L’arsenal de Rochefort et la logistique navale dans la défense des colonies au XVIIIe siècle
Rochefort naval base and naval logistics in the defense of the colonies in the 18th century
p. 219-230
Résumés
Au XVIIIe siècle, les rivalités militaires entre Européens contraignent la monarchie française à organiser vers ses possessions coloniales des envois de matériels, de vivres et d’hommes. Pour ce faire, une véritable logistique fut mise en place par la Marine à partir de l’arsenal de Rochefort, devenu au XVIIIe siècle le lieu de concrétisation de la politique coloniale de la France dans le monde atlantique. Les moyens utilisés par la Marine à cette mission dévoilent une organisation reposant de manière singulière sur l’utilisation d’infrastructures préexistantes et d’un matériel naval hétéroclite, pour une large part emprunté au monde marchand avec les affrètements du roi. Le schéma logistique mis en œuvre par la France constitue une réponse originale au défi posé par la défense des colonies, parce que centré sur la métropole et n’ayant jamais vraiment profité des potentialités offertes par les territoires d’outre-mer.
In the 18th century, military competition between Europeans forced the French monarchy to organize dispatch of materials, supplies and men to its colonial possessions. To do this, a real logistics was established from the arsenal of Rochefort, which became the place of materialization of the French colonial policy in the Atlantic world in the 18th century. The methods used in this mission reveal an organization based on existing infrastructures and ships borrowed from the merchant naval world. The logistics scheme created by France is an original response to the challenge posed by the defense of the colonies, because it was centered on metropolitan France and it has never really used the possibilities offered by the French overseas territories.
Texte intégral
« Le soutien et la conservation des colonies éloignées, qui ne pouvant se maintenir par elles-mêmes ont un besoin indispensable de l’appui et du secours des États de qui elles dépendent. Cet appui et ce secours ne peuvent leur être fournis que par le moyen des forces navales1. »
1Livré au fil de son fameux mémoire de 1745, le propos de Jean Frédéric Phélypeaux, comte de Maurepas, secrétaire d’État à la Marine, dévoile en un style d’une parfaite concision, combien la défense des colonies fut, au XVIIIe siècle, étroitement dépendante de la métropole. Forte mortalité chez les soldats, contrainte de l’Exclusif appliquée à l’approvisionnement, difficulté de recrutement local, bien des facteurs expliquent cette situation, sans compter les enjeux économiques.
2Élevées au rang de sources de richesse dans le cadre du « système atlantique », les colonies furent à l’origine de rivalités exacerbées entre puissances européennes, au point de devenir un enjeu des conflits. La guerre de Sept Ans est à cet égard exemplaire. En France, comme en Angleterre, pour ne citer que ces deux principaux protagonistes, joua en permanence la volonté de conserver une zone de production, de capter un marché, de préserver la prospérité de l’économie portuaire, et par voie de conséquence celle de toute une nation. Cette réalité, Jean Meyer l’a parfaitement résumée en évoquant avec la simplicité du maître une « guerre du sucre2 ».
3L’évocation des « forces navales » correspond à cette réalité. La Marine, dont les colonies dépendaient, en prit conscience très tôt dès le XVIIe siècle, en organisant une défense par la mer, formée d’expéditions maritimes et d’un ravitaillement au coup par coup3. La Marine aurait pu en rester à cela. Or, il n’en fut rien. Pour dépasser la distance, et surmonter la difficulté pour les escadres de se maintenir durablement loin de leurs bases, la monarchie bâtit outre-mer une défense terrestre, véritable prolongement du « pré carré » métropolitain. La Marine mit ainsi en place un système logistique destiné à transporter dans les colonies les effets indispensables à leur défense. Dans ce contexte, Rochefort devint l’arsenal des colonies de la monarchie, véritable porte ouverte vers les possessions françaises d’Amérique. Il n’est qu’à observer les cargaisons parties de Saintonge pour constater que la défense des colonies se concrétisa sur les rives de la Charente : canons et boulets, papier à gargousse, uniformes, pelle, sans compter les multiples petits objets nécessaires à la vie des troupes, papier, chaudron, réchaud, ou encore panier.
4Au XVIIIe siècle, ce sont des centaines d’envois et des milliers de soldats qui partirent de Rochefort, vers le Canada, les Antilles et la Guyane, territoires confiés à la protection de la Marine car hors des attributions de la Compagnie des Indes. Tous contribuèrent à créer une continuité territoriale entre la métropole et les colonies.
5Dépasser la distance fut donc un enjeu stratégique. Cela n’en fut pas moins, dans le détail du quotidien, un exercice délicat nécessitant la maîtrise de nombreux facteurs. Il fallut des infrastructures, des vecteurs de transport, et l’élaboration d’une organisation idoine. Au fil des conflits, la chaîne logistique mise en place par la Marine évolua également, confrontée aux besoins militaires, comme à ses propres limites fonctionnelles.
LES MOYENS DE LA LOGISTIQUE NAVALE : INFRASTRUCTURES PORTUAIRES ET VECTEURS DE TRANSPORT
Les infrastructures portuaires en France et dans les colonies
6L’envoi des effets et des personnels destinés à la défense des colonies, nécessita des infrastructures portuaires. Sur les rives de la Charente, le fameux « magasin des colonies » de l’arsenal de Rochefort en est le symbole. Là où Joseph Vernet fit le choix d’immortaliser l’arsenal, se concrétisa la stratégie de défense des colonies élaborée à Versailles.

1. L’arsenal de Rochefort au début du XVIIIe siècle4.
7Situé au nord de la corderie, ce bâtiment, qui semble avoir été dédié à la logistique coloniale dès les années 1670, servit au stockage et à la préparation des cargaisons coloniales.
8Une aquarelle datant de 1724, le représente avec ses abords. L’ensemble forme un complexe logistique complet, avec un ponton sur la Charente et un débarcadère donnant sur le chenal aux vivres. La taille bien modeste de ces installations mérite d’être soulignée. Elle témoigne d’une activité coloniale plutôt secondaire par rapport aux autres secteurs de l’arsenal, constructions navales, entretien des navires et armements. Cette modestie invite aussi à envisager le service des colonies comme une activité qui ne resta pas confinée à ce seul lieu.

2. Emplacement du magasin des colonies à la fin du XVIIIe siècle5.
9Son déplacement, au cours de la guerre d’Amérique, vers le sud de l’arsenal, juste derrière le « magasin général », indique que le magasin des colonies ne fut qu’un point d’appui, réceptacle temporaire des cargaisons.
10Ainsi, au cours de toute la période, la Marine recourut, pour satisfaire les besoins du service des colonies, à une stratégie d’emprunt permanent au sein de l’arsenal. Outre les autres magasins de la base, les autorités profitèrent des quais, des dispositifs de levage et de transport, des locaux du munitionnaire, ou encore des cales de radoub6.
11L’embouchure de la Charente, allongée de la rade, est un exemple de ce phénomène. Initialement dédiée au mouillage des vaisseaux de guerre, la zone fut également un lieu essentiel de la logistique coloniale. L’île d’Aix fut mise à contribution pour le stockage des munitions et des canons, la fontaine Saint-Nazaire servit à l’approvisionnement en eau des navires de charge. Les opérations de chargements/déchargements se firent en rade, sans compter les convois qui s’y rassemblèrent. La même politique semble avoir prévalu pour l’hébergement des troupes. La documentation donne la possibilité de repérer, avec une certaine fiabilité, les lieux qui accueillirent les passagers destinés à la défense des colonies. L’on sait par exemple que la « caserne Martrou », au sud de la ville, fut utilisée pour le logement des Suisses chargés de la défense des colonies7.
12En métropole, la logistique militaire reposa donc sur des infrastructures plutôt légères, et profita des capacités opérationnelles de l’arsenal de Rochefort.
13Un choix identique se retrouve aux colonies, où la Marine consacra les moyens dont elle disposait à des ouvrages défensifs plutôt qu’à de vastes aménagements logistiques. Si l’approche se heurte à la dispersion des sites, le constat est celui d’infrastructures longtemps sommaires et en partie empruntées au commerce. À Louisbourg, par exemple, de simples pontons furent utilisés jusqu’à la réalisation d’un quai dans le courant des années 1740. Même si des travaux furent progressivement entrepris dans les ports coloniaux, au XVIIIe siècle, le tonnage des navires du roi ne permit pas toujours que les nouveaux quais soient utilisés, faute d’un tirant d’eau suffisant. Ce fut par exemple le cas à « La Pointe à Pitre » où les profondeurs furent insuffisantes.
La flotte des colonies
14Dans le cadre de la logistique des colonies, navires marchands, flûtes du roi et vaisseaux de guerre se côtoyèrent, pour former une véritable « flotte des colonies ».

3. Composition des unités de la « flotte des colonies » (1723-1792)8.
15Avec 72 % des effectifs de la flotte des colonies, les affrètements représentèrent le plus important contingent de navires utilisés par la Marine.
16Sans se livrer à une analyse digne de l’archéologie navale, le « dossier technique » type d’un de ces navires peut être restitué, grâce à un rapport de visite rédigé en 1791 sur le Meulan :
« Ce navire du port d’environ 600 tonneau […] Son entrepont […] peut contenir et loger aisément 350 à 400 hommes. En outre de la Sainte Barbe et d’une cambuse en avant, il y a à la poupe sous le gaillard d’arrière une grande chambre et quatre chambres de chaque coté pour les officiers […]. Les cuisines qui sont en fer et neuves sont placées sous le gaillard d’avant9. »
17À l’image du Meulan, les navires affrétés par la Marine furent le plus souvent d’un tonnage bien supérieur aux 300 tonneaux généralement requis pour le grand commerce10. Si la Marine choisit de sous-traiter une large part du transport logistique vers les colonies, elle le fit donc en adaptant les unités à ses besoins.
18Représentant seulement 15 % des unités du service des colonies, les navires de charge de la Marine constituèrent toutefois le cœur du dispositif. Dotées de réelles qualités nautiques, les flûtes assurèrent en effet un lien continu entre la France et les colonies. En dépit de leur vocation de transport, le profil de ces navires était assez proche de celui des frégates, avec une coque couverte par un pont supérieur, lui-même surmonté aux extrémités avant et arrière de gaillards, et doté d’un système vélique composé de trois mâts.
19Outre les navires de charge, la Marine compta également sur ses bâtiments de guerre pour assurer ses transports. Ils contribuèrent à former 12 % du matériel naval employé dans la flotte des colonies. Passons sur leur profil – sujet déjà bien connu11 – pour insister sur le fait que la plupart des navires (67 %) furent des unités moyennes, inférieures à 700 tonneaux, et majoritairement des frégates. Si certains navires de guerre furent complètement reconvertis en navire de charge, comme le Héros entre 1723 et 1733, la plupart ne furent que des portefaix occasionnels. Sur les navires de guerre, la Marine ne fit le plus souvent que charger un fret colonial en supplément de l’avitaillement des navires, sans d’ailleurs toujours veiller au maintien des capacités opérationnelles des unités. Chacun imagine sans peine la saturation de la cale ou l’encombrement des ponts. En 1763, la Comète offre un très bel exemple de cette réalité. En supplément des effets nécessaires à sa navigation, la frégate prit en effet tout ce qui fut nécessaire pour assurer la prise de possession de Gorée, soit un volume d’une trentaine de tonneaux12.
20L’utilisation de ces différents navires indique que la Marine se révéla tout à fait capable de mobiliser les moyens nécessaires à la logistique des colonies. Leur mise en œuvre nécessitait une organisation minutieuse fondée sur la maîtrise du temps et de l’espace.
L’ORGANISATION LOGISTIQUE DU RAVITAILLEMENT DES COLONIES
Rochefort, une base logistique
21Une fois les ordres de Versailles connus, il appartenait aux autorités de préparer et d’organiser le départ des cargaisons. Pour ce faire, la Marine déploya une organisation de logisticien.
22La décision d’un envoi déclenchait une série d’opérations bien connues dans un arsenal : passation de marché d’approvisionnement, adjudication, réception et conditionnement des produits, radoub et armement des flûtes, levée des équipages, arrivées des soldats, et affrètement de navires marchands.
A. Plan de charge du service des colonies en 174013.

23La simple énumération ne permet toutefois pas de bien mesurer la complexité de l’organisation qui fut mise en place à Rochefort, afin de rendre possible la nécessaire simultanéité de ces étapes et leur cohabitation avec les autres missions de l’arsenal. L’année 1740 peut être prise pour exemple (voir tableau ci-contre).
24Au fil des mois, s’accomplit la préparation d’une série de cinq envois correspondant aux objectifs fixés par Maurepas en janvier. L’étalement des activités révèle assez bien l’existence d’un plan de charge, déterminé avec un certain réalisme, par la disponibilité des navires, par les délais d’approvisionnement, par les impératifs de navigation, mais aussi par les possibilités intrinsèques de l’arsenal. L’année 1740 est toutefois trop heureuse pour pouvoir être considérée comme vraiment représentative car pour d’autres périodes, comme ce fut le cas pendant la guerre de Sept Ans, l’organisation devint alors plus erratique car soumise à l’effet d’une guerre déjà déclarée en Nouvelle-France, et à la concurrence des autres activités de l’arsenal. Les perturbations fonctionnelles furent réelles, avec un début des opérations intervenant plus tardivement, en mai, retardé par les armements de guerre, et un plan de charge devenu une simple succession d’objectifs à court terme. Soit qu’il fallut effectuer un envoi « de suite », soit qu’il fallut retarder un autre, faute de disposer, en temps et en heure, d’un navire ou des effets à faire partir. Si tous les envois prévus partirent finalement, les limites de l’organisation et des capacités productives de la base sont toutefois manifestes.
25La question de la maîtrise de l’espace de la base fut tout aussi essentielle que la maîtrise du temps. La logistique coloniale connut à cet égard un processus de rationalisation similaire à celui qui s’appliqua aux autres secteurs de l’arsenal14. La Charente, en dépit de bien des désavantages, joua un rôle clé. Elle fut à la fois un axe de circulation, une zone de stockage, et un espace d’expansion des activités.

4. L’estuaire de la Charente, de Rochefort à la « rade des vaisseaux »15.
26Elle constitua ainsi un facteur d’unité d’une logistique étalée sur plusieurs kilomètres entre l’arsenal stricto sensu et la rade : à Rochefort, les lieux de commandement, la production, une partie du stockage, les constructions, l’entretien et l’armement des navires, le casernement ; à l’embouchure, la fin des armements, le ravitaillement en eau, l’embarquement de certains passagers ; puis enfin, en rade, sorte d’avant-port de Rochefort, les ultimes embarquements, le stockage temporaire, l’hébergement de certaines troupes, les affrètements de navires, l’attente du départ. La rivière permit également une expansion des installations vers l’amont avec, à Saint-Jean-d’Angély, par exemple, la production de poudre ou le casernement de troupes.
27La mise en place d’une base logistique à Rochefort s’accompagna d’une structuration de l’espace coloniale à ravitailler. Selon les circonstances de navigation, les routes maritimes et les installations disponibles dans chaque territoire, la Marine rechercha les plans de transport les plus efficients possible.
La structuration de l’aire de ravitaillement
28Au départ de l’île d’Aix, les routes maritimes suivies par les navires servirent de point d’appui à la structuration de l’aire de ravitaillement. Il s’agissait pour eux de faire route au sud-ouest, de doubler le cap Ortégal, afin de se diriger vers une zone comprise entre les Canaries et Madères, et ainsi rejoindre au plus vite l’alizé, le fameux « wind trade » des Anglais, pour gagner rapidement l’Amérique16. Vers l’Amérique du Nord, les navires pouvaient également remonter très au nord pour contourner le courant nord-atlantique, et profiter ensuite des vents de nord vers l’estuaire du Saint-Laurent17.
29À partir de ce cadre géographique, la structuration spatiale de l’avant-pays marin de Rochefort peut être restituée. L’emprunt à la théorie fonctionnelle des ports conduit ici à considérer les flux de marchandises partis de France comme les lignes de force d’un espace parcouru par l’approvisionnement18.
30Quatre axes existèrent au cours du XVIIIe siècle : Rochefort/Canada ; Rochefort/Louisiane ; Rochefort/Guyane ; Rochefort/Antilles.
31Le barreau Rochefort/Antilles, par exemple, permet d’observer plus finement le principe d’éclatement des flux qui prévalut dans chacun des sous-ensembles du système. Dans le cas présent, le ravitaillement pouvait être acheminé vers la Guadeloupe, la Martinique et Saint-Domingue.
32Point d’arrivée des cargaisons outre-mer, les ports coloniaux, assurèrent la fonction de point nodal, ou « hubs », vers un second niveau de l’avant-pays marin. Ils furent des zones de contact entre la longue distance et la proximité.
33Au-delà des moyens et de leur organisation, se pencher sur la combinaison de ces différents facteurs est nécessaire afin de bien mesurer l’importance du sujet pour la défense des colonies.

5. L’aire de ravitaillement rochefortaise au XVIIIe siècle19.
L’ÉVOLUTION DE LA LOGISTIQUE AU XVIIIe SIÈCLE
La mobilisation jusqu’à la guerre de Succession d’Autriche
34Au cours des premières décennies du XVIIIe siècle, loin de toute contrainte guerrière, le fonctionnement du service des colonies fut celui d’un temps de paix, tout empreint de routine et de stabilité.
35L’année 1725 est à ce titre exemplaire. Suivant les prévisions établies en 1724, les envois furent préparés sans contretemps dès janvier, et en cinq mois les différentes opérations nécessaires au départ des navires furent accomplies. Il est néanmoins certain qu’au cours de cette période, les choix futurs s’esquissèrent, avec, par exemple, une flotte composée d’un noyau dur de navires de charge, augmenté le cas échéant de navires marchands.
36Cette première organisation permit à la Marine de couvrir sans difficulté les besoins de défense des colonies nés des tensions internationales à partir de 1739. Le nombre annuel de départs doubla alors. D’autres indices conduisent à voir une logistique de plus en plus mature et mieux organisée20. En matière d’approvisionnement, par exemple, les progrès furent réels, la Marine délaissant à cette époque ses fournisseurs locaux au profit de fournisseurs plus solides, plus polyvalents, répondant déjà aux marchés à l’échelle de tous les arsenaux.
37Au cours de la guerre de Succession d’Autriche, les perturbations logistiques vinrent ainsi davantage de la guerre sur mer que des dysfonctionnements de l’organisation navale, qui supporta finalement assez bien le poids de la guerre.
La guerre de Sept Ans : vers une nouvelle logistique
38Avec la guerre de Sept Ans, le service des colonies changea d’ampleur. Avec 27 envois pour la seule année 175521, la mesure dépassa de loin tout ce qui avait été la norme jusqu’alors.
39Ainsi, la guerre sonna l’heure des choix. Pour faire face à des besoins militaires en très forte augmentation, la Marine intégra à son organisation une large part de sous-traitance. Les affrètements grimpèrent alors à 70 % des effectifs de la flotte de charge. Le conflit s’avère donc avoir été, dans toute sa brutalité, un temps de progrès de la logistique coloniale. La mobilisation maximale du siècle put être atteinte en 1758, lorsque 6 flûtes, 2 navires de guerre armés en flûtes, 16 navires de guerre et 31 navires affrétés, soit 55 bâtiments, assurèrent le transport du ravitaillement colonial durant les semaines les plus cruciales du conflit en Amérique22, sans malheureusement se révéler à la hauteur du déploiement de forces orchestré par Pitt, côté britannique.
40La guerre agit comme un révélateur des limites de la logistique coloniale mise en place au début du XVIIIe siècle. La principale fut indéniablement le sous-dimensionnement de l’arsenal de Rochefort lorsqu’il fallut assurer un volume exceptionnel d’envois, dans des délais très courts, en supplément des activités traditionnelles d’armement et de construction. L’utilisation de l’expression « dès que possible » dans la correspondance officielle est d’ailleurs tout à fait révélatrice de la très forte pression qui s’exerça alors sur les structures rochefortaises.
41Ces limites, et la réduction du périmètre coloniale qui suivit, conduisirent la Marine à élaborer une autre organisation logistique. Après la perte du Canada, les autorités firent le choix de mettre à profit les autres arsenaux du Ponant, Brest et Lorient à partir de 1769. Lors de la guerre d’Indépendance américaine, l’arsenal de Rochefort ne fut donc plus qu’une base logistique secondaire, chargé avec Lorient des opérations dont Brest ne pouvait s’occuper. En plus des traditionnels embarquements d’armes et de munitions, Rochefort assura dans une mesure inconnue jusque-là, le recrutement, la préparation, et l’hébergement des troupes coloniales. Confrontée à des effectifs bien supérieurs à ceux des seuls Suisses, habituellement présents à Rochefort, la Marine dut apprendre à se procurer de quoi héberger les recrues à grandes échelle.
42Si, à cette époque, Rochefort perdit son autonomie, et par conséquent son statut d’arsenal des colonies, la logistique de la Marine semble avoir atteint, après maintes améliorations, un degré d’efficience et une conscience organisationnelle jamais obtenus auparavant. Ainsi, lorsque la France dut faire face à la révolte de Saint-Domingue, la défense des colonies ne fut plus qu’une thématique insérée dans un ensemble logistique global, intégrant les capacités de transport des arsenaux, comme celles des ports marchands. Cet éclatement des moyens se révéla tout à fait bénéfique pour l’approvisionnement des arsenaux, qui profita ainsi de meilleures capacités de transport. Mais cela contribua à rompre la chaîne logistique que la Marine avait maintenue entre la métropole et les colonies durant tout le XVIIIe siècle. L’incapacité de la France à reprendre le contrôle de Saint-Domingue y trouve sans doute un élément d’explication.
43Après un apprentissage plutôt long, il ne fait aucun doute que la Marine avait atteint à la fin du XVIIIe une certaine maturité logistique. Que de progrès en effet entre les premières décennies du XVIIIe siècle, lorsque la Marine se trouvait à la merci du moindre incident, du moindre retard, et la logistique qui prévalut à partir de la guerre d’Indépendance américaine, où les envois furent assurés au rythme du métronome.
44La politique d’emprunts permanents à tous les secteurs de l’arsenal porta donc ses fruits. Cela fut un atout majeur pour le fonctionnement de la logistique coloniale, et plus largement pour la défense des colonies. Mais cela fut aussi une des principales faiblesses lorsque, au plus fort des guerres, Rochefort atteignit la saturation.
45La difficulté fut toutefois une source d’évolution, pour ne pas dire d’innovation. L’asphyxie de la base rochefortaise au cours de la guerre de Sept Ans conduisit, par exemple, la Marine à confier une part des activités au privé, en l’occurrence au port de Bordeaux.
46Le cas de Rochefort ne saurait cependant prétendre à l’exemplarité. La comparaison avec les choix anglais et espagnols indique en effet que bien des réponses différentes furent élaborées par les Européens pour répondre au défi logistique de la défense des colonies. Mais, en France, une autre option aurait-elle été permise à la Marine ? On peut en douter, compte tenu des budgets plutôt modestes qui furent alloués au service des colonies.
47Le bilan de la logistique donne toutefois bien la mesure de ce dont fut capable la Marine au XVIIIe siècle, avec des moyens financiers loin d’être ceux mobilisés par la Grande-Bretagne. Si l’on s’en tient au traditionnel point de vue militaire, il est évident que le débit l’emporte sur le crédit, et conduit à considérer un siècle de mobilisation logistique comme un échec : la Nouvelle-France fut perdue après avoir été insuffisamment mise en valeur, l’expédition de Kourou vira au fiasco, la reprise en main de Saint-Domingue ne put aboutir. En élargissant le propos aux performances économiques, force est cependant d’admettre que la Marine opéra sans doute le moins mauvais choix en faisant de Rochefort son arsenal des colonies.
Notes de bas de page
1 Archives nationales, fonds Marine (désormais Mar.), G 222, fo 17, 1745.
2 Meyer J., « La France et les Antilles aux XVIIe-XVIIIe siècles », Rochefort et la mer, Publications de l’Université francophone d’été, 1990, p. 27.
3 Buchet C., La lutte pour l’espace caraïbe et la façade atlantique de l’Amérique centrale et du Sud, 1672-1763, Paris, Librairie de l’Inde, 2 vol., 1991 ; Martin S., Rochefort, arsenal des colonies (1723-1792), thèse de doctorat, université de Nantes, 2012.
4 Service Historique de la Défense (désormais SHD), Mar., Vincennes, ms. 144, 136.
5 SHD, Mar., Vincennes, DD2 695, n° 53.
6 Martin S., op. cit., p. 233-278.
7 Martin S., op. cit., p. 93-136.
8 Martin S., op. cit., p. 140.
9 SHD, Mar., Rochefort, 1 E 267, fo 120.
10 Boudriot J., Le navire marchand, Paris, Éditions Jean Boudriot, 1991, p. 175.
11 Les travaux de Martine Acerra sur la construction navale française et ceux de Jean Boudriot, dont la monographie du vaisseau de 74, constituent des références à cet égard.
12 SHD, Mar., Rochefort, 1 E 172, f° 297.
13 Martin S., op. cit., p. 256.
14 Acerra M., « Les arsenaux français de marine à la fin du XVIIIe siècle », in Bonnel U. (dir.), Fleurieu et la Marine de son temps, Paris, Economica, 1992, p. 181-189.
15 SHD, Mar., Vincennes, DD2 708, no 28.
16 Buchet C., « Des routes maritimes Europe-Antilles et de leurs incidences sur la rivalité francobritannique », Histoire, Économie et Société, 1994, no 4, p. 565.
17 Acerra M., « La navigation dans l’Atlantique nord aux XVIIe et XVIIIe siècles », in Augeron M., Guillemet D. (dir.), Champlain ou les portes du Nouveau Monde, Cinq siècles d’échanges entre le Centre-Ouest français et l’Amérique du Nord, XVIe-XXe siècle, La Crèche, Geste Éditions, 2004, p. 105.
18 Charlier J., « Contribution méthodologique à l’étude des arrière-pays portuaires », p. 210, cité par Vigarié A., « Les ports maritimes et leur environnement humain et économique », in Gamblin A. (dir.), Les littoraux. Espaces de vies, Paris, SEDES, 1998, p. 65.
19 D’après Martin S., op. cit., p. 74.
20 SHD, Mar., Rochefort, 1 E 135, fos 197 et 241.
21 Soit 6 flûtes, 2 navires de guerre et 19 navires affrétés.
22 Il faut y ajouter 4 navires dont la nature n’a pu être identifiée avec certitude.
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