1Le rôle majeur des Mascareignes et en particulier de l’île de France – l’actuelle île Maurice – dans le commerce colonial de l’océan Indien, de la Chine, et même de la Caraïbe, n’est plus à démontrer1. Son rôle de pivot stratégique au sein des mêmes espaces a en revanche été beaucoup moins étudié. De l’aménagement du Port-Louis par Mahé de La Bourdonnais à partir de 1735 et sa célèbre prise de Madras (1746), jusqu’au glorieux épisode de l’escadre de Suffren (1781-1783) en passant par l’inaction de l’amiral d’Aché pendant la guerre de Sept Ans, quelques travaux permettent cependant d’en donner un aperçu2. Mais au-delà des opérations militaires au sens strict, seul Auguste Toussaint s’est réellement intéressé à l’effort naval et aux problèmes des approvisionnements de ces îles en temps de guerre. Toutefois, on relèvera d’abord que son point de vue est centré sur les Mascareignes sans que les relations avec la métropole ne soient réellement envisagées. Ensuite, que les considérations relatives à la guerre navale ne sont jamais étudiées pour elle-même, mais toujours insérées au sein de problématiques plus larges. Enfin qu’ayant produit des monographies de longue période, Toussaint n’a jamais publié d’étude sur une phase précise de l’approvisionnement des escadres de l’océan Indien. Or c’est précisément l’objet de cet article que de pallier ce manque, en s’intéressant à un convoi particulier qui n’appartient pas aux heures héroïques de l’île de France, mais qui, si on le met en rapport avec les atouts et les attentes de cette colonie, les difficultés et les priorités des arsenaux français3, les idées des ministres et les considérations techniques et pratiques, permet de donner un aperçu relativement complet de ce que voulait et pouvait la logistique navale de la France dans l’océan Indien en 1779-1780.

2Au déclenchement des hostilités, les forces navales françaises dans la région comptent moins d’une dizaine de bâtiments sous les ordres de Tronjoly. Après deux campagnes infructueuses sur les cotes de l’Inde, il rentre à l’île de France le 7 mai 1780 avec les vaisseaux l’Orient (74 canons), le Brillant (64), le Flamand (50), les frégates la Consolante (40), la Pourvoyeuse (40) et la corvette la Subtile (22)4. Accusé de mollesse5, il est renvoyé en métropole pour se justifier. Le commandement est alors confié à Thomas d’Orves arrivé en 1779 sur l’Orient. Ce dernier quitte l’île de France le 14 octobre 1780 avec une nouvelle escadre pour aller croiser sur la côte de Coromandel. Il rentrera à l’île de France le 1^er avril 1781 à la suite d’une campagne aussi vaine que les précédentes6. Elle a été préparée par l’envoi d’une flotte partie de Lorient le 14 février 1780. Or le convoi, composé au départ de deux vaisseaux, d’une frégate, d’une corvette et de 16 navires affrétés par le roi pour préparer et approvisionner – y compris en troupes, avec 2 bataillons du régiment d’Austrasie – la campagne de d’Orves, est celui qui nous intéresse7.

3Le vaisseau l’Ajax (64) commandé par Bouvet et la flûte l’Éléphant (16) ainsi que des navires marchands8, font leur jonction sous Groix avec le Protée (64) commandé par Duchilleau de Laroche, commandant du convoi, et la frégate la Charmante (32). Le 16 février, tous appareillent et font route de conserve, mais le 23 la Charmante repère une escadre anglaise, celle de l’amiral Rodney, qui leur donne immédiatement la chasse. Duchilleau donne alors l’ordre au commandant de l’Ajax de faire fausse route avec le gros des navires tandis que le Protée poursuit son cap avec la frégate et deux ou trois navires marchands. Attaqué le 24, il est obligé de se rendre tandis que la frégate parvient à s’échapper et à regagner Lorient le 3 mars. Le convoi protégé par l’Ajax continue sa route mais non sans encombres : l’un des navires marchands est pris au large des Canaries, plusieurs autres se dispersent. La majeure partie se retrouve cependant au Cap en juin et 14 navires, accompagnés du Bizarre, parti seul de Lorient9, gagnent finalement l’île de France entre juin et juillet 1780.

4Au-delà des questions militaires au sens strict, les enjeux d’une étude de ce convoi sont nombreux. D’abord, outre la place de l’océan Indien dans la stratégie globale sous le ministère de Sartine (1774-1780), il s’agit surtout de déterminer les capacités propres aux Mascareignes à assurer leur vocation de base arrière et de point d’appui aux escadres. Du point de vue de la métropole, il faut interroger la capacité de cette dernière à mettre en œuvre la politique navale décidée à Versailles, notamment en ce qui concerne la mobilisation des ressources à fournir aux colonies. Enfin, concernant la logistique navale, c’est la réalité et la fiabilité des cargaisons reçues qui doivent être questionnées, pour finalement conclure sur les possibilités des escadres françaises dans l’océan Indien en 1780.

LES MASCAREIGNES ET LA GUERRE : DES CAPACITÉS DE RAVITAILLEMENT LIMITÉES

5Découverte par des marins hollandais au XVI^e siècle, l’île Maurice sert parfois d’escale aux bateaux français faisant le commerce de l’Inde au début du XVIII^e siècle, comme l’île Bourbon voisine depuis la seconde moitié du XVII^e. Pratiquement désertée de ses premiers habitants européens, elle devient possession française en 1715 et est baptisée « île de France ». En 1721, l’administration des deux îles est confiée à la Compagnie française des Indes orientales mais c’est seulement à partir de 1735 et l’arrivée de Mahé de La Bourdonnais comme gouverneur que les premières infrastructures maritimes dignes de ce nom apparaissent.

6La rétrocession des Mascareignes au roi par la Compagnie des Indes en 1765 modifie considérablement leur organisation administrative et leur donne sans conteste une nouvelle impulsion. Celle-ci commence réellement avec l’arrivée, le 14 juillet 1767, de Pierre Poivre à l’île de France avec le titre de commissaire général faisant fonction d’intendant et président des conseils supérieurs des Îles-Sœurs10. Durant le « règne de Poivre », comme on le qualifie parfois, le développement des infrastructures, de l’agriculture, et même de quelques proto-industries permet à l’île une montée en puissance stratégique significative. Or, ce sont ces éléments qu’il faut envisager avant de comprendre ce dont les îles ont besoin, ou ce dont elles peuvent au contraire se passer, pour armer une escadre et servir de pivot aux opérations militaires de l’océan Indien.

7Si le port en eau profonde du Port-Louis réaménagé et agrandi par Poivre et l’ingénieur Tromelin fait de l’île de France une place commerciale de choix11, la division spatiale du travail a fait de Bourbon – l’actuelle île de la Réunion – la principale productrice des denrées coloniales d’exportation. L’économie de plantation y est orientée principalement vers le café – le célèbre « Café Bourbon » –, le coton et, dans une moindre mesure, l’indigo et la canne12. La production vivrière est l’œuvre des deux îles, mais avec un avantage marqué à Bourbon, qui parvient à assurer sa subsistance et à ravitailler les vaisseaux de la Compagnie dès le début de la décennie 175013. L’importante production céréalière de cette île (blé, maïs, orge et riz) permet dans les décennies suivantes de pallier les déficits de l’île de France14, sauf en ce qui concerne la viande, qui devra toujours être partiellement importée15. Denis Launay, officier d’infanterie sur l’île, écrit d’ailleurs en décembre 1780 au ministre que « l’isle de Bourbon fournira cette année en bled de quoy Suffire aux besoins de l’Isles de France, le Seul quartier de La Riviere d’abord fournira quatre millions de Bled16 ». Il s’agit d’une estimation en livres, et si elle est exacte, on mesure la progression par rapport à 1752 pour laquelle Philippe Haudrère ne fait état que d’une production de 550 000 livres de blés à Bourbon17. Pour autant, les « Observations » jointes à l’« État des Comestibles et principales Marchandises » reçus par le convoi, daté du 13 septembre 1780, réclament de la « Farine d’Europe pour Biscuit pour l’Escadre et pour suppléer aux Récoltes18 ». Notre convoi n’en a pas apporté, ce qui n’a rien d’anormal, mais les administrateurs semblent cependant inquiets. À première vue, leurs craintes résident dans la concomitance de deux phénomènes : une augmentation de la demande du fait de l’arrivée des troupes et une faiblesse de l’offre liée à l’anticipation de moissons médiocres, voire mauvaises. Ces dernières, qui ont lieu en décembre aux Mascareignes, ont finalement été tout à fait satisfaisantes si l’on en croit le témoignage de Denis Launay. Et finalement une autre explication doit être avancée : on doute de la capacité des blés produits localement à produire un bon « biscuit de mer ». On en veut pour preuve la place qu’occupe cet objet dans la correspondance entre l’intendant de Lorient, M. de la Grandville, et le ministre Sartine. On fait des essais et les premières épreuves de panifications des blés de l’île de France sont peu concluantes, mais elles tendent à s’améliorer et en mai 1778 de la Grandville explique l’enjeu crucial de ces expériences :

« Vous verrez d’ailleurs par ce procès verbal que le convertissement en biscuit du bled dont il s’agit, s’est fait avec succès ce qui semble être vraiment le point essentiel, puisqu’en tirant par là parti de la grande quantité de froment que l’Isle de France se trouve en état de produire actuellement, il résulte un avantage non moins intéressant, qui est de pouvoir fournir avec le seul secours des productions de cette Colonie, de bons biscuits & des farines aux batimens qui y relacheront soit en allant ou en revenant de l’Inde19. »

8Les épreuves sont concluantes à la fin de l’année 1778 mais aucune décision officielle ne semble avoir été prise à ce sujet et il n’est plus évoqué dans la suite de la correspondance entre les deux hommes. Deux ans plus tard, la méfiance demeure et il semble que les administrateurs de l’île ne souhaitent toujours pas se servir des blés autochtones pour l’approvisionnement de l’escadre20. Se pose également le problème de la viande, et c’est cette fois la faiblesse de la production qui est en cause. Si des élevages extensifs existent, en particulier à l’île de France, et si des importations de bœufs en provenance de Madagascar ont lieu régulièrement, il n’est pas possible d’approvisionner et sans doute, plus encore, de conditionner, de la viande pour de longues campagnes en mer. Les administrateurs réclament donc des salaisons à leur ministre. Enfin, comme le souligne A. Toussaint21 – et les documents d’archives en attestent22 – c’est la fourniture de boissons qui pose problème aux administrateurs : on manque constamment de vin et d’eau-de-vie et on tente d’y suppléer par la production d’arack, mais comme on l’a dit, les plantations de canne sont relativement restreintes et ne peuvent y fournir à grande échelle. Ce qui ne manque pas au contraire, c’est le bois, et en particulier l’ébène, en quantité et qualité suffisante pour la réparation de tous les navires qui stationnent aux Mascareignes23.

9Du point de vue des manufactures, les îles sont assez faiblement pourvues. Si on laisse de côté les sucreries et indigoteries, par trop extérieures à notre objet, on relèvera que le coton de cette île n’est pas transformé sur place mais sur la cote de Coromandel et la seule tentative d’établissement d’une manufacture de toile date de 1784. Or elle se solde, semble-t-il, par un échec24. On comprend dès lors les demandes insistantes de l’intendant Denis-Nicolas Foucault et du gouverneur, le vicomte de Souillac, pour qu’on leur envoie des toiles à voiles25. Par contre, une tannerie existe à Bourbon depuis 1768, mais on retrouve ici le manque de bétail car « elle pouvait fournir tous les cuirs nécessaires à l’île à condition de recevoir de France des peaux de veau pour empeigne. Il n’y avait pas de cuir de veau dans la colonie, parce qu’on défendait d’y tuer les jeunes animaux26 ». Concernant la métallurgie, les forges de Mon Désir à l’île de France étaient en activité avant l’arrivée de Poivre à l’intendance. Alimentées par une mine découverte au quartier des Pamplemousses, disposant de deux hauts fourneaux et d’un marteau-pilon, elles employaient plusieurs centaines d’esclaves dans les années 175027. Bougainville en fait l’éloge après son passage en novembre 176828, mais le minerai de fer est rare et leur rentabilité faible. Elles seront finalement démembrées en 177429. À compter de cette date, les Mascareignes dépendent entièrement de l’approvisionnement extérieur et nous voyons l’intendant et le gouverneur demander sans relâche du fer, des métaux, des munitions – notamment des boulets – et un grand nombre d’objets manufacturés à base de métal30. Pour terminer avec les industries de transformation, le Port-Louis de l’île de France possède depuis La Bourdonnais un moulin à quatre cylindres qui fabrique de la poudre à canon. À partir de 1779, les travaux du botaniste et ingénieur du roi Cossigny de Palma sur les charbons de l’acacia et les procédés de fabrication de poudre permettent d’ailleurs une amélioration de sa qualité31. On notera enfin que Pondichéry semble également commencer des essais de fabrication de poudre en 1778, envoyée pour épreuves à Lorient32. De fait, les convois n’en livrent pas et les administrateurs de Port-Louis n’en réclament pas non plus. Quant aux infrastructures laissées par Poivre elles se composent de trois casernes pouvant accueillir 2 500 hommes ; trois moulins à eaux, une boulangerie, des magasins pouvant contenir plusieurs centaines de milliers de livres de céréales, des ateliers dignes d’un petit arsenal ainsi qu’une imprimerie, un hôpital de 500 lits et une apothicairerie33.

10Cet aperçu de l’économie des Mascareignes permet de comprendre ce dont la colonie pouvait se passer et au contraire ce dont elle avait besoin pour soutenir une guerre navale.

LES DIFFICULTÉS DE L’APPROVISIONNEMENT : LA QUESTION DES VIVRES

11Le détail des marchandises venues de Lorient avec le convoi nous est parvenu grâce à l’« État des Comestibles et Principales marchandises et munitions venues Sur les Batimens et la flotte suivant leurs factures de Chargement » joint à la lettre de Foucault et de Souillac en date du 13 septembre 178034. Si ce document contient des informations cruciales sous formes d’observations (dans les marges) il pose cependant plusieurs problèmes. D’abord, il indique seulement un total des quantités portées sur les factures de chargement, or ce qui est réellement arrivé aux Mascareignes peut différer substantiellement de ces chiffres officiels. Ensuite, parce que ce document ne distingue pas ce qui est destiné aux magasins du roi d’un côté, et à la colonie de l’autre, informations données au contraire par les procès-verbaux de visite de chacun des navires. Enfin, parce qu’il s’agit d’un récapitulatif incomplet de ces procès-verbaux et qu’à ce titre il ne détaille pas toutes les marchandises et effets reçus. Pour procéder à une étude quantitative exhaustive, il faudrait par conséquent disposer de la totalité des dits procès-verbaux, or le dossier du Service Historique de la Défense conservé à Brest n’en contient que trois sur les seize bateaux arrivés à destination : ceux des vaisseaux l’Ajax et l’Éléphant et du navire particulier la Marie-Anne-de-Sartine. Du point de vue quantitatif, nous ne pouvons donc procéder à une étude statistique sérieuse qu’à partir de ces procès-verbaux, étude qui permettra ensuite de développer une analyse qualitative (type de marchandise, provenance et usage final) plus générale.

12Les tableaux A et B détaillent les marchandises contenues dans les trois navires en question, leurs unités de mesures, les quantités à réception par rapport à la facture d’embarquement, les dégradations subies et les remarques particulières qui peuvent êtres portées sur les procès-verbaux.

A. Les comestibles35

13Si, en ce qui concerne les boissons – et contrairement à la quasi-totalité des autres marchandises – les quantités débarquées sont conformes à celles enregistrées à Lorient, le conditionnement et la qualité du vin lui-même laissent beaucoup à désirer. L’« État des Comestibles » indique en effet qu’il « s’est trouvé beaucoup de Bariques vuides par la défectuosité des futs », mais c’est surtout la qualité du vin lui-même qui pose problème : « La plus grande partie des vins […] sont de la plus mauvaises qualité. Plusieurs Sont aigre, d’autres amers […]. Il faudroit les consommer tout de suite, n’étant pas susceptible de pouvoir se conserver ni d’Etre embarqué pour campagne41. » Les procès-verbaux indiquent que plusieurs barriques ont été passées en vinaigre immédiatement et que le vin est loin d’être « supérieur » comme porté sur les factures. Les administrateurs ont d’ailleurs une explication qui tend à dédouaner Lorient : « On Présume que ce vin étoit mélangé et coupé avec de petits Vins, avant d’être fournie au Roy, et que dans cet État, il n’a pu soutenir la longueur de la Traversée42. » Le raisonnement est plausible, d’autant qu’il y a d’autres anomalies qualitatives. Alors que la facture de l’Éléphant porte « 233 Bariques de Vin de Bordeaux Supérieur », le procès-verbal relève quant à lui : « Avons trouvé dans le nombre des d. 233 Bq. de vin 155 Bques fut de Bordeaux et 78 Bq de Cahors43. » Ce sont naturellement les munitionnaires qu’il faut incriminer. S’ils ont fourni des vins du Bordelais, conformément aux instructions44, il n’est vraisemblablement pas de la qualité demandée, et les barriques, dont ils ont également la charge, sont défectueuses. Or il s’agit là d’un problème récurrent45, évoqué dans la correspondance entre l’intendant de Lorient et le ministre en septembre 1778 :

« Je dois au reste ne pas vous laisser ignorer, Monseigneur, que L’opinion générale des Capitaines de la Compagnie est que les vins ordinaires de Bordeaux ne sont pas dans le cas de soûtenir les traversées de l’Inde comme ils n’ont pû supporter celles de l’Amérique. Il semble en effet que Le passage de la Ligne, qui même répété 2. fois pour aller à Pondichéry, ne peut manquer d’altérer considérablement ces vins, & tous ces officiers m’ont assuré en avoir fait l’expérience, & qu’il est arrivé que ces vins ordinaire, rendû dans L’Inde étoient non seulement tournés, mais même dépourvûs de force & de qualité, au point même de n’être pas propre à vinaigre.
Les derniers Procès-verbaux dressés à cette occasion par Les Administrateurs de l’Inde, insistent sur la nécessité de n’y envoyer que des vins Supérieurs, & ils semblent confirmer dans l’idée que les vins ordinaires souffrent même beaucoup à se rendre dans l’Inde46. »

14Pour pallier cette difficulté, on tente divers procédés tout en souhaitant réserver les meilleurs vins aux transports de l’océan Indien47. Comme on va le voir à propos des salaisons, il est peu probable que de la Grandville soit le dupe de ses fournisseurs, mais il tente de donner le change à son ministre : « Je pense aussi qu’il ne doit être embarqué pour les Colonies de l’Isle de France & de l’Inde aucun objet d’approvisionnement qui ne soit de la meilleure qualité & je me conformeray, Monseigneur, entièrement à vos vuës à cet égard48. » Un an et demi plus tard, la guerre navale ayant pris une ampleur qu’elle n’avait pas encore en 1778, ces bonnes résolutions ne peuvent tout simplement plus être appliquées, l’intendant étant contraint de fermer les yeux sur certaines pratiques des munitionnaires, étant lui-même dépourvu de marges de manœuvre.

15Si le vin en question ne peut « convenir que pour la consommation journaliere des Équipages de la Rade et des Cayennes49 », comment l’île de France a-t-elle pu suppléer à ce défaut et permettre à l’escadre de d’Orves, certes réduite, de prendre la mer un peu plus d’un mois plus tard ? Plusieurs hypothèses, qui ne s’excluent pas l’une l’autre, sont envisageables. La première c’est que d’autres navires du convoi transportaient un vin dont la qualité était moins altérée. Ce n’est pas ce que dit l’« État des comestibles », mais tous n’ont apparemment pas été testés à la date d’expédition de la lettre au ministre. La deuxième c’est que l’on a pu en acheter auprès de navires étrangers, et notamment auprès des « impériaux » de la Compagnie d’Ostende ou bien encore au Cap, ou Denis Launay affirme au tout début décembre 1780 que l’on en trouve suffisamment pour les vaisseaux du roi50. La troisième c’est que l’on a pu y substituer de l’arack, produit localement en petite quantité. Enfin la quatrième c’est que les boissons en question ne sont peut-être pas aussi défectueuses que ce que l’on signifie au ministre et qu’après réflexion, de toute façon, il a bien fallu se servir de ce dont on disposait. En effet le total des barriques embarquées par le convoi s’élève à 1 213, dont un pourcentage indéterminé en « supplément pour la colonie ». Ce chiffre est très inférieur à ce dont pouvait avoir besoin l’escadre de d’Orves pour une campagne de 6 mois dans l’océan Indien – celle-ci dure finalement 5 mois et demi. Si l’on prend pour étalon les 417 barriques dont dispose normalement un 74 canons avec un équipage de 700 hommes pour une campagne de 6 mois51, les six vaisseaux (un 74 à 697 hommes, quatre 64 à 516 hommes, un 50 à 500 hommes), les deux frégates (de 40 à 300 hommes) et les trois corvettes (de 22 à 150 hommes52) nécessitent environ 2 280 barriques, soit plus du double de ce qui a été convoyé pour les magasins du roi. Dans ces conditions, et même si l’on revoit ce chiffre à la baisse, n’a-t-il pas fallu appliquer toutes les hypothèses mentionnées ci-dessus ? Toutefois, c’est sans compter sur l’eau-de-vie, qui provient en général de Cognac, et qui est traditionnellement embarquée pour les campagnes de l’Inde. Dans la tradition de l’ancienne Compagnie, elle permettait de tenir les derniers mois de mer lorsqu’il n’y avait plus de vin ou que ce dernier était trop gâté. Or le convoi en apporte 5 432 veltes, soit environ 43 456 pintes, avec là encore un pourcentage non déterminé pour la colonie. À raison de 1/16 pinte par homme et par jour53, nos 4 311 hommes d’équipage (sans compter les bataillons d’Austrasie, partiellement embarqués) pouvaient consommer 270 pintes par jour, soit 160 jours d’eau-de-vie ou un peu plus de 5 mois de mer. Par conséquent, cette dernière a pu en partie se substituer au défaut de vin dans la campagne en question.

16Venons-en aux salaisons. Comme pour les vins, les administrateurs de l’île de France sont très sévères avec celles qu’ils ont reçues : leur contenu est inférieur aux factures d’embarquement, elles sont « très défectueuses », du fait de « la mauvaise qualité des fûts » et également « très anciennes, et pleine d’Os Moellées et de Jarrets54 ». La première remarque à la lecture des chiffres du tableau A, c’est en effet le déficit de plus de 10 % constaté par rapport à la facture, déficit que l’on retrouve pour d’autres objets dans des proportions aussi importantes, voire davantage. Ce problème n’est évidemment pas spécifique à l’île de France, et encore moins une nouveauté concernant les approvisionnements militaires. Dès la fin de l’année 1778, le ministre s’agace de la récurrence du phénomène et veut intenter des procès aux munitionnaires. L’intendant de Lorient s’y oppose, arguant de leur bonne foi55. Là encore, on ne sait pas jusqu’à quel point il est sincère. Quoi qu’il en soit, il ne semble pas y avoir de suite à ces velléités de procès dans les années 1779 et 1780. Seconde remarque, les pourcentages de salaisons hors d’usage sont également élevés et, là encore, il s’agit d’un problème récurrent des voyages dans l’océan Indien56. La plupart d’entre elles viennent de Bordeaux, Nantes et d’Irlande57, et plusieurs « épreuves » sur de nouveaux conditionnements sont tentées. Le ministère est d’ailleurs assailli de mémoires en ce sens58. En attendant, les administrateurs de l’île de France ont dû trouver des solutions à ce problème. Le convoi a en effet embarqué 293 523 livres de salaisons en tout. S’il faut 30 000 livres pour 700 hommes d’équipages et 6 mois de mer, nos 4 311 hommes en nécessiterait 184 760 environ. On peut donc appliquer une décote de 37 % au total de ce qui est arrivé ce qui semble – si on se fie aux pourcentages de l’échantillon de nos trois navires – assez élevé. Il y a donc une marge sur ce qui peut être jeté ou utilisé pour d’autres campagnes. La chose est d’autant plus vraie que les 130 120 livres de sel pouvaient permettre, si tant est que l’approvisionnement en viande puisse être assuré, le conditionnement de nouvelles salaisons en quantité.

LES DIFFICULTÉS DE L’APPROVISIONNEMENT : EFFETS DE MARINE ET OBJETS MANUFACTURÉS

B. Effets de marine et métaux59

17Les balles de toiles à voiles sont en gros conformes aux factures d’embarquement, seule une toute petite quantité a été trouvée pourrie par l’humidité et contrairement aux comestibles, on loue au débarquement l’excellence de leur conditionnement62. Mais ce qui inquiète les administrateurs, c’est la faible quantité qui en a été livrée : « On vient d’en achetter a des particuliers à des prix trés chers pour y supler […] mais malgré cette ressource on va se trouver trés gené pour remplir les demandes essentielles63. » La provenance de la marchandise ne fait aucun doute puisque les procès-verbaux portent les mentions « toiles à deux fils locornan » ; « toile Melis » simple et double « locornan » et « toile à Prélat locornan64 ». Orthographié au XVIII^e siècle « Lokornan » ou « Loc Renan », l’actuel Locronan a été un des deux centres, avec la région rennaise, de la production de toile à voile, principalement à partir de chanvre plutôt que de lin65. Organisée selon les pratiques du « domestic system », la production est l’œuvre d’ouvrières à domicile de Locronan et des villages environnants, qui fabriquent pour le compte d’un marchand-fournisseur sous contrat avec le roi (ou précédemment la Compagnie des Indes)66. Ce monopsone n’est probablement pas sans liens avec le déclin continu depuis les années 1750 des toiles de Locronan, déclin qui s’accentue en 1779-1780, au moment où au contraire celles de l’évêché de Rennes se développent de manière exponentielle67. Le procédé de fabrication différent, qui les rend moins solides, est souvent incriminé68, et il est une nouvelle fois plutôt étrange – pensons aux pétitions de principes de de La Grandville – de voir des toiles dont la réputation a considérablement baissée, qui « sont seulement employées pour les Gabarres, & autres petits bâtiments qui ne font pas de longs voyages69 », être envoyées aux Mascareignes. Mais là encore, il semble que la forte hausse de la demande liée à l’armement des escadres n’ait pas laissé beaucoup de choix à l’intendant de Lorient. Nous apprenons en effet que le 24 septembre 177970, M. de la Grandville a dû, sur ordre du ministre, dépouiller en partie l’Ajax et l’Éléphant de leurs voiles et les envoyer avec la totalité des stocks de voiles et de cordage de Lorient à destination de l’île de France pour Brest qui en avait un besoin plus urgent. À partir d’octobre, on fait travailler à la fabrication de cordage à Lorient, mais on manque cruellement de chanvre, et lors de l’arrivée du convoi à l’été 1780, le compte n’y est pas. C’est d’ailleurs un des principaux sujets de préoccupation des administrateurs des Mascareignes : « Avec si peu de cordages, on S’est trouvé hors d’etat de pouvoir remplir les besoins de l’Escadre […] on n’a pu s’en procurer que trés peu des particuliers à des prix Excessifs71. » La rare intensité de la construction navale de la période 1778-1782 ne va pas sans un certain nombre de problèmes de gestion et de logistique qui vont indirectement influer sur le théâtre que n’est pas encore l’océan Indien72. Si même la période 1781-1783 et les manœuvres de Suffren sont vues par le roi et Castries comme secondaires, il apparaît encore plus évident qu’à la fin de 1779 l’escadre de Tronjoly et d’Orves n’est pas une priorité. Notre analyse renforce donc l’idée – déjà avancée par Olivier Corre dans sa thèse73 – selon laquelle tout ce qui concerne cette dernière est largement subordonné à la préparation des escadres qui opèrent dans l’Atlantique (Guichen quitte Brest début février 1780 pour les Antilles) et les transports de troupes (escadre de mai 1780 à destination de l’Amérique).

18Dans la suite des articles, on constate que les quantités de cuirs et de peaux, de mèches à canon et de savon sont également inférieures à ce qui est porté sur les factures. Les peaux de vaches « corroyées », c’est-à-dire déjà tannées, et les cuirs arrivent en parfait état et sont d’une excellente qualité, mais les administrateurs en réclament de supplémentaires pour le régiment d’Austrasie74. Il n’en va pas de même des peaux de veaux pour l’artillerie, pourtant si importantes aux Mascareignes ou le bétail est rare, qui sont inutilisables étant toutes « échauffées75 ».

19L’autre grand poste d’approvisionnement concerne ce qu’il n’est plus possible d’obtenir aux Mascareignes depuis la fermeture des forges : des métaux, bruts et manufacturés, dont les clous. Comme pour les comestibles, on relève sur ces postes des déficits, parfois importants, par rapport aux factures d’embarquement. Mais un autre phénomène bien connu des historiens de la planification socialiste est également à l’œuvre ici : des livraisons conformes au poids spécifié ou presque, parfois même supérieur (pour le plomb et certains fers), mais dans des qualités différentes – et souvent plus grossières – que ce qui a été demandé.

20Les métaux et les clous sont fabriqués aux forges de la Chaussade, en Nivernais, à Brest et, dans une moindre mesure, à Lorient dans les ateliers des cloutiers76. C’est également là-bas qu’ils ont été conditionnés. Or, les administrateurs de l’île de France se plaignent que « les dites futailles de Cloux étoient très foibles et mal Cerclées, plusieurs n’ayant que des Cercles de bois pour les lier, elles se sont défoncées au débarquement et dans le transport dans les magasins77 ». Beaucoup ont également pourri dans les cales des navires avec le lest. Ces problèmes expliquent en partie les manques, et le reste étant très rouillé on craint une grave pénurie sur cet objet. Mais là encore, il semble que l’intendant de Lorient ait fait de son mieux et que la pénurie – pour l’océan Indien, les arsenaux et les armements pour l’Amérique sont prioritaires – n’ait pas permis de délivrer les quantités et qualités demandées.

21Terminons avec les éléments qui n’apparaissent pas dans nos tableaux et que les administrateurs de l’île de France réclament instamment soit parce qu’ils n’en ont pas reçu, soit parce qu’ils les ont reçu en trop petite quantité. Outre de petits objets manufacturés et des fournitures de bureau, l’intendant et le gouverneur de l’île de France insistent sur deux éléments : les remèdes et les goudrons nécessaires au calfatage des navires. Le convoi a apporté 4 barriques soit 1 897 livres de brai sec78. « Cette quantité est si foible, qu’elle n’a pu remplir les besoins du Service […] et les V^aux n’ont pu avoir qu’une légère partie de leurs besoins les plus urgents. S’il n’en arrive pas promptement, on se trouvera dans le plus grand Embarras79. » En octobre 1779, Lorient est sujette à une « disette de goudron80 ». Pour suppléer à ce défaut, l’île de France expérimente cette même année un enduit nommé « Galgale » (chaux, huile et goudron) qui ne semble pas donner entière satisfaction81. Mais d’où vient le problème ? C’est peut-être cette fois la politique économique qu’il faut incriminer.

22En mars 1778, Necker et Sartine lancent une réflexion sur la libre exportation du brai gras hors du royaume si son prix ne devient pas excessif et si la marine royale est correctement approvisionnée (à charge aux intendants de s’en assurer)82. En mai de l’année suivante, la libre exportation est accordée (vers les pays neutres ou alliés)83. Sur ce point, Necker suit les représentations de Nicolas Dupré de Saint-Maur, intendant de Bordeaux. Celui-ci fait valoir que sur la période 1778 et début 1779, le brai est surabondant et son prix est tombé très bas, en conséquence les paysans tendent à délaisser la culture des pins qui fournit pourtant la majeure partie des revenus sur lesquels la fiscalité de la généralité est assise. Si la liberté d’exportation était accordée, elle permettrait sans doute de faire remonter les prix, donc d’encourager la culture, sans gêner l’approvisionnement du royaume. Le raisonnement est parfaitement identique à celui que Quesnay présente pour les grains dans ses célèbres articles de l’Encyclopédie en 1756 et 1757. On sait combien la libéralisation du commerce des blés dans la décennie 1760 et sous le ministère Turgot – mauvaises récoltes, paniques, stockages, spéculations, etc. – va produire de hausses de prix et de pénuries84. Aux mêmes causes les mêmes effets ? Rien ne permet de le dire, mais il n’est pas impossible que la hausse de la demande de brai conjuguée à la crainte d’en manquer du fait de la libre exportation (plus que les quantités exportées elles-mêmes), ait provoqué des phénomènes de hausses de prix et de stockage, puis, en conséquence, de pénurie, à la fin de l’année 1779. Toutefois, on peut également imaginer que c’est le régime des prohibitions lui-même qui est à l’origine du problème : la demande de brai serait restée plutôt stable du fait d’une baisse du trafic marchand, tandis que l’offre, confrontée a des prix très bas pendant une longue période, se serait affaissée progressivement, jusqu’à devenir insuffisante.

23Les « Observations » à l’« État des Comestibles et Principales marchandises » soulignent enfin qu’il « seroit necessaire de completter l’Envoi des remédes et Médicamens demandé pour l’année 1780, et de forcer sur cet article, a cause de l’Escadre et de l’augmentation des troupes85 ». Probablement préparé à Lorient86, le convoi a débarqué un « coffre à médicament » relativement modeste en effet, dont près de la moitié est arrivée pourrie à l’île de France. Sous le regard de Dumolard, apothicaire et garde-magasin de la pharmacie du roi, ainsi que du médecin Rochard et du chirurgien Deschamps87, l’inventaire dressé sur la Marie-Anne-de-Sartine contient des « Espèces antiscorbutiques88 », que l’on sait classées en deux grandes familles89, mais qu’on ne nous détaille malheureusement pas. Les « Espèces vulnéraires », favorisant la cicatrisation des plaies90, ne sont pas non plus énumérées91 contrairement aux fleurs de sureau, sudorifiques et émollientes, aux têtes de pavot, sédatives, et aux fleurs de tussilage, pour la sphère ORL et les muqueuses. On trouve enfin de l’huile de cannelle (cannelle de Ceylan, sel marin, eau), « excitante, stimulante et antispasmodique » et de l’huile de soufre (soufre, huile de noix), très indiquée contre les affections pulmonaires chroniques et les ulcères92. Reste que le détail est très bref par rapport à la liste « type » utilisée par les navires de la Compagnie des Indes jusqu’en 1770, qui contient plusieurs dizaines de remèdes. Que conclure ? Peut-être que nombre d’entre eux peuvent être fabriqués pour les escadres à l’île de France. Mais on s’étonne alors que des matières premières telles que la cannelle (d’Inde ou de Ceylan) ou le soufre (souvent de Sumatra) sont justement des produits d’importation de l’océan Indien qui pourtant ne semblent pas être transformés à l’île de France malgré une recette des plus simples93. Peut-être faut-il une nouvelle fois incriminer le trop grand nombre d’armements, ou encore la difficulté pour les apothicaires de Lorient de se procurer des produits du fait de la guerre. Peut-être enfin faut-il y voir une politique délibérée de Lorient, qui donne foi aux accusations d’enrichissement portées contre certains apothicaires de l’île de France, qui demanderaient des quantités de remèdes disproportionnées aux besoins de l’hôpital royal94… Ces quelques dizaines de livres paraissent quoi qu’il en soit dérisoires par rapport à l’inflation de troupes dans l’île, qui, il est vrai, ne vont guère se battre avant l’arrivée de Suffren dans cet océan, bien des mois plus tard.

24Avec la fougue et la passion qui caractérisent trop souvent les historiens de la guerre navale, en particulier ceux du XIX^e siècle, Charles Cunat jugeait sévèrement le fait que d’Orves décide de quitter les côtes de l’Inde en février 1781, « le défaut d’eau et de vivres pour ses vaisseaux servant de prétexte à sa prompte et honteuse retraite95 ». C’est la vertu de la micro-histoire – délaissant les heures et les récits héroïques – de relativiser de tels jugements et de rendre aux acteurs une part de leur vérité. L’étude que nous avons menée permet de souligner les manques (vivres, cordes, voiles, goudrons, médicaments, etc.), les priorités clairement tournées vers Brest (l’affaire des voiles et des cordages), les arsenaux qui peinent à fournir à l’effort de guerre et qui souffrent des défauts de tous les systèmes de planification, les munitionnaires peu consciencieux couverts par les administrateurs, une politique économique hésitante (prohibition ou libre échange) et finalement de graves défauts d’approvisionnements pour l’océan Indien. Autant d’éléments suffisants pour gêner la campagne de d’Orves ? Certainement, et s’il se trouvait toujours certains historiens pour affirmer qu’un chef intrépide eut pu agir autrement, cet article aura tenté de ramener la discussion à des considérations moins glorieuses sans doute, mais aussi plus réelles.