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Développement et variabilités

 | 
Sandrine Le Sourn-Bissaoui
, 
Gaïd Le Maner-Idrissi
, 
Virginie Dardier
, 
et al.

Première partie. Cognition, cognition sociale et variabilités

Variabilité inter-individuelle et intra-individuelle dans la réponse de l’enfant à l’épreuve de la tache

Paola Molina et Monica Marotta

Texte intégral

Introduction

1La reconnaissance de soi dans le miroir est, dès les observations de Preyer (1882), l’une des conduites les plus fiables pour évaluer la conscience de soi. Cependant, jusqu’à l’introduction de l’épreuve de la tache (rouge task) faite par Gallup (1970) avec les chimpanzés et par Amsterdam (1972) avec les enfants, et sa diffusion européenne surtout par Zazzo (1975), on ne disposait pas de procédure fiable, indépendante du langage et du développement de la communication pour évaluer la reconnaissance. Malgré quelques critiques à son adresse, l’épreuve est presque unanimement considérée comme l’outil privilégié pour l’étude de la conscience et de la représentation de soi ; elle est utilisée aussi avec les animaux (voir Bard, Todd, Bernier, Love et Leavens, 2006 ; Courage et Howe, 2002 ; Gallup, 1994 ; Molina, 2004 ; Molina, Bulgarelli et Vyt, 2010 ; Rochat, 2003).

2L’épreuve est très bien connue : l’expérimentateur fait une tache sur le visage de l’enfant sans qu’il s’en aperçoive, dans une partie qui n’est pas directement visible pour l’enfant, et, après un certain temps, pour vérifier que la tache n’est effectivement pas perçue, on le confronte au miroir : le fait d’indiquer la tache sur soi (pas sur l’image), ou de se nettoyer, est considéré un indice fiable de conscience de soi. La conduite dirigée vers soi (self-direct) par rapport à la conduite sociale, dirigée vers l’autre (other-direct) est considérée comme une bonne opérationnalisation de la conscience de soi (self-consciousness) : l’enfant est capable de se représenter et d’utiliser cette représentation pour interpréter l’image perçue (Gallup, 1977).

  • 1 Nous sommes en train de faire une méta-analyse des recherches sur ce sujet ; les références des tr (...)

3L’âge auquel on considère que les enfants « se reconnaissent » est d’environ 18 mois. Cependant, les différentes recherches montrent des âges de reconnaissance très divers. Comme on voit dans le Tableau1, qui reporte les résultats d’une trentaine de recherches, menées entre 1972 (Amsterdam) et 2008 (Lewis et Carmody) 1, l’évolution est claire : presque aucun enfant ne se reconnait avant 15 mois, tandis qu’après 24 mois presque tous le font. Cependant, entre 18 et 24 mois le pourcentage de reconnaissance change massivement selon les études : par exemple, entre 18 et 19 mois, la réussite est parfois de 15 % pour certains auteurs, parfois de 90 % pour d’autres.

âge

Pourcentage de reconnaissance

12-14 mois

0-18 %

15-17 mois

0-50 %

18-19 mois

90 %

20-21 mois

42-93 %

22-24 mois

62-100 %

Après 24 mois

100 %

Tableau 1 – Pourcentage de reconnaissance selon l’âge (données obtenus à partir de 31 recherches, publiées entre 1972 et 2008).

4Ces différences ont été généralement expliquées par des variations dans les procédures expérimentales utilisées, mais sans réelle vérification de leur effet. D’autres hypothèses sont aussi concevables. La reconnaissance peut se manifester tout à coup ou, au contraire, après une période d’instabilité de la réponse : si la réponse est instable, cela peut influencer les résultats des petits échantillons, surtout dans certains âges et certains settings expérimentaux, dans lesquels est plus difficile d’obtenir une réponse des enfants. La plupart des recherches étant conduites sur des petits échantillons, ces différences pourraient aussi être dues aux différences individuelles entre les enfants. L’analyse plus détaillée du processus qui mène l’enfant à se reconnaitre s’impose donc, et notre objectif est justement la description du déroulement dans le temps de la réponse de l’enfant à l’épreuve de la tache et l’analyse des différences individuelles dans cette réponse. En particulier, nos questions concernent :

  • la description de la tendance évolutive de la réponse à l’épreuve de la tache ;
  • la vérification de la stabilité de la réponse ou de l’existence de périodes d’instabilité avant l’acquisition de la compétence ;
  • l’étendue des différences individuelles dans la réponse ;
  • l’influence de l’expérience et des conditions contextuelles dans l’acquisition de la réponse.

Méthode

5Pour mieux comprendre le processus qui conduit l’enfant à se reconnaitre, nous avons mis en place une étude microgénétique (Siegler, 1995, 2004 ; Lavelli, Pantoja, Hsu, Messinger et Fogel, 2005), portant sur l’évolution de la réponse à l’épreuve de la tache : dans ce type de recherche, l’unité d’analyse est le changement individuel « en acte », et les observations sont fréquentes et très proches, permettant l’analyse détaillée qualitative et quantitative des comportements, avec le but de décrire le processus à l’origine du changement : dans notre cas, le processus de reconnaissance, lors du passage de la non-reconnaissance à la reconnaissance.

6L’échantillon se compose de 28 enfants (17 filles, 2 couples de jumeaux, 9 fils uniques), âgés de 15 à 26 mois lors de la première observation et de 16 à 28 mois lors de la dernière, pour un total de 243 observations. La plupart des enfants (22 parmi les 28 enfants) étaient nés à terme, et provenaient de familles nucléaires composées du père, de la mère et de l’enfant (25 parmi les 26 familles). L’âge des mères était en moyenne de 37 ans (de 23 à 48 ans), celle des pères de 38 ans (de 29 à 47 ans). La majorité des parents provenait de Turin ou de ses environs, mais 7 mères et 6 pères étaient étrangers. Le niveau socio-économique des familles était dans la plupart des cas moyen ou élevé.

7Nous avons conduit les observations dans une crèche, dans le centre de ville de Turin, et nous avons observé tous les enfants dont les parents avaient donné leur accord pour la recherche. L’ordre dans lequel nous avons observé les enfants était déterminé par leur âge (nous avons observé d’abord les plus grands puis les plus jeunes). Chaque enfant était observé deux fois chaque semaine, soit 9 fois par mois, pour une période variable selon le temps nécessaire pour qu’il se reconnaisse de façon stable (c’est-à-dire au moins trois fois sans échec). Six observatrices ont conduit les observations à tour de rôle, mais chaque enfant était observé toujours par le même couple, l’une des observatrices agissant en tant qu’expérimentatrice et observatrice principale, l’autre tournant les reprises avec la caméra. Toutes les observations ont été enregistrées, l’observatrice principale codait la vidéo et en faisait une transcription papier-crayon ; une deuxième observatrice (Monica Marotta) a codé toutes les observations ; le premier auteur a successivement codé 117 observations. L’accord global était satisfaisant : la valeur du K de Cohen pour l’accord dans le premier cas était. 84 (160 accords sur 180 observations, quelques unes des observations n’étaient pas cotables par l’enregistrement vidéo) et. 81 dans le second (106 accords sur 117 observations) ; les désaccords ont été résolus par la discussion.

8Les différences liées à la procédure expérimentale, comme la couleur utilisée pour la tache, le contact physique avec l’observateur ou un objet, etc., ont été contrôlées après coup avec des tests non-paramétriques, dans la forme Exacte, avec la méthode de Montecarlo (Mann-Whitney Exact Test ou Kruskall-Wallis Exact Test).

9Nous avons fait aussi une analyse descriptive des réponses des enfants, en les regroupant qualitativement dans 4 clusters.

10Finalement, nous avons analysé les 243 observations ensemble, pour déceler le rythme du changement selon l’âge, et pour trouver une fonction d’interpolation des données qui puisse décrire de façon synthétique le développement dans la reconnaissance de soi. Pour le faire, nous avons considéré comme réussite les observations « virtuelles » après trois réussites en continu, jusqu’à la fin du période d’observation (fin de juillet de l’année scolaire, lorsque la crèche fermait pour les vacances d’été) ou à l’âge maximum à laquelle nous avons observé les enfants (29 mois) : nous avons de cette façon 222 observation « virtuelles », et un échantillon total de 465 observations.

Résultats

11Avant tous, nous avons contrôlé les conditions d’observations. Nous n’avons pas trouvé de différences significatives par rapport à la couleur de la tache (bleu, gris, jaune ou violet : Kruskall-Wallis Exact Test, Monte Carlo method, p =. 479) ni pour le fait d’utiliser pour tacher le visage de l’enfant directement la main ou le mouchoir (Mann-Whitney Exact Test, Monte Carlo method, p =. 317). Il n’existe pas d’effet de la position de la tache (joue, front ou menton : Kruskall-Wallis Exact Test, Monte Carlo method, p =. 198) ni pour la pièce où nous avons fait les observations, qui pouvait être, selon les exigences de la crèche, la pièce habituelle de l’enfant ou une autre pièce, par exemple la pièce des enfants plus petits (Mann-Whitney Exact Test, Monte Carlo method, p = 1.00).

12Nous avons trouvé des différences significatives seulement lors de l’utilisation du « sticker (autocollant) » : Mann-Whitney Exact Test, Monte Carlo method, p <. 01. Dans ce cas nous avons trouvé moins de réussites, mais simplement puisque l’autocollant était la dernière ressource lorsqu’un enfant continuait longtemps à ne pas se reconnaitre. L’autocollant ne semblait donc pas faciliter la reconnaissance.

13L’ensemble des observations montre des parcours très différents selon les enfants, soit en terme de variabilité inter-individuelle dans l’âge de reconnaissance, qui varie entre 17 et 27 mois, soit en terme de variabilité intra individuelle : certains enfants réussissent la tache d’emblée, et leur conduite reste stable, d’autres montrent une période de réussites et d’échecs alternés avant de se reconnaitre de façon stable. Nous avons groupé les enfants, par une analyse qualitative, dans quatre catégories différentes.

14Dans un premier groupe, celui des « Experts », nous trouvons 10 enfants qui sont déjà capables de se reconnaitre lors de la première observation : six enfants se reconnaissent dès la première observation, les autres (quatre, que nous avons appelés « Experts délayés ») après une ou deux séances. La reconnaissance précède donc la première observation, qui est faite entre 21 et 27 mois, soit en moyenne à 24.4 mois.

15Le deuxième groupe (« Se reconnaissent ») est constitué par les cinq enfants dont nous avons effectivement observé le processus entier : ils arrivent à se reconnaitre, et le font de façon stable, après un certain nombre d’échecs. Ils ont entre 18 et 27 mois, soit 23 mois en moyenne.

16Le troisième groupe (les « Instables ») est composé de six enfants qui alternent réussites et échecs : ils ont entre 15 et 19 mois au moment de la première observation, et ils se reconnaissent pour la première fois entre 15 et 21 mois (à 17.2 mois en moyenne).

17Enfin, le quatrième groupe (groupe « Pas encore ») comprend les enfants qui n’ont jamais réussi l’épreuve, même après un grand nombre d’observations : il s’agit de 7 enfants et entre eux, l’enfant le plus grand est âgé de 28 mois au moment de la dernière observation (l’âge de ces enfants varie de 16 à 28 mois, avec une moyenne de 19.4 mois).

18Si nous considérons l’ensemble des observations (voir la Figure 1), la tendance des réponses au cours de la deuxième année montre une allure non-linéaire, avec une courbe S-shaped : l’équation qui peut le mieux décrire les données empiriques, à partir du pourcentage de succès obtenus chaque mois, est une Error Function, établie par deux paramètres estimés à partir des données : t c (time central), le mois auquel la probabilité de succès rejoint 50 % (20.22 mois) et le Delta ( = 5.96), c’est-à-dire, le temps en mois qui est nécessaire pour la transition, avant et après t c : donc à 20 mois la probabilité de réussite est environ 50 %, à 13-14 mois elle est 0 %, à 27 mois elle atteigne le 100 %, et le passage entre la non-reconnaissance et la reconnaissance requiert presque un an.

Fig. 1. – Tendance globale de réponse selon l’âge (données observées et courbe de développement estimée).

Conclusion

19Globalement, nos résultats montrent une complexité de l’épreuve et des réponses des enfants à la situation expérimentale, ce qui peut expliquer en partie les différences dans les résultats des recherches précédentes, mais surtout nous sollicite à réfléchir sur les modalités du développement de l’enfant et sur nos propres procédures.

20D’un point de vue méthodologique, nous n’avons pas trouvé d’effet des conditions d’observation, comme la couleur de la tache, la façon de la produire, le lieu d’observation, etc. L’utilisation de l’autocollant aussi ne semble pas favoriser la réussite. Cependant, il faudrait mieux analyser les caractéristiques de l’administration chez les enfants qui ont des réponses instables : peut-être, l’instabilité pourrait être liée aux conditions d’observation.

21Nous n’avons pas testé directement l’influence de la répétition des épreuves, mais l’ensemble des nos données suggère qu’il n’y a pas d’apprentissage : il y a des enfants, même relativement âgés, qui ne réussissent pas à se reconnaitre pendant des longues périodes, et ayant pu voir plusieurs fois l’observatrice nettoyer leur propre visage après l’épreuve.

22Cependant, le fait qu’un certain nombre d’enfants ait eu besoin de deux ou trois essais avant de réussir la tache, même dans le milieu familier de la crèche, nous pose quelques questions sur la validité écologique de la tache si on utilise une seule épreuve. Ainsi, l’échec de certains enfants en laboratoire, qui constitue un contexte étrange, est peut-être provoqué par la situation.

23Les différences interindividuelles dans l’âge de réussite demeurent très importantes : la réussite observée se produit entre 18 et 27 mois et, si nous considérons aussi les enfants qui montrent une conduite instable, entre 15 et 27 mois. La courbe théorique qui mieux décrit les données nous donne une étendue de 12 mois pour les différences individuelles, donc une allure S-shaped, mais avec un passage assez long – une année – entre les deux conditions (non-reconnaissance et reconnaissance).

24Au niveau des individus nous trouvons des différences entre les enfants chez lesquels le passage est net, et qui une fois la tache réussie continuent à se reconnaitre d’une façon stable, et ceux qui ont au contraire une période d’incertitude, avec des épreuves réussis mais aussi des échecs. Étant donné qu’il s’agit dans ce cas pour la plupart de jeunes enfants, on peut faire l’hypothèse que dans cette période de 16 à 24 mois l’acquisition comporte une période de stabilisation, avant que l’enfant puisse maitriser totalement l’épreuve.

25Les données observées témoignent soit de la tendance du développement entre un an et demi et deux ans et demi environ, soit de la variabilité individuelle dans la reconnaissance de soi. Des recherches ultérieures sont nécessaires pour analyser l’origine de ces différences (cf. Bulgarelli et Molina, 2010).

Bibliographie

Références

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Notes

1 Nous sommes en train de faire une méta-analyse des recherches sur ce sujet ; les références des travaux considérés sont disponibles chez les auteurs (paola.molina@unito.it) ; voir aussi Molina, 2004.

Table des illustrations

Légende Fig. 1. – Tendance globale de réponse selon l’âge (données observées et courbe de développement estimée).
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/61375/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 77k

Auteurs

Dipartimento di psicologia – Università degli studi di Torino (Italy).
Dipartimento di psicologia – Università degli studi di Torino (Italy).

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