1De 1465 à 1469, Jean Yvet, menuisier, fabrique pour le chantier de Vasles deux échelles et loue 5 s. t., pour trois mois, la petite chambre de l’aumônerie près du château1. Les années suivantes, après la destruction de l’aumônerie, il n’est plus fait mention de son logement, et il disparaît des censiers. Dans deux quittances (1493 et 1494), il reconnaît avoir reçu 8 boisseaux et 8 setiers de seigle « pour l’honneur de dieu et pour pitié de lui2

2 », signe d’une situation précaire. Il n’y a aucune raison de croire que sa condition ait été tellement meilleure dans les années 1470 ; le total de ses salaires sur le chantier de Vasles entre 1467 et 1471 s’élève seulement à 3 l. t.

3À l’inverse, entre 1467 et 1472, Guillaume Gaborin dit Guichard, maître charpentier, reçoit du receveur plus de 105 l. t. pour le paiement des marchés de la maison forte de Vasles. Il s’acquitte annuellement de 2 l. 8 s. 6 d. t., de cinq chapons et de deux gélines de cens à l’abbaye du Pin et au seigneur de Curzay ; c’est l’un des plus importants censitaires de la région3. En 1465, il prend la ferme de la totalité des terrages et des dîmes de Vasles et Vausseroux avec deux autres paroissiens pour la somme de 80 l. t.4. Il sert de témoin à divers contrats passés sous le sceau de l’abbaye du Pin5. Sur le chantier, en l’absence du procureur de l’abbaye et du sergent, il est témoin du paiement des échéances des contrats des principaux artisans, témoignant de son rang dans le village6. Il monnaye aussi ses compétences dans la ville de Parthenay, à 20 km, preuve de son savoir-faire ou de son dynamisme7.

4Quels points communs entre ces deux hommes ? Tous deux intègrent la catégorie des artisans, certes, mais ensuite ? Repérer et relever leur présence est insuffisant. Bien souvent, l’artisan est un homme spécialisé dans un art mécanique, un homme de métier. Cette définition académique cache cependant de grandes disparités. Il semble donc nécessaire de connaître la spécificité de l’artisan rural dans son environnement. En effet, il est aussi important de le comparer aux autres ruraux qu’aux gens de métier des villes qui pourraient, à première vue, être ses plus proches voisins. Mais l’aspect terminologique, dans cette quête quelque peu utopiste, n’est pas une fin en soi. Tous les moyens seront mis en œuvre pour saisir le quotidien des artisans et le comparer à celui des autres ruraux.

Quels artisans au village ?

5Notre fil rouge sera la région autour de Ménigoute et Vasles, exceptionnellement riche en archives8. Trois censiers, des registres d’assises et diverses pièces de procédures forment l’essentiel de la documentation. Aussi ce petit secteur constitue-t-il le point de repère de notre recherche en permettant une monographie de la population de plusieurs seigneuries.

6Dans un premier temps, nous ferons une approche numérique large et globale de la population, ensuite nous nous restreindrons particulièrement aux activités artisanales.

7Dans un second temps, il s’agira de cerner les profils professionnels pour en apprécier l’ampleur. Au-delà de la diversité des métiers, il nous faudra définir le cas de chaque secteur. Les artisans ruraux ressemblent-ils plus à leurs homologues citadins ou bien aux autres habitants des campagnes ?

Données numériques

8Les études de démographie médiévale, aujourd’hui nombreuses, suscitent bien un certain scepticisme face aux faiblesses sérielles et statistiques de la documentation. Mais une tentative de dénombrement n’est pas une fin en soi ; elle doit permettre une approche plus globale (socio-économique) du monde rural. Des évaluations de l’importance numérique de la population artisanale pourront être toutefois proposées.

Méthode et limites

9L’étude pionnière d’Arlette Higounet-Nadal sur Périgueux, en exploitant les registres de taille et les actes non fiscaux du bas Moyen Âge, a démontré les limites du systme9.

10Transposée dans le monde rural, la méthode pose de nouveaux problèmes. La ville est une notion plus clairement définie, comprenant plusieurs paroisses dont les limites servent souvent de cadre d’étude. La mosaïque représentée par le découpage seigneurial des campagnes ne correspond jamais à l’unité de base, la paroisse. Cette dernière est pourtant, à l’époque moderne, le fondement d’une bonne partie des sources (rôles de taille, registres paroissiaux). Les documents conservés de la fin du Moyen Âge émanent des seigneuries et couvrent donc plusieurs fragments de paroisses ; ils doivent faire l’objet d’une épuration importante pour être utilisés.

11L’autre difficulté est la transposition du nombre de feux en nombre d’habitants. Il serait nécessaire, au préalable, d’appréhender la structure familiale, mais en l’absence de sources notariales, les données seront souvent laissées en l’état.

12Comme les archives notariales, les rôles de taille et les registres paroissiaux font défaut et il a fallu recourir à une autre documentation. Les chartriers conservés ont principalement fourni des pièces, dont l’objectif n’est ni de dénombrer ni de documenter l’artisanat. Malgré tout, leur utilisation croisée avec d’autres sources indirectes fournit des informations périphériques riches et pertinentes. Pour le dénombrement ne sont retenus que les chefs de famille ou feux localisés avec précision dans les paroisses de Vasles, Ménigoute et Vausseroux, par la mention de leur origine ou de leur demeure. De plus sont conservés ceux figurants dans plusieurs types de sources différentes, censiers, registres d’assises, enquêtes, justifiant leur présence autrement que par la simple propriété d’une terre. Les autres sont considérés comme des propriétaires pouvant être originaires d’une autre paroisse. En revanche, il a été décidé de ne pas retenir les noms de confins, solution parfois expérimentée10. Bien sûr, ils permettent de combler partiellement le problème du morcellement seigneurial, mais ils sont d’une interprétation fort douteuse, car la microtoponymie peut aisément fossiliser le souvenir d’un individu décédé depuis très longtemps11.

L’importance numérique des artisans

13Par cette méthode, 410 feux ont été recensés (sous réserve d’homonymes) dans les années 147512. Le total des feux précisément localisés dans chaque paroisse est de 309 ; les 101 autres, n’étant pas situés avec assez d’exactitude, n’ont pas été inclus au calcul. Le tableau n° 5 présente les données en valeur absolue.

14Tableau n° 5 : Résultats des dénombrements de la région de Vasles13

15Vasles et Ménigoute regroupent le plus grand nombre de feux. La différence importante entre les deux paroisses tient à leur taille respective : Vasles est, aujourd’hui encore, la plus étendue du département des Deux-Sèvres. Les données des trois autres paroisses sont très faibles ; et les variations plus importantes du xv^e siècle, peu représentatives, doivent être maniées avec précaution.

16Il ne faut en aucune manière comparer les nombres anachroniques des feux des xv^e et xviii^e siècles. Malgré les documents conservés, il reste pour le xv^e siècle dans chacune des paroisses des fractions non couvertes, en particulier le sud de Ménigoute et le nord de Vasles. Aucune de ces données ne doit être prise comme valeur absolue, mais comme un ordre de grandeur. C’est ainsi qu’elles peuvent servir de base de calcul.

17Afin d’évaluer l’activité artisanale, une conception minimaliste a été retenue. Outre les artisans déclarés – artisans vendant leur marchandise, maçons et charpentiers présents sur une construction –, il a été décidé que tous les participants d’un chantier, en dehors des simples manœuvres, seraient considérés comme ayant eu une activité artisanale. D’une manière identique, tous ceux qui ont été partie prenante, même ponctuellement, à une chaîne de production quelconque (textile, bois, cendres… dont les produits sont commercialisés par la suite) sont comptabilisés comme artisans. Cette base de travail est aussi celle d’Alain Belmont14.

18Ainsi l’habitant de la campagne, ramassant les fougères dont les cendres alimentent la verrerie voisine, tout comme celui payant une amende ou une redevance en bois œuvré, est considéré comme ayant une activité artisanale occasionnelle et donc comptabilisé. Sa participation au circuit de fabrication, même minime, est réelle ; nous verrons ensuite si elle est fréquente.

19Les fermiers des dîmes de produits transformés (toiles) se trouvent un peu à part. Leur extrême fragmentation, une dîme par écart à Vasles, ainsi que le renouvellement annuel des fermiers semblent exclure la présence de puissants marchands contrôlant la production et la diffusion des productions textiles. Les détenteurs de fermes s’avèrent plus souvent être des locaux, peut-être un peu plus aisés que leurs voisins, mais probablement producteurs eux-mêmes. Ils seront de ce fait exceptionnellement comptabilisés.

20Bien que non artisanaux, d’autres métiers mentionnés régulièrement apparaissent dans le tableau n° 6, en l’occurrence les meuniers, merciers, marchands et hôteliers.

Tableau n° 6 : Part de la population de la région de Vasles ayant au moins une activité artisanale entre 1475 et 1478

21Deux groupes se distinguent nettement, celui formé par Vasles et Ménigoute (24 % et 28 %), et l’autre composé des autres paroisses (de 3 % à 12 %). Une différence de plus de 12 % est constatée et la moyenne globale (19 %) perd sa valeur objective. Les études de ce type sont peu nombreuses. Dans la région, un rôle d’imposition poitevin de 1552 a fait l’objet d’une recherche approfondie15. Les précisions concernant les mentions de professions permettent un même calcul. Sur un total de 3 065 feux, les métiers du bâtiment, du textile et les brassiers représentent environ 606 feux, soit 20 %. Les chiffres sont étonnamment proches, mais les contextes, urbains et ruraux, sont si différents qu’il faut rester prudent.

22Dans le Namurois de la fin du xiii^e siècle, la recherche est fondée sur les anthroponymes, supposés ne pas encore être héréditaires16. Les catégories de métiers, malheureusement imprécises et larges, induisent des chiffres approximatifs. Ici, 8 % de la population a une activité autre qu’agricole. Ce pourcentage, très inférieur au nôtre, peut être justifié par la méthode, qui n’aide pas à la perception des artisans temporaires. Au milieu du xv^e siècle, avec la même méthode, dont l’emploi devient alors discutable, les chiffres atteignent 10 à 15 %17.

23Les travaux d’Alain Belmont, sur le Dauphiné des xiv-xv^e siècles, sont le seul élément de comparaison fiable. Partant des rôles de taille et des révisions de feux, l’auteur obtient un pourcentage global de 10 à 15 %18. Toutefois, ces chiffres, proches des précédents, sont une moyenne et cachent donc de grandes disparités. En 1458, certains villages dauphinois (Virieu) regroupent jusqu’à 26 %, voire 40 % à La Chapelle-du-Bard, dans la vallée de Breda. La dichotomie apparue autour de Vasles se retrouve donc ailleurs.

24L’étude de la répartition professionnelle par paroisse est instructive. La force des pourcentages à Vasles et Ménigoute est liée aux types d’activités représentés (tableau n° 7). En dehors des artisanats classiques (bois, fer, textile), l’existence d’ateliers de production de terres cuites augmente notablement le nombre de personnes exerçant une activité autre que l’agriculture. Les potiers et tuiliers représentent 43 % des artisans de Vasles et 59 % à Ménigoute. Il convient de ne pas généraliser ces données, car elles correspondent à des paroisses ayant un ou deux villages spécialisés. L’importance des chiffres résulte aussi de la bonne tenue des comptes de la seigneurie de Vasles. Nous sommes en possession d’une liste exhaustive de tous les artisans ayant travaillé l’argile, même sur de très courtes périodes. En revanche, peu de renseignements sont fournis par les censiers, et les comptes des seigneuries de Ménigoute dans le domaine du textile contrastent ainsi avec la profusion du censier de Vasles.

Tableau n° 7 : Répartition des artisans par type d’activité dans les paroisses de la région de Vasles vers 1475-1478

25Nous savons, grâce au dénombrement, que 14 feux – 3,4 % de la population totale et 18 % de la population artisanale – ont un lien avec le travail du textile. Ce chiffre est faible. En Dauphiné, une moyenne de 37,8 % de la population artisanale touche au textile19. À Montmeyran, quatre artisans sur neuf sont concernés et deux sur cinq à Laval sur les contreforts de la chaîne de Belledonne. Au xv^e siècle, dans une petite ville du Poitou comme Bressuire, peuplée de 160 à 300 feux, une soixantaine est impliquée dans le travail du textile (laine et fibres végétales), soit 20 % à 37,5 % de la population20. L’imprécision des sources écrites peut expliquer la sous-représentation de cette activité, pourtant importante dans la région.

26En Dauphiné, la composition de la population artisanale (40 % de la population) de La Chapelle-du-Bard, témoigne d’une forte proportion de forgerons, cinq sur seize artisans21. À ceux-ci, nous pouvons ajouter six charbonniers et un serrurier qui travaillent peut-être dans le même secteur d’activité. Les autres artisans du village sont couturiers, tisserands et meuniers. Cette répartition des métiers laisse entrevoir la possible existence d’une paroisse spécialisée dans le travail du fer. Comme à Vasles et Ménigoute, le fort pourcentage d’artisans (plus du quart de la population) est corrélé à la présence de villages spécialisés. D’origine inconnue, ils sont présents dans tout le royaume.

27En dehors de la terre cuite, les métiers les plus représentés sont ceux du textile et du bois. Ils se répartissent équitablement dans toutes les paroisses. Leur fréquence n’a rien d’exceptionnel, car ces productions, demandant une formation prodiguée dans le cadre familial, s’apparentent à un domaine auxiliaire des travaux agricoles. Il est alors facile de passer de l’autoconsommation à la commercialisation des produits. La fabrication des cendres, qui ne demande pas trop de connaissances techniques, pourrait entrer dans ce même groupe. Néanmoins, elle est souvent passée sous silence et n’est rapportée que par des procédures judiciaires. Sa production alimente la fabrication de savons et de verres ; elle intègre donc sans problème le monde des productions artisanales.

28Les chiffres obtenus diffèrent du Dauphiné sur un point précis : la part des ouvriers du bois est beaucoup plus faible, seulement 4,8 % contre 20 % à Vasles22. Cette donnée est surprenante pour un pays de montagne où les forêts sont pourtant nombreuses. Il faut peut-être y voir une autonomie de tous les feux dans le travail du bois n’entraînant pas l’émergence de véritables charpentiers ou menuisiers. Le type de source peut aussi jouer un rôle dans la différence des chiffres. En effet, les comptes de construction poitevins favorisent plus le repérage des travailleurs occasionnels du bois que les révisions de feux du Dauphiné. La patronymie peut dans ce cas pallier certaines lacunes.

La patronymie et l’hérédité du métier

29Les documents médiévaux ne sont pas toujours très prolixes quant aux liens de parenté unissant les signataires d’un acte et leur métier. Face aux difficultés d’une étude prosopographique, il est tentant d’aborder la question d’une manière plus globale.

30La première approche onomastique consiste à repérer les patronymes issus de métiers. Ainsi, une enquête de 1459 rapporte-t-elle le témoignage d’étienne Potier, potier de terre de Bois-de-Cené23. Le plus ancien fragment de censier de la seigneurie de Vasles, daté de la fin du xiii^e siècle24, relate l’existence de quelques noms sur lesquels nous reviendrons plus tard, Sabourin ou Sabourant, Bigot, Porchaire ou Pourchaire, du Chilleau… Pour le moment, l’un d’eux seulement retient notre attention, Poter25. Son abréviation peut être lue « Poter » ou « Potier ».

31Au xiv^e siècle, ce patronyme est mentionné huit fois dans le censier de la seigneurie de Bois-Pouvreau26. Au xv^e siècle, il est présent dans des aveux et dans le censier de Jean Cacaud, receveur de Vasles27. Un aveu de 1538, rendu par François Rousseau, écuyer et seigneur du Chilleau, à l’abbesse de Sainte-Croix de Poitiers, mentionne un Hugues Potier vivant au village de tuiliers et de potiers du Chilleau28. L’étymologie de ce nom ne pose pas de problème : elle est issue du métier de potier. Il n’est pas question ici d’Oulier, nom dérivé de l’Oule, une poterie, et dont la forme toponymique est un indice d’atelier de production29. Au xiv^e siècle, les membres d’une famille Poter habitent autour du hameau de La Blanchardière, jouxtant La Guérinière, lieu attesté de production céramique. Au xv^e siècle, les Poter sont au Chilleau. Aucune mention n’atteste formellement l’activité potière de l’un des membres de cette famille. Dans le censier de 1374, deux Thomas Poter, l’Aîné et le Jeune, s’acquittent d’un cens de 1 d. t. « pour la cressance » de leur four respectif30 : cela pose un problème d’interprétation. L’utilisation du seul mot « four » est courante pour des fours à pain. Généralement, ceux servant à la cuisson des tuiles ou des pots sont mentionnés comme tels.

32Que l’activité potière de cette famille soit réelle ou pas, sa présence autour de sites de production alimente l’hypothèse d’un artisanat ancien31. Les patronymes issus de noms de métiers se sont fixés bien avant la période que nous étudions, et l’absence d’article devant le nom témoigne d’une fixation déjà bien assimilée. Il n’y aurait alors rien de surprenant à ce que les membres de cette famille aient changé de profession, et que des potiers portant des surnoms deviennent plus nombreux et les surclassent. À la fin du Moyen Âge, les Poter peuvent témoigner de l’ancienneté de l’activité artisanale, mais ils ne sont donc pas un bon exemple pour illustrer l’hérédité du métier, confirmée par d’autres familles.

33À Vasles et Ménigoute, à la fin du xv^e siècle, sur 79 artisans, le corpus de patronymes est de 52. Les 10 noms (19,2 %) portés plusieurs fois représentent 41,7 % de la population artisanale32. Si l’on réduit le champ d’étude aux artisans de la terre cuite (30 personnes), on obtient un éventail de 15 noms différents33. Les 4 patronymes les plus courants, Bigot, Porchaire, Sabourin et Morin (soit 26,6 % des noms), rassemblent 70 % des artisans de le terre cuite. L’échantillonnage est trop réduit pour parler d’indice de concentration proprement dit, mais le poids de ces familles est très marqué. Au Chilleau, 7 des 13 feux portent le nom de Bigot et 6 sont des feux de tuiliers ou de potiers34. En 1485, un texte parle d’ailleurs de ce bourg comme du pays des Bigot, prouvant l’endogamie régnante35. Les concentrations géographiques sont importantes et pérennes : on trouve des Porchaire, potiers ou tuiliers, sur Vasles et Ménigoute au moins de 1404 à 161636. En ne tenant pas compte de la profession, ils apparaissent dès le xiii^e siècle37. Ceci est significatif de l’hérédité du métier chez les artisans de la terre cuite de la fin du Moyen Âge, point commun avec le reste de la population.

34Cette approche purement numérique témoigne de l’importance considérable de l’artisanat dans certaines régions françaises. Même si les données varient énormément d’une zone à l’autre, le secteur artisanal n’en garde pas moins son importance. Il est anormal de considérer comme secondaire un domaine employant jusqu’à 28 % de la population rurale, même si son approche nécessite quelques précisions.

Définition fonctionnelle

35La terminologie artisanale n’est pas une question simple. Si l’activité d’un tuilier ou d’un potier dans son atelier ne pose, a priori, guère de problème, il n’en est pas de même dans les métiers du bâtiment dont la documentation, plus riche, permet de suivre la réalité des activités. Dans l’ensemble, les grandes familles sont stables : maçons, charpentiers, artisans des métaux, verriers et manœuvres. Pourtant, l’étude nominale et personnelle des parcours témoigne souvent du côté trop restrictif d’une telle approche. Le vocabulaire masque, en effet, une autre réalité, celle des compétences.

L’artisan et son métier

36Les comptabilités de chantiers offrent l’opportunité d’apprécier la réalité des tâches allouées à chacun avec une remarquable précision. Ainsi, plusieurs professions travaillant la pierre coexistent : maçon, pierrier, carrier… En l’absence de règlements et de statuts pour ce corps de métier, nous devons utiliser les informations contenues dans les comptes pour déterminer leurs activités.

37À Argenton-Château et au palais de Poitiers, on distingue maçons et tailleurs de pierres38. Pourtant, ces comptes témoignent du caractère trop strict de la division. Ainsi, parmi les 33 maçons et tailleurs de pierre travaillant à Poitiers à la fin du xiv^e siècle, trois sont également mentionnés comme enduiseurs, un comme manœuvre et quatre comme recouvreurs39. Les comptes ruraux corroborent ces constatations. La taille de la pierre ouvre de nombreuses perspectives aux artisans. Les maçons assument les travaux d’aménagement du sol : revêtement en pierres (pavés) ou en terres cuites (carreaux), sans qu’il soit obligatoirement fait mention de paveur ou de carreleur. À Missé, en 1465, Perinnet Tiller couvre de tuiles les maisons du village, puis, avec Jean Guérin, tous deux qualifiés alors de maçons, se chargent du pavage des moulins de la seigneurie. Tiller est ailleurs qualifié de couvreur d’ardoises, et, à ce titre, il est rémunéré pour ressouder des gouttières hors d’usage40. La couverture d’ardoise, matériau étranger au Poitou et donc importé, échoit à des ouvriers spécialisés sur les chantiers de Vallans et Vasles. Dans ce dernier cas, l’ouvrier vient de Candes-Saint-Martin, près de Chinon41.

38Les maîtres maçons sont donc extrêmement polyvalents ; ce phénomène perdure aussi dans certaines petites villes, comme Alençon, jusqu’au xvi^e siècle42. Leur profession recouvre plusieurs fonctions et empiète même, à l’occasion, sur le domaine des charpentiers en fournissant leur matière première43. Toutefois, le bois reste avant tout réservé aux charpentiers.

39Délimiter le champ d’action des charpentiers face aux menuisiers et aux tonneliers est aussi ardu que pour les maçons. Leur activité traditionnelle demeure l’édification des charpentes, le façonnage du bois d’œuvre, et parfois la construction de maisons en bois. Mais ils travaillent fréquemment comme bûcherons, même si ce terme est rarement utilisé. Le seigneur de Villefollet hèle ainsi les hommes chargés de « préparer, amasser et Buscher certains bois et icelui fagoter » : « Véez ci bien des bucherons44. » La terminologie est plus en rapport avec l’usage qui sera fait du matériau qu’avec le véritable statut des hommes. En 1380, à Poitiers, Jean et Étienne de La Ratonnière, « esboucheurs de bois » en la forêt de Coulombier, sont aussi embauchés comme charpentiers ; les deux termes sont employés pour l’équarrissage. Le sciage de long revient soit au charpentier, soit au scieur alors que seuls les « doleurs » apparaissent pour fendre et doler sur les grands chantiers45.

40Les mentions de tonneliers sont rares, et pourtant la vigne, bien implantée en Poitou, demande la fabrication de fûts et de barriques. Dans la seconde moitié du xiv^e siècle, à Vasles, les artisans en charge de l’entretien « des pipes et des busards » de vin sont charpentiers46.

41Couramment cités dans les comptes d’origine urbaine ou rurale, les menuisiers sont encore étroitement liés aux charpentiers. Les statuts du métier des menuisiers poitevins détaillent leur production : huis, trappes, fenêtres, bancs, coffres, huches et lambris47. Mais la distinction n’est pas toujours aussi nette : à Vasles, le charpentier Guillaume Gaborin se charge des planchers et fabrique aussi les palis et un vaisselier48.

42Hormis certaines exceptions, charpentiers et menuisiers semblent plus nettement différenciés que les maçons, les tailleurs de pierre et les carreleurs. Cette constatation est évidente en ville au regard des statuts que les menuisiers ont conservés, et dans le monde rural, grâce à une distinction plus fréquente dans les comptes. Les campagnes possèdent une panoplie quasi complète d’ouvriers du bois : charpentiers, menuisiers, scieurs de long et « esboucheurs ». Les artisans du bois s’approprient parfois d’autres travaux constituant habituellement la tâche des maçons, tels l’entretien et la fabrication des gouttières, la pose des couvertures de tuiles et même, à Parthenay, le charroi de l’eau49. Les hommes concentrent un grand nombre de compétences et se révèlent polyvalents, comme en Provence ou en Normandie. Seule la situation parisienne diffère puisque les statuts et les sources fiscales témoignent d’une ultra spécialisation des métiers du bois, à la mesure d’une ville hors du commun50.

43La polyvalence caractérise aussi les artisans du métal. Le vocabulaire s’appliquant aux professions fluctue énormément en ville comme en campagne51. Si les productions courantes, ferrures de portes, outils, fers à cheval…, sont à la portée de tous ; pour les moins courantes (clous), on fait appel aux compétences des artisans urbains qui pallient les déficiences des ruraux. En tant que maréchaux-ferrants, certains artisans peuvent faire office de vétérinaires. Ils interviennent auprès des propriétaires de chevaux pour soigner, aider les juments à mettre bas et surveiller les convalescents. Accessoirement, cette pratique de la médecine autorise même les maréchaux à soigner les hommes ou à leur prodiguer des conseils en ce sens52. Les ouvriers du plomb, à ne pas confondre avec les fournisseurs, appartiennent à l’élite artisanale. Ils sont amenés à collaborer avec de nombreux autres corps de métiers : les maçons et les couvreurs pour la collecte des eaux de pluie, pour certaines couvertures et pour les joints des pierres, les charpentiers pour les gonds et les verriers pour la résille53. La recherche récente a montré que les artisans du métal avaient une place à part dans les villes du xv^e siècle, en particulier grâce à la forte demande en armes. Il est délicat de confirmer ou d’infirmer cette position dans le monde rural.

44Les comptes de construction soulignent la difficulté de désigner des professions travaillant le verre. Il est rarement question de verriers sur les chantiers mais plutôt de vitriers ou de peintres-verriers54. Malgré le titre de peintre-verrier porté par Guillaume Debuc, il a été impossible de trouver une production de verre coloré dans les trois chantiers qu’il alimente55. Les termes génériques regroupent les fabricants du verre et les poseurs des vitres et des losanges ; il est difficile de distinguer l’artiste produisant des vitraux du simple vitrier. Comme dans l’est de la France, la spécialisation ne semble alors pas de mise56.

45Cette terminologie du travail doit s’accommoder d’un vocabulaire déformé par les besoins d’un marché embauchant une foule d’individus aux emplois divers et variés, à la limite de l’intérim. Chez les petites mains, il est utopique de chercher à cerner les acteurs vivant à l’ombre de leur maître57. Pour ces derniers, la lecture se brouille aussi. À Vasles, en 1468, deux tuiliers livrent une partie du fer et du plomb, et le maréchal Thomas Pineau fait office de marchand de bois, profitant ainsi d’un approvisionnement rémunérateur en matériaux58. Dans les années 1470, autour du massif de la Gâtine, Étienne Beauchamp se qualifie de charpentier-boucher et Michau Pisson de charpentier-prévôt59. À y regarder de plus près, ce côté polyvalent est très répandu, en campagne comme en ville, dans le royaume de France, à Bâle et jusque dans les villes hanséatiques60. Le monde des métiers ruraux est donc un milieu mouvant qui a la particularité d’être très lié aux activités agricoles.

Artisanat et travaux des champs

46Les artisans ruraux ne sont pas coupés de leur environnement ; ils conservent ainsi de forts liens économiques avec la terre. Le secteur de la terre cuite, grâce à sa riche documentation fournira les informations les plus complètes et servira de fil conducteur, avant que nous nous penchions sur la question de son exemplarité.

Le cas de la production des terres cuites

47En 1471 et 1472, Jean Porchaire de La Pagerie comparaît pour des arrérages sur sa gaignerie et pour les dégâts occasionnés par certaines de ses bêtes61. La coutume de Poitou décrit la gaignerie comme une terre labourable ou une ferme, qui peut être à deux, trois ou quatre bœufs, donc d’une taille fort variable, mais rarement très importante. Néanmoins, il s’agit plus d’une véritable exploitation que d’une simple parcelle62. Il paye aussi, de 1463 à 1474, une redevance annuelle de 12 d. t. pour avoir le droit d’extraire de la terre à faire des pots, dans les bois de l’abbaye Sainte-Croix de Poitiers63. Il est donc un potier, bien qu’il ne soit jamais ainsi qualifié dans le censier, hors du chapitre mentionnant la redevance. Comme pour la plupart des artisans de la terre cuite, c’est par ce biais que nous détectons son activité artisanale.

48Dans les paroisses de Vasles et Ménigoute, une trentaine de feux est concernée par la production de terres cuites. onze d’entre eux (36 %), dont Jean Porchaire, s’acquittent aussi d’un cens pour des biens immobiliers. on relève, en outre, quatre propriétaires de parcelles sans cens répertorié. C’est donc un total de 15 feux de potiers ou de tuiliers sur 30 qui sont propriétaires de maisons, de terres, de prés ou de vergers. Néanmoins, pour un certain nombre d’entre eux, la possession d’un simple verger de quelques ares ou d’un hébergement ne renseigne absolument pas sur l’importance de leur activité agricole. Pour d’autres, les choses sont plus lisibles.

49Pierre Bigot, tuilier, paye le terrage de 6 sétérées (3,5 hectares) aux Béraudières64. Jacques Chaintrer, potier en 1474, possède un verger à La Pagerie et paye 3 s. 4 d. t. de cens pour un lieu encore non localisé, La Baronnerie, et pour une ouche avec un certain Pierre Millenchau65. En 1461, ce même Chaintrer représente les chanoines de Saint-Hilaire de Poitiers pour le paiement de 3 l. t. à Jean Guyon, seigneur d’Aubigny et de Faye66. Cette mission de confiance symbolise sa position élevée dans la société rurale. Jean Lezay s’installe sans autorisation sur une borderie de 4 hectares aux Béraudières67. Il détient aussi du seigneur de La Barre une partie du lieu de La Bourassière d’une superficie inconnue68. Héritier d’un certain Guillaume Lezay, il paye annuellement 1 l. 2 s. 10 d. t. de cens et se trouve être un des plus importants censitaires sur Vasles et Ménigoute. Ses possibilités financières lui permettront de se porter acquéreur de divers revenus affermés.

50Autre cas édifiant, celui de Jean Bar qui, en compagnie de son frère André Bar du Rivaux, tente d’acquérir les dîmes du fief du Teillou pour 5 s. t. Un certain Mery Bar les en empêche par « retrait69 ». Dès 1466, Jean Bar est dit « du Teillou », pour lequel il paye un agneau de dîme. En 1473, il arrête de produire de la terre cuite pour une raison que le receveur de la seigneurie précise : « n’a rien besoigné dud. mestier [de tuilier] pour cause qu’il a pris la mestairie dusd. Teillou70 ». Nous savons que ce tuilier exerce déjà une activité agricole autour du lieu du Teillou puisqu’il est redevable de dîmes, mais après 1473, il se peut qu’il choisisse avant tout de vivre de l’agriculture et non plus de l’artisanat. Il ne réapparaît plus comme tuilier. La métairie peut représenter un travail plus important que les terres gérées auparavant. Ici, l’abandon de toute production de terre cuite illustrerait plutôt le caractère secondaire de l’activité potière, simple activité d’appoint. Les motifs de ce choix, peut-être ponctuels et conjoncturels, demeurent obscurs. Notons à cet égard que l’année 1473 est particulièrement redoutable puisqu’une mortalité importante stoppe l’activité de trois tuiliers sur huit au Chilleau (tableau n° 8). Ce pourrait être là un début d’explication. Dans ce cadre, prendre une métairie, c’est-à-dire une importante exploitation, peut être une opportunité. Il est intéressant de noter que son frère, André Bar, dit du Ruaux, s’acquitte annuellement, au moins depuis 1462, de 7 l. t. de rente pour le lieu des Ratelières, et qu’ils partagent ensemble la dîme du Teillou. La superficie des terres cultivées est de 27 hectares, soit une belle métairie au xvi^e siècle. L’exemple familial a pu convaincre Jean Bar de s’investir dans une métairie et de délaisser ensuite la production de terre cuite, mais pour combien de temps ?

Tableau n° 8 : Activité des potiers-tuiliers du Chilleau, mesurée par l’acquittement de la redevance pour l’accès à l’argile71

51Le paiement de la redevance, pour l’accès à la glaise dans les bois de l’abbaye Sainte-Croix, fournit une preuve de la multiplicité de l’activité des potiers-tuiliers du Chilleau et de son caractère parfois temporaire. Loret Bigot est actif seulement quelques mois en 1465 et arrête de produire en 1466 et 1473, Mathelin Porchaire ne produit rien de 1469 à 1473. Les justifications des interruptions de 1473 sont intéressantes : « le receveur n’a reins reçu pour ce qu’ilz nont rien besoigné de leur mestier pour cause de la mortalité ». Tout d’abord, le receveur considère les tuiliers incriminés toujours comme des artisans et non comme des paysans ; et cela malgré l’interruption de leur production. Pour lui, une vacance n’est en rien significative ; elle n’efface pas la mémoire de la fonction. On demeure artisan sans être réellement actif tous les ans. Ensuite, Loret et Étienne Bigot sont tous les deux de nouveau actifs en 1474. Cela prouve qu’ils n’ont pas été directement touchés par cette mortalité sur laquelle nous ne savons presque rien. Loret Bigot abandonne simplement la production durant l’année 1473. C’est peut-être pour lui un moyen de s’adapter à un marché temporairement peu demandeur. Toujours est-il que, durant un an, il puise ailleurs les ressources nécessaires à sa subsistance et à celle des siens, avant de reprendre le travail interrompu. Toutes les solutions de rechange peuvent être imaginées : un travail salarié de manouvrier peut se substituer ponctuellement à l’artisanat de la terre cuite, toujours complété par quelques ressources agricoles.

52Nos interrogations liées à l’arrêt de la production sont nombreuses. L’artisanat céramique nécessite un minimum d’investissement qui laisserait supposer une stabilité de l’activité : des installations (fours, hangars de séchage), des connaissances techniques, un accès à la matière première, des contacts commerciaux… Ce n’est pas le cas d’autres artisanats moins exigeants, comme la transformation des fougères en cendre ou le travail du lin. Comment et avec quels moyens entretient-on un four inactif pendant un an ? Cette structure s’abîmant très vite, un tuilier inactif dépense-t-il de l’argent pour le maintenir en état ? En Bourgogne, des travaux importants sont exécutés tous les quatre ou cinq ans en moyenne sur les fours des tuileries72. La propriété des fours de Vasles et Ménigoute est inconnue ; toutefois, en transplantant le modèle de gestion communautaire d’autres villages spécialisés, on peut répondre à certaines de nos interrogations. À Espinasse, le (ou les) four(s) sont entretenu(s) soit par les seuls artisans actifs, soit par l’ensemble de la communauté, soit par le propriétaire du four73. De ce fait, la cession momentanée d’activité de quelques artisans n’affecte en rien leur entretien.

53Mais revenons à l’exemple du Chilleau. L’interprétation à donner à la conjoncture de l’année 1473 et à son impact sur l’activité des tuiliers est délicate. La mortalité (une épidémie ?) pourrait être la cause du décès d’André Brunet du Chilleau et de Jean Sabourin de La Pagerie, et de l’absence de Mathurin Bigot (tableau n° 8). Au regard des recettes en nature de la seigneurie, les récoltes de céréales ne semblent guère affectées : seule la production de seigle connaît un léger tassement et revient à son niveau de 1470. Les prix des comptes ne laissent transparaître aucun surcoût. Rien apparemment ne différencie la situation de 1473 de celles connues en 1472 et 1474, où aucun tuilier ne stoppe sa production. En 1471, c’est une mortalité qui interdit au receveur de vendre le fruit des dîmes des laines de Vasles et renvoie chez lui, sans qu’il ait travaillé, un terrassier de Moncontour. En 1472 et en 1473, les laines ne sont toujours pas vendues, sans qu’aucune raison ne soit cette fois-ci mentionnée. En Anjou, l’année 1470 marque un palier dans la reprise, précédant une conjoncture naturelle franchement médiocre entre 1470 et 148074. La période 1470-1472 constitue une crise aiguë dans tout le Centre-Ouest. La ville de Poitiers se vide car la peste sévit, et l’année 1472 semble la plus désastreuse75. Il est envisageable que la dépopulation de la capitale régionale ait porté un sérieux coup de frein au commerce des tuiles, incitant l’abandon ponctuel de la production de la tuile – mais pas des poteries –, seulement en 1473, avec un décalage d’un an. Le degré d’implication de l’atelier du Chilleau dans le commerce régional de la tuile est toutefois inconnu.

54Pourquoi les potiers produisent-ils toujours en 1473 ? Est ce la conséquence d’un plus faible montant de redevance ? L’aspect financier est à prendre en compte, d’autant que parmi les trois tuiliers actifs, cette année-là, se trouvent deux des plus riches : Jean Bigot et Jean Lezay. Le troisième, Pierre Bigot, dit Peignant, paye aussi un cens pour une terre d’environ 4 hectares. Les autres, ceux qui arrêtent, n’ont pas de terres connues, sinon un simple verger. La résistance à la conjoncture découle de l’aisance matérielle de chacun et de l’importance des terres cultivées. Cela peut influer directement sur la pérennité de l’entreprise artisanale. Inversement, devant l’incertitude d’écouler rapidement leur production, les artisans sans terre seraient dans l’incapacité financière d’effectuer les premiers investissements en temps (préparation de la terre ou du combustible) et en argent (droits d’accès aux matières premières).

55Au regard des exemples de Pierre Bigot, Jean Porchaire ou Jean Lezay, la notion de double activité, artisanat-agriculture, est bien une réalité. La définition d’artisan de la terre cuite induit entièrement cette complémentarité. La majorité des potiers et tuiliers sont de petits tenanciers, peu aptes à faire face à une conjoncture difficile ou à un seigneur entreprenant. Toutefois, des distinctions, probablement liées à la rentabilité, paraissent exister entre les potiers et les tuiliers. Ainsi quatre tuiliers sur sept sont des censitaires contre seulement cinq sur vingt-deux potiers. Les volumes de production de terre cuite architecturale et l’importance du marché du bâtiment, en ville notamment, expliqueraient cette différence. De petites entreprises sont envisageables.

56Cette double activité n’est ni un phénomène exceptionnel ni une spécificité poitevine. Les potiers et tuiliers bretons, orléanais, champenois, provençaux ou dauphinois connaissent des situations identiques76. La production de la terre cuite a permis de poser les bases d’une définition de l’artisan rural. Toutefois, étant donné les nuances existantes entre potiers et tuiliers, il convient de s’interroger sur son exemplarité. Le modèle retenu peut-il réellement être transposé à d’autres activités artisanales ?

L’exemplarité du modèle de la terre cuite

57Il aurait été souhaitable, d’un point de vue épistémologique, de pouvoir comparer un large échantillon d’activités, mais la documentation ne le permet pas. En conséquence, seuls deux secteurs importants dans l’économie poitevine rurale vont être abordés : les productions issues des forêts et le textile. En 1471, trois autorisations permettant de cueillir des fougères pour faire de la cendre sont vendues ; à neuf personnes au total

58Cette limitation témoigne de la volonté de protéger la ressource végétale. Le prix de la ferme diffère suivant les preneurs. Tous payent quatre poulets et 20, 30 ou 40 d. t., sans qu’aucune mention de lieu ou de durée ne soit faite. Les trois preneurs sont peu connus ; seul Jean Desaux est aussi transporteur de pierre et de chaux au chantier de Vasles. Ces deux activités temporaires sont insuffisantes pour vivre.

59Étant donné le prix des fermes et leur durée, il est peu plausible que la fabrication des cendres permette de survivre sans l’adjonction d’une autre activité.

60De plus, certains verriers (ceux de Ferrière) s’occupent eux-mêmes de l’approvisionnement. En 1465, ils achètent ce droit dans les bois de l’abbaye de Sainte-Croix contre six douzaines de verres et une douzaine « d’acuères78 ». Avant les cendres, le bois est la principale production des massifs forestiers.

61Pierre Chalet, laboureur de Genneton dans la Gâtine poitevine, est en possession d’une charrette et de bœufs79. Cela lui permet de transporter et de vendre bois et brandes dans les petites villes voisines et notamment à Thouars, distant de 18 km. En 1480, alors qu’il transporte sa marchandise, il rencontre, à la porte de la ville, Jean Carré, un maçon pavant la rue. Celui-ci lui demande de payer un fagot et une bûche de péage par charretée. Le laboureur, un habitué connaissant le prix du péage et l’ayant déjà acquitté auprès du portier, refuse de le faire une seconde fois. Une rixe s’ensuit, et le maçon est tué. Le plus intéressant pour notre propos n’est pas le différend, mais le témoignage du laboureur recueilli dans sa lettre de rémission de 1484. Il déclare en effet vendre du bois en ville « comme font tout les autres laboureurs pour gagner leur vie ». Cela confirme que le travail du bois est souvent couplé avec une activité agricole. Les témoignages permettent de confirmer la généralisation de cette pratique en précisant que c’est un usage nécessaire, un véritable complément de revenu. Outre l’approvisionnement des villes en bois de chauffage, la préparation des bois d’œuvre s’effectue au sein du monde rural, et la population y participe activement.

62Les informations des procédures judiciaires fournissent de riches témoignages. Dans la seconde moitié du xv^e siècle, l’évêché de Poitiers, conteste le droit d’usage du couvent de La Puye dans le massif, aujourd’hui disparu, de la Gâtine (carte n° 1). Les procédures se multiplient sur dix ans80. Entre 1479 et 1482, 70 témoins sont auditionnés. Ici, pas de recettes ni de dépenses, mais quelques parcours de vie, esquissés avant de répondre aux questions.

63Sur les 62 témoins précisant leur profession, 17 (25 %) signalent plusieurs activités (tableau n° 9). La majorité (59 %) regroupe des laboureurs à bras ou à bœufs, qui reconnaissent avoir été employés pour travailler le bois comme scieurs, charpentiers ou bûcherons. Pierre Gaschaut se présente de son propre chef comme scieur et charpentier, et d’autres comme besson-charretier-ouvrier du bois, charpentier-boucher et charpentier-prévôt. Grâce à ces morceaux de vie, nous percevons la réalité de la pluriactivité des habitants des campagnes à la fin du Moyen Âge.

Tableau n° 9 : Professions des témoins des procès de La Gâtine

64Profession unique 45 64 % Profession double 17 25 % Sans profession mentionnée 8 11 % Total 70 100 %

65Mais il convient ici de distinguer ceux qui se disent avant tout laboureur à bras ou à bœufs (Jean Brugerois, laboureur à bœufs, dit seulement avoir « besoigné » comme charpentier), de ceux qui se qualifient directement de laboureur-charpentier et de laboureur-scieur de bois, comme Guillaume Jourdreneau. Les premiers se chargent de travaux demandant peu de qualification, tel Jean Sonatier qui déclare avoir coupé du bois pour faire du charbon, mais aussi de choses plus complexes. Denis otessier, laboureur de Cenan, dit « qu’il travailla le bois comme les autres pour réparer le fandis de la forteresse de son prieuré ». Cela est significatif de la généralisation du travail du bois chez les laboureurs et banalise sa participation au chantier. Sa production personnelle est variée : planchons, « rollons » (barreaux) pour faire un râteau à l’étang du prieuré, madriers. Lui ne se prétend jamais charpentier. D’autres laboureurs sont capables de fabriquer des bardeaux, des « achenaux et bondes81 ».

66Pour les seconds, la situation est différente. Les deux frères Tranchant, Simon et Jean, sont qualifiés de laboureurs et scieurs de bois. Ils effectuent le charroi des branchages et des cimes des arbres abattus pour le chauffage du prieur et travaillent ensemble à couper, abattre, équarrir et convertir des troncs en planchons ou membrures pour la réparation du prieuré. Ce sont donc de véritables artisans capables de façonner des pièces de charpente. D’autre part, on peut supposer qu’ils possèdent une scie puisqu’ils se qualifient de scieurs. L’éventuelle possession de cet objet de valeur ne doit pas étonner, car l’un des deux est laboureur à bœufs, synonyme d’une certaine aisance.

67Les simples laboureurs sont incapables de construire entièrement des maisons ou des ouvrages complexes, ce que réalise Guillaume Jourdreneau, qui se qualifie de laboureur et de charpentier. Mathurin Pocheau, dit Mouleau, lui aussi charpentier et laboureur à bras, possède sa scie et fabrique entièrement une écluse pour l’étang du prieur82. Ces artisans doivent connaître les techniques d’assemblage, ignorées des autres, et peuvent assumer seuls la maîtrise d’œuvre de réalisations complètes et complexes. Cette spécialisation est aussi constatée en Dauphiné83.

68Les sources des métiers du bois ne permettent pas de suivre l’activité des artisans aussi précisément que celles des potiers ou des tuiliers. Toutefois, rien n’interdit à un laboureur-charpentier de ne plus exercer pendant une année l’une ou l’autre de ses activités. L’investissement que représente la panoplie des outils peut être important, mais elle ne nécessite pas d’entretien.

69La documentation sur le bois, comme sur la terre cuite, est assez riche pour nous autoriser à avancer dans la définition d’un artisan, qui est souvent à la fin du Moyen Âge un homme polyvalent, artisan et agriculteur. À cela, il faut ajouter dans les métiers du bois une distinction entre ceux qui maîtrisent des techniques particulières et les autres. Ces catégories ne sont pas étrangères aux métiers de la terre cuite. Il est possible de séparer d’un côté ceux qui assument le façonnage de poteries complexes ou au décor particulier de ceux qui exécutent une céramique commune.

70Les fibres végétales représentent un domaine important de l’économie poitevine, car il s’agit de cultures très répandues s’accommodant bien des conditions locales84. Lin et chanvre sont souvent produits dans les vergers ou dans de petites parcelles à proximité de zones humides. Les vergers sont ainsi mesurés en « boisselées de chenevoix » ; les déclarations montrent également leur emplacement à proximité de maisons sur les riches terres des jardins, choyés par les habitants85. Les cultures, dites commerciales, sont étendues à tout le Poitou et connaissent, au xv^e siècle, comme dans toute la France, un essor notable86. La présence de dîmes témoigne de leur importance, alors qu’elles n’existent pas en Auvergne pour le chanvre87.

71Le paiement des fermes se fait en nature, en toile et en draps. La matière première est donc travaillée localement. L’acquittement de certaines redevances en filet, une fois le filage achevé, montre que tous les feux n’assument pas un cycle complet de transformation des fibres. À Riblères, le fruit des dîmes des lins et des chanvres est broyé par des femmes salariées à la journée88. Cette opération se nomme aussi « le macquage » ou « le teillage » et consiste à séparer la filasse et le bois ou « chenevotte ». Ensuite, l’opération du peignage du chanvre est attestée par l’achat d’un peigne à « habiller le chanvre89 ». Mais ce travail peut être réalisé à l’intérieur du feu : un peigne, noté dans un inventaire après décès de potier, en témoigne90. À Ménigoute, un bordier est payé pour habiller les chanvres de l’année. Ces opérations achevées, le filage est envisageable, tâches revenant aux femmes qui filent le lin, le chenevin, l’estoupe et la « bourasse91 ». Elles ne sont pas payées, mais simplement défrayées par un repas, peut-on supposer ; cette tâche pourrait être une corvée.

72Les femmes employées pour le filage du textile à La Barre ne sont citées que par l’intermédiaire de leurs maris. Ces derniers sont tous les trois embauchés sur le chantier du château de La Barre en 1521, comme manœuvres et charretier92. Seule Marie Segnaulde n’apparaît pas comme la femme ou la fille d’un tel, mais pour elle-même. Ce travail des femmes n’est pas une spécificité locale, et il est clair que ce n’est pas l’unique source de revenu du foyer puisqu’il ne s’agit que d’un simple salariat occasionnel93.

73Le travail de préparation et de tissage peut être aussi entièrement réalisé à l’intérieur du feu. Les baux des métairies poitevines comprennent des suffrages en toile de lin et de chanvre94. Ces derniers semblent particulièrement prisés, quel que soit leur stade de préparation. Le métayer doit être capable de rouir, de broyer, de peigner et de tisser ; il livre alors sa contribution sous forme de filasse, de fil ou de toile (ce qui est plus rare)95.

74La répartition des opérations est parfois complexe. Ainsi, en 1471, un certain Billant de La Bourdelière donne des lins et chanvres au receveur de la seigneurie de Vasles, que ce dernier fait broyer96. Ensuite, les fibres sont rendues à Billant pour qu’il les file et fasse la toile « à moitié pur », ce qui doit être un mélange. Les mentions de travail du textile comme celles-ci sont excessivement rares. La plupart du temps, seul le nom du fermier est cité. Chaque habitant, chaque famille produit pour subvenir à ses besoins, en utilisant les plantes récoltées sur ses terres. Le travail du textile est donc intimement lié à la possession de quelques parcelles et à leur culture, beaucoup plus que dans les autres artisanats. À l’occasion, certains peuvent amener aux tisserands leur production de chanvre filé et récupèrent la toile tissée. Il est possible que les fermiers des dîmes puissent aussi avoir une place dans le processus de transformation.

75La laine apparaît par les dîmes et des ventes. À Vasles, en 1468, les 200 livres de laine des dîmes sont vendues pour la somme de 5 l. t.97. Le receveur collecte la laine brute, à la différence des fibres végétales. Cela semble montrer qu’aucun travail n’est effectué chez l’habitant, pas même le lavage. Les acheteurs de laine ne sont malheureusement pas nommés, et ce produit disparaît ensuite des comptes.

76Le travail du textile est une activité importante, et ses fermes attirent la paysannerie aisée. Elle procure un travail temporaire à un bon nombre de paysans, sauf peut-être pour la laine dans le secteur de Vasles. L’installation d’un rouet ou d’un métier à tisser dans la maison du paysan ne requiert aucun capital important. Seule la main-d’œuvre est indispensable à la présence de l’artisanat du textile. À partir de la seconde moitié du xv^e siècle, la période de croissance démographique en fournira à faible coût. Le textile est omniprésent dans le monde rural, il permet d’occuper les rares moments de libre, tout en augmentant les revenus98. L’implication seigneuriale dans cette activité est réelle, en revanche, il n’y a pas trace d’intrusion marchande, mais le type de documentation à notre disposition n’est pas forcément le plus approprié pour révéler cette présence.

77La double activité agriculture-artisanat est vitale à un grand nombre de laboureurs dans les zones peu propices à l’agriculture. Ce phénomène se retrouve en Normandie, pauvre en main-d’œuvre durant la seconde moitié du xv^e siècle, où de très nombreux artisans et ouvriers de tout niveau (charpentiers, carriers, maçons et manœuvres ruraux) prennent des terres à bail99. En Quercy, Jean Lartigaut, déplorant le manque de documentation sur les artisans ruraux, conclut ainsi la cinquième partie de son étude intitulée « les hommes » : « Seule la pauvreté documentaire nous interdit de donner la place qui leur revient aux artisans ruraux, d’ailleurs étroitement liés à la véritable paysannerie : ne sont-ils pas des semi-agriculteurs en raison des parcelles qu’ils cultivent100 ? » Cette conclusion, avancée prudemment sous forme interrogative, englobe judicieusement toutes les formes d’artisanat. La frontière entre artisans-paysans et autres paysans ruraux devient, par là même, beaucoup moins nette. Il est frappant de voir l’apparente facilité avec laquelle les ruraux passent d’une activité agricole à une activité artisanale, et vice-versa. Ce jeu de vases communicants est symptomatique du monde artisanal sans être un particularisme rural, puisque ce bricolage d’activités artisanales, agricoles et parfois commerciales se retrouve dans le monde urbain

78Tous les secteurs étudiés précédemment, aussi différents soient-ils – terre cuite, bois et textile – sont concernés. Sur ce point précis, la terre cuite a valeur de paradigme.

Travail, familles et solidarités

79Ces derniers résultats ne clarifient pas la vision et la définition des artisans en tant que groupe professionnel. La frontière mouvante qui sépare l’artisan du paysan est particulièrement perméable. on peut alors se demander si la sociabilité, dans le vécu familial et dans la communauté professionnelle, peut se poser comme un critère distinctif pertinent.

La cellule familiale

80La destinée des enfants d’artisans n’est en rien laissée au hasard. En dépit de la rareté des archives notariales, et donc des contrats de mariage et d’apprentissage, il est possible de suivre de quelle manière les parents encadrent l’avenir professionnel et sentimental de leur progéniture102.

Le père et la formation

81Les conditions d’accession à la maîtrise en milieu rural sont inconnues : il est cependant probable qu’elles soient sinon similaires, tout au moins proches de celles existant en ville.

82La position du père est importante pour tout ce qui concerne l’entrée en apprentissage, puis l’intégration à un métier. À l’occasion, le beau-père peut se substituer à un père absent ou défaillant103. Le mariage est le recours quand les autres voies sont impossibles. En 1500, la veuve d’un maréchal de Lussac-les-Châteaux engage deux valets pour faire tourner son atelier. Peu de temps après, elle marie l’un d’eux avec sa fille104. Pour les mal nés, souvent le cas des valets, c’est un des rares moyens de parvenir à diriger un atelier : c’est le fameux « aller gendre ». Le nombre de valets par artisan peut être assez élevé ; en 1478, Pierre Lebrun, maçon de Ménigoute, vient sur le chantier de La Barre avec quatre d’entre eux105. À la différence des apprentis106, il n’y a pas de limites dans les statuts jurés pour le nombre des valets. La fermeture ou l’ouverture des métiers à un plus grand nombre d’apprentis est souvent liée à la conjoncture, comme dans de nombreuses villes107.

83En ville, les métiers jurés bloquent toute accession à la maîtrise par des barrages financiers, favorisant ainsi le parcours des fils de maîtres108. Que savons-nous des campagnes ? Guillaume Gaborin, alias Guichard, est le maître charpentier du chantier de Vasles. Pierre, son premier fils, travaille comme charpentier en 1469, pour un salaire égal à celui de son père109. Jean, son second fils, apparaît trois fois à Vasles comme maréchal. Il fournit, en effet, toutes sortes de ferrures et des clous. Il n’est jamais appelé par son nom, mais par son prénom, suivi de « fils de Guillaume Gaborin dit Guichard ». S’il est certain que la position du père aide l’ascension du fils dans le métier de charpentier, il est par ailleurs possible que cela aide le chemin du second fils dans un métier pourtant différent du sien.

84Nous ne sommes pas documentés sur la hiérarchie à l’intérieur des ateliers de production de terre cuite. Le chef de famille fait office de maître, et l’apprentissage se fait à son contact comme dans les autres métiers, ce qui confère un aspect héréditaire aux métiers de tuilier et de potier : rien donc ici d’exceptionnel110. Ce rôle du père est une des données fondamentales de la société médiévale, urbaine ou rurale : il conduit à monopoliser officieusement l’accès à la maîtrise dans le métier, mais avec plus de souplesse que dans les villes.

85Il se retrouve aussi dans la gestion des alliances familiales qui s’élaborent sous de forts mobiles socio-économiques111. La profession du gendre est ainsi capitale. Le choix d’André Brunet, tuilier au même titre que son beau-père Jean Bigot et que son beau-frère Laurent Bigot, est un exemple. L’alliance est clairement intéressée ; lieu commun de la société médiévale, toutes couches sociales confondues. La profession du gendre compte beaucoup plus que celle de la belle-fille et de sa famille112. Les critères de choix matrimoniaux ne diffèrent guère de ceux du reste de la population rurale. Ces alliances à vocation professionnelle limitent considérablement les possibilités d’évolution de carrière des simples valets, comme dans le monde urbain113.

86Les règles familiales régissant la vie des campagnes se retrouvent à l’identique dans les métiers du monde rural et sur les chantiers de construction.

87Les enfants bénéficient du savoir de leur père et trouvent plus d’occasions de travail grâce à lui. Au sein d’une famille, la diversification est donc peu fréquente. Jusqu’à présent, la place laissée aux femmes n’a guère été importante, elles tiennent pourtant un rôle plus important qu’il n’y paraît au premier abord.

Le rôle des femmes

88Les comptes de chantier mentionnent très rarement leur présence. Elles n’apparaissent que pour des livraisons, fruit du travail de leur mari ou de leur père. La seule mention de salariat féminin relevée est issue d’un compte de la ville de Poitiers. En 1412, une femme reçoit un salaire de 2 s. 6 d. t. pour avoir mené de l’eau avec sa bête pour la maçonnerie du pont de La Tranchée114. En dehors des chantiers, qu’en est-il donc ?

89Aux xiv^e et xv^e siècles, à Vasles, quelques-unes reçoivent des salaires ou s’acquittent d’amendes à la place de leur mari ou de leur père. En 1469, Couste Gillet touche 10 s. 8 d. t. pour son père Pierre, en remboursement de la fourniture de pains et de poissons115.

90Néanmoins, le rôle des femmes devient prépondérant lorsqu’elles sont veuves. La mort de l’artisan ne signifie pas pour autant l’arrêt complet de l’activité de l’atelier, car elles remplacent alors le défunt dans tous les domaines. Plusieurs exemples témoignent de la part active des femmes dans la survie de l’atelier : en 1500, la veuve du maréchal de Lussac-les-Châteaux, en charge de ses enfants, un garçon et une fille116, ne pouvant exercer elle-même le métier de son défunt mari, embauche deux valets. L’un d’eux épouse quelque temps plus tard sa fille et promet de bien faire marcher la forge, ce qui, par la suite, ne se vérifie pas. Antoine Rousseau, le valet en question, se met à boire, vole de grosses sommes à sa belle-mère, avant d’être assassiné par celle-ci. La position de la veuve, Catherine Ricard, illustre parfaitement cette participation : elle est l’héritière de son mari et de son atelier au moins avant le mariage de sa fille. De la même manière, en 1524, la veuve du tuilier Antoine Dousselin vend 1 200 tuiles à la baronnie de Chauvigny117. Toutefois, il est rarement possible de savoir comment elles participent encore au fonctionnement de l’atelier.

91Les femmes, veuves comprises, sont toujours absentes des sentences ou des transactions comportant des listes d’habitants ou de chefs de feu118. Cela est vrai à une exception près : au village de tuiliers d’Espinasse, les enfants de feu Antoine Chaussetans, Pierre, Antoine et Jeanne, reconnaissent un droit de chauffage pour cuire pots et tuiles119. Ici, Jeanne est présente peut-être plus comme héritière potentielle de son père que comme partie prenante à une production.

92La position importante de la femme mariée dans les ateliers et dans les métiers du bâtiment est indéniable mais floue. Néanmoins, d’autres activités font appel à leurs compétences : le textile semble ainsi être un domaine réservé. Les mentions de femmes foisonnent presque alors qu’elles se comptent sur les doigts d’une main dans les métiers du bâtiment. De 1466 à 1474, il y a quinze preneurs nommés pour les fermes des toiles de la seigneurie de Vasles120. Parmi ceux-ci, il y a sept hommes et huit femmes. Ces dernières ne sont jamais veuves et apparaissent plusieurs années de suite, souvent seules, alors que les hommes sont régulièrement associés deux par deux. Elles peuvent aussi être employées à la journée par le seigneur, en dehors donc de toute corvée, pour broyer le chanvre et le lin. Au château de Riblères, en 1463, elles reçoivent un peu plus de 10 d. t. par jour et 5 d. t. pour leurs dépens121. Le salaire équivaut à celui d’un manœuvre.

93Le rôle de la femme dans le domaine économique, que ce soit au sein de la cellule familiale ou en société, est réel mais souvent mal connu. Pourtant, dans bon nombre d’activités, ces femmes ou filles, disponibles à tout instant, corvéables, ont une activité non rémunérée capitale dans l’économie des ateliers. Une remarque cependant : nos sources ne lui donnent pas, ou très rarement, une existence en dehors d’une référence à un tiers. La femme existe peu pour elle-même et si elle apparaît sans référence à un homme, il est alors simplement question de femmes anonymes. Dans le même temps, les censiers lui accordent une place plus importante : 11 % des censitaires de la Barre-Pouvreau en 1374 sont des femmes122. Cependant, c’est beaucoup moins qu’à Déols, en Berry, au xii^e siècle (23 %)123. Sa condition ne diffère guère de celle des autres femmes des campagnes poitevines : son rôle demeure centré sur le foyer.

94L’absence des femmes sur les chantiers est conforme aux tendances du bas Moyen Âge où l’on cherche à les exclure de l’artisanat en général, notamment en période de déclin des métiers124. Les exemples ponctuels ne sont jamais accompagnés d’appréciations péjoratives sur leur présence, même sous-entendues. Il faut aussi reconnaître que nous ne pouvons pas distinguer l’atelier du lieu de vie ; leur possible proximité peut faciliter une implication féminine.

95Il convient de rappeler la position capitale du père quant au choix de la profession de ses enfants et à la progression de leur carrière. Cette caractéristique est dans la normalité d’une société médiévale déjà fortement patriarcale. Toutefois, comme au sein d’un foyer paysan où la femme tient un rôle important, une part du travail liée à l’activité artisanale peut lui échoir. C’est notamment le cas des productions textiles et de l’éventuelle préparation du combustible. Une solidarité familiale existe donc, mais elle dépasse le cadre du travail agricole et des tâches ménagères. Cette solidarité familiale n’est pas exclusive : d’autres variantes existent aussi dans le domaine professionnel.

La communauté professionnelle

96La solidarité professionnelle peut s’organiser autour d’un métier, doté ou non de statuts. Les campagnes font, dans ce domaine, office de parent pauvre. Il convient donc de vérifier si le monde de l’artisanat rural connaît une quelconque structuration communautaire, s’il suit un modèle dans la gestion de ses relations internes ou bien s’il élabore un système qui lui est propre.

97Un des premiers documents connu est le statut du métier de drapier daté de 1493, commun au pays et comté de Poitou125. Il couvre donc entièrement la région, sans opposer le monde rural au monde urbain ; il n’y a pas, en effet, de désaccords dans la répartition géographique des tâches. L’étude de l’organisation de ces métiers dans la petite ville de Bressuire montre la forte proportion de drapiers, de tisserands et de tapissiers par rapport au nombre de fileurs, cardeurs et teinturiers126. Cela tient au fait qu’une partie du travail est effectuée dans les campagnes, le filage en particulier. La répartition géographique des activités des travailleurs ruraux et urbains semble complémentaire. Dans ce cadre, la rédaction des statuts vise à maintenir des productions artisanales remarquables, définissant des niveaux de qualité et réglementant les mélanges abusifs où la bourre remplace la laine, sans aborder les conditions d’accès à la maîtrise. Les draps produits dans la région sont très ordinaires. À Bressuire, la police des métiers appartient au seigneur, tout comme la nomination des visiteurs jurés. Il n’y a donc pas de véritable communauté de métiers, malgré l’importance du textile en Poitou. Comme à Poitiers, où les lettres patentes de 1488, obtenues pour organiser la production, sont demandées par la commune, les initiatives réglementaires émanent essentiellement des pouvoirs locaux et non des gens du métier, même si ceux-ci peuvent avoir un rôle que les sources ne rapportent pas127.

Les solidarités artisanales

98Revenons un instant chez les potiers et tuiliers d’Espinasse. Une transaction de 1640, signée à la Table de Marbre de Paris, apporte des précisions sur les solidarités villageoises128. Dix-sept habitants, sans liens familiaux apparents, sont présents comme habitants du village et parce que « ordinairement tiennent fours à cuire chau thuisle et poterie ». Première constatation, les habitants, nommés individuellement au début du document, sont tous responsables en leur nom propre ; ils n’ont aucunement délégué l’un des leurs. Il n’y a donc aucune sorte d’association légale à caractère professionnel dotée de procureurs. Les personnes présentes se qualifient par ailleurs d’habitants et non de potiers ou de tuiliers. Il n’y a pas d’organisation reconnue comme interlocutrice, et, apparemment, seuls les fours servent d’agent fédérateur.

99En effet, la transaction notifie qu’ils sont soit collectifs, et donc propriété commune des artisans du village, soit individuels. La démolition des fours individuels jugés hors la loi est ordonnée. L’évêque et ses officiers décident d’imposer le retour à une situation abandonnée par laxisme, et souhaitent, en l’occurrence, limiter l’essor de la production et mieux la contrôler. Suivant un droit reconnu depuis « un temps immémorial », ils accordent aux artisans le droit de tenir seulement trois fours collectifs, considérés comme grands, alors que les fours particuliers sont qualifiés de petits : un dans le Haut-Village (appelé La Treille), existant déjà, un devant le logis d’Antoine Brisson (appelé La Poterie), et le dernier à faire au Bas-Village. Ils sont « communs à tous les habitants et leurs successeurs », et tout nouvel artisan doit, avant de pouvoir pratiquer, prendre connaissance de la transaction et la ratifier. C’est le cas de quatre artisans en 1644129. La dernière clause n’est pas la moins intéressante :

« et accordé entre les habitants sus nomez que les réparations esdits fours à advenir, et fasson de celuy quy est à faire aud. plan et entretenement d’iceux, se feront à frais communs entre les habitants ; et aulcuns deux ou des leurs qui se voudront […] y contribuer y pourront estre contrainct de payer en oultre les dommages et intérests à ceux quy seront en debvoir et parseront de fournir et contribuer ausdictes réparations ».

100Les Espinassois s’engagent à entretenir en commun les trois fours sous peine d’être interdits d’utilisation. La rente due sur chacun est relativement faible, mais la charge financière imposée par la construction et leur entretien doit être plus importante. Une communauté villageoise peut constituer un corps reconnu par le droit, dotée de la personnalité juridique. Toutefois, pour faire reconnaître ses décisions, la communauté doit les faire valider devant une instance légale. Le notaire joue ce rôle en Poitou, et, ce, jusqu’à la Révolution. Ici, le caractère officiel de l’accord légalise les clauses, liant les habitants et organisant la vie de la communauté.

101Au-delà de cette garantie, la présence de l’évêque et de ses officiers apporte une caution supplémentaire. Cependant, ces témoins ne suffisent pas. On imagine mal comment les habitants du village d’Espinasse pourraient entreprendre la construction d’un four sans un minimum d’organisation interne. Si celle-ci n’a pas de base juridique légale, elle peut, pour se faire entendre, se calquer sur des structures traditionnelles communes à tous les habitants – confrérie, fabrique, communauté… –, qu’ils soient artisans ou paysans. L’importance numérique et économique des potiers et des tuiliers au sein de villages spécialisés justifie, à elle seule, les formules comprenant la responsabilité des habitants-artisans en une responsabilité collective.

102Dans la pratique, l’entretien des fours n’est pas le seul à exiger le respect de règles : leur usage au quotidien et leur accès présentent aussi des contraintes. Il est nécessaire d’organiser les tours de chauffe. À Argentières, en 1448, des fours communs fonctionnent pour la fabrication de tuiles et de chaux. L’accès y est libre contre une redevance par fournée due au seigneur. Le four du Pré Chevalier est apparemment utilisé par Jean Gourmont, Jean Redien « et plusieurs autres habitants du lieu d’Argentières ». L’arrivée simultanée de deux artisans avec leurs fournées peut parfois virer au drame :

« au mois d’aoust derrenier passé, en la sepmaine en laquelle fut la feste saint Bertholomé, ledit suppliant [Jean Gourmont] qui avoit certaine quantité de tieules prestes à cuire, lesquelles il avoit promise rendre à plusieurs personnes, se tira par devers ledit Redien, et en la présence de plusieurs personnes dignes de foy, luy dist son entencion estoit de chauffer ledit four du Pré Chevalier en ladicte sepmaine d’icelle feste saint Bartholomé… Aus quelles paroles ledit Redien dist et fist réponse audit suppliant qu’il ne vouloit point chauffer ledit four en ladicte sepmaine et qu’il se accordoit bien qu’il le chauffast, moyennant ce que, incontinant apres icelle sepmaine, il lui délivrast et désempeschat ledit four… Et après ce, le XIX^e jour d’aoust derrenier passé, icellui suppliant, soy disposant à apporter sa tieule et pierre devant le four pour la faire cuire, ilec survint ledit Redien qui, non obstant les dictes parolles avant dictes, commença à causer et arguer ledit supliant, pour ce qu’il faisoit les diz approuchemens des dictes pierres vers et près dudit four130 ».

103La suite est banale : le ton monte, puis ce sont les injures. Enfin, les protagonistes en viennent aux mains. Ici, la concertation semble être la base de la cohabitation, en dépit de ses limites. Rien n’illustre le règlement des différends, mais l’utilisation commune des fours et leur entretien sont impossibles sans une structure d’entente, dotée d’une réglementation orale reconnue et acceptée par chacun des membres. Sa rédaction n’est plus, à ce moment-là, une nécessité, mais une fioriture qu’un aléa historique ou qu’un contentieux peuvent engendrer. La coutume orale, souple, s’adapte alors aux évolutions de la société campagnarde qu’elle régente, comme elle a aussi probablement encadré le monde urbain avant la rédaction des statuts écrits131. En revanche, il n’est pas encore possible de voir si ce système favorise la mainmise d’une poignée de chefs de famille, comme cela se constate en ville. Les rares textes normatifs des activités rurales fournissent souvent une liste exhaustive des artisans présents et actifs, au lieu d’un ou deux maîtres représentant tous les autres.

Les métiers en campagne : mythe ou réalité ?

104Si le Poitou ne fournit aucune preuve écrite de l’existence de métiers ruraux organisés, d’autres régions en ont livré, en particulier dans la sidérurgie normande et champenoise132. Il est indispensable de dépasser l’unique recours au texte. Robert Favreau n’estime-t-il pas lui-même, pour Poitiers, qu’une grande part des règlements rédigés au xv^e siècle sont seulement la transcription d’anciens statuts133 ?

105L’importance des communautés rurales dans l’organisation de la vie sociale, est une base pour la définition professionnelle d’association d’hommes de métier. Néanmoins, il ne faut pas chercher à transposer dans les campagnes les corporations urbaines. Le monde rural développe au sein de son propre cadre communautaire des « corporations de fait134 » ; leurs aspirations sont identiques à celles des villes. Les potiers normands de Ger et du Molay déposent ainsi leurs statuts au xvi^e siècle. Ces documents réglementent l’organisation et le fonctionnement des centres potiers avec une précision sans équivalent135.

106L’exemple des potiers d’Herbignac, en Brière, est aussi à cet égard très intéressant et géographiquement plus proche des nôtres. Les documents du xviii^e siècle, tâchant de régulariser les rapports entre les artisans et leur seigneur, parlent des potiers, qui tentent de « faire corp ensemble », et utilisent les troublantes notions de maîtrise, de maître potier et de prévôt. Néanmoins, malgré un vocabulaire rappelant étrangement le monde corporatif, il y a un vide institutionnel. Il est bien démontré que la notion de « frairie des maitres Pottiers » fait référence à celle des confréries paroissiales et non à celle d’une organisation professionnelle, le nombre des potiers dans cette paroisse justifiant l’usage de ce qualificatif trompeur. Dans le cas présent, la cohésion villageoise, davantage fondée sur la géographie que sur un cadre professionnel, a permis l’élaboration, à la fin du xv^e siècle d’une réglementation répondant aux intérêts des potiers et du seigneur de Trévelec. Celui-ci instaure une protection face aux concurrences externes contre « un semblant de droit de ban sur cette communauté d’artisans136 ». La symbiose des cadres de vie traditionnels (confréries paroissiales) et professionnels ne clarifie pas la situation.

107Les confréries connaissent un essor considérable durant le xv^e siècle, mais elles existent au moins dès le milieu du xiv^e siècle dans les campagnes poitevines137. Présentes dans les villes et en milieu rural, leur assise géographique est différente. En milieu urbain, les confréries à caractère professionnel sont assez fréquentes et mieux connues. Sortant d’un contexte strictement paroissial, elles conduisent à développer une solidarité fondée sur des intérêts professionnels communs et préexistent au métier proprement dit138. À Poitiers, elles apparaissent en 1381, et chaque métier possède la sienne139.

108Leurs fonctions sont identiques quelle que soit leur implantation, mais les motivations de création en milieu rural diffèrent parfois légèrement. Les confréries de métier sont ainsi inexistantes en dehors des villes, probablement faute d’adhérents. Comme à l’intérieur des petites villes, les confréries campagnardes sont beaucoup plus proches du cadre représenté par la paroisse. Nous ignorons qui sont exactement leurs membres, mais la proximité et les attaches géographiques doivent les unir. Les liens ressemblent à ceux qui soudent une paroisse, ne laissant pas de place au professionnel. Il n’y a rien ici de particulier au Poitou140. Les solidarités rurales peuvent s’exprimer au sein des fabriques et des confréries, toutefois, elles sont fondamentalement paroissiales et ne s’organisent pas dans le cadre de l’activité professionnelle d’une communauté.

109Si l’existence de métiers organisés dans les campagnes n’est en rien un mythe, peu de statuts ont été rédigés et conservés. Plus qu’un souci de conservation d’archives, il faut y voir l’absence de nécessité. Pierre Leguay reconnaît que ces rédactions émanent de la volonté d’une minorité d’artisans urbains soucieux, entre autres, de préserver leur monopole141. Cette dichotomie interne aux métiers, entre un groupe de patrons influents et une masse de petits maîtres et de compagnons est admise142. L’oralité a, malgré tout, permis de gérer les relations professionnelles durant plusieurs siècles pour des habitants en grande majorité analphabètes ; leur rédaction ne se justifiait pas, en dehors de circonstances exceptionnelles.

Le cas des verriers

110La fabrication du verre ne s’apparente à aucun des autres artisanats tant par la technique que par le statut des maîtres verriers, car les nobles ont la possibilité de s’adonner à cette activité. Il existe une littérature abondante sur le statut des verriers, celui-ci ayant davantage suscité l’intérêt des chercheurs que la production ou, l’organisation de leur travail. Ce statut est connu par des chartes de franchises ou leurs confirmations, comme en Lorraine, Argonne, Languedoc, Provence et Normandie, avec plus ou moins de libertés accordées143. Aucun document ne porte sur l’ensemble du Poitou. De même, la vieille coutume n’évoque pas le sujet, comme bien d’autres coutumes françaises144. Ces textes, aussi précieux soient-ils, ne répondent pas à la question ; lequel, du statut de noble ou de verrier, est antérieur à l’autre ? Sans tenter d’y répondre, nous ne présenterons qu’un état de la question dans la région.

111L’unique document poitevin est une confirmation des privilèges accordés aux verriers du parc de Mouchamp, près de la forêt de Mervent, par Charles VI en janvier 1400145. Philippe Bertrand et les autres verriers du lieu se voient reconnaître tous les droits, franchises, libertés et privilèges alloués aux autres nobles. Ils sont clairement assimilés à des nobles, bien qu’ils ne le soient pas. Ils se trouvent ainsi libérés de toutes tailles et fouages146. Des résistances ont existé, signe de l’absence de noblesse ou d’une noblesse fraîchement acquise. Le métier se transmet uniquement de père en fils, lui conférant ainsi un caractère éminemment familial147. La réussite économique s’accompagne aussi d’une réussite sociale, ainsi ce même Philippe Bertrand devient seigneur de Saint-Fulgent, de Saint-Hilaire-de-Loulay et du Chastenay148. L’acquisition des fiefs, postérieure à la première mention de verrier, pourrait confirmer une noblesse récente assortie d’une réussite économique.

112Aucun des verriers mentionnés en Poitou au xv^e siècle n’est dit écuyer, et, dans certains cas, il est clair que les maîtres verriers ne le sont pas. Simon Bussière, âgé de 70 ans, maître de la verrerie de La Puye, proche de la forêt de La Gâtine, témoigne lors d’un procès en 1475149. Il se présente comme berrichon, arrivé à la verrerie à 12 ou 14 ans, où il a vécu depuis. En 1480, il se donne 80 ans et avoue être le maître de la verrerie de La Puye. L’augmentation inconsidérée de son âge indique une mauvaise maîtrise du temps plus que d’une recherche de respectabilité, les chiffres sont ainsi toujours arrondis150. Il ne se pare pas d’un titre de noblesse, à la différence de Jean Guissart, maître de la forge de Maillé, qui se dit « noble homme151 ». Les minutes du notaire Artaud de La Roche-Posay conservent un acte de vente de 1461, dans lequel l’évêque de Poitiers cède une rente de trois écus d’or aux frères Simon et étienne Bussière, verriers et maîtres de la verrerie de La Puye152. De nouveau, leur statut ne fait pas l’objet d’une mention particulière. La noblesse est loin d’être systématiquement accordée aux maîtres verriers, mais il faut signaler, parmi les témoins du procès de la forêt de La Gâtine, un certain Jacques de La Bussière, qualifié de noble homme, « seigneur en partie de La Verrerie près de La Puye », âgé de 35 ans, pour lequel il n’est pas précisé de filiation153.

113L’origine des verriers et l’intégration de cet artisanat dans les campagnes méritent notre attention pour les débouchés qu’il peut offrir aux ruraux, par l’intermédiaire de sous-traitance – notamment pour la fourniture de matières premières : cendres, sable, charbon de bois… – ou par des emplois de manœuvre. Il gravite autour de la verrerie une foule de petits métiers, les personnes extérieures à la verrerie (charbonniers, cendriers, charretiers pour le sable ou le combustible) à distinguer des manœuvres vivant en son sein (aides, commis-verriers, valets…). Seuls ces derniers ont leur place dans ce chapitre. L’approche est délicate dans la mesure où les sources y font très peu référence. Ils sont nettement différenciés des maîtres et servent d’hommes à tout faire : alimentation des foyers… une lettre de rémission de 1476, nous éclaire ponctuellement sur ce monde154. François Simonneau, âgé de 13 ou 14 ans, est serviteur et valet à la verrerie de Bichât. Précisément, il est serviteur au four où il travaille de jour comme de nuit, sûrement à l’alimentation du foyer. Un jour, il laisse tomber une grosse pièce de bois sur la tête d’un homme assoupi près du four et le tue. Sa fonction est celle d’un manœuvre, éloignée de la définition du valet dans le sens d’artisan ayant achevé son apprentissage. Il ne doit guère espérer de promotion. La population gravitant autour des verriers, considérée comme docile, fidèle et laborieuse, constitue un milieu assez fermé, sans véritable possibilité de promotion sociale et professionnelle.

114En Poitou, verrerie et noblesse ne sont pas systématiquement liées. Cependant, le métier de verrier se démarque profondément des autres activités artisanales, non seulement par le statut et les privilèges des maîtres, mais encore par les compétences techniques qui échappent complètement aux habitants des campagnes. Les verriers ont moins de points communs avec les paysans que les autres artisans ruraux. Le niveau de vie le confirme.

La condition d’artisan

115Aborder la condition des artisans et leur niveau de vie, c’est entrer dans le cœur de l’histoire sociale, mais c’est aussi se risquer dans un domaine en perpétuelle évolution et aux multiples approches, ainsi que le faisait remarquer J.-P. Sosson155. En effet, les définitions de l’indigence ou de l’aisance sont tellement discutables qu’il s’agira plus pour nous d’associer des données chiffrées à des approches plus périphériques que de prétendre fournir de véritables mesures. C’est donc avec prudence que nous nous pencherons sur la répartition des revenus, le niveau de vie, la promotion sociale et enfin la mobilité.

Définition économique

116Si constater l’existence conjointe d’une activité artisanale et d’une autre liée à l’agriculture est une tâche aisée, mesurer le poids de chacune est autrement plus ardu. Il convient pourtant d’essayer de percevoir les nuances existantes entre les artisans, en fonction de la qualification et du type de labeur.

117La question principale est de mesurer l’importance, dans le budget des artisans, des revenus tirés de l’une et de l’autre des activités. En l’absence de comptabilité d’atelier, il est donc nécessaire de rassembler une documentation périphérique qui nourrira notre propos d’un éclairage intéressant. Dans ce but, nous tâcherons d’identifier l’appoint de l’activité principale, puis quel est le niveau de vie des artisans, par l’intermédiaire de leurs salaires et de leurs espoirs de promotion.

L’artisanat : travail d’appoint ou pleine activité ?

118En 1469, Jean Condant, dit le Jeune, tuilier, prend, avec son frère et un certain Pierre des Barres, le village et lieu en friche de Prévert156. Ils s’engagent à y bâtir une maison couverte de tuiles, mais aussi à cultiver les terres du lieu ; clauses classiques des baux de reconstruction en Poitou. Les redevances agricoles s’élèvent à 5 s. t. de cens, 4 boisseaux de froment, 4 de seigle, 7 d’avoine et 4 chapons. Il reçoit aussi son « exploict » de bois à bâtir, à chauffer, droit de « pacage » et de « pasturage » pour ses porcs et autres bêtes. Il est d’autre part clairement spécifié au tuilier de couvrir sa maison de tuiles, peut-être issues de sa production. L’intérêt du seigneur est double : remettre en culture les friches de sa seigneurie et y développer un artisanat pour valoriser son fonds. Les artisans sont entièrement impliqués dans la reconstruction, comme tuilier et cultivateur.

119Il n’est pas étonnant que des artisans prennent des baux pour des terres en friche, à des conditions équivalentes à celles de tout autre paysan. Ces témoignages sont nombreux mais n’éclairent pas notre propos sinon en confirmant le lien étroit que les artisans entretiennent avec la terre. Une nouvelle fois, l’étude des redevances s’avère plus riche et instructive.

120Le village spécialisé d’artisans de la terre cuite d’Espinasse relève de la baronnie de Chauvigny, elle-même dépendante de l’évêché de Poitiers. Deux des censiers de la baronnie sont assez détaillés : ils couvrent deux années entre juin 1503 et juin 1506 (tableau n° 10).

121L’accès au combustible dans la proche forêt de Mareuil est soumis à une redevance indexée sur le nombre de cuissons. Pour chaque fournée, l’artisan doit 3 s. 4 d. t. La comptabilité annuelle d’Étienne Herbelin, curé de Vérines et receveur de la baronnie, permet de suivre le nombre de cuissons de chaque artisan, mais malheureusement pas leur contenu. Il nous est impossible de distinguer potiers et tuiliers, alors que ces activités recouvrent des réalités économiques fort éloignées. D’une à neuf « cuytes » annuelles sont signalées pour les seize artisans connus. Les disparités sont énormes. Pierre Brisegeon cuit seize fournées en deux ans alors que Jean Chaigneau n’en fait qu’une et Jean Boutin deux. Bien qu’il soit impossible d’évaluer la plus-value réalisée sur chacune, une ou deux fournées par an semblent bien insuffisantes pour nourrir une famille.

122Le tableau n° 10 illustre la permanence relative du nombre de fournées par artisan. Pour seulement deux d’entre eux, Clémens Dousselin et Laurent Compagnon, la différence entre les deux années est supérieure à trois. Pour tous les autres, les valeurs restent proches. Cela amène à minimiser l’idée d’une production qui pour chaque artisan serait instable et ponctuelle. Il y a, certes, de grosses disparités d’un artisan à l’autre, mais l’importance de l’activité artisanale est pour chaque potier-tuilier plutôt constante. Lorsque ceux qui ne viennent que ponctuellement à la terre cuite décident de produire, ce ne sont que pour quelques fournées (une à quatre). Pour les autres, cette production semble beaucoup plus stable dans le temps et importante en travail, en volume et probablement en valeur.

123Deux groupes apparaissent :

• Le premier, à l’image de Jean Brisegeon, fait plus de cinq fournées par an157. L’importance du nombre de fournées en fait probablement une activité dominante.
• Les membres du second groupe cuisent moins de cinq fournées par an (Jean Boutin et Mathurin Pegnon par exemple).

124Laurent Compagnon et Clémens Dousselin sont des exceptions : ils produisent quatre et six fournées, puis rien. S’agit-il d’artisans du premier groupe nouvellement installés et d’un décès ? Nous l’ignorons.

Tableau n° 10 : Production des potiers et des tuiliers d’Espinasse en nombre de fournées et autres activités connues en 1503-1504 et 1505-1506158

125# signifie que le cens est payé.

126Note*

127Note159159

128Le nombre de fournées annuelles constatées ne diffère guère des données mises au jour en Champagne ou ailleurs160. Il varie de manière importante suivant la taille des fours et le type de pièces enfournées. La méconnaissance des fours interdit d’évaluer les quantités de céramiques produites par artisan.

129En se référant à d’autres régions, il semble que plus d’une demi-douzaine de fournées annuelles représente une charge de travail de premier plan pour une seule famille. En dessous, le temps consacré aux autres activités doit être dominant. La pratique des demi-fournées témoigne des faibles quantités de terre cuite que produisent certains artisans. Il est possible qu’un total annuel de trois cuissons, comme les réalise Jean Moron en 1505-1506, représente en réalité six demi-fournées. Celles-ci sont rendues possibles par une gestion communautaire et l’organisation de tours d’accès aux fours : deux artisans peuvent parfaitement s’entendre pour pratiquer une cuisson commune. Ce besoin peut correspondre à une capacité limitée de façonnage et de stockage et à la nécessité de faire rentrer des deniers en écoulant plus rapidement la production.

130La gestion commune règle la question de l’entretien des structures lors des cessations d’activité : cette charge peut être répartie entre les actifs. Les artisans ont donc tous d’autres moyens de subsistance ; pour ceux qui s’arrêtent comme pour ceux qui produisent très peu, l’artisanat indépendant n’est véritablement qu’une activité secondaire et d’appoint. Il paraît indispensable d’y adjoindre d’autres sources de revenus : la culture d’un lopin de terre ou le salariat.

131Le censier de la baronnie nous renseigne d’ailleurs sur les autres devoirs acquittés par chaque artisan. Ciprien Dousselin paye annuellement 3 s. 8 d. t. de droit de paisson pour 11 porcs, 2 s. 3 d. t. de cens et 3 boisseaux de froment et 8 d’avoine pour l’« advenage » et le « forestage » de la forêt de Mareuil. Pour des raisons inconnues, tous ne payent pas ces devoirs. Les comptes ne font aucune mention de procédures en cours qui pourraient justifier leur non-acquittement, et il est donc probable que certains habitants du village ne bénéficient pas de ces droits.

132L’étude du nombre de porcs en paisson en 1503-1505 est plus instructive. Chaque artisan pratiquant plus de dix fournées en deux ans déclare aussi un troupeau. Il y a peut-être ici la trace du groupe dominant du village. Colas de Lestape (huit fournées et demi) n’en possède pas ; toutefois le compte du « Pasquier » mentionne un Mathurin de Lestape pour deux porcs : il y a peut-être ici un lien familial qui nous échappe. Il est clair que la majorité d’entre eux, y compris ceux effectuant suffisamment de cuissons pour en vivre, tire des revenus des porcs ainsi que d’autres produits agricoles dont nous n’avons pas conservé la trace. Cette diversification est assurément un gage d’augmentation des revenus du foyer, mais elle n’apparaît pas comme le signe d’une spécialisation des artisans.

La spécialisation des artisans

133À Espinasse, les sources laissent aussi clairement apparaître une concentration d’artisans sans commune mesure avec les besoins de la seigneurie.

134La situation est identique pour d’autres villages (La Pagerie, Le Chilleau, L’Hopitau). Nous sommes en présence d’hommes de métier fabriquant pour exporter. Les productions de ces centres ne peuvent en aucun cas être absorbées par le seul marché local et seigneurial.

135Telle est donc la situation au début du xvi^e siècle, mais, par la suite, l’expansion du marché entraîne une mutation de la propriété des fours au sein du hameau. Nous la percevons par l’intermédiaire des procès du xvii^e siècle161. À Espinasse, des fours individuels sont construits, à l’initiative des artisans, et se multiplient au détriment des fours collectifs. outre les problèmes juridiques qui en découlent, cette évolution témoigne d’une plus grande capacité des artisans à supporter les investissements financiers induits par l’utilisation et l’entretien régulier de leur four. Ils en assument seuls les dépenses sans recourir à l’aide de la communauté ; on peut envisager que cela aille de pair avec la progression de la part de l’artisanat dans leur budget, et donc d’une certaine professionnalisation et spécialisation.

136Ajoutons que la commercialisation des productions nécessite du temps. D’ailleurs, certains artisans se déplacent, au xvi^e siècle, sur 15 ou 20 km pour participer aux foires et marchés. Il ne s’agit pas d’une présence ponctuelle et occasionnelle. Les artisans s’engagent financièrement et accordent plus de temps au commerce. Ce phénomène est probablement lié à un travail agricole moins prenant et donc à une spécialisation. Par ailleurs, les mentions de marchands-potiers ou de marchands-tuiliers apparaissent surtout à partir du xvi^e siècle, marquant l’évolution d’une partie de la profession. Quelques sondages ont révélé la présence de douze marchands-potiers entre 1552 et 1655 et neuf marchands-tuiliers de 1598 à 1632. Si l’on suit la terminologie employée, ces marchands-potiers et tuiliers sont avant tout des producteurs prenant une part active dans la commercialisation des produits finis. Ils ne sont pas des marchands de poteries, qui sont, eux, de simples boutiquiers162. Les marchands-potiers, issus des artisans ruraux, se spécialisent dans le commerce, délaissant peut-être un peu plus les travaux des champs. S’ils s’installent en ville, ces anciens artisans ont des goûts qui rejoignent ceux des patriciens163.

137L’exemple des grosses forges et des verreries est encore plus édifiant. Ces ateliers marquent l’entrée dans le domaine de la proto-industrialisation. Leurs maîtres prennent à ferme ces ateliers appartenant aux établissements ecclésiastiques, à des bourgeois ou à des nobles, et sont parfois des gens extérieurs à la région, des étrangers. Verriers et maîtres de forges sont des techniciens spécialisés installés dans les campagnes, mais pas à proprement parler des artisans ruraux. La charge financière des fermes de leurs ateliers s’avère lourde, et si l’on ajoute celles liées à l’entretien des bâtiments, seul un travail très régulier peut rentabiliser ces installations. La ferme des verreries de Bichât et de Mouton est de 10 l. t. en 1442 et 1454, celle de la forge de Maillé de 15 l. t. de 1469 à 1477164. Nous avons là une nouvelle catégorie d’artisan pour laquelle la pleine activité et la spécialisation se conçoient plus aisément.

138Pourtant, la production du fer n’est pas leur unique source de revenu. En 1509, Jean Gissard, le maître de la forge de Maillé, paye 4 boisseaux de froment de cens pour une pièce de terre165. Jean et Pierre Foucaud et Gilles Girard, maîtres de la verrerie de Mouton, s’acquittent aussi de 43 s. 6 d. t. de cens pour diverses terres tenues de la baronnie. Bien qu’ils ne soient pas à proprement parler des artisans ruraux, ils s’intègrent au monde où ils vivent, grâce à des terres possédées ou louées. Les maîtres de forges d’origine basque ou rouergate travaillant en Quercy connaissent une situation identique : ils conservent un lien fort avec la terre, prenant à fief des labours, prés et vignes166.

139La situation des maîtres de gros ateliers (forges, verreries) peut sembler à première vue différente, du fait de leur statut et de leurs rapports particuliers avec les princes ou les seigneurs. Mais les exemples poitevins et quercinois nous invitent à relativiser cette opinion. D’une manière générale, les verriers possèdent du bétail, avec les usages correspondants, à l’instar des autres habitants des campagnes. Ainsi, au xvi^e siècle, les verreries normandes ressemblent aux autres propriétés : elles comprennent l’atelier, les locaux d’habitation, la grange, les prés et les terres qui les accompagnent. À l’inverse, en Lorraine, les accensements de terre seraient essentiellement effectués en vue de créer de nouvelles structures de production (moulins, tuileries, scieries…) ou des pêcheries167.

140Ces exemples témoignent de la compatibilité d’être à la fois un technicien hautement qualifié, tirant une part importante de ses revenus d’une production artisanale, et de conserver des terres à cultiver. Peut-être est-il rare, au moins dans les campagnes, de trouver des artisans ayant entièrement rompu le lien à la terre. Cela n’empêche pas la professionnalisation d’une partie des artisans ruraux et une amélioration possible de leur condition sociale.

141Derrière ces données issues de textes normatifs ou de données comptables, est-il réellement possible d’évaluer le niveau de vie des artisans ?

Niveau de vie, revenus et promotion sociale

142L’approche du niveau de vie est l’objectif de toute étude à vocation sociale. Pourtant à y regarder de plus près, plus l’on s’en approche, plus les certitudes s’effacent devant la complexité de la tâche. Je ne reprendrai pas ici de long développement sur les difficultés existantes, elles ont déjà été parfaitement cernées168. Cet exercice incontournable et très stimulant va tout de même nous retenir quelques instants. Le travail présenté est essentiellement fondé sur des documents d’ordre administratif si bien qu’aucune approche iconographique, archéologique et littéraire n’a été entreprise. Nous aborderons d’abord les salaires, puis le niveau de vie.

salaires et salariat

143De 1467 à 1472, Mathelin Pinet est l’un des maréchaux approvisionnant le chantier de l’hôtel de Vasles. Il y vend une production assez variée : chevilles, clous, pioches, barres de fer, fers à cheval, loquet et ferrures de portes et de mobilier. Il s’intègre donc parfaitement à la catégorie des artisans. Toutefois, en 1471, il est aussi salarié sur le chantier, pour un petit nombre de jours, afin de « coudre » des ferrures. Les compagnons maréchaux se vendent à la tâche dans les abbayes de la région, et en particulier celle du Pin169.

144Des artisans sont fréquemment salariés à la journée sur les chantiers. En l’absence de textes permettant de suivre sur le long terme les sources de revenus issus de la production et du salariat, nous pouvons seulement constater l’existence de cette dualité. Le salariat regroupe sur les chantiers de construction toutes les spécialités et tous les niveaux de qualification. Les brassiers, manœuvres ou journaliers, uniquement employés sous cette forme, sont particulièrement nombreux dans le monde de la construction et facilement identifiables par l’intermédiaire des comptes. En revanche, il ne nous est pas aisé de savoir si cette activité salariée est un simple appoint. D’autres activités rurales, artisanat du feu, tannerie et textile, font aussi vivre cette catégorie de population.

145À Vasles, l’écorce de bois de chêne est exploitée pour le tan170. Pour le textile, les comptes témoignent de l’existence du salariat et d’un travail effectué dans le foyer. Le receveur fournit alors à un tisserand la matière première et paye simplement la façon de la toile. Nous sommes là dans un système proche du Verlagsystem, mais aucune intervention marchande n’a été trouvée. En 1466, Denis Gendron, cordonnier, est employé pour fabriquer 16 aulnes de toile du filet, pour un salaire de 16 s. 8 d. t., soit 6 d. t. par aulne171. Ce salaire est conforme à ceux qui sont édictés par l’ordonnance de 1422172. Le salariat existe dès le début de la chaîne de fabrication, dès le broyage des fibres173. Le travail de préparation et de tissage peut être entièrement réalisé à l’intérieur du feu, et le métayer doit être capable de rouir, broyer, peigner et tisser ; il livre alors sa contribution (dîmes, rentes) sous forme de filasse, de fil ou de toile (ce qui est plus rare).

146Le travail de la laine connaît une situation proche. Dans le cadre de la seigneurie, une partie de la laine récoltée est transformée pour l’autoconsommation. En 1466, à Vasles, le receveur fait filer toutes les laines blanches (56 livres) pour faire deux couvertes blanches et un blanchier174. Le filage est effectué par des salariés payés en nature, et le seul salaire du maître pour le tissage des pièces revient à 30 s. t. Toute la chaîne jusqu’au tissage peut s’effectuer à Vasles, sauf la teinture effectuée à Parthenay175.

147Dans les artisanats du feu, le mode de collecte du combustible n’est pas repérable. Sur les gros chantiers, des brassiers sont appelés pour fagoter les brandes. Durant la construction du palais de Poitiers et la réfection du château par le duc Jean de Berry, le receveur recrute des manœuvres pour couper du genêt près du village de Périgné176. Des charretiers payés à la journée s’occupent du charroi. Des sarments et du charbon de bois sont achetés respectivement à Jean Bernart, un bourgeois de Poitiers, et à un tuilier. Pour les grosses entreprises, les approvisionnements ne sont pas assumés par l’artisan : l’officier du commanditaire confie cette mission à des intermédiaires, marchands ou ouvriers.

148Les historiens reconnaissent l’existence d’une population marginale en Saintonge, dans le Bordelais et en Normandie, à qui l’on confie les basses besognes ne requérant aucune compétence particulière, comme faire les fagots et extraire l’argile des terrières177. En 1668, François Pinault, potier d’Argentières, Pierre Marteau, journalier, et sa femme de la proche paroisse de La Mothe-Saint-Heraye, s’associent pour un an afin que le manœuvre s’occupe de l’extraction de la terre, de la façon des tuiles et de la cuisson178. En échange, le couple de journaliers est nourri et reçoit le quart de la fournée. Ce genre de travaux peut aussi être effectué en famille ou par les femmes, mais les témoignages à ce sujet sont encore plus rares.

149Autour des grosses forges seigneuriales gravite aussi ce type de population salariée pour fabriquer du charbon de bois, préparer le combustible ou extraire le minerai179. Ainsi, l’installation des ateliers a un impact économique sur l’emploi et sur les campagnes. Les maîtres des ateliers décident ou non de sous-traiter ces tâches viles pour s’en libérer.

150Il existe donc toute une population marginale dans les campagnes, vivant grâce au salariat et qui peut être pour elle une activité à temps complet. Dans des régions où les terres ne sont pas très riches ou déjà occupées (au début du xvi^e siècle), le salariat artisanal devient un moyen de subsistance comme un autre, à l’image du salariat agricole, connu. L’étude de leurs conditions de vie exige une comparaison des revenus et des prix des produits de première nécessité. Elle doit nous permettre d’étudier en parallèle l’importance des revenus des artisans par rapport à ceux des paysans.

151Les tableaux n° 21, 22 et 23 (annexe) récapitulent les différents salaires répertoriés. La moisson est moyenne, car bien des contrats entre maître d’œuvre et artisans sont passés en prix faits, cumulant ainsi salaires et fourniture des matériaux. Ils interdisent tout travail sur les revenus. Les salaires regroupés ici sont dits avec « dépens » et concernent donc des ouvriers nourris, forme d’embauche très répandue dans le monde rural et urbain poitevin180.

152Les salaires des manœuvres des chantiers ruraux sont à rapprocher de ceux des brassiers employés régulièrement pour les travaux agricoles des seigneuries rurales. Les faucheurs de la seigneurie de La Barre reçoivent quotidiennement 15 d. t.181, en 1478, pour faucher ou râteler contre 12 d. t. à Vasles, en 1474. Ceux qui pèlent le tan touchent, en 1473, 15 d. t., soit autant que les ouvriers du chantier. La situation des ouvriers employés chez les artisans et celle des journaliers placés chez les villageois semblent similaires.

153Il est difficile de dégager une norme, une moyenne ; il y a toujours des exceptions, et il est fréquent pour un même employeur d’embaucher des gens pour une tâche semble-t-il identique, mais à salaire différent. Des critères nous manquent : âge, force physique, habileté, expérience personnelle, relation employeur-employé, offre et demande en main-d’œuvre au jour le jour. Les chiffres ne peuvent pas camoufler d’autres incertitudes.

154À Argenton-Château, en 1445, le menuisier qui fait les planches reçoit 39 d. t. par jour et son valet, pour un travail identique, 25 d. t.182. Un valet ou apprenti maçon reçoit quotidiennement 12 d. t. contre 20 d. t. pour son maître, dans les années 1470 à Vasles183. En 1479, à Ménigoute, le valet du maçon Pierre Lebrun gagne 15 d. t. Dans le même village, mais en 1521, les valets d’un menuisier reçoivent 22 d. t., alors que leur maître touche le double184. Les écarts de salaires sont considérables, même pour un niveau de compétence apparemment identique ; ils peuvent camoufler des durées de travail variant suivant la saison ou afficher des variations considérables et ponctuelles liées à la conjoncture, à l’inflation ou à des crises monétaires. N’oublions pas que nous nous basons sur des salaires en monnaie de compte, alors que les ouvriers recevaient des pièces bien réelles dont la valeur fluctuait sans que les salaires suivent185. Les archives rurales s’avèrent trop lacunaires pour éclaircir ces différents points pourtant capitaux. Seule certitude, un valet touche entre 0,5 % et 0,75 % du salaire de son maître, écart plus important qu’en Castille à la même époque186.

155Les embauches sur les chantiers urbains ne sont pas plus explicites. Vers 1380, sur le chantier du palais de Poitiers, les maçons touchent par jour pour une même semaine 2 s., 3 s. 6 d., 4 s. ou 5 s.187. Aucun n’est manœuvre, puisque ces derniers ne gagnent que 15 d. t. Seuls des degrés divers de compétence peuvent donc expliquer cette variation.

156L’étude des salaires dans les métiers du bâtiment témoigne aussi d’un décalage entre monde urbain et monde rural188, mais dans certaines régions les distinctions entre salaires sont plus fines et font apparaître une répartition différente par catégories. En Hainaut, les chiffres relevés témoignent des oppositions, non pas entre villes et campagnes, mais entre des petites entités économiques – une entité étant une ville ou un bourg et la zone périurbaine189. Effectivement, les salaires des zones périurbaines sont souvent égaux à ceux des villes qui les influencent. La distance entre les principaux chantiers étudiés (Vasles, Ménigoute, Angles…) et les villes est trop grande pour être parlante. De plus, la réalité de la géographie humaine du Hainaut et sa densité relative en gros bourgs majorent l’influence des petites villes sur les campagnes avoisinantes.

157Le peu de données conservées pour le xiv^e siècle limite l’interprétation de l’évolution des salaires sur le long terme. Au xv^e siècle, le salaire des artisans qualifiés du bâtiment est de 10 à 20 d. t. en hiver et de 15 à 30 d. t. en été. Il semble connaître un léger tassement au xv^e siècle. À partir des années 1460-1470, il est courant de noter des salaires journaliers de 10 d. t. pour les brassiers et de 20 d. t. ou moins pour les artisans qualifiés. Nous pouvons y voir les conséquences d’une main-d’œuvre numériquement plus importante, mais au-delà du fléchissement, une relative stabilité de la fourchette des salaires est à constater, alors que l’inflation et les crises monétaires mettent à mal le pouvoir d’achat190.

158Pour comparer ces salaires aux gages des officiers payés à l’année, il est nécessaire de connaître le nombre annuel de jours chômés. Un travailleur à temps complet dans le bâtiment est actif, au plus, 280 jours par an en Poitou191. Ce chiffre est un maximum qui ne prend en compte ni les décès, ni les troubles, ni les maladies… Combien peuvent donc réellement être embauchés à temps complet ?

159Peu de comptes ruraux permettent de vérifier ces données. Au château de La Barre, entre mars 1521 et août 1522, un décompte des jours payés est réalisable192. Jean Desnaux et Grand Jean, maçons, travaillent respectivement 103 et 122 jours, le premier entre mars et novembre et le second entre avril et novembre. Un journalier nommé Nanteuil est présent entre juin 1521 et juin 1522, durant 127 jours. L’écart avec les chiffres reconnus à Paris est important puisque la moyenne maximale est ici de 15,2 jours mensuels pour Grand Jean sur 8 ou 9 mois ; nous ignorons s’ils sont en mesure de trouver un autre chantier pour les 4 mois restants. La multiplication des petits chantiers rend impossible le suivi d’un artisan sur une longue période.

160À Parthenay, des boulevards d’artillerie sont installés au château entre mai 1442 et mars 1443193. Durant ces 11 mois, les principaux manœuvres travaillent au maximum 122 jours d’août à février, soit 17,4 jours par mois. En moyenne, les manouvriers sont seulement présents 64 jours entre mai 1442 et mars 1443, soit 6 jours par mois : il y a donc de grosses disparités. Hormis un ou deux permanents, il semble y avoir une rotation des effectifs, rotation qui permet aux manouvriers de retourner, après les chantiers, dans le secteur d’activité qui les embauche régulièrement. Profitant des périodes creuses de leur activité principale, ils œuvrent sur le chantier qui, dans ce cas, demeure un à-côté exceptionnel194. Les ouvriers les plus fréquemment employés travaillent en moyenne 18 jours par mois durant 6 mois, et plus de 21 jours par mois de juillet à octobre, au plus fort du chantier. Il est possible de considérer cela comme un temps complet, compte tenu des jours chômés.

161En supposant – ce qui reste à prouver – que les ouvriers du bâtiment, au moins en milieu urbain, n’aient quasiment pas de période d’inactivité et évitent ainsi les jours chômés, il est possible de proposer une estimation du revenu annuel de chaque catégorie. Pour un salaire avec dépens de 10 à 15 d. t., celui d’un brassier varie de 11 l. 13 s. 4 d. t. à 14 l. t. et celui d’un artisan qualifié, de 23 l. 6 s. 8 d. t. à 35 l. t. pour un salaire de 20 d. à 30 d. t. Ces salaires doivent être comparés avec le montant de gages annuels.

162Les comptes de l’abbaye Sainte-Croix de Poitiers fournissent d’intéressantes données. Laurent Douin, charretier de l’abbaye, régulièrement employé sur le chantier de l’hôtel de Vasles, touche 12 l. t. en 1487195. Le receveur de la seigneurie de Vasles reçoit 25 l. t. en 1473196. Les sommes perçues ne sont pas toujours aussi élevées : à La Barre en 1517, Jacques Morrigeon ne touche que 7 l. 10 s. t.197. L’importance de la seigneurie entre en compte, puisque le receveur de la châtellenie de Bois-Pouvreau, beaucoup plus grande, perçoit des gages annuels de 50 l. t. et le sénéchal du lieu, de 21 l. t. en 1374198. Ailleurs en Poitou, le montant des gages se fixe autour des mêmes valeurs : en 1477, à Angles, le sénéchal reçoit 8 l. t., le portier, 10 l. t. et le châtelain-receveur, 25 l. t.199.

163Plusieurs remarques s’imposent :

• Ces gages seraient presque équivalents à l’estimation des salaires des artisans, mais la question de la durée réelle de l’embauche des artisans ruraux demeure insoluble. De grosses disparités persistent entre le maître qualifié, capable de se vendre au-dehors de sa paroisse, et le journalier employé ponctuellement sur un chantier.
• Aux gages des officiers s’ajoutent des avantages en nature difficilement quantifiables auxquels les artisans n’ont pas droit.
• Les officiers seigneuriaux cumulent souvent plusieurs fonctions. C’est le cas de Jean Cacaud, qui est receveur de la seigneurie de Vasles et curé de la paroisse des Forges, le cas aussi de Jean de Fougères, curé de la paroisse des Fosses, près de Chizé, véritable maître d’œuvre du chantier de l’hôtel de Vasles et procureur de l’abbaye Sainte-Croix de Poitiers200.

164Ces chiffres sont utilisables dans la mesure où nous les comparons aux prix des produits agricoles. Définir simplement l’artisanat par l’accès au marché et par le travail peut paraître un peu réducteur. Un habitant du monde rural participant à une activité artisanale peut à la fois travailler pour son compte, mais aussi devenir ponctuellement le salarié d’un autre. Nous sommes alors confrontés à des situations diverses et très mouvantes. Pour certains, le salariat peut être un appoint ; pour nous, c’est un moyen d’évaluer le niveau de vie.

Niveau de vie

165L’étude de l’évolution générale des prix agricoles constitue un point de référence permettant de mesurer la progression du pouvoir d’achat des salariés. Les études sur le niveau de vie s’attachent à fournir une comparaison des prix des produits de consommation courante et du salaire. Il n’est ici plus seulement question de hausse ou de baisse des salaires, et il est nécessaire de comparer les courbes en parallèle. Leur déroulement sur le long terme permet d’estimer l’évolution du pouvoir d’achat201. Le travail de Paul Raveau sur la région témoigne de la montée des prix à partir des dernières années du xv^e siècle, après une certaine stagnation202. Cette hausse s’inscrit dans un contexte européen concordant.

166La majorité des salaires étant avec dépens, il est courant de noter les mentions d’achat des victuailles nécessaires aux déjeuners des ouvriers. La qualité de l’information varie suivant les comptes. Le tableau n° 11 met en évidence, pour Vasles, des disparités importantes d’une année sur l’autre, disparités en partie expliquées par des articles trop imprécis pour connaître la composition des achats et regroupés dans la colonne « inconnu ».

Tableau n° 11 : Prix en livres tournois et répartition des achats de nourriture sur le chantier de Vasles

167Le pain, la base de l’alimentation, est vendu à la miche, qualifié de grand pain à 8 d. t. pièce203. Le pain « blanchar », acheté pour les assises et non pour le chantier, doit sûrement être fait avec du froment d’où son nom. Son prix, 18 d. t., est bien supérieur à celui des ouvriers. Le blanc est réservé aux officiers de l’abbaye : lors de la visite de l’abbesse de Sainte-Croix de Poitiers à Vasles, celui destiné aux membres de sa suite est fabriqué avec 16 boisseaux de froment et 20 de seigle. Parallèlement, celui des serviteurs comprend 16 boisseaux de seigle et autant d’avoine ; le froment est absent de cette dernière mouture. Précisons aussi qu’il est peu cultivé dans cette région située en bordure de Gâtine.

168Autre aliment de base, le sel, acheté en boisseaux grands (3 s. 4 d. t.) ou normaux (10 d. t.). La viande, de bœuf ou de mouton, est fréquemment citée dans les achats, et c’est le premier poste de dépense pour les repas. Le mouton est réservé à la fête des « rouzons » (Ascension) pour laquelle le receveur paye aux maçons et aux charpentiers une bête de 5 s. t. Il s’agit là d’un élément de convivialité très fréquent sur les chantiers204. Le bœuf est d’une consommation plus courante, acheté au quartier, à la pièce ou à la « blanchée205 ». Certains articles du compte sont destinés soit aux ouvriers spécialisés, soit aux manœuvres. La tenue du compte ne donne pas l’impression que les maîtres et les manœuvres mangent différemment ; seules les anguilles n’apparaissent que pour les claveuriers et les menuisiers, sinon toutes les viandes, les fromages, les œufs et les poissons composent les repas des artisans, quel que soit leur niveau de qualification. on peut aussi signaler la présence, néanmoins plus rare, d’un chevreau en 1469 et de pourceaux en 1471. La consommation de plus en plus courante de viande, qu’elle soit de bœuf ou de mouton, est un phénomène connu dans la France du xv^e siècle206. L’absence de volailles vient probablement du fait qu’elles ne sont pas achetées mais directement prises sur les cens perçus. Cela concourt à une amélioration générale de l’alimentation de la population, amélioration confirmée par une plus grande variété d’aliments.

169Les poissons font également partie du quotidien et tiennent une place non négligeable dans le budget alimentaire (16 %). Deux espèces maritimes sont présentes, le merlu « paré » (salé) ou frais et le hareng. Ces derniers, soit blancs ou normaux, sont achetés au « quarteron » ou à la « blanchée », au même titre que la viande ; neuf harengs coûtent 12 d. t. Le poisson et les œufs permettent d’observer le carême207.

170Ces derniers sont souvent mentionnés (entre 4 et 10 d. t. la douzaine). Il faut aussi noter la présence de fouaces (galettes de blé, 12 d. t. les 5) et de fromages qui, avec les œufs, sont donnés aux manœuvres. Les aliments contenant des protéines animales (viandes, poissons, œufs…) représentent plus de 50 % du budget de l’alimentation du chantier, et les repas proposés témoignent d’une certaine qualité.

171Le vin ne sert pas uniquement à passer les marchés ou à les sceller, c’est aussi une boisson offerte à tous les ouvriers. Une lettre de rémission de 1493 illustre même sa consommation sur les petits chantiers d’entretien des étangs, où à l’occasion d’un curage, un baril de vin est amené pour les « bessons208 ». Il marque cependant les jours ou évènements importants, telles ces pintes de vin blanc payées lors d’un jeûne aux paveurs et maçons du chœur de Saint-Gilles d’Argenton-Château. La chopine, en 1471, revient à 6 d. t., et le vin représente seulement 1 % du total des achats. C’est peu, et cela peut s’expliquer par l’origine de la boisson : les réserves de la seigneurie.

172Quelques légumes sont ponctuellement signalés : oignons, échalotes, fèves et pois. Ils représentent une faible part du budget en raison, peut-être, de leur faible consommation et de leur production au sein de la seigneurie entraînant leur absence des comptes.

173On peut constater une diversité appréciable des mets, mais la composition exacte des repas est assez difficile à appréhender. Il a été question d’œufs et de fromages pour des manœuvres ou de harengs et de pain, parfois de viande. À titre de comparaison, en 1419, les gardes vendanges (petites gens du seigneur) en Bordelais composent leur déjeuner avec du pain, du vin, des œufs et du fromage209. Quelle est la valeur marchande de ces repas ?

174Les chiffres ici retenus sont valables essentiellement pour la seconde moitié du xv^e siècle. Le début du xvi^e siècle et les années 1520 connaissent un changement de conjoncture, une baisse du pouvoir d’achat des journaliers et de la valeur relative de l’argent ainsi qu’une augmentation des prix alimentaires210. L’amplitude chronologique de nos comptabilités ne permet pas de suivre cette inflation.

175Il est possible d’obtenir une première estimation de la valeur d’un repas grâce à la différence de montant d’un salaire avec dépens et d’un salaire sans dépens. Pour les salaires de maîtres charpentiers et maçons, elle est, à Poitiers, de 6 d. t. au début du xiv^e siècle et de 1 s. 6 d. t. en 1422. Cette même année, la différence pour le manœuvre n’est que de 10 d. t.211. Le système de paiement est généralement fixe sur un chantier, aussi est-il rare de parvenir à comparer les salaires, avec et sans dépens, en un même lieu. À la campagne, les embauches se font majoritairement avec dépens ; néanmoins quelques exemples sans dépens sont connus, surtout lorsqu’il s’agit de prix faits212.

176En 1472, à Vasles, Jean Chener et son fils reçoivent, comme maçons, 2 s. 6 d. t. sans dépens contre un salaire habituel de 20 d. t. par jour, soit une différence de 10 d. t. Cela représente la valeur, au choix, de sept harengs ou trois douzaines d’œufs. La valeur d’un repas représente donc 50 % du salaire du manouvrier, ce qui est considérable. En 1471, Guillaume Gaborin, maître charpentier, reçoit du pain pour deux jours et des harengs pour une valeur de 8 d. t. La simplicité de certains repas étonne parfois. Un pain de 10 d. t. sert à la dépense de deux manœuvres pour deux jours en 1472. Un grand pain de 12 d. t. sert à la dépense de trois manœuvres en 1474. Le coût du repas d’un artisan qualifié et celui d’un brassier varient peu. En revanche, celui d’un repas (moins de 4 d. t.) est toujours inférieur à la différence entre le salaire avec et sans dépens. Il est parfaitement rentable pour le receveur d’une seigneurie rurale de nourrir ses ouvriers, surtout si les repas peuvent être en partie versés à partir des rentes en nature, des terrages quand il s’agit de céréales ou de fromage. Quant à ces valeurs, elles sont en adéquation avec celles d’autres régions à la même période213.

177À Argenton-Château, en 1445, un certain Aubroys fabrique une porte, pour 13 s. 4 d. t.214. Les dépens des six jours sont de 7 s. 6 d. t., soit15 d. t. par jour, ce qui est beaucoup plus que précédemment. À Angles, en 1469, la dépense de quarante jours de manœuvre s’élève pour le receveur à 23 s. 4 d. t., soit 7 d. t. par jour215. Ces différences sont difficilement compréhensibles ; l’origine lointaine de certains ouvriers pourrait-elle entrer en compte ? Le coût des dépens varie suivant l’artisan dont le savoir-faire peut nécessiter des gratifications en nature ; des événements ponctuels et locaux – crises monétaires, hausses du prix de certaines denrées et manque ou surabondance de main-d’œuvre – expliqueraient également ces écarts.

178La vie des brassiers est difficile : 10 à 15 d. t. par jour sont insuffisants. Un apport extérieur est indispensable pour la survie d’une famille, d’autant que les jours chômés, fêtes, maladies et absences de travail sont nombreux. Beaucoup possèdent quelques bêtes ou de minuscules parcelles de terre qu’ils cultivent en parallèle. Cet apport peut permettre de limiter les achats de céréales et de moins subir ainsi les aléas de leurs cours. L’adjonction du revenu agricole à un appoint lié à une quelconque activité artisanale est indispensable.

179Certains doivent par ailleurs louer une chambre pour se loger. Blaise Bouchet, un des manœuvres les plus employés par le receveur de Vasles, fait figure de privilégié et ne paye que 5 s. t. annuels de loyer pour une chambre à Vasles. Les autres, Macé Queu, manœuvre, et Jean Yvet, menuisier, doivent s’acquitter de 20 s. t. pour leur logement, soit l’équivalent d’un mois de salaire complet de manœuvre. Colas de Saint-Louant, le maître charpentier, est en location chez Pierre Gillet. Son contrat prévoit probablement une aide au logement de 10 s. t. par an que lui paye le receveur de la seigneurie de Vasles. Pourtant, d’après ses salaires et sa position, cette somme ne saurait lui poser problème216. Sa position privilégiée apporte à sa famille d’autres avantages ; son fils se fait ainsi payer des chausses en 1467, pour 2 s. 6 d. t. En 1467, il prend une ferme des terrages des lins et chanvres pour 20 s. t. ; c’est l’unique artisan extérieur à la seigneurie à se permettre ce type d’investissement.

180Les salaires des maîtres artisans peuvent les placer dans une catégorie, dite aisée. Au xv^e siècle, dans le Hainaut, les habitants cumulant plus de 10 l. t. de revenus annuels y sont inclus217.

181Une partie des revenus nous échappe par la signature de contrats prix-faits. En effet, dans cette pratique, la réalisation complète d’un projet est confiée à un ou deux entrepreneurs qui recrutent la main-d’œuvre, fournissent les matières premières et augmentent ainsi considérablement leur marge bénéficiaire. En l’absence de comptes, il est impossible d’effectuer une estimation des revenus. Les maîtres maçons et charpentiers de Vasles sont dans cette situation.

182Les travaux de Paul Raveau ont montré l’importante dégradation de la condition de la main-d’œuvre paysanne entre 1470 et 1580218. Le faucheur travaillant cinq jours à Vasles gagne de quoi acheter un hectolitre de blé ; un siècle plus tard, son successeur doit, pour ce faire, attendre deux semaines. Toutefois, même avec un salaire correspondant à deux ou trois repas, à la fin du xv^e siècle, les conditions de vie des manouvriers et des ouvriers agricoles sont difficiles, et les quelques journaux de pré ou de verger qui jouxtent la maison de l’ouvrier rural ne lui assurent pas un quotidien confortable219.

183Ainsi certaines périodes de l’année sont délicates, et des petits arrangements sont envisagés pour les habitués, en particulier des paiements accélérés, effectués surtout au printemps. Mathurin des Noues ne reçoit que 4 des 19 s. t. qui lui sont dus, les 15 manquants ayant déjà été versés par le commanditaire sans que la raison en soit précisée220. Cela correspond à la période de soudure, avant les récoltes d’été, et peut justifier les difficultés financières de certains, alors que d’autres connaissent une réussite enviable.

Les chemins de la fortune

184Si les artisans possèdent ou cultivent souvent quelques vergers ou prés, la valeur attribuée à ce placement est tout à fait intéressante et symptomatique de l’état d’esprit des artisans ruraux. Jean Bigot, tuilier du Chilleau, achète terres, bois, vergers et maison dans et autour de son village, durant 25 ans221. Il est l’un des plus gros censitaires de la seigneurie de Vasles (plus de 5 l. t. par an, soit 16 % des cens dus). Il prend des fermes de blés, de bois pour 120 l. t. avec trois autres comparses et des dîmes de blés. Lors du chantier de la maison forte de Vasles, il vend ses tuiles et se transforme en marchand de fer pour plus de 11 l. t. L’histoire de cette famille est incomplète, mais elle illustre cette paysannerie aisée profitant de la reconstruction pour s’enrichir et amasser un patrimoine notable. La pratique de l’artisanat peut être l’une des raisons de cet essor. L’attrait marqué pour les placements dans la terre ne différencie pas les artisans ruraux des membres de la bourgeoisie et de l’oligarchie poitevine, qui achètent systématiquement terres et rentes autour de Poitiers.

185La promotion sociale passe aussi par l’évolution professionnelle. À Surin, en 1462 et 1501, Pierre Vincent, tuilier, rend, comme ayant droit de Thomas Maréchaux, un hommage lige à 5 s. t. de devoir au comte du Maine pour la moitié d’une borderie, dite La Lambertière, et un hébergement à Surin. Il vit à Nutin, village connu grâce à un autre aveu rendu par Pierre Maussion, dit Moussac, potier de Genouillé, pour « tout l’exploit de terre à faire poterie, quarreaux, tieble plate et cougne… en tout le village de Neuptun et les appartenances d’icelluy222 ». Par cet aveu, Pierre Vincent est obligé de rétribuer ce Pierre Maussion et ses héritiers pour produire de la tuile.

186En 1505, Pierre étant décédé, Julien, son fils cadet habitant toujours Surin, rend l’hommage au nom de son frère aîné. Les professions des deux frères sont précisées : Jean, l’aîné, est prêtre et, Julien, le cadet, marchand. Quinze ans plus tard, Jean Vincent de Genouillé, aussi marchand, fils aîné de Julien, rend le même aveu. Le métier de tuilier ou de potier n’est pas très estimé dans la société médiévale223. Toutefois, dans son Livre des métiers, Étienne Boileau ne donne pas une description trop médiocre de la position des potiers224. Il est ici intéressant de constater la position de l’aîné devenu prêtre. Si la prêtrise est une fonction offerte aux paysans, elle ne concerne que la frange la plus aisée : les curés sont issus des mêmes familles qui fournissent marguilliers et syndics. C’est le symbole d’une ascension sociale pour la paysannerie de nombreuses régions françaises225. Le curé rural, un des principaux personnages de la vie des campagnes, est proche des paysans par sa naissance, mais sa formation juridique en fait le conseiller des seigneurs ou leur receveur, comme Jacques Morrigeon, prêtre et receveur de la seigneurie de La Barre à Ménigoute226.

187La situation des Vincent à Surin, en pays de terres rouges à châtaigniers, est enviable. Le cadet n’est plus qualifié de tuilier mais de marchand, tout comme son fils qui a quitté Surin pour le bourg plus important de Genouillé. Les Maussion jouissent, eux, d’un statut particulier dans la hiérarchie artisanale des deux villages. En 1512, le dernier Maussion à avouer tenir du seigneur de Civray le droit de tirer la terre pour la production de terres cuites est Colas l’aîné. Il constitue, pour lui et sa fille Jeannette, pour la somme de 100 s. t., une rente annuelle de 6 s. 8 d. t. assise sur ses biens à La Traffigère, un hameau de potiers connu par ailleurs227. Elle n’est pas le signe d’une grande prospérité. Ce n’est pas un épiphénomène, car les difficultés se retrouvent ailleurs228.

188Pour d’autres, le progrès est marqué par l’accès à certains petits offices seigneuriaux. Philippe Rateau, présent comme charpentier de 1469 à 1472 sur le chantier de l’hôtel, devient, en 1473, sergent de la seigneurie229. Pour cela, il faut savoir lire et écrire. Les maîtres d’école sont de plus en plus nombreux dans les campagnes poitevines : l’un d’eux est mentionné à Vasles en 1473230.

189Les officiers forestiers tiennent, au même titre que les autres officiers seigneuriaux, une place capitale dans la société rurale. Ils sont au contact du pouvoir seigneurial et assument en quelque sorte l’interface entre seigneurs et paysans. Ils sont considérés par ces derniers comme des traîtres défendant les intérêts du seigneur, malgré leurs origines paysannes. La profession de deux des neuf sergents mentionnés dans les cahiers de procédures de la forêt de Chizé est connue231. Mathurin Pasquier, cité en 1502, était auparavant marchand tanneur, Mathurin Pinaut devient, après avoir été destitué de son office de sergent, charpentier de pipes. L’un des prétendants malheureux à l’office de sergent, Claude Regnault, se déclare aussi être marchand. Dans la forêt de La Gâtine, Guillaume Pisson, charpentier et prévôt d’Angle, se déclare également ancien sergent du verdier, Martin Rousset232. Cette charge intéresse des hommes appartenant à des professions commerciales ou artisanales ayant un rapport avec le bois : en effet, il leur est toujours plus facile de s’occuper de ce qu’ils connaissent bien, les artisans et le bois.

190Mais cette minorité d’artisans franchement aisés ne doit pas faire oublier l’immense majorité des valets et autres besogneux. Pour ceux-ci, tout est plus compliqué. La possession de l’outillage crée une hiérarchie sociale entre ceux qui peuvent se l’offrir et les autres. Il y a là un indiscutable fossé qui divise chaque profession ; le savoir-faire n’est plus alors l’unique critère.

191Les artisans les plus jeunes sont, si l’on excepte les fils de maîtres, probablement les moins favorisés. Il est logique de trouver parmi eux des apprentis à l’aube d’une émancipation qui tarde à venir. À La Roche-sur-Yon, en 1481, Richard Roland n’est encore qu’un simple ouvrier-serrurier de 20 ans233. Si nous ignorons le temps passé auprès de son maître, Jean Papin, nous pouvons supposer chez le jeune homme, vu son âge, une réelle volonté de quitter l’atelier lorsqu’il lui réclame sa liberté et ses outils. Le maître lui refuse notamment une demi-douzaine de petites limes, qui pourraient lui permettre de s’établir à son compte. Il est particulièrement intéressant de voir l’importance accordée à ces quelques outils qui représentent probablement toute la fortune de l’apprenti. L’acquisition de la panoplie constitue un véritable « barrage financier234 ».

192Si des aspirations communes se dégagent des plus riches artisans poitevins, il ne faut pas oublier que la priorité de la majorité est la subsistance. La médiocrité des situations demeure le trait fondamental, même dans une période, dite l’âge d’or de la main-d’œuvre. Derrière de modestes vœux et projets, symbolisés par l’achat de fermes, pour beaucoup la simple autonomie professionnelle est déjà une ambition irréalisable. Quand elle s’avère inaccessible, partir se présente alors comme une dernière chance.

La mobilité : une spécificité artisanale

193La mobilité géographique reste une donnée essentielle de l’étude de la population médiévale. Elle ne procède pas uniquement des grands mouvements du type pèlerinage, mais aussi de la quête d’une vie moins rude, dans un environnement plus favorable. Déterminer l’origine et la mobilité artisanale revient à cerner le marché local de la main-d’œuvre. Comme pour le dénombrement, l’utilisation exclusive d’un cahier de comptes est insuffisante : croiser ce document avec d’autres textes est une garantie de fiabilité. L’anthroponymie offre une autre piste de travail.

194En effet, pour la fin du Moyen Âge, le système moderne du nom à deux éléments, le prénom et le surnom (ancêtre de notre nom de famille), est déjà en place. La transformation vers la domination exclusive du système binominal est très lente. Entre le xi^e et le xiii^e siècle, suivant les régions, la mode des surnoms se diffuse peu à peu, affectant d’abord les milieux aristocratiques et les villes, puis les classes populaires et les campagnes235. Leur développement se fait parallèlement au mouvement de concentration des noms. Les surnoms formant le répertoire médiéval appartiennent à différents groupes : les sobriquets, les surnoms professionnels, les surnoms affirmant une filiation (x fils de Y, puis le « nomen paternum ») et les surnoms d’origine topographique. Ces derniers vont retenir plus particulièrement notre attention.

195Tout nouvel arrivant adopte le nom de son lieu d’origine236. Ainsi, plus le surnom est vague, plus la provenance géographique dont il témoigne est lointaine ; à l’inverse, la conservation de simples lieux-dits s’explique par la proximité du hameau d’origine. Perrot Limousin et Guillaume de La Touche sont employés comme charpentier et manœuvre sur les chantiers du duc de Berry, à Poitiers, en 1384237. Si l’origine de Limousin est évidente, les toponymes de La Touche, Des Roches ou de La Vau sont si courants en Poitou qu’il serait vain de chercher à les identifier. Les patronymes géographiques sont donc le reflet d’une immigration antérieure, difficilement datable et qui n’est pas forcément définitive.

196La population ne porte pas beaucoup d’intérêt au nom de famille qui peut disparaître et laisser place à un troisième nom, le sobriquet, d’usage essentiellement oral238. or, les sources à notre disposition, cahiers de comptes, livres d’enquêtes recueillant des témoignages, ne sont pas des actes administratifs stricto sensu. En donnant la parole aux habitants, les formules du discours quotidien sont parfois transcrites. Ainsi, le maître charpentier du chantier de Vasles, Guillaume Gaborin, est aussi appelé Guichard239. Tout au long du compte de construction, il est nommé Guillaume Gaborin, dit Guichard ou bien Guillaume Guichard, ce qui permet une identification formelle. Ces troisièmes noms peuvent indiquer une émigration, ponctuelle ou temporaire, très récente. Durant la fin du xiv^e siècle, à Poitiers, sur le chantier du palais, le potier Jean de Valence est réellement originaire d’Espagne comme le prouvent la technique des carreaux fabriqués et les lettres réclamant sa venue240. Cela se confirme pour des ouvriers moins célèbres : Mehan et étienne de La Ratonnière, charpentiers, payés pour des travaux effectués à Lusignan, à Poitiers, et près de chez eux, dans les bois de la forêt du Coulombier241. Pour d’autres enfin, la composition du nom, assez longue, ne peut être confondue avec un sobriquet. C’est en particulier le cas d’un manœuvre présent à Poitiers sur les chantiers du duc de Berry, répondant au nom de Jean de Brive la Gaillarde242.

Les migrations artisanales : mobilité et corps de métiers

197L’étude de l’origine des ouvriers est importante, car elle permet de mesurer le potentiel de la main-d’œuvre locale ainsi que sa mobilité. À Vasles, la connaissance approfondie de la population locale a permis de distinguer aisément les paroissiens des étrangers (tableau n° 12).

Tableau n° 12 : Origine géographique des artisans du chantier de Vasles243

198Sur un total de 127 personnes travaillant pour des durées très variables, 43 sont d’origine inconnue. La part des habitants de Vasles est importante ; avec les paroisses limitrophes, ils représentent plus de 55 % pour une aire de recrutement d’un rayon approximatif de 10 km. Le marché de la main-d’œuvre est avant tout local : les quelques exceptions lointaines, d’une distance supérieure à 15 km, ne concernent que six artisans. Ce chiffre est un minimum : il s’agit de deux Poitevins, un serrurier et un verrier, du recouvreur, aussi fournisseur des ardoises, et de trois maçons. L’un d’eux, Guillaume Bernardre, est dit « maistre des massons limousins », ce qui suppose qu’il n’est pas seul. Effectivement, la provenance de huit des maçons est mystérieuse ; ils portent des noms inconnus dans la seigneurie et certains sont peut-être les Limousins de Guillaume Bernardre. L’appel à un serrurier poitevin, Jean Rogues, peut surprendre dans la mesure où un « claveurier » est cité dans les comptes du château de La Barre de Ménigoute à la même époque, mais l’abbaye Sainte-Croix l’engage aussi pour des ouvrages à Poitiers en 1486 et 1487244. Le clientélisme entre donc en ligne de compte dans le choix des artisans et les embauches lointaines pallient les carences géologiques (l’achat d’ardoises) ou techniques (fabrication du verre) du monde rural.

199Le tableau n° 13 insiste sur les différentes origines par corps de métiers où de grosses disparités de recrutement sont perceptibles selon la branche professionnelle. Ainsi, seulement trois maçons sur quinze sont originaires de Vasles ou de ses environs. La proportion des origines indéterminées est énorme, 71,5 % contre 25 % à 40 % pour les autres branches. Au-delà des lacunes des sources, on peut y voir le signe d’une provenance plus lointaine ; la mention du maître des maçons limousins corrobore cette hypothèse.

Tableau n° 13 : Origine des artisans du chantier de Vasles245

200À l’inverse, neuf travailleurs du bois sont de Vasles, soit 60 %. Si possible, les habitants de la seigneurie sont prioritairement choisis en fonction des activités locales existantes. Les chiffres montrent la supériorité numérique des travailleurs du bois par rapport à ceux de la pierre dans cette seigneurie rurale, ce qui peut s’expliquer par les débouchés locaux, en particulier l’habitat paysan. L’usage de la pierre existe, sans toutefois permettre l’activité d’un grand nombre de maçons. La répartition de l’origine des manœuvres est proche de celle des charpentiers ; le recrutement local, majoritaire ou exclusif, est suffisant. Les verriers se déplacent sur les chantiers pour poser leurs verrières, mais ils peuvent aussi passer par l’intermédiaire de marchands pour la vente246. La mobilité n’est pas uniquement le résultat de la commercialisation ; il semble en effet que des maîtres verriers puissent changer d’atelier au cours de leur existence.

Aire de recrutement et géographie seigneuriale

201Dans les années 1470, soit en même temps que le chantier de Vasles, le château de La Barre est restauré. Relevant de la seigneurie de la Barre-Pouvreau, il est situé dans la paroisse de Ménigoute, limitrophe de Vasles, à environ 10 km au sud. Le compte de chantier ne laisse aucun doute sur l’absence d’ouvriers et d’artisans employés à Vasles, toutes catégories confondues247. Même si l’origine de la plupart des artisans est inconnue, il semble bien qu’il n’y ait pas de ponts entre les deux chantiers.

202Une nouvelle réfection du château est entreprise, quarante ans plus tard, et les comptes du receveur Jacques Morrigeon témoignent des principaux axes du recrutement (tableau n° 14, carte n° 8).

Tableau n° 14 : Origine des ouvriers du chantier de La Barre248

203L’origine des maçons est tout aussi imprécise, mais la méconnaissance de la population de la seigneurie peut en être la cause. En revanche, nous savons que les carriers et les tailleurs de pierres proviennent de La Mothe-Sainte-Heraye et de Sainte-Éanne, proches de la carrière de Salles qui fournit la plupart des pierres de taille. Leur transport ainsi que celui du sable et du bois expliquent le grand nombre des charretiers originaires de Ménigoute, de Coutières, de Fomperron et de Salles. La dispersion des origines s’explique par la faible dépense qu’entraînent ces transporteurs corvéables. Plus globalement, la carte n° 8 témoigne d’une forte corrélation entre l’origine des artisans et la géographie seigneuriale. Par la seigneurie de La Barre-Pouvreau, le château de La Barre relève de la châtellenie de Saint-Maixent et le seigneur de La Barre réside à La Mothe-Saint-Heraye249. Cela explique en partie la provenance des ouvriers embauchés dans la seigneurie de La Barre dont le domaine s’étend jusqu’à la paroisse de Nanteuil. La seigneurie de Vasles, elle, est davantage tournée vers Poitiers, siège de la maison mère. Le recrutement s’effectue donc dans cette direction (Benassay, Latillé) ; aucun ouvrier ne vient de la région de Parthenay, ni des paroisses limitrophes de Saint-Martin-du-Fouilloux et Ferrières. Pourtant, les relations existent puisque Guillaume Gaborin, de La Foye, maître charpentier à Vasles, est embauché pour un marché de 55 l. t. sur le chantier du portail du château de Parthenay en 1474250.

204Hormis les étrangers, peu nombreux mais toujours présents, l’essentiel de la main-d’œuvre est issu des proches environs du chantier. Parfois, l’aire des recrutements n’excède pas 10 km (La Barre), alors qu’elle est de 20 km sur d’autres (Riblères251). Plusieurs niveaux d’embauche sont à considérer :

• Le niveau local : il comprend la paroisse, la seigneurie et les paroisses voisines252. Ce bassin d’emploi domine largement en pourcentage, mais présente des limites techniques et numériques. Il concerne uniquement les charpentiers et les manœuvres.
• Le niveau régional : au-delà de 10 km, il complète souvent le précédent en main-d’œuvre plus qualifiée ainsi qu’en fournitures diverses et donc en transporteurs.
• Le dernier groupe concerne les extérieurs à la région, ou du moins originaires d’un site distant de plus de 30 km. Il est numériquement beaucoup plus faible et plus hautement qualifié.

205La mobilité n’est pas caractéristique du seul secteur du bâtiment, celui des métiers du bois l’illustre aussi.

Itinérance et métiers de la forêt

206En 1475, Étienne Beautemps, de Saint-Pierre-de-Maillé, nous raconte les principales étapes de son existence, lors des interrogatoires des procès de la forêt de La Gâtine253. Il quitte son village natal près d’Angles, aux confins du Poitou et du Berry, à 12 ou 13 ans, pour devenir « varlet » à La Puye. Il y reste trois années complètes comme berger et porcher avant d’aller « demourer en pays de France ou il demoura cincq ans ». C’est donc âgé de 20 ou 21 ans qu’il revient à Villaine, en Poitou, et s’y installe définitivement comme charpentier et boucher, métiers sans doute appris lors de ses tribulations.

207Ces mêmes sources fournissent 70 témoignages semblables. La résidence de 62 témoins (88 %) est précisée (carte n° 9). Tous, sauf deux, un sergent de Montamisé et Pierre Mathé, un sabotier limousin, demeurent dans un rayon de 20 km autour de la forêt. Trois artisans, un maréchal, un serrurier et un scieur de bois, habitent à une quinzaine de kilomètres du massif254 ; les autres artisans sont des voisins. Trente-cinq témoins (50 %) déclarent avoir une activité artisanale et quarante-trois donnent leur lieu de naissance (62 %)255.

208Celui de Jean Julien, dit Trouvé, né à La Borde en Touraine, de Jean Baubert et de Jean de La Bussière du Berry n’est guère précis256. Les villages distants de plus de 20 km de la forêt de La Gâtine fournissent neuf témoins ; absents du décompte des résidences, ils témoignent d’une migration récente. Parmi ceux-ci, nous notons la présence d’un prêtre, un laboureur et sept artisans, les autres hommes de métier étant originaires de paroisses voisines du massif forestier. Les sept artisans migrants sont un maître verrier, un bottier, trois personnages ayant coupé et travaillé du bois et deux charbonniers. Cette dernière catégorie est ici particulièrement représentée : deux des sept migrants récents sont des charbonniers alors qu’ils représentent seulement 11 % des artisans témoins. Inversement, aucun des neuf témoins se disant charpentier (25 % du total) n’est né à plus de 20 km du massif. Il en est ainsi des trois tourneurs sur bois et des cinq scieurs de bois. Ces professions sont peut-être plus prisées des locaux et donc moins ouvertes aux étrangers qui se rabattent sur une activité moins attractive.

209Ces histoires de vie permettent de suivre ces ruraux (tableau n° 15). Si dix-huit déclarent avoir toujours vécu au même endroit, vingt-cinq signalent des déplacements. Parmi ceux qui déclarent vivre sur leur lieu de naissance, 61 % sont des laboureurs et 39 % sont des personnes pratiquant, durant une période de l’année, une activité artisanale. Ce rapport s’inverse nettement pour les témoins qui prétendent avoir déjà bougé. Les mouvements affectent davantage les artisans ou ceux qui exercent une activité artisanale en plus de leur métier de cultivateur. Les explications sont variables au même titre que les âges auxquels ces déplacements ont eu lieu, de l’âge de 2 ans en suivant son père pour Chenet Rideau de Nouaillé, à l’âge adulte pour d’autres. Jean Julien l’aîné suit son père, qui prend une métairie proche de la forêt de La Gâtine ; Simon Bussière se déplace pour la ferme de la verrerie de La Puye ; Jean Guissart pour celle d’une forge.

Tableau n° 15 : Mouvement et stabilité des témoins du procès de la forêt de La Gâtine

210Déclarent vivre là où ils sont nés % Déclarent s’être déplacés % Habitants ayant une activité artisanale 7 39 % 15 60 % Autres (laboureur, noble, prêtre…) 11 61 % 10 40 % Total 18 100 % 25 100 %

211Les déplacements s’effectuent en majorité sur de courtes distances, d’une paroisse vers la voisine, voire un peu plus loin. 48 % sont inférieurs à 10 km et 12 % sont compris entre 10 et 20 km (carte n° 10)257. Les 40 % restant font plus de 20 km, le plus souvent entre 20 et 30 km. Deux Limousins font partie de ce groupe et symbolisent les possibilités, ici offertes à deux travailleurs du bois :

212La première est de s’installer sur des terres supposées plus riches et se fondre dans la population, en conservant, à l’occasion, un sobriquet souvenir de leur origine. Guillaume Sauget, dit Limousin, laboureur, né dans la paroisse de Saint-Sixt près de Mirebeau, lieu inconnu, déclare qu’âgé de 5 ou 6 ans, il est venu avec son père dans la terre de La Puye, où il a notamment travaillé le bois (équarrissage, façon de bondes). Toutefois, les artisans ne sont pas seuls concernés par l’émigration, des paysans viennent aussi s’installer sur ces terres de l’est du Poitou, pourtant pauvres. Ils pratiquent alors ponctuellement un artisanat. C’est le cas de Jean Julien l’Aîné, dit Trouvé, charbonnier, qui déclare être natif de Lésigny, en Touraine, et avoir suivi son père à l’âge de 12 ans alors que ce dernier venait s’installer dans l’une des métairies du prieuré de La Puye. L’activité de fabrication du charbon est plus une activité de paysans sédentaires, même issus d’immigration récente, que d’artisans itinérants258.

213La seconde est de venir périodiquement faire la saison et rentrer au pays, comme Pierre Mathé, sabotier de Cromas à 60 km de La Puye, qui exerce son métier en forêt de La Gâtine vers 1470-1480.

Une immigration de régions pauvres

214Les migrants temporaires et définitifs sont présents dans la région. Le sabotier limousin, Pierre Mathé, est surpris en forêt de La Gâtine par les hommes du châtelain d’Angles en janvier259. Les travaux des bois s’effectuent au moment où la sève cesse de circuler, entre l’automne et le printemps. En théorie, cela autorise les artisans limousins à rentrer chez eux à la belle saison afin de cultiver leur lopin de terre et de participer à la vie de leur village260. Parmi les migrants temporaires, beaucoup sont des Limousins travaillant le bois ou la maçonnerie qui ont fait leur réputation jusqu’au xix^e siècle261. Ces flux existent aussi ailleurs262.

215Toutefois, l’organisation du calendrier du bâtiment entraîne de considérables changements dans la répartition des courants migratoires. Les chantiers sont avant tout estivaux car l’hiver paralyse ou réduit le plus souvent l’activité, et le calendrier n’est pas modifié en fonction de la provenance des artisans. Ainsi, les trois maçons limousins employés, en avril 1398, pour la reconstruction du chœur de l’église de Pouzioux s’engagent à achever le travail avant la fin du mois de juillet263. La durée de certains chantiers oblige même les maçons à demeurer sur place pour de longues périodes. Les conséquences de ces séjours estivaux sont majeures : absents durant les travaux des champs, ils se coupent petit à petit de la vie de leur village. Quand les chantiers ne sont pas trop longs, les travailleurs demeurent chez eux durant les longs mois d’hiver, période où l’on est en droit de s’interroger sur leur rôle dans le foyer. Ne participant plus aux activités agricoles, ils s’intègrent dans une migration « à contre-courant264 ». Si le fossé se creuse entre les itinérants et leur hameau d’origine, cela peut faciliter une migration définitive265.

216Les Limousins sont aussi concernés par les métiers de l’habillement. Ici, c’est un cordonnier natif de Croussant, dans le comté de la Marche, qui quitte son village à 16 ans, en 1453, pour Chauvigny où il apprend le métier durant deux ans266. Il va ensuite à Charroux, en Basse-Marche, avant de demeurer en différents lieux du Poitou et du Limousin ; ici un chapelier, natif de Limoges, qui voyage à Nantes, Montaigu, puis aux Essarts, en 1496, où il séjourne en compagnie d’un collègue chapelier normand d’Avranches267.

217Les régions limitrophes du Poitou sont bien représentées. Venant de l’est, deux recouvreurs berrichons sont mentionnés : l’un à Aulnay de Saintonge, en 1453 et l’autre à Mérigny en 1489268. Ce dernier, originaire de Sainte-Catherine de Barbeneuve à Saint-Senoch, aux confins de la Touraine et du Berry, soit à plus de 45 km du chantier, n’y vient apparemment que de manière ponctuelle. on trouve aussi quelques Angoumoisins et Angevins au palais de Poitiers à la fin du xiv^e siècle269. La présence de « bessons » bretons est attestée autant dans la capitale en 1483 qu’en Gâtine en 1463270. Quelques charpentiers et ouvriers du textile breton sont aussi signalés271. Le nord de la France est un peu représenté. À Poitiers, en 1483, les hoquetons des ouvriers sont réparés par un certain Guillaume Murice dit Picard272. À Saint-Jouin-de-Marnes, en 1488, est installé un menuisier de 28 ans, nommé étienne Tuzin et natif de Cambrai273.

218L’élite artisanale connaît aussi ces mouvements : Simon de La Bussière, maître verrier, natif du Berry, immigre en Poitou pour prendre à ferme la verrerie de La Puye, où il résidera ensuite274. Le déplacement de ce type de personnage est fréquent et résulte de leur savoir275. Les travaux poitevins du duc de Berry entraînent, à Poitiers, les meilleurs artisans de France, dont des Flamands et des wallons, mais ces derniers obéissent à de riches commanditaires et ne s’établissent pas dans la région. Certains viennent directement de Mehun à la demande de Gui de Dampmartin276.

219Les flux migratoires urbains et ruraux ne sont pas négligeables277. Les courants de migration artisanaux ne se distinguent pas des autres ; la région est surtout affectée par la venue de Limousins, voire de Bretons. Toutefois, il nous faut garder à l’esprit que le Poitou ne figure pas parmi les grandes régions d’accueil : ce serait a contrario un point de départ vers d’autres lieux.

Émigration poitevine

220Sans prétendre refaire l’histoire de l’émigration poitevine, déjà abordée par les historiens des régions voisines, essayons simplement de mesurer la part des artisans dans ce flux.

221L’Entre-Deux-Mers connaît une arrivée significative de Saintongeais, d’Angoumoisins et de Poitevins278. Il s’agit là d’un mouvement important : Bordeaux et le Bordelais sont une région de forte attraction279. Ce n’est pas à proprement parler une émigration artisanale, mais plutôt paysanne, qui, à l’occasion, a pu permettre le déplacement d’artisans. Les Poitevins se retrouvent aussi dans la région parisienne et dans le nord de la France, mais de manière plus marginale280. Des Poitevins drapiers, marchands et gens mécaniques sont envoyés à Arras après la reddition et l’expulsion de la population de la ville révoltée en 1479. Le repeuplement est un échec281. Quels exemples d’artisans ruraux avons-nous ?

222Jean Daniau, charpentier, né à Quinçay, franc archer des paroisses de Saint-Jouin-de-Marnes, Taizay et Martaizay, se marie dans les années 1448282. Il part résider dix-sept ans en Normandie, pour une raison non précisée. La coupure avec le Poitou n’est pas totale puisqu’il y retourne seul pour voir ses parents. Des problèmes d’argent l’empêchent de repartir et l’obligent à exercer son métier avec un charpentier de Poitiers, Jean Billerot, dans la région et à Saint-Jouin-de-Marnes.

223Autre exemple, celui d’un membre de la famille de Jean Lezay du Chilleau, un des plus gros censitaires de la seigneurie de Vasles. Un seul de ses enfants nous est connu, Robert, mentionné une première fois lors d’une enquête réalisée, en décembre 1493, au Chilleau, à la suite d’un meurtre. Nous apprenons ainsi que Robert Lezay, alors âgé d’environ 30 ans, est tuilier demeurant audit village283. À la mort de son père et de son oncle, il hérite logiquement d’une partie de leurs biens, mais ayant peut-être des problèmes financiers, il fonde une rente annuelle de 30 s. t. sur la globalité de ses biens pour une somme de 30 l. t. en 1507284. Il est alors devenu couvreur, ce qui pour un fils de potier tuilier n’est pas exceptionnel, mais surtout, il vit à Bordeaux. Les raisons et la date de son départ ne sont pas mentionnées. Bien que tardif, cet exemple pourrait être rapproché des propos de Robert Boutruche témoignant de l’attraction de Bordeaux sur les marchands, les changeurs et surtout les artisans. Ces derniers arrivent souvent comme apprentis, puis en fin de contrat s’installent en prenant des censives dans la banlieue285. Toutefois, ils ne coupent pas forcément les liens avec leur village d’origine et peuvent y revenir après plusieurs années et y acheter de la terre286. Pour Robert Lezay, le simple fait de ne pas vendre son héritage, mais de simplement créer une rente, procède de la même volonté. Il appartient à une famille d’artisans plutôt favorisée et, à ce titre, il corrobore les conclusions d’un récent colloque qui tendaient à montrer que l’émigration est plus le fait des plus enrichis, entreprenants et courageux, car quitter son terroir n’est pas une décision facile287.

224Ces deux exemples sont trop isolés pour permettre de comprendre les raisons (familiales, économiques ou conjoncturelles) de ces mouvements. Dès le milieu du xv^e siècle la reconstruction du Bordelais attire les Poitevins et les xvi^e, xvii^e et xviii^e siècles connaîtront des phénomènes similaires tout en obéissant aussi à des raisons différentes.

225Certaines arrivées permettront également des transferts de technologie. On pense évidemment aux maîtres de forges berrichons qui ont pu véhiculer le procédé indirect pour fabriquer la fonte, mais nous n’en avons pas de preuve formelle.

226L’objectif d’avancer dans la conceptualisation de l’artisan rural a été abondamment nourri. Tant sur les aspects sociologiques, économiques que juridiques, les points communs entre artisans et paysans se sont révélés très nombreux. En société, l’artisan agit et réagit comme les autres ruraux. Le patriarcat, le rôle de la famille dans l’enseignement, l’endogamie professionnelle, les modes d’ascension sociale, le rôle de l’agriculture et l’importance de la terre dans la constitution d’une fortune témoignent de la profonde ruralité des artisans. Ils vivent dans leur siècle, et leurs activités ne semblent pas les marginaliser outre mesure. La mobilité paraît être le seul facteur qui les distingue du reste de la population. La polyvalence qui règne en campagne réduit la distance formelle entre artisans et paysans, à l’image de ce qui est connu pour la Vénétie288. Il faut se méfier des dénominations médiévales, leur pluralisme trompeur dépend du type de source étudié.

227Toutefois, par-delà ces traits caractéristiques de l’ensemble du monde rural, des points distinguent les métiers entre eux. Ainsi, si l’activité agricole est très répandue, les différences existent quant à l’importance respective des revenus tirés de l’agriculture et ceux issus de l’artisanat. Il est délicat de comparer un maître verrier, qui peut s’acquitter de cens pour des terres labourables, et un paysan qui s’adonne ponctuellement à la fabrication de cendres ou de charbon de bois. La définition fonctionnelle, transformer une matière première et cultiver une parcelle de terre, est donc insuffisante.

228Afin de distinguer l’artisanat de l’autoconsommation, la définition intégrait la commercialisation de la production. Cette distinction est fondamentale, mais elle doit être complétée selon que l’outil de travail et la matière première sont ou ne sont pas possédés par l’artisan. Quand l’artisan travaille sa glaise ou son bois dans son atelier, il peut être totalement propriétaire de sa production ou seulement en partie. C’est le cas des tuiliers travaillant dans un atelier loué à un seigneur où une seule partie de la production peut être restituée au bailleur. Ces deux points, propriété de l’atelier et de la matière première, en conditionnent un troisième, tout aussi capital : l’accès au marché. Certains artisans vivent donc de la vente de leur production (et des revenus agricoles adjoints). Si dans un premier temps, ce point semble être une évidence, les choses se compliquent lorsqu’on les approfondit. En effet, beaucoup de ruraux, participant à la transformation d’une matière première en un produit fini ou semi-fini, travaillent pour le compte d’autrui. La laine, qui n’est pas forcément le bien du tisserand, peut être tissée sur son métier à tisser ou celui d’un tiers. Nous sommes alors face à des ouvriers œuvrant pour un autre artisan ou un seigneur par exemple ; leur spécificité est d’être salariés.

229Le salariat est plus ou moins répandu parmi les activités artisanales du monde rural. Il est fréquent dans la construction chez les maçons, les charpentiers, les manœuvres bien entendu, et aussi dans le travail du textile. Les artisans indépendants doivent moins faire appel à ces ouvriers salariés, la famille pouvant fréquemment s’y substituer. Les ateliers seigneuriaux, surtout dans les artisanats, dits du feu, y ont plus régulièrement recours pour des tâches subalternes, comme la préparation du combustible.

230Le critère d’accès au marché ne paraît donc pas seulement séparer l’artisanat de l’autoproduction, mais aussi certaines activités artisanales, dont les fruits sont vendus par les producteurs (terres cuites), de celles qui n’ont pas cette possibilité (salariés du bâtiment). Pourtant les choses ne sont pas toujours aussi claires, et il existe une catégorie de métiers où les artisans ont le choix entre ces deux situations et peuvent les adopter conjointement. Dans le secteur du textile, les mêmes choix pourraient se présenter.

231Pas plus qu’il est facile de distinguer au sein du monde artisanal les métiers de salariat et ceux d’entreprise, il est difficile de définir les métiers qui gagnent et ceux dans lesquels l’artisan végète ou échoue. Ce serait en tout cas une erreur d’inclure la totalité des artisans dans une masse informelle de ruraux paupérisés, car certains acquièrent une place enviable au sein de la hiérarchie villageoise. Mais aujourd’hui, il est délicat d’en déterminer la cause : agriculture ou artisanat ? Même des exemples bien documentés comme ceux des familles Bigot ou Vincent ne permettent pas de répondre avec précision. Et au sein du même métier, les échecs, qui voisinent avec de beaux succès, témoignent d’une situation contrastée. Si les qualités personnelles de chaque homme sont déterminantes, les conditions extérieures ont une incidence directe sur le dynamisme de l’artisanat.