fois par les Français (1550, 1659, 1677, 1693, 1763, 1783, 1802, 1817) ; 6 fois par les Anglais (1663, 1758, 1779, 1793 (pour 4 mois), 1800, 1804) ; 4 fois par les Hollandais (1627, 1930, 1647, 1664) ; 3 fois par les Portugais (1481, 1629, 1649). Voir De Benoît J. R., Camara A, op. cit., p. 139-141.
6 Dépôts Fortifications des Colonies (désormais DFC), no 111, Sénégal/Sénégal et dépendances, Mémoire du roi pour servir d’instructions de M. le colonel Schmaltz (18 mai 1816) ; Schmaltz est colonel d’infanterie, commandant et administrateur pour sa Majesté au Sénégal et dans ses dépendances.
7 Plan établi par Armény de Paradis en 1764, voir notes de légende no 52 et no 53 dans Thilmans G., Histoire militaire de Gorée : de l’arrivée des Portugais (1444) au départ définitif des Anglais (1817), Gorée, Éditions du Musée historique du Sénégal, 2006, p. 145.
8 Thilmans G., La grande batterie de Gorée : recherches archéologiques et historiques, Gorée, Éditions du Musée historique du Sénégal, 2006, p. 13.
9 Thilmans G., « Le Sénégal dans l’œuvre d’Olfried Dapper », Bulletin de l’IFAN, t. XXX, série B, Sciences humaines, no 3, juillet 1971, p. 508-563 ; dans la partie relative au Royaume du Zenega Pays des Jalofs, ainsi que les Royaumes subordonnés de Kayor, Baol, Juola, Alé, etc.
10 Voir carte 2.
11 Archives nationales du Sénégal (désormais ANS), Colonies, C6-15/Sénégal (1763) ; Mémoire sur Gorée par M. Adanson (vers 1758).
12 AW M., « L’occupation anglaise du Sénégal (1758-1783) : ses causes, sa signification et son impact sur la population de Saint-Louis », Saint-Louis et l’esclavage, Actes du Symposium international sur la traite négrière à Saint-Louis du Sénégal et son arrière-pays (Saint-Louis, 18, 19 et 20 décembre 1998), initiations et études africaines no 39, IFAN, UCAD, Dakar, 2000, p. 86-87.
13 Les Luso-Africains étaient des descendants des Portugais de la métropole et d’Africains ; ils sont métis et constituaient une communauté sédentaire par rapport aux Portugais de souche de la métropole. Ils étaient spécialisés dans la traite des esclaves entre la Gambie et les régions de la Guinée-Bissau actuelle. Voir Thilmans G., De Moraes N. I., « Les passages à la Petite côte de Pieter Van den Broecke (1606-1609) », Bulletin de l’Ifan, série B, Sciences humaines, t. 39, no 3, juillet 1957, p. 489.
14 Seck I., « La traite négrière dans la concession française du Sénégal (1696-1848) », Bulletin de l’ASPHG, Dakar, 2005, p. 45.
15 Machat J., Documents sur les établissements français de l’Afrique occidentale au XVIIIe siècle, Paris, Augustin Challamet, Librairie maritime et coloniale, 1906, p. 188.
16 DFC, no 111 Sénégal/Sénégal et dépendances, Mémoire du roi pour servir d’instructions de M. le colonel Schmaltz (18 mai 1816).
17 Machat J., Documents sur les établissements français…, op. cit., p. 120.
18 Nous avons choisi de ne pas trop insister sur la stratégie de défense de Gorée et les ouvrages de défense dans la mesure où les deux ouvrages de Guy Thilmans reviennent amplement la question (voir notes 7 et 8).
19 Thilmans G., La grande batterie de Gorée…, op. cit., p. 12.
20 Katia M. de Quieros Mattoso revient assez amplement sur cette dynamique de compétition en parlant précisément de la vente des esclaves en Afrique entre 1502 et 1860 même si elle se focalise beaucoup plus sur la traite portugaise en rapport avec la colonie du Brésil : De Quieros Mattoso K. M., Être esclave au Brésil, XVIe -XIXe siècle, 2e éd., L’Harmattan, 1994, p. 15-23.
21 Guèye M., « La traite négrière dans l’arrière-pays de Saint-Louis », Saint-Louis et l’esclavage, op. cit., p. 27.
22 Au sujet de la construction de cette église et de ses fonctions premières, Jean Delcourt a donné l’explication suivante : « Dans l’île, des ouvriers maçons en route pour édifier la forteresse d’Elmina dans l’actuel Ghana, construisirent, en 1481, une chapelle en pierre où, au témoignage du chroniqueur Valentin Fernandez, sont enterrés beaucoup de chrétiens mots pendant la traite sur la côte de Guinée. Mais plutôt qu’église ou, chapelle paroissiale, ce lieu de culte semble n’avoir été qu’une chapelle de cimetière près de laquelle les commerçants décédés sur la petite côte tenaient à être ensevelis pour reposer en terre chrétienne et bénéficiers des prières d’un prêtre de passage sur l’île » (Delcourt J., La turbulente histoire de Gorée, Dakar, Éditions Clairafrique, 1984, p. 6).
23 Voir carte 3.
24 Thilmans G., Histoire militaire de Gorée : de l’arrivée des Portugais…, op. cit., p. 56.
25 Thilmans G., La grande batterie de Gorée…, op. cit., p. 29.
26 ANS, C6-15, Côtes d’Afrique/île de Gorée 1763/Pièces instructives concernant l’île de Gorée voisine du Cap-Vert en Afrique, lettre no 2 : Un projet et vues utiles relativement aux nouvelles établissements de Kaïene Communiquées et présentées à M. de duc de Choiseul/ministre de la Guerre et de la Marine par M. Adanson de l’Académie des sciences, de la Société royale de Londres/censeur royal en mai et juin 1763.
27 Delcourt J., op. cit., p. 86.
28 Ibid., p. 88.
29 ANS, C6-15, no 2, Règlement pour le corps des laptots.
30 Machat J., op. cit., p. 110 à 113.
31 ANS, C6-15, cette idée est relatée par Adanson dans ses mémoires datant de 1763.
32 Carte extraite de Jorre L., « Les établissements français sur la côte occidentale d’Afrique de 1758 à 1809 », Revue française d’histoire d’outre-mer, no 182-183, 1964, p. 478.
33 Bellin J.-N., Le petit atlas maritime, recueil de cartes et plans des quatre parties du monde en cinq volumes, Paris, 1764.
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