1Arme principale de la colonie française, la milice canadienne maîtrise la petite guerre apprise auprès des alliés amérindiens qui demeurent irremplaçables. Comment s’organise cette milice ? Quel est son rôle dans la défense du Canada ? Quelle place occupe-t-elle dans la stratégie de défense du territoire canadien ? La guerre de Sept Ans, qui a commencé dès 1754 en Amérique du Nord, s’éternise, s’enlise. Face à la menace grandissante d’une invasion britannique, se pose alors la question suivante pour les autorités françaises : la milice canadienne peut-elle être incorporée au sein de l’armée régulière française, venue en renfort de la métropole ? Tels sont les points que nous allons développer.

ORGANISATION DE LA MILICE CANADIENNE

L’alliance vitale avec les tribus indiennes

2La force du Canada repose sur l’alliance avec les Indiens, indispensables pour la défense de la colonie, qui revêt une dimension symbolique entre un père Onontio, le gouverneur français, et ses enfants les Indiens. Mais cette aliance suppose que les Européens connaissent les règles de la chefferie indienne pour savoir régler les conflits entre et avec les Indiens1. Lors des rencontres, des rituels de paix sont incontournables où les discours sont suivis d’échanges de présents. La faiblesse des Français est de ne pas pouvoir ravitailler les Indiens en marchandises et en présents à grande échelle comme les Anglais, ce dont William Johnson saura profiter. Il est important de contrôler les chefferies indiennes et la politique de cadeaux est le moyen d’y parvenir. Les chefs indiens, bénéficiaires de ces présents, deviennent les courroies de transmission des volontés françaises auprès de leurs clans. Les Français doivent sélectionner des hommes prêts à collaborer avec eux, dotés d’un fort charisme et d’une influence importante. Ainsi, les Français peuvent jouer des divisions interindiennes en s’appuyant sur ces chefs qui redistribuent les présents du gouverneur de Nouvelle-France dans les différents clans. Lors des rencontres diplomatiques, comme chaque été à Montréal avec le gouverneur, on échange le calumet de la paix, des cordons de wampum (coquillage), pour appuyer la parole donnée. Les présents apparaissent comme un signe d’alliance mais aussi de clientélisme. Il faut composer avec toutes les nations indiennes qui occupent, aux XVII^e et XVIII^e siècles, une place médiane entre le statut d’une province et celui d’un État indépendant. Par ailleurs, les Français doivent également composer avec les Indiens vivant aux abords du Saint-Laurent. Ils ne peuvent nommer les chefs qu’en accord avec les Indiens eux-mêmes. Les relations franco-indiennes reposent sur une logique d’alliance mais aussi d’inféodation, les Indiens devenant peu à peu dépendants des Français. Avec les forts, les Indiens sont le bouclier le plus important du Canada. Experts dans l’art de la petite guerre ou guérilla, ils sont incomparables en matière de mobilité et de surprise. D’où la nécessité de les ménager2.

Organisation des pouvoirs liés à la défense

3La Couronne administre directement le Canada depuis 1663, comme une province française3. Depuis 1669, le secrétaire d’État à la Marine gère les affaires coloniales. Le gouverneur qui représente le roi est recruté parmi les officiers de marine à partir du début du XVIII^e siècle. Des lettres de provision signées par le souverain le nomment à cette charge. Mais il est à tout moment révocable. Le gouverneur est le seul responsable de la défense de la colonie en se chargeant des questions militaires, en dirigeant les troupes, la milice et en décidant de la construction de nouveaux forts. Il s’occupe également de la diplomatie et des relations avec les Amérindiens en nouant de nouvelles alliances avec les tribus et en signant avec elles des traités. Montréal est le lieu de réception, chaque été, des ambassades indiennes. Les liens sont étroits entre commerce et alliance militaire car les forts servent simultanément de postes militaires et de lieux de traite. Ils donnent une forte influence au gouverneur qui est responsable de la politique de découverte et d’expansion. Depuis la gestion de Jean Talon, nommé en 1665, l’intendant, issu de la petite noblesse ou de l’élite anoblie, est quant à lui responsable de la justice, de la police et des finances. Le financement de la guerre, le coût des marchandises destinées à entretenir l’alliance des Indiens sont l’occasion d’oppositions fortes entre gouverneur et intendant.

4La milice est créée en 1663, étendue à toute la province en 16694. Tous les hommes de 18 à 60 ans peuvent porter les armes. La levée des miliciens est effectuée dans les villes par les syndics, représentants des habitants, et par l’intendant ou son subdélégué. Dans les campagnes comme dans les paroisses, les capitaines de milice recrutent et entraînent les hommes. Ils sont les relais et les exécutants des ordonnances et édits du roi. L’organisation des compagnies de miliciens ne connaît qu’une seule différence. En milieu rural, les compagnies de miliciens sont distribuées par paroisse alors qu’en ville elles sont réparties par quartier. Les capitaines de milice ou capitaines de côte sont des habitants nommés par l’intendant. Ils sont le lien entre les autorités et les paysans. Les capitaines de milice doivent faire connaître et appliquer les ordres du gouverneur (administration militaire) et de l’intendant (administration civile). Ils sont chargés du recrutement et de l’entraînement des miliciens. Ils participent activement à l’administration de la colonie, en veillant à la répartition des taxes, en distribuant les billets pour le logement des soldats et en levant des blés pendant les disettes. Les capitaines de milice jouent le rôle des assemblées villageoises de métropole. Chaque compagnie de milice est formée par tous les hommes d’une paroisse rurale ou d’un quartier urbain, âgés de 15 à 60 ans. Elle est commandée par le capitaine de milice, assisté d’un lieutenant, d’un ou deux enseignes et de sergents. Le service est sans solde. La faiblesse de la milice est due aux nécessités de l’agriculture – le labourage de la terre au printemps, la récolte à la fin de l’été – et à l’escorte du convoi de canots ravitaillant les postes de l’ouest.

5Aux miliciens s’ajoutent, depuis 1683, 1 500 soldats des troupes de marine créées par Colbert5. Dépendantes du secrétaire d’État à la Marine, ce sont des unités d’infanterie fondées pour garder les ports français et défendre les colonies. Ces troupes sont incorporées en compagnies franches et non en régiments. Les commissions d’officiers sont accordées au mérite. Chaque compagnie est formée par un capitaine, un lieutenant, un enseigne en pied, un enseigne en second, de deux cadets, de deux sergents, de trois caporaux, de deux tambours et de quarante et un soldats. Par un règlement de 1695, le roi Louis XIV a permis de recruter au Canada les hommes du rang pour les troupes de la Marine tout en gardant la prérogative de la nomination des officiers. C’est ainsi qu’au XVIII^e siècle, les troupes de Marine sont essentiellement composées de Canadiens. Cependant, l’accès au grade d’officier dans ces troupes reste difficile. En effet, il faut plusieurs années de service comme cadet. En 1728, on abaisse à 15 ans l’âge d’admission des cadets. Une progression rapide dans la hiérarchie de ces troupes s’obtient par la valeur au combat ce qui explique la réputation des troupes de Marine. En cas de conflit, des régiments métropolitains, des « troupes de terre », peuvent venir en renfort mais au risque d’exacerber les tensions avec les soldats coloniaux et les miliciens, car les « troupes de terre » méprisent la guérilla et préfèrent la guerre à l’européenne (combattre en rangs sur un champ de bataille à découvert).

Tactique de la petite guerre, tactique de guérilla, seul obstacle sérieux face à l’accroissement des forces britanniques

6La force des miliciens canadiens repose sur leur maîtrise incomparable de la guérilla, ou petite guerre, acquise grâce aux Indiens. Parcourir de longues distances, hiver comme été, détruire un objectif par surprise et avec rapidité, s’éclipser et décrocher discrètement, telles sont les clés de leurs succès dans les raids contre les colonies anglaises, initiés par le gouverneur Frontenac à la fin du XVII^e siècle. Le milieu naturel nord-américain, notamment la forêt, est un précieux allié. La mobilité extrême des miliciens canadiens, leur qualité de tireurs d’élite, leur art du camouflage y font merveille. Des hommes tels que Jean-Daniel Dumas, le sieur Rigaud de Vaudreuil, le sieur François-Marie Picoté de Bellestre, les frères Coulon de Villiers se distinguent.

7Le récit d’un raid mené par le sieur Rigaud de Vaudreuil près d’Albany illustre ce que sont ces actes de guérilla :

« Porté au roi, 28 janvier 1748, le comte de La Galissonnière rend compte des différents partis de guerre composés de Canadiens et de Sauvages qui, pendant l’année dernière [1747], sont allés faire des courses sur les colonies anglaises […] Le plus considérable de ces partis a été commandé par le sieur Rigaud de Vaudreuil, major des Trois-Rivières. Il était composé d’environ mille deux cents hommes tant Français que Sauvages […] Ayant vu qu’il n’y avait pas à craindre pour le fort Saint-Frédéric, le sieur Rigaud se détermina à entrer dans la province d’Albany pour tenter d’enlever le fort de Sarascau qui couvre une partie de la frontière de cette province. Il détacha d’abord le sieur de La Corne Saint-Luc, enseigne de compagnie, avec deux cents hommes pour faire coup sur la garnison. Arrivé aux environs de ce fort, le sieur de Saint-Luc ne doutant pas pour lors que la garnison ne fit quelque sortie embusqua la plus grande partie de son monde et ne présenta que quinze hommes aux ennemis qui sortirent en effet au nombre de cent. Ce détachement s’étant porté à quelque distance du fort, il se trouva investi, et il ne s’en sauva que quinze ou vingt hommes, tout le reste ayant été tué, noyé ou pris6. »

8Autre exemple, le 21 juin 1752 à l’aube, Charles-Michel Mouet de Langlade, officier franco-outaouais, mène un raid à la tête de 210 Outaouais et de 30 soldats français7. Il anéantit Pickawillany dans la région de l’Ohio, élimine le chef Miami la Demoiselle mais épargne les marchands de fourrures britanniques. Cette attaque a d’énormes conséquences car les Miamis rallient les Français8.

LA MILICE CANADIENNE PILIER DE LA STRATÉGIE DE DÉFENSE DE LA COLONIE CANADIENNE

Le mémoire de La Galissonnière : définition de la stratégie de défense du Canada. Application de cette stratégie

9Avec perspicacité, La Galissonnière, ancien gouverneur du Canada de 1747 à 1749, rédige en décembre 1750 son important Mémoire sur les colonies de la France dans l’Amérique septentrionale9. Ce texte définit plusieurs axes : il faut se battre sur les frontières du Canada en renforçant ses postes et maintenir les Indiens dans l’alliance française. La défense des frontières canadiennes est indispensable à la survie de la colonie ; elle doit être intégrée dans une stratégie globale pour diviser les forces navales de l’Angleterre entre l’Europe et l’Amérique, ce qu’affirme l’article 3 : « De l’importance et de la nécessité de conserver le Canada et la Louisiane10. » La supériorité du Canada repose sur l’alliance entre Canadiens et Indiens et sur la guérilla à l’indienne menée par les Canadiens qui compensent leur infériorité numérique.

10Les successeurs de La Galissonnière, La Jonquière (1749-1752) et Duquesne (1752-1755), poursuivent exactement la même stratégie. Mais ils se heurtent de plus en plus directement à l’expansion des colons anglais d’Amérique. Les affrontements locaux fréquents, comme à Pickawillany en juin 1752 ou dans la vallée de l’Ohio en 1753 et 1754, aggravent les risques d’une conflagration générale qui éclate finalement le 28 mai 1754 avec la mort de l’officier canadien Jumonville.

Raids canadiens et indiens sur les frontières des colonies anglaises

11Ces raids ont pour objectif de harceler les colonies anglaises, de disperser leurs forces pour contrecarrer leur supériorité numérique. La « petite guerre », tactique consistant à frapper soudainement, à se replier rapidement, s’avère efficace11. Pour Vaudreuil et les Canadiens, cette méthode constitue l’unique moyen de défendre les frontières très étendues de la Nouvelle-France. Ces coups de main forment le seul obstacle sérieux opposable aux nombreux bataillons de troupes régulières que le Premier ministre William Pitt commence à diriger en Amérique du Nord à partir de 1757. Les acteurs clés de cette guérilla sont les miliciens canadiens, les troupes de Marine composées majoritairement de Canadiens et les alliés indiens. Tous ces hommes peuvent agir en petits groupes mobiles, autosuffisants d’un point de vue logistique.

12Pécaudy de Contrecoeur, Jean-Daniel Dumas, héros de la bataille de la Belle-Rivière en 1755, le sieur François Marchand de Ligneris commandent successivement le fort Duquesne qui constitue la base principale des raids canadiens et indiens dirigés, entre autres, sur les frontières de la Pennsylvanie et de la Virginie. Le 19 septembre 1756, Vaudreuil s’appuie sur le rapport précis de Jean-Daniel Dumas pour justifier l’efficacité d’une telle stratégie12. Les cadets ou de jeunes officiers canadiens mènent les partis de guerre indiens, tels l’officier Dagneau Douville ou l’officier Rocheblave qui attaque un fort à 3 lieues de fort Cumberland et l’enseigne Niverville de Montizambert qui mène une action contre les forts Shirley et Bigham dans la vallée de la Tuscarora, en juin 175613. Parti du village indien de Sonioto dans l’Ohio le 25 juin 1756, le sieur de Bellestre s’empare d’un fort anglais en Virginie.

13Le succès le plus éclatant est remporté par François Coulon de Villiers, jeune frère de Louis Coulon de Villiers, vainqueur de fort Necessity en 1754. Son parti ayant quitté fort Duquesne le 22 juillet 1756 prend d’assaut, incendie et détruit fort Granville le 2 août 1756, à soixante milles de Philadelphie. Le 19 septembre 1756, Vaudreuil en donne un récit détaillé :

« Un parti de cinquante cinq hommes de nos troupes Canadiens et Sauvages commandé par Monsieur le chevalier de Villiers […] a parfaitement réussi. Il a attaqué un fort nommé Granville […] Heureusement que le capitaine était sorti du fort avec vingt soldats. Monsieur de Villiers somma le commandant de se rendre. Mais il lui répondit fièrement que mille hommes autour de sa place ne le réduiraient jamais […] Le feu commença […] Monsieur le chevalier de Villiers ne pouvait se flatter de prendre ce fort l’épée à la main mais y employa le surplus de son parti pendant la nuit à ramasser quantité de bois et au fond d’une coulée […] Il en forma de petits fagots qu’il jeta […] au pied de cette courtine et dès le petit jour il y communiqua le feu […] dans deux heures la palissade fut embrasée […] Le commandant fut tué. La garnison […] demanda avec empressement ce qu’elle avait refusé la veille. Monsieur de Villiers leur accorda bon quartier14. »

14La défense des frontières des colonies anglaises, qui s’appuie sur de petits forts isolés, présente ainsi une faiblesse majeure, face à la mobilité et à la rapidité des commandos canadiens et indiens15. Le jeune major virginien Georges Washington déplore ces difficultés16. Fin octobre début novembre 1756, il rend compte, dans sa correspondance, de son voyage aux frontières virginiennes et exprime ses craintes le 2 décembre 1756 sur la défense de la Virginie17.

15Vaudreuil ne cesse d’envoyer des partis de guerre harceler les colonies anglaises, ce que le gouverneur confirme dans sa lettre du 18 avril 1757 en y relevant les noms des nations indiennes profrançaises : « Les Loups […] les Mississagués […] les Tsonnontouans […] les Miamis […] les Chaouanons18. » Vaudreuil se déclare satisfait le 15 janvier 1757 de l’efficacité des combats à la canadienne où se distinguent les Canadiens, tels que Niverville de Montizambert, Rocheblave, de même que Montmidy, Duberger de Saint-Blin et Montcourt19.

16Le raid sur le village des Palatins, près de Corlar, le 13 novembre 1757, que Picoté de Bellestre a conduit, reste un exemple marquant des coups de main sur les frontières des colonies britanniques20. Le 13 novembre, à 3 heures du matin, un parti de 300 hommes – 100 Canadiens et 200 Indiens – conduit par Picoté de Bellestre, détruit le village des Palatins21. Les actions menées par les Indiens et les Canadiens sèment la terreur dans les colonies britanniques22.

17Fort Duquesne et fort Saint-Frédéric constituent des bases avancées pour les Indiens, qui y reçoivent armes et munitions pour mener leurs attaques, et des lieux où sont regroupés les prisonniers. Deux inconvénients entravent cependant l’efficacité de la petite guerre : elle donne l’initiative aux Indiens, les incite à combattre selon leurs coutumes (raids rapides), mais leur soif de butin satisfaite, ils quittent les lieux laissant Canadiens et Français seuls pour un temps face à l’ennemi. Robert Navarre, au fort Détroit, assure ainsi l’approvisionnement pour les Indiens Outaouais du chef Pontiac. Vaudreuil peut ainsi efficacement défendre les frontières du Canada, sur les Grands Lacs, le lac Champlain et le lac Saint-Sacrement23.

La chute de fort Duquesne, 23 novembre 1758

18Les raids canadiens et indiens se poursuivent en 175824. Le général John Forbes, qui dirige l’expédition contre fort Duquesne, a pleinement conscience qu’il lui faut obtenir la neutralité bienveillante des nations indiennes de l’Ohio et des Cinq-Nations iroquoises pour réussir. La neutralité indienne constitue le programme des pourparlers britanniques qui aboutiront lors du traité d’Easton des 25 et 26 octobre 175825. La diplomatie britannique intervient très tôt, dès avril 1756. Les Indiens Delawares de l’Est, habitant près de la vallée de la Susquehanna, n’ont rallié qu’à contrecœur les Indiens de l’Ohio dans leurs raids contre les Britanniques car ils ne reçoivent plus les marchandises anglaises nécessaires à leur subsistance. Grâce aux chefs des Cinq Nations iroquoises, William Johnson les contacte et les incite à quitter les nations de l’Ohio partisanes des Français. Des rencontres ont lieu en 1757 et en 1758. Les Indiens Delawares de l’Est jouent effectivement les entremetteurs et rallient les nations de l’Ohio à l’Angleterre en échange d’avantages.

19Après plusieurs semaines de négociation, la conférence d’Easton réunit, en septembre-octobre 1758, les Indiens de treize nations, dont les Delawares de l’Est, les Indiens de l’Ohio, les Cinq Nations iroquoises. Les gouverneurs de Pennsylvanie et du New Jersey, Georges Croghan (représentant de William Johnson), Israël Pemberton, un Quaker, sont aussi présents. Le traité d’Easton est signé les 25 et 26 octobre : les nations indiennes de l’Ohio se retirent du conflit, les Anglais leur promettent en échange qu’ils ne toucheront pas leur territoire, à l’ouest des Appalaches, mais une fois la guerre contre la France gagnée. Les alliances franco-indiennes disparaissent, ce qui porte un coup sévère à la défense du Canada.

20En 1758, la situation du sieur de Ligneris à fort Duquesne empire car le manque de marchandises pèse de plus en plus lourdement. Dès lors, l’alliance avec les Indiens, privés de présents et de cadeaux, s’effrite et les nations indiennes finissent par abandonner Ligneris. Le traité d’Easton officialise ce retrait du conflit des nations indiennes de l’Ohio. Ligneris, qui ne dispose plus suffisamment de vivres, conséquence de la chute de fort Frontenac en août 1758, doit faire évacuer une importante partie de sa garnison. Fort Duquesne est abandonné et dynamité le 23 novembre 175826.

Oswego (1756) et fort William Henry (1757), les miliciens canadiens auxiliaires de l’armée régulière française

21Les miliciens canadiens accompagnent l’armée régulière française dans ses campagnes contre Oswego et contre fort William Henry en 1756 et 1757. Ils y jouent le rôle d’auxiliaires, harcelant au préalable les positions ennemies durant l’hiver et le printemps avant que l’armée française n’y mette le siège durant l’été. Les milices jouent également un rôle important dans la logistique en assurant le transport des vivres, des munitions et en guidant les Français vers les postes britanniques.

22Un parti de 300 Canadiens, Indiens, réguliers, commandé par Chaussegros de Léry, coupe, en février 1756, les voies de communication entre Oswego et Schenectady. Fin mars 1756, un convoi de ravitaillement anglais, près de fort Bull, est détruit et ce fort anéanti27. Des partis canadiens et indiens partent de Niagara et de Toronto au printemps 1756, afin de harceler les environs d’Oswego et les voies fluviales qui y mènent.

23Le 16 juin 1756, Louis Coulon de Villiers se trouve près d’Oswego, où il confine la garnison anglaise puis, le 3 juillet 1756, attaque le convoi de ravitaillement anglais, mené par le colonel Bradstreet depuis Albany sur la rivière Onondaga28. Alors, aucun secours n’est disponible. Vaudreuil mentionne précisément ce raid de de Villiers le 10 juillet 1756, en résumant sa stratégie de harcèlement :

« Les coups que j’ai fait porter sur Chouaguen ont d’abord été modérés. Je n’ai eu cette politique que pour donner à penser à l’ennemi que je ne pouvais le faire inquiéter que faiblement. Mes coups sont devenus plus considérables et plus rapides, ils ont insensiblement rebuté l’ennemi et l’ont réduit dans l’état que je le souhaitais29. »

24Fin juillet 1756, les troupes franco-canadiennes se mettent en mouvement et rejoignent les sieurs Coulon de Villiers et Rigaud sur le lac Ontario. Le 8 août 1756, l’avant-garde, menée par Rigaud, frère de Vaudreuil, se met en marche, puis établit son camp sur une hauteur devant Oswego, le 11 août 175630. Dès le 14 août 1756, les Anglais sont contraints à la reddition et un important butin est saisi31.

25Le récit détaillé de la campagne d’Oswego écrit par le gouverneur Vaudreuil rapporte des incidents entre Canadiens et Français, après la chute du poste anglais32. La chute d’Oswego laisse apparaître des dissensions entre Montcalm et Vaudreuil33. Les Canadiens ont joué un rôle essentiel dans le harcèlement puis lors du siège avec le sieur le Mercier qui a poussé Montcalm à agir et avec le corps du sieur de Rigaud qui a pris à revers l’ennemi. L’audace, la rapidité des mouvements des Canadiens, toujours à l’avant-garde, ont désorganisé les défenses ennemies. Bougainville ne peut dissimuler son désappointement devant ce fait d’arme34. Par ailleurs, le chevalier de Lévis a fait preuve de lucidité et d’audace pendant ce combat en poussant Montcalm à prendre Oswego. Dans sa lettre du 12 août 1756, Vaudreuil ne tarit pas d’éloges sur Lévis35.

26La prise d’Oswego fait effectivement apparaître le début de la rivalité entre Montcalm et Vaudreuil36. Vaudreuil lui-même l’écrit le 1^er septembre 1756 :

« Si j’eusse été moins vigilant, et que je n’eusse soutenu avec fermeté les ordres que j’avais donnés, Chouaguen serait encore non seulement au pouvoir des Anglais, mais même si monsieur le marquis de Montcalm avait tardé de quatre jours à exécuter mes ordres, l’ennemi s’y serait maintenu, et s’en serait assuré la possession quelques efforts que j’eusse pu faire désormais37. »

27Montcalm ne se montre pas adepte de la guerre sauvage, la guérilla canadienne. Avec les troupes de terre, il entend défendre le Canada de manière conventionnelle, consolider les forts qui sécurisent Québec, la capitale, car l’Ouest canadien ne présente aucune valeur stratégique à ses yeux, où seuls les Indiens peuvent combattre.

28Lors de la prise d’Oswego, Montcalm n’a pu empêcher les 260 Indiens qui l’accompagnaient de tuer quelques dizaines de prisonniers anglais38. Ces Indiens sont irrités de n’avoir reçu que peu de butin. Vaudreuil le rapporte dans sa lettre du 1^er septembre 1756 :

« Les Sauvages furent encore plus mécontents que les Canadiens. Ceux de la baie sont retournés à leurs villages sans avoir eu la liberté d’emporter la moindre chose. On leur ôta des mains ce qu’ils avaient pris. L’espoir du pillage a toujours animé les Sauvages, ils ont fait des merveilles à Chouaguen. Ils m’ont porté leurs plaintes, de la dureté qu’on a eu pour eux, je n’ai pas eu peu de peine à les apaiser39. »

29Les Amérindiens se révèlent très actifs pendant le siège et ont aussi été favorablement impressionnés par la prise du fort, comme le rapporte l’intendant Bigot le 3 septembre 1756 :

« Ces messieurs de terre [les troupes françaises] ne connaissent pas l’impression que la présence des Sauvages fait sur les Anglais ; ces derniers auraient tenu plus longtemps dans Chouaguen à ce qu’ils m’ont assuré, si les Canadiens et les Sauvages n’eussent pas traversé la rivière. Ils les virent passer avec tant d’ardeur, quoiqu’ils eussent de l’eau jusqu’à la poitrine, qu’ils craignirent d’être forcés et égorgés dans leurs retranchements qui étaient battus à revers par notre artillerie […] La destruction de Chouaguen nous rendra plus forts du côté du lac Saint-Sacrement, parce qu’il ne faudra plus à Niagara et au fort Frontenac que des garnisons. Les députés des Cinq Nations [iroquoises] étaient à Montréal lorsque nous y apprîmes la prise de Chouaguen. Ils en furent bien humiliés ; ils auraient promis à Monsieur de Vaudreuil d’être neutres ; ils craignirent fort que ce général ne les obligea de se déclarer pour nous, ils l’ont assuré qu’ils l’avertiraient si les Anglais voulaient rebâtir Chouaguen40. »

30L’objectif assigné par La Galissonnière a été ainsi atteint et Vaudreuil poursuit cette stratégie41. Le gouverneur du Canada use des mêmes moyens que pour neutraliser Oswego, lançant des partis canadiens et indiens pour harceler, couper les lignes de communication ennemies et isoler progressivement le fort William Henry. Le sieur de Rigaud ravage les environs de ce fort entre le 17 et le 23 mars 1757. Vaudreuil rend compte de ce raid dans cette même lettre du 22 avril 1757, justifiant sa tactique de harcèlement :

« Je vis clairement qu’il me fallait faire en gros ce que j’avais fait en petit l’année dernière [1756] sur le portage de Chouaguen à Corlar […] Je faisais dépendre avec raison le succès de cette entreprise [le raid de Rigaud] de son exécution dans un temps où l’ennemi ne pourrait craindre ni même penser que les Canadiens fussent sur lui. Je ne fis pour cet effet partir qu’à la fin du mois de février sous les ordres de Monsieur de Rigaud de Vaudreuil un détachement de mille cinq cents hommes […] Canadiens et Sauvages, leur bonne volonté fut égale et les Canadiens et les Sauvages qui, par leur expérience, donnaient le ton aux troupes franchirent tous les obstacles se portant d’inclination à suivre l’exemple de Monsieur de Rigaud42. »

31La mésentente entre Montcalm et Vaudreuil s’aggrave à cette occasion puisque Montcalm affirme, le 1 er novembre 1756, que le siège de fort William Henry ne servira à rien. Il doit finalement se plier aux ordres, car le gouverneur dirige seul les opérations. Les Canadiens, qui constituent de nouveau l’avant-garde de l’expédition, mènent d’actives patrouilles, loin au sud de fort William Henry et de fort Edward.

32En juillet 1757, en vertu du système d’alliances franco-indiennes, de nombreux guerriers accompagnent les troupes françaises43. Bougainville donne un état précis de ces guerriers amérindiens et fournit les effectifs engagés dans cette expédition44.

33Fin juillet 1757, l’armée franco-canadienne se met en marche. Le 2 août 1757, les troupes occupent un site désigné par Lévis, à trois milles du fort William Henry. Le 3 août, les canons arrivent à leur tour. Lévis lui-même conduit l’avant-garde au sud, près de fort William Henry, pour l’isoler en s’établissant sur la route vers fort Edward. Le 6 août 1757, la première batterie française ouvre le feu sur William Henry et, dès le 9 août, le fort anglais se rend. La garnison anglaise peut repartir librement vers fort Edward, sous escorte française, contre le serment de ne pas combattre avant 18 mois, mais les Indiens finiront par attaquer ces hommes, causant de nombreuses victimes et capturant des prisonniers45. Tous ces Indiens, à l’exception de 300 Abénaquis et Népissingues, quittent aussitôt l’armée française, satisfaits du butin saisi. Ce grave événement provoque de lourdes conséquences car il ébranle l’alliance franco-indienne des Pays d’En Haut46. Bougainville se montre alors très sévère sur l’alliance avec ces nations47. Dès octobre 1756, il avait déploré les trop longs palabres avec elles avant la bataille et le départ inopiné des guerriers indiens à la fin de la campagne ou du raid. Il pressent aussi le sérieux retentissement que cet incident va provoquer sur la réputation des armées françaises48.

34La prise de fort William Henry cristallise encore davantage les désaccords entre Montcalm et Vaudreuil. Le gouverneur du Canada veut aussi la destruction de fort Edward pour sécuriser la frontière du lac Champlain et du lac Saint-Sacrement. Montcalm lui désobéit, en refusant d’aller au-delà de fort William Henry, et manque ainsi l’opportunité exceptionnelle de percer le front occidental de la colonie de New York et de mettre également en péril les colonies du New Jersey et du Connecticut. Les difficultés de la campagne n’ont d’ailleurs pas manqué : difficulté du transport de l’artillerie par portage entre le lac Saint-Sacrement et l’Hudson, départ soudain des Indiens alliés et nécessité de permettre aux Canadiens de retourner faire les récoltes.

LE PROBLÈME DE L’INCORPORATION DES MILICIENS CANADIENS DANS L’ARMÉE RÉGULIÈRE FRANÇAISE

Un bon usage de l’art de la petite guerre canadienne : bataille de fort Necessity (1754) et bataille de la Belle-Rivière (1755)

35La mort de l’officier Jumonville dans une embuscade, le 28 mai 1754, provoque des représailles qui conduisent à la bataille de fort Necessity49. Une action de guérilla, de petite guerre à la canadienne, doit être menée. Il s’agit de frapper vite et fort pour détruire l’objectif ennemi et se retirer rapidement. Le sieur Mouet de Langlade a agi également le 21 juin 1752 détruisant le village de Pickawillany. Le 28 juin 1754, le sieur de Contrecoeur, commandant du fort Duquesne attribue le commandement de l’expédition à Louis Coulon de Villiers, frère de Jumonville50. Le 3 juillet 1754, l’expédition atteint le lieu où Jumonville a été tué par les colons anglais de Virginie commandés par le major Georges Washington.

36Alerté par ses éclaireurs de l’approche des miliciens virginiens, Coulon de Villiers dispose ses hommes à la canadienne, les embusquant dans le bois. L’officier canadien ne tarde pas à constater que sa troupe présente le flanc au fort Necessity qui se découvre en canonnant Canadiens et Indiens. Les Virginiens marchent effectivement sur la droite des Français à leur rencontre. Constatant que les Indiens, qu’ils pensaient pro-Anglais, sont en fait du côté des Français, ils n’attaquent pas et se retranchent dans fort Necessity tout proche. La bataille s’engage à 11 heures le 3 juillet 1754.

37Coulon de Villiers se rapproche du fort, tout en restant à couvert dans le bois. Il utilise à merveille l’art de la guérilla canadienne. La précision des tirs canadiens neutralise les défenses virginiennes. Coulon de Villiers a laissé un récit détaillé du combat où il précise notamment : « Je fis mettre la troupe en bataille dans le genre convenable pour le combat des bois51. » Au soir du 3 juillet 1754, les Virginiens se rendent. La capitulation est signée par leur chef Georges Washington52.

38L’année suivante, la bataille de la Belle-Rivière prouve à nouveau la valeur militaire de la milice canadienne quand elle est bien employée dans un milieu favorable à la petite guerre, la forêt nord-américaine. Au matin du 9 juillet 1755, Contrecoeur donne ordre à ses hommes, depuis fort Duquesne, de bloquer l’avance de l’armée Braddock. Les soldats de Marine, les Canadiens, les Indiens, commandés par le sieur de Beaujeu, officier des troupes de Marine, se portent à la rencontre des Anglais53. Le major Jean-Daniel Dumas, le sieur de Ligneris assistent Beaujeu. La bataille de la Belle-Rivière se déroule en deux phases.

39La première s’ouvre sur l’offensive de Beaujeu qui charge les Britanniques. D’abord bousculés, ceux-ci ripostent et tirent trois décharges. Beaujeu est tué. Les Canadiens et les Indiens désemparés lâchent pied devant un adversaire rompu au combat à l’européenne. Jean-Daniel Dumas, major des troupes de Marine, prend alors le commandement et profite de la configuration du champ de bataille (une route qui monte, entourée sur ses deux côtés par des bois très épais) et du savoir-faire canadien en matière de guérilla, « le combat des bois » comme l’a dit Louis Coulon de Villiers lors de la bataille de fort Necessity, un an auparavant54. Il dispose ses soldats de manière à faire barrage à l’ennemi dont l’avant-garde, conduite par Thomas Gage, sûre de la victoire, est mitraillée et doit se replier en désordre. La confusion dramatique qui survient constitue le tournant de la bataille.

40La seconde phase se produit alors. Canadiens et Indiens se ressaisissent à la vue du succès de Dumas. Bien encadrés, ils se postent sur les côtés du chemin, abrités par les bois épais, et prennent ainsi de flanc les Anglais qu’ils criblent de balles. L’art de la guerre à l’européenne (manœuvrer en ligne sur un terrain découvert et tirer un feu de salve bien réglé), que symbolise Braddock, est inefficace. La guérilla canadienne et indienne fait merveille55. La colonne anglaise devient une cible sans défense. Braddock tente de rallier ses hommes. Il est mortellement touché. En quatre heures, l’armée anglaise est anéantie56.

Mauvais usage de la milice canadienne : bataille du lac Saint-Sacrement (1755), bataille des plaines d’Abraham (1759)

41Vaudreuil veut éliminer le fort Edward, ou fort Lydius, qui menace la frontière sur le lac Champlain, puis exécuter son principal dessein, la destruction d’Oswego. Les instructions de Vaudreuil (15 août 1755) sont impératives. Dieskau doit attaquer les Anglais, avec l’ensemble de ses forces. Il doit tirer parti de l’art de la guérilla des Canadiens et des Indiens57.

42À fort Carillon le 3 septembre 1755, Dieskau interprète mal les dires d’un prisonnier et sous-estime les forces anglaises. Il laisse une partie de ses forces derrière lui, violant ainsi les instructions de Vaudreuil. Le 8 septembre 1755, s’engage la bataille du lac Saint-Sacrement, au sud du lac Champlain. Johnson, inquiet pour la sûreté de fort Edward, envoie un corps de 1 000 hommes. Informé de son approche, Dieskau veut renouveler le succès de la Belle-Rivière. Il embusque les Indiens sur les côtés de la route menant à fort William Henry. Une succession de méprises de sa part va être à l’origine de la tragédie conduisant au désastre. L’ignorance de la tactique de combat des Canadiens par un homme, formé à l’européenne, mène aux mêmes conséquences que pour Braddock.

43Les Indiens ouvrent d’abord le feu prématurément sur les Anglais, trop tôt pour les prendre en embuscade, comme le 9 juillet 1755 à la Belle-Rivière. Les Anglais fuient, Dieskau les poursuit et commet une deuxième faute, refusant aux Indiens et Canadiens de reprendre haleine. Il ne regroupe pas, troisième égarement, ses forces et attaque avec des moyens dispersés, affaiblis, se heurtant avec ses hommes exténués aux retranchements anglais construits sur le site du futur fort William Henry.

44La vigueur et l’héroïsme des Français sont tout près de retourner la situation en leur faveur58. La résistance des retranchements britanniques et la vigueur de leur feu repoussent finalement les assaillants. Les conséquences de la bataille du lac Saint-Sacrement sont sévères. Vaudreuil ne peut détruire Oswego. Cette opération doit être reportée à l’année suivante. Le poste de commandant des troupes de terre françaises est vacant. Le gouverneur du Canada juge inutile la désignation d’un remplaçant. Sa mésentente avec Dieskau ne l’incite guère à être favorable à ce pourvoi. Le gouvernement royal désigne pourtant le marquis de Montcalm pour remplacer Dieskau au printemps 1756. Le nouveau général français et le gouverneur canadien ne parviennent pas à s’entendre.

45Les désastres survenus lors de la campagne de 1758 conduisent à la rupture définitive entre Vaudreuil et Montcalm59. Les deux hommes s’opposent non seulement sur la stratégie de défense de la colonie canadienne mais aussi sur l’usage de sa milice : laisser les miliciens mener la guerre de harcèlement où ils excellent ou les intégrer au sein des régiments métropolitains de l’armée de terre. Montcalm exige en effet l’incorporation des miliciens canadiens dans les troupes régulières françaises. Or, ces miliciens, rompus à la petite guerre, ignorent les principes de la bataille en ligne. Montcalm fait délibérément l’impasse sur l’efficacité de la petite guerre canadienne qu’il a pourtant vue à l’œuvre, lors des campagnes contre Oswego en 1756 et fort William Henry en 1757.

46Le pessimisme de Montcalm apparaît au grand jour dans la mesure où il ne croit pas au succès de la défense du Canada tout en vilipendant la milice canadienne. Aide de camp du général, Bougainville se fait l’écho fidèle de la pensée de Montcalm dans un mémoire dénonçant la milice et refusant la tactique de guérilla des Canadiens60. Montcalm se montre ferme partisan de la guerre à l’européenne où l’on s’affronte en ligne en terrain découvert, où la bataille se gagne par des salves réglées de fusil tirées à bout portant. Il réclame l’abandon des frontières de la colonie (vallée de l’Ohio, les Grands Lacs comme le lac Ontario, la région du lac Champlain) et exige la fin de la guérilla menée conjointement avec les Indiens sur les frontières des colonies anglaises, considérant ces pratiques barbares. Le général français veut aussi incorporer les 3 000 miliciens canadiens61. Avant même le départ de Bougainville pour la France, le 12 novembre 1758, le gouvernement royal a décidé, le 20 octobre, de promouvoir Montcalm au grade de lieutenant général. Le duc de Choiseul, qui vient d’accéder au pouvoir, procède à un important changement à la tête du commandement militaire. Montcalm a désormais autorité sur toutes les forces militaires au Canada. Vaudreuil devient son subordonné de fait pour les opérations militaires. Le général français obtient l’incorporation des Canadiens dans les régiments métropolitains. Mise en œuvre sans prendre en compte leurs qualités militaires pour la petite guerre, cette incorporation n’obtient pas les résultats escomptés.

47Lors de la bataille des plaines d’Abraham, le 13 septembre 1759, le mauvais emploi des miliciens canadiens, peu formés à la bataille rangée, constitue l’une des principales causes de la défaite. La droite française se compose d’une partie des troupes de Marine, de la milice canadienne des gouvernements de Québec et de Montréal, et est disposée jusqu’aux bois tout proches62. Le centre regroupe les régiments réguliers français. À l’extrême gauche de ce dispositif, les Indiens et les miliciens canadiens du gouvernement de Trois-Rivières et, pour partie, de celui de Montréal avancent à travers le bois, le long du sommet des plaines d’Abraham. Les Français passent à l’attaque de manière désordonnée. Face à eux, l’armée anglaise est formée en lignes sur deux rangs. Les miliciens canadiens, peu habitués à cette configuration, se courbent, tirent sur les Anglais et repartent. Des brèches s’ouvrent dans les rangs français, sur ses ailes gauche et droite. La ruée des soldats en crée aussi au centre.

48En ligne sur deux colonnes, les Anglais attendent que l’ennemi se rapproche encore. À bout portant, ils tirent deux salves réglées avec une discipline de feu perfectionnée, qui ravagent les rangs français. Le centre du dispositif français explose et la déroute s’installe dans toute l’armée. Seuls, aux ailes gauche et droite, les miliciens canadiens se rallient, résistent et se sacrifient pour couvrir la retraite française. Sur l’aile droite, ils causent de lourdes pertes aux soldats écossais. Toutefois, la défaite et la capitulation de Québec qui s’ensuit s’avèrent inévitables.

49Pourtant, une incorporation réussie des miliciens canadiens, au sein des troupes de terre métropolitaines françaises, demeure possible. Le chevalier de Lévis, qui succède à Montcalm comme commandant en chef, en apporte la preuve éclatante au printemps 1760. Le 20 avril 1760, il lance sa contre-offensive pour reprendre Québec63. Lévis a su intégrer et incorporer les miliciens au sein des régiments métropolitains, en accord avec le gouverneur Vaudreuil. Ainsi, les troupes sont réparties en cinq brigades de deux bataillons chacune, la brigade la Reine (régiments la Reine et Languedoc), la brigade la Sarre (régiments la Sarre et Béarn), la brigade Royal Roussillon (régiments Royal Roussillon et Guyenne), la brigade de Berry (régiment Berry seul).

50Bien structurée, bien commandée, cette armée mixte franco-canadienne remporte la victoire de Sainte-Foy le 28 avril 1760, aux portes de Québec. D’abord pressée sur son aile droite dirigée par le colonel Burton, puis prise de flanc par son aile gauche, aux ordres du colonel Fraser, l’armée anglaise, commandée par le général Murray, recule. La bataille de Sainte-Foy s’achève pourtant sur une victoire française incomplète, car Lévis manque l’occasion unique de reprendre Québec, en ne poursuivant pas les soldats anglais en déroute. L’épuisement de ses hommes lui interdit en effet d’entrer dans la ville à la poursuite des soldats ennemis et l’arrivée des renforts britanniques l’empêche de reprendre Québec.

51La milice constitue le pilier principal de la défense du Canada. Grâce aux raids menés par les miliciens, les guerriers amérindiens et les troupes de Marine, les colonies anglaises, harcelées sans cesse, doivent disperser leurs forces en perdant leur supériorité numérique. La guérilla s’avère efficace et constitue le seul obstacle valable aux renforts de troupes régulières que William Pitt envoie en nombre à partir de 1757. Elle dépend principalement du maintien des alliances avec les Amérindiens experts en petite guerre.

52Cependant, les négociations, menées notamment par William Johnson et marquées par le traité d’Easton en 1758, neutralisent les systèmes d’alliances franco-indiennes, vitales pour le succès des incursions contre les établissements britanniques. À ces succès diplomatiques s’ajoute la pression croissante des troupes anglaises et des colons anglo-américains. Elle contraint les Français et les Canadiens à resserrer leur périmètre défensif sur la vallée du Saint-Laurent au détriment des frontières du Canada défendues par les forts et par le harcèlement mené par les miliciens. Dès lors, faute de renforts et de soutien matériel et logistique venus de métropole, la Nouvelle-France se trouve à terme condamnée.