Les premières recherches

1Le workahoslim est un terme qui aurait été utilisé pour la première fois par Oates (1971) en référence à sa propre compulsion associée au travail. Ce néologisme, construit à partir des mots « work » (travail) et « alcoholism » (alcoolisme), réfère à une conduite addictive, de dépendance, envers le travail. Pour Oates (1971), le terme workaholism réfère aux personnes dont le besoin de travailler est devenu si excessif qu’il peut constituer un danger pour leur santé, leur épanouissement personnel, leurs relations interpersonnelles ainsi que leur fonctionnement social.

Un travail de définition continu de l’addiction au travail

2Bien que ce phénomène d’addiction au travail ait été opérationnalisé dans différentes études, l’addiction au travail n’est toujours pas définie de façon unanime. Castro (2004) définit l’addiction au travail, comme la relation pathologique d’une personne à l’égard de son travail, qui tend à lui consacrer toujours plus de temps et d’énergie. Pour vraiment parler d’addiction au travail, le phénomène doit être durable et persister malgré les conséquences négatives sur la personne (santé, vie sociale, vie familiale, etc.).

Des tentatives de définitions de l’addiction au travail autour d’une triade : affect/cognition/comportement

3Certains auteurs vont définir l’addiction au travail au regard du nombre d’heures travaillées alors que d’autres vont la considérer comme une attitude à l’égard du travail (Burke, 2000). À titre d’exemple, pour Mosier (1983), est workaholique toute personne travaillant au moins cinquante heures par semaine. Selon Porter (1996), l’addiction au travail correspond au fait d’avoir une motivation interne pour être démesurément impliqué dans le travail, tout en ignorant les autres sphères de la vie. Garson (2005) la définit comme un besoin excessif de travail qui crée une fuite de la réalité. De manière plus explicite, pour Ng, Sorensen et Feldman (2007), l’addiction au travail est constituée de trois dimensions : affective (aimer le fait de travailler), cognitive (être obsédé par le travail), et comportementale (travailler pendant de longues heures). Spence et Robbins (1992), dont l’outil d’évaluation a été très utilisé, décrivent l’addiction au travail au regard d’une implication au travail importante, d’une envie (motivation) de travailler élevée et d’un plaisir au travail faible.

4Snir et Zohar (2000) la définissent comme une attribution personnelle constante et conséquente de temps alloué aux activités et pensées relatives au travail, qui ne sont pas résultantes de nécessités externes. Cette dernière définition offre trois éléments clefs. Le premier est la mise en avant d’une implication cognitive et comportementale à l’égard du travail, sans toutefois extrapoler quant aux potentielles répercussions, positives ou négatives, qu’elles entraînent. Le second point important de cette définition concerne l’aspect constant de cette implication, qui ne peut être associée à un pic d’activité. Enfin, la définition de Snir et Zohar (2000) précise que cette implication physique et cognitive ne résulte pas de nécessités externes. Sur ce dernier point, certaines interrogations peuvent être soulevées. En effet, Snir (1998) précise qu’à la fois les caractéristiques de la situation et de la personne sont importantes pour comprendre l’addiction au travail, pourtant cette définition qu’il propose avec Zohar ne l’explicite pas assez.

Une définition de l’addiction au travail autour de trois éléments : le travail excessif, l’aspect compulsif, un déterminisme autour d’une addiction intérieure

5Schaufeli, Taris et Bakker définissent de manière synthétique l’addiction au travail comme « the tendency to work excessively hard in a compulsive way » (2008, p. 204) ou encore comme « an obsessive, irrestible inner drive to work excessively hard » (2008, p. 219). Ces définitions reprennent deux éléments principaux, le travail excessif et l’aspect compulsif ou obsessionnel. Ces éléments centraux sont présents dans la définition originelle de Oates qui décrivait l’addiction au travail comme « the compulsion or the uncontrollable need to work incessantly » (1971, p. 11) ou encore dans celle de Salanova et al. : « a negative psychological state characterized by working excessively due essentially to an internal drive that cannot be resisited » (2008, p. 1). Ainsi, trois définitions auxquelles Schaufeli a participé au cours de la même année (2008), sont proches mais pas identiques et définissent pourtant une même notion. Alors, nous retiendrons l’une des définitions proposées par Schaufeli, Taris et Bakker (2008) qui a le mérite d’être synthétique et assez consensuelle : « the tendency to work excessively hard in a compulsive way » (2008, p. 204). Elle ne reprend pas directement l’idée d’« internal drive » (Salanova et al., 2008) ou d’« irrestible inner drive » de l’autre définition de Schaufeli, Taris et Van Rhenen (2008). Insister sur cet aspect interne considéré comme une prédisposition, dans la définition de l’addiction au travail, revient à considérer ipso facto cette addiction comme une problématique personnelle. Cependant, cette problématique d’addiction au travail ne peut pas être totalement déconnectée du contexte organisationnel. C’est pourtant le cas dans ces définitions incluant l’idée restrictive de caractéristique interne sous-entendant une prédisposition et a fortiori minimisant le poids de l’environnement dans le développement de cette addiction.

Quid de la prise en compte du contexte organisationnel dans le développement de conduites addictives a priori personnelles

6Selon nous, le contexte organisationnel et les exigences, plus ou moins explicites, faites à un salarié, ont un poids dans l’émergence de l’addiction au travail. Cela peut être un objectif de travail qui nécessite de travailler beaucoup plus qu’une journée normale de travail pour être atteint, une organisation favorisant l’évolution de carrière par une implication excessive et le sacrifice de sphères de vie (ex : personnelle, sociale) au profit de la sphère professionnelle. On observe dans les définitions précédentes une forme de « pathologisation » de l’addiction au travail qui se résume, en fonction des auteurs, à un dysfonctionnement affectif, cognitif ou comportemental de l’individu à l’égard du travail. Certes, cette addiction et les comportements qui y sont associés sont, à première vue, « décidés » par l’individu. Cependant, comment en est-il arrivé à développer de telles conduites addictives ? Nous pensons que dans une majorité des cas, des contraintes organisationnelles seront à la fois des facteurs prédisposant l’émergence de l’addiction au travail (ex : obtention d’un poste, charge de travail donnée) et même le favorisant (ex : déroulement de carrière, rémunération, prime). C’est ce que constatent plusieurs auteurs qui postulent que beaucoup de facteurs organisationnels peuvent influencer le temps d’investissement dans le travail. C’est le cas des récompenses extrinsèques telles que le salaire (Brett et Stroh, 2003), une culture organisationnelle très exigeante (Porter, 1996), les demandes de l’employeur (Maume et Bellas, 2001) ou encore un contexte économique et technologique marqué par la mondialisation (Blair-Loy et Jacobs, 2003).

L’addiction au travail, une addiction encouragée dans certaines organisations

L’émergence du concept aux États-Unis : l’addiction au travail comme condition de reconnaissance organisationnelle

7Les premiers chercheurs à proposer une définition académique du phénomène sont Spence et Robbins (1992) à partir d’études menées aux États-Unis, comme cela sera le cas de la plupart des premières recherches sur l’addiction au travail (McMillan O’Driscoll, Marsh et Brady, 2001). Ce contexte social et culturel nord américain, rattaché aux principales études, ne sera pas sans importance. En effet, l’addiction au travail est considérée comme un trait positif dans beaucoup d’organisations américaines, si bien qu’elle est perçue comme une addiction positive (Robinson, 1996). Koonce (1998) estime que beaucoup d’organisations attendent des salariés qu’ils travaillent cinquante à soixante heures par semaine s’ils veulent évoluer dans leur carrière. Burwell et Chen (2002) considèrent que l’addiction au travail est une pratique acceptable dans nos sociétés puisque les workaholiques sont récompensés, que ce soit avec des promotions où des niveaux de salaires plus importants. Ce genre de conception du travail et sa place dans la société sont assez éloquents quant à la considération de l’Homme au travail. Ce dernier se devrait, s’il veut être reconnu et progresser, de se dédier uniquement au travail en y développant une addiction qui serait saine (sans qu’apparemment cela n’apparaisse antinomique).

Un phénomène étendu plus largement qu’à la plus grande économie capitaliste

8Les États-Unis et la culture américaine, ne peuvent pas expliquer à eux seuls l’émergence de cette addiction. En attestent d’autres études développées dans d’autres pays industrialisés tels que le Canada (Burke, 2000), le Japon (Ishiyama et Kitayama, 1994), la Nouvelle-Zélande (Johnstone et Johnston, 2005), les Pays-Bas (Taris, Schaufeli et Verhoeven, 2005), la Norvège (Burke et Matthiesen, 2004), la Russie (Khakhulina, 2002), la Turquie (Ersoy-Kart, 2005) ou encore le Royaume-Uni (Sampson, 2002). De ces enquêtes ressortent que l’addiction au travail n’est pas une particularité nord-américaine, même si les différences culturelles sur la conception des relations entre les salariés et le travail sont certaines. Au Japon, la réalité du problème est peut-être encore plus forte qu’aux États-Unis. L’expression maintenant universellement connue de « karoshi » est un terme à la fois associé à l’addiction au travail et à l’épuisement professionnel et qui veut dire « mort par sur-travail ».

Évaluation de l’addiction au travail

9L’outil de Spence et Robbins (1992), le Workaholism Battery (WorkBAT) est l’outil le plus utilisé dans les années 1990. Un autre outil, inspiré en partie du WorkBAT est en train de prendre largement le pas : le DUWAS (Dutch Work Aholism Scale) de Schaufeli et ses collaborateurs (Schaufeli, Shimazu et Taris, 2009 ; Schaufeli et Taris, 2004 ; Schaufeli, Taris, et Bakker, 2008). Cet outil est construit autour de deux dimensions issues de la définition que les auteurs font de l’addiction au travail : travailler excessivement et travailler compulsivement. Les recherches sur le DUWAS ont confirmé sa structure bi-dimensionnelle (Schaufeli, Taris et Bakker, 2008) tout comme sa validité. Initialement le DUWAS était composé de dix-sept items (Schaufeli et Taris, 2004) repartis dans les deux sous-échelles. Dix items pour l’échelle WkE (Working Excessively) et sept pour l’échelle WkC (Working Compulsively). Une version courte (Schaufeli, Shimazu et Taris, 2009) de dix items (cinq dans chaque sous-échelle) est également utilisable et validée. Les versions de dix items en néerlandais et en espagnol (Del Líbano, Llorens, Salanova et Schaufeli, 2010) possèdent des alpha de Cronbach acceptables (respectivement .75 et .78 pour la WkE ; et .81 et .79 pour la Wkc).

L’addiction au travail, une perturbation psycho-socio-organisationnelle

Une relation indirecte favorisant l’individualisation de la perturbation

10L’addiction au travail est trop souvent considérée comme une caractéristique intérieure, une sorte de prédisposition traduisant une relation pathologique à l’objet qu’est le travail. Castro (2004) remarque que ce phénomène d’addiction au travail ne s’arrête pas au surmenage, il y a également un aspect central essentiel, celui du détournement du concept de travail. Ce dernier devient une drogue, le « workaholique » s’enivre de son travail. Ainsi, le fait de travailler devient le but ultime de l’individu qui consacre toujours plus de temps et d’énergie dans l’accomplissement de ses tâches professionnelles. Robinson (2001) distingue alors les principales sous-catégories de l’addiction au travail que Castro (2004) définit : le workaholique de type boulimique, le workaholique de type acharné, le workaholique de type hyperactif, le workaholique de type épicurien. Cette classification pathologisante de l’addiction au travail l’associe clairement à des traits intrinsèques de la personne, sans nullement interroger le contexte organisationnel dans lequel il travaille. Bien que cette idée de détournement du concept de travail soit réelle chez les workaholiques, les raisons proposées par Robinson (2001) et Castro (2004) pour l’expliquer sont très discutables. Comme nous l’avons vu, le contexte organisationnel peut prédisposer à l’émergence de l’addiction au travail et même le favoriser. Face à ce constat, il paraît nécessaire de s’interroger sur les comportements, indirectement attendus chez les salariés, que ce genre de contexte favorise. Le surinvestissement des salariés, qui seraient alors récompensés (ex : salaire, primes, avancée de carrière, qualité des projets confiés) semble être perçu comme une preuve d’efficacité et d’appartenance (mais à quel genre de collectif de travail ?).

11La vie du salarié doit-elle se résumer au travail pour qu’il soit efficace ? Et quand bien même elle le serait, pourrait-elle l’être sur le long terme (la vie professionnelle ne cesse de s’allonger alors que le capital santé diminue), sans que la personne ne puisse développer d’équilibre personnel, psychologique et social à l’extérieur comme à l’intérieur de l’entreprise ? Des études montrent par exemple que l’addiction au travail est associée à un faible bien-être (Schaufeli, Taris et Bakker, 2008 ; Taris, Schaufeli et Verhoeven, 2005), ce que nous creuserons dans nos recherches.

12Au regard de la littérature que nous venons de présenter et discuter, nous considérons que l’addiction au travail est l’expression d’un déséquilibre psycho-socio-organisationnel. À l’instar des autres perturbations PSO, l’addiction au travail met en jeu tout le système PSO, c’est-à-dire l’entreprise et son organisation, le salarié et ses caractéristiques, le collectif de travail et ses comportements sociaux. Cette perturbation ne serait être réduite à un comportement addictif individuel tant les facteurs organisationnels sont important dans son émergence.

Proposition de définition de l’addiction au travail intégrant le contexte organisationnel

13Nous venons de le voir, les différentes définitions présentent l’addiction au travail tantôt comme résultant de caractéristiques personnelles, tantôt comme une compilation de traits de personnalité (Mudrack, 2004). Certains auteurs, marginaux dans la littérature, postulent que l’addiction au travail est un comportement addictif appris (Porter, 1996). Nous sommes de cet avis. Nous supposons, au regard du poids du contexte organisationnel, que l’addiction au travail caractérise elle aussi, l’expression d’un déséquilibre psycho-socio-organisationnel en dépit de la tentation de personnifier le problème a priori légitime. L’entreprise et son organisation, l’individu et ses caractéristiques mais aussi le collectif de travail et les liens sociaux qui y sont attachés (ou pas justement), sont au cœur du déséquilibre caractérisé par cette perturbation. Afin de ne pas nous en tenir simplement à des constats, nous proposons de compléter la définition de l’addiction au travail faîtes par Schaufeli, Taris et Bakker (2008) de la manière suivante : the tendency to work excessively hard in a compulsive way due to personnal traits and organizational context. Ainsi, nous définssons l’addiction au travail comme « la tendance à travailler excessivement dur, d’une manière compulsive en raison de traits personnels et du contexte organisationnel ».

Synthèse chapitre viii