Reconnaissance de mots écrits chez les enfants dyslexiques et normolecteurs : effets du voisinage orthographique
p. 67-79
Texte intégral
Introduction
1La dyslexie développementale est définie comme un trouble spécifique de l’apprentissage de la lecture affectant plus particulièrement la reconnaissance de mots (Observatoire National de la Lecture, 1998). La plupart des modèles de reconnaissance de mots considèrent deux procédures distinctes : la procédure phonologique – engageant un système de conversion graphème-phonème et l’assemblage de la chaîne phonologique – et la procédure orthographique, conçue comme un appariement entre la représentation issue du stimulus visuel et une représentation orthographique stockée en mémoire (Coltheart, Rastle, Perry, Langdon & Ziegler, 2001). Les recherches conduites auprès d’enfants dyslexiques indiquent que, au-delà d’une importante variation (Sprenger-Charolles & Serniclaes, 2004, pour une synthèse), les dyslexiques sont encore plus pénalisés sur la procédure phonologique, comme en témoignent leurs scores en lecture de pseudo-mots (Rack, Snowling & Olson, 1992). Ces scores, reflétant la capacité à appliquer des correspondances graphèmephonème, sont, en moyenne, plus faibles chez les dyslexiques que chez les enfants normolecteurs plus jeunes, appariés en niveau de lecture.
Procédure orthographique en lecture et dyslexie
2Une question importante qui se pose alors est de comprendre comment se développe, chez eux, la procédure orthographique. En effet, les modèles théoriques insistent, pour la plupart d’entre eux, sur la dépendance développementale qui existe entre les procédures phonologique et orthographique (Ehri, 1992 ; Seymour, Aro & Erskine, 2003).
3De leur coté, les études empiriques illustrent, au moyen de données longitudinales prédictives, que les performances en lecture de pseudomots – évaluant la procédure phonologique – prédisent les performances ultérieures en lecture de mots irréguliers – évaluant la procédure orthographique – (Juel, 1988). D’autres recherches ont montré, au moyen d’études d’apprentissage, que le développement des représentations orthographiques dépend directement de la qualité du codage phonologique engagé en lecture (Share, 1995, 1999).
4Dans ces conditions, on conçoit bien que l’établissement d’un lexique orthographique soit particulièrement difficile lorsque le codage phonologique est déficitaire. Il s’agit donc de comprendre comment les représentations orthographiques lexicales peuvent se construire chez les dyslexiques.
Le paradigme d’amorçage
5Le paradigme d’amorçage peut constituer un outil privilégié pour étudier la procédure orthographique. Dans ce paradigme, une amorce – suite de lettres constituant ou non un mot – est présentée brièvement, suivie par une cible – suite de lettres –, sur laquelle le participant doit effectuer une tâche (identification, dénomination, décision lexicale). La relation entre l’amorce et la cible peut être de différentes natures : par exemple, orthographique (poute-porte), sémantique (clé-porte) ou non reliée (faule-porte). On compare l’influence de l’amorce ayant une propriété donnée par rapport à l’influence d’une amorce contrôle non reliée, en considérant que la présentation de l’amorce active des représentations ; les représentations partagées par l’amorce et la cible auront un impact (effet facilitateur ou inhibiteur) sur le traitement de la cible. On distingue l’amorçage avec masquage (apparition d’un masque visuel avant et après l’amorce présentée très brièvement) et sans masquage. L’avantage de l’amorçage avec masquage est, d’une part, qu’il réduit l’utilisation d’effets stratégiques par le participant, d’autre part, qu’il permet de mesurer des étapes de traitement et des processus automatiques, inconscients, rapides et irrépressibles.
Le voisinage orthographique
6Partant du point de vue que reconnaître un mot consiste à le discriminer parmi 50 000 autres (Ferrand, 2007), on peut considérer que la similarité entre les mots devrait contraindre la finesse du grain d’analyse de la discrimination : plus les mots sont proches, plus fine doit être la discrimination. Cette idée de similarité a été opérationnalisée au moyen de l’effet de voisinage (Coltheart, Davelaar, Jonasson & Besner, 1977), le voisinage orthographique étant l’ensemble des mots partageant, avec un mot cible, toutes les lettres sauf une, à la même position. Selon Forster (1987), le critère d’appariement est réglé par la densité du voisinage. Plus un mot compte de voisins, plus précisément il doit être apparié à l’amorce. De fait, les études menées chez l’expert indiquent que, pour les mots possédant peu de voisins, l’amorçage orthographique peut produire un effet facilitateur, tandis que pour les mots possédant de nombreux voisins, aucune facilitation n’est relevée ; des effets inhibiteurs ont même été rapportés (Grainger & Jacobs, 1996). Au plan théorique, ces effets inhibiteurs sont interprétés comme relevant d’un processus de sélection avec compétition lexicale.
7En général, l’effet de fréquence pourrait interagir avec celui de la taille du voisinage : Andrews (1989) montre que l’effet du voisinage (facilitateur) n’est relevé chez l’expert que pour les mots de basse fréquence. Toutefois, lorsque le mot cible possède des voisins plus fréquents, on relève alors un effet inhibiteur (il y aurait selon Grainger & Segui, 1990, indépendance entre les effets de fréquence et de taille de voisinage).
8Les procédures de génération des réponses en décision lexicale ont été détaillées dans le modèle MROM (« Multiple Read-Out Model ») développé par Grainger et Jacobs (1996). Plusieurs critères sont compris dans ce modèle : un critère de réponse variable (appelé critère M), un critère ∑ correspondant à la somme des niveaux d’activation de tous les mots activés, (ces deux critères ayant une importance dans les décisions lexicales positives) et un critère T, utilisé pour les réponses négatives comme délai temporel. Le critère M met en évidence la correspondance correcte entre le mot et sa représentation orthographique lexicale, activation lexicale unique. Le critère ∑ repose sur l’activité globale du mot. Ainsi, la réponse positive repose sur deux sources d’activation.
9Ce modèle permet d’expliquer, à la fois, les effets de la taille du voisinage orthographique, puisque les voisins sont activés en même temps que l’unité lexicale du mot, et ceux liés à la fréquence, compte tenu du fait qu’elle détermine le seuil de reconnaissance d’un mot (cf. Ferrand, 2007 pour une présentation détaillée).
Études chez l’apprenti lecteur
10Selon Castles, Davis et Letcher (1999), le développement de la reconnaissance de mots peut être conçu comme un mécanisme qui s’adapte progressivement à la densité lexicale croissante. Les mécanismes de codage pourraient changer au fur et à mesure de l’acquisition de mots. Au début, seuls peu de mots sont connus, les représentations lexicales devraient donc être distribuées de façon éparse. Sans voisin, les mots pourraient être reconnus selon un appariement plus ou moins approximatif. Au fur et à mesure que l’enfant apprend les mots écrits, la densité du voisinage augmente et l’appariement doit être plus fin. Ainsi, si une amorce n’est pas parfaitement appariée à un mot issu d’un voisinage dense, elle ne facilitera pas sa reconnaissance et risque même de la ralentir.
11La technique d’amorçage a été appliquée avec succès auprès d’apprentis lecteurs, dès la seconde année primaire (Booth, Perfetti & MacWhinney, 1999, Castles et al., 1999). Castles et al. (1999) ont ainsi mis en évidence des effets d’amorçage de répétition (i. e. des effets facilitateurs lorsque la cible était orthographiquement identique à l’amorce ; e. g., CAT-cat) et des effets d’amorçage formel (i. e. facilitateurs lorsque la cible était orthographiquement proche de l’amorce ; e. g., CAL-cat) par comparaison à une situation non reliée (e. g., TEA-cat). La nature du codage orthographique peut donc être explorée sous l’angle des différents paramètres précités, auprès de lecteurs dont l’expertise est encore très peu développée.
Objectif de l’étude
12L’objectif de l’étude présente est d’étudier, en détail, la reconnaissance de mots chez les dyslexiques, en utilisant le paradigme d’amorçage masqué. Il a été suggéré que, compte tenu de la nécessité de traiter l’information écrite, malgré un déficit phonologique, les dyslexiques ont développé une sensibilité spécifique aux traits orthographiques (voir Siegel, Share & Geva, 1995). Ce point de vue sera donc confronté à celui qui fait dépendre le développement de la procédure orthographique au développement de la procédure phonologique.
13La nature du codage orthographique est étudiée en examinant deux aspects : l’influence du voisinage orthographique (expérience 1) et les effets de la fréquence relative d’un mot par rapport à la fréquence de ses voisins (expérience 2).
Méthode
Population
14Soixante-neuf enfants ont pris part aux deux expériences de l’étude :
- dix-neuf enfants dyslexiques (DYS) (âge chronologique moyen de 12 ans 4 mois, s = 6 mois ; âge lexique moyen de 8 ans 8 mois, s = 9 mois),
- vingt-trois enfants contrôles appariés en âge lexique (CAL) (âge chronologique moyen de 9 ans, s = 5 mois ; âge lexique moyen de 9 ans 4 mois, s = 16 mois)
- et vingt-sept enfants contrôles appariés en âge chronologique (CAC) (âge chronologique moyen de 11 ans 9 mois, s = 4 mois ; âge lexique moyen de 11 ans 11 mois, s = 15 mois).
15Les enfants ont été pré-testés en lecture (test de l’Alouette, Lefavrais, 1967) et en raisonnement non verbal (Raven, 1976).
Expérience 1
16L’expérience 1 a été élaborée de manière à vérifier la présence d’effet d’amorçage chez les dyslexiques et examiner l’incidence de la taille du voisinage orthographique. Compte tenu de la nécessité, au cours de l’acquisition, d’une discrimination de plus en plus fine, nous nous attendons à ce que seuls les enfants normolecteurs plus âgés présentent un effet lié à la taille du voisinage : les effets d’amorçage devant émerger dans des proportions plus importantes pour les mots issus d’un voisinage à faible densité que pour les mots issus d’un voisinage à forte densité.
Matériel
17Le matériel se compose de cent vingt paires d’items amorce-cible de quatre lettres (soixante mots et soixante pseudo-mots) entraînant cent vingt décisions lexicales.
18Mots cibles : seuls des mots de haute fréquence (supérieur à dix par million) ont été sélectionnés. Les mots sont issus pour moitié d’un voisinage orthographique élevé (au minimum sept voisins orthographiques) et pour moitié d’un voisinage orthographique faible (au maximum quatre voisins orthographiques). Ces deux séries de mots ont été appariées en fréquence : 106,6 par million pour les mots issus d’un voisinage orthographique dense et 107,8 pour les mots issus d’un voisinage faible, d’après la base de données pour enfants, Manulex (Lété, Sprenger-Charolles & Colé, 2004).
19Pseudo-mots cibles : une série de soixante pseudo-mots orthographiquement plausibles – construits en substituant une lettre à des mots non utilisés dans l’étude – a été élaborée.
20Trois types d’amorces ont été utilisés.
21Amorçage identité : l’amorce est orthographiquement identique à la cible (e. g., PAIN/pain).
22Amorçage orthographique : l’amorce diffère de la cible d’une lettre (e. g., JUFE/jupe), le changement apparaissant pour toutes les positions de façon équilibrée.
23Amorçage contrôle : l’amorce diffère par toutes ses lettres avec la cible (e. g., BOLT/jupe).
24Au final, la moitié des amorces sont des mots et l’autre moitié des pseudo-mots. Les amorces identités sont toujours des mots, les amorces orthographiques des pseudo-mots et les amorces contrôles sont pour moitié des mots et pour moitié des pseudo-mots.
25Les cibles sont en minuscule, d’une part, pour maintenir la présence des accents, d’autre part, car cette forme est plus familière aux enfants. Les amorces sont en majuscule afin de limiter les effets de recouvrement visuel.
Procédure (identique aux deux expériences)
26Un essai se présente sous la forme « masque (800 ms)/amorce (65 ms)/cible (1 000 ms) ». Les enfants doivent réaliser, sur cette cible, une tâche de décision lexicale.
Résultats
27D’une façon générale, la tâche est bien réussie par les participants : on relève des taux de réponses correctes moyens de 79 % chez les dyslexiques (s = 17 %), 85 % pour les contrôles d’âge lexique (s = 16) et 87 % pour les contrôles d’âge chronologique (s = 15). Les taux de réponses correctes ne diffèrent pas d’une condition à l’autre. Les analyses suivantes portent sur les temps relevés pour les réponses correctes uniquement. Deux ANOVAs ont été conduites sur les temps de décision lexicale (en ms) en fonction du groupe (dyslexiques, contrôles d’âge chronologique et contrôles d’âge lexique) : la première examine l’amorçage d’identité (identité vs contrôle), la seconde l’amorçage formel (orthographique vs contrôle).
28Les effets d’amorçage d’identité et orthographique ont été analysés séparément. En ce qui concerne l’identité (cf. figure 1), les cibles reliées (identité) sont traitées plus rapidement que les cibles non reliées (contrôle) [F (1,60) = 33,38, p <.001]. Les temps de réponse diffèrent selon les groupes : les dyslexiques (moy. = 915 ms ; s = 229) sont plus lents que les contrôles d’âge chronologique (moy. = 740 ms ; s = 119) (p <.01) mais plus rapides que les contrôles d’âge lexique (moy. = 1 210 ms ; s = 369) (p <.01). Toutefois, au-delà de ces différences de groupe, l’amorçage d’identité a une amplitude comparable pour tous les groupes.

Figure 1 : Temps de décision lexicale moyen (en ms) pour les trois groupes en fonction du type d’amorce (identique/contrôle)
29En ce qui concerne l’amorçage orthographique (cf. figure 2), les cibles reliées sont traitées plus rapidement que les cibles non reliées [F (1,60) = 4,21, p <.05]. Les temps de réponse diffèrent selon les groupes : les contrôles plus âgés (moy. = 780 ms ; s = 100) produisent, une nouvelle fois, des réponses plus rapides que les dyslexiques (moy. = 1 009 ms ; s = 297) (p <.01), eux-mêmes plus rapides que les contrôles plus jeunes (moy. = 1 238 ms ; s = 336) (p <.05). De plus, l’effet d’amorçage orthographique apparaît tendanciellement, plus ou moins marqué selon les groupes. Compte tenu des grandes différences entre les groupes, les effets d’amorçage ont été examinés séparément dans chaque groupe.
30Chez les enfants dyslexiques, l’amorçage orthographique ne produit aucun effet, et ce, quelle que soit la taille du voisinage (F < 1).
31Chez les contrôles de même âge lexique, les cibles orthographiquement reliées à l’amorce entraînent des réponses plus rapides que les cibles contrôles [F (1,18) = 4,58, p <.05]. Cet effet reste constant quelle que soit la taille du voisinage (F < 1).
32Chez les contrôles d’âge chronologique également, les amorces orthographiques produisent des réponses plus rapides que les amorces contrôles [F (1,25) = 6,98, p <.05], sans effet de la taille du voisinage [F (1,25) = 2,6, ns].

Figure 2 : Temps de décision lexicale moyen (en ms) pour les trois groupes, en fonction du type d’amorce (orthographique – relié à la cible –/contrôle – non relié à la cible –) et de la taille du voisinage orthographique (élevé/faible)
33Au total, des effets d’amorçage d’identité d’amplitude comparable à ceux relevés chez les normolecteurs ont été mis en évidence chez les dyslexiques. En revanche, aucun effet d’amorçage orthographique n’est relevé chez les dyslexiques, contrairement aux normolecteurs. Il est possible que la nature de l’amorce (pseudo-mot vs mot) ait eu un impact sur les résultats. La seconde expérience vise à étudier l’effet d’amorçage orthographique en utilisant, en amorce, des mots dont on fera varier la fréquence.
Expérience 2
34L’objectif de la seconde expérience est d’évaluer l’amorçage orthographique dans une situation potentiellement inhibitrice (amorce fréquente), comparée à une situation potentiellement facilitatrice ou nulle (amorce peu fréquente et n’ayant pas de voisin plus fréquent). Si les sujets disposent de représentations lexicales bien spécifiées, des effets inhibiteurs devraient alors émerger lorsque la cible est de basse fréquence (amorce de haute fréquence). En revanche, lorsque la cible n’a pas de voisin plus fréquent (amorce de basse fréquence), on ne devrait pas observer d’inhibition. En outre, l’absence d’effet d’amorçage chez les dyslexiques, dans la première expérience, pourrait être liée à la nature de l’amorce (pseudo-mot). L’utilisation de mots comme amorces permettra alors d’éclairer les résultats de la première expérience.
Matériel
35Le matériel est composé de quatre-vingt-seize paires d’items amorcecible de cinq ou six lettres (quarante-huit mots et quarante-huit pseudomots), entraînant quatre-vingt-seize décisions lexicales.
36Mots cibles : la moitié des mots cibles est de haute fréquence (moy. = 214,5 par million) et l’autre moitié de basse fréquence (moy. = 5,13 par million). Ces deux séries ont été appariées sur la taille du voisinage (pour les mots de haute fréquence, N = 6,7 et pour les mots de basse fréquence, N = 5,7) à partir de la base Manulex (Lété et al, 2004).
37Pseudo-mots cibles : une série de quarante pseudo-mots orthographiquement plausibles a été élaborée, en changeant une des cinq ou six lettres d’un mot de même fréquence qu’un autre mot cible (e. g., hivet).
38Amorces : les amorces orthographiques diffèrent de la cible par une seule lettre (BOUCHE/mouche). Aucun lien orthographique ne relie l’amorce à la cible pour les amorces contrôles (CANON/pilote). Les amorces sont toujours des mots (contrairement à l’expérience 1 où les amorces sont des pseudo-mots ou des mots).
39Deux versions de l’expérience ont été construites : chaque paire est présente dans chaque version, avec le mot plus fréquent soit comme amorce, soit comme cible. Chaque participant ne voit qu’une seule version.
Résultats
40D’une façon générale, la tâche est bien réussie par les participants : on relève des taux de réponses correctes moyens de 81 % chez les dyslexiques (s = 19,85 % pour les contrôles plus jeunes (s = 17) et 87 % pour les contrôles de même âge (s = 15). Les analyses portent sur les temps relevés pour les réponses correctes uniquement (cf. figure 3).
41Dans cette étude où les amorces sont des mots, les effets relevés témoignent, en général, d’une inhibition : les cibles reliées orthographiquement à l’amorce (moy. = 1 107 ms, s = 429) produisent des réponses plus lentes que les cibles contrôlent (moy. = 1 044 ms, s = 429) [F (1,65) = 7,33, p <.01]. Les temps de réponse diffèrent d’un groupe à l’autre : les CAC (moy. = 853 ms, s = 195) sont plus rapides que les dyslexiques (moy. = 1 084 ms, s = 318) (p <.01), eux-mêmes plus rapides que les CAL (moy. = 1 329 ms, s = 410) (p <.01). Cependant, les effets liés à l’amorçage sont comparables dans tous les groupes : les mots très fréquents sont reconnus beaucoup plus rapidement que les mots peu fréquents (970 ms versus 1 181 ms respectivement) [F (1,65) = 81,32, p <.001] avec un impact de la fréquence plus important pour les amorces orthographiques que pour les amorces contrôles [(F (1,65) = 17,47, p <.001]. Compte tenu des grandes différences entre les groupes, les effets d’amorçage ont été examinés séparément dans chaque groupe.
42Chez les dyslexiques, les effets d’amorçage orthographique sont opposés selon la fréquence : pour les mots fréquents, l’amorçage orthographique est facilitateur [t (17) = 2,12, p <.05] tandis qu’il est inhibiteur pour les mots rares (i. e. possédant un voisin plus fréquent) [t (17) = 1,83, p <.05]. Chez les CAL, aucun effet facilitateur lié à l’amorçage orthographique n’est relevé pour les mots fréquents alors qu’un effet inhibiteur émerge pour les mots rares [t (22) = 3,04, p <.05]. Ce même patron de résultats est observé pour les CAC [t (26) = 2,26, p <.05].

Figure 3 : Temps de décision lexicale moyen (en ms) pour les trois groupes en fonction du type d’amorce (orthographique – reliée à la cible –/contrôle – non relié à la cible –) et de la fréquence de l’item (basse/haute fréquence)
43Ainsi, des effets d’amorçage orthographique émergent dans tous les groupes, y compris chez les dyslexiques, ce qui n’était pas le cas dans l’expérience 1. Pour chacun des trois groupes, les temps de traitement des mots rares sont plus longs lorsque les mots sont reliés orthographiquement que non reliés. Ces mots cibles rares sont amorcés par un voisin plus fréquent. Dans ce cas, l’activation de l’amorce est suivie d’effet inhibiteur sur les voisins plus rares, parmi lesquels la cible.
Conclusion générale
44L’objectif de cette étude est d’examiner le codage orthographique chez les enfants dyslexiques, avec un paradigme d’amorçage orthographique. Selon un point de vue strictement développemental, les habiletés phonologiques déficitaires des dyslexiques entraînent des difficultés d’acquisition des représentations orthographiques ; selon un point de vue opposé, ils pourraient mettre en place des stratégies compensatoires. Le paradigme d’amorçage orthographique, adapté à la population, permet d’étudier la question en examinant de façon précise l’organisation de ces représentations. Dans la première expérience, nous avons examiné l’impact de l’amorçage d’identité et celui de la taille du voisinage. Un amorçage d’identité (avec une durée de présentation de l’amorce de 65 ms) a été relevé chez les dyslexiques, mettant en évidence que la forme orthographique peut être activée rapidement. Il est important de souligner qu’il ne s’agit pas ici d’un amorçage visuel, puisque les amorces étaient présentées en majuscule et les cibles en minuscule. Les effets d’amorçage d’identité relèvent donc bien de l’activation d’une information orthographique.
45Contrairement à ce qui pouvait être attendu, aucun effet de la taille du voisinage n’est trouvé dans les groupes. Ces données rejoignent celles de Castles et al. (1999), qui avaient mis en évidence un effet d’amorçage chez les enfants normolecteurs sans impact de la taille du voisinage. Les enfants les plus âgés de notre étude, tout comme ceux de l’étude de Castles et al., sont pourtant dans leur sixième année scolaire, après le début de l’apprentissage de la lecture. On pouvait donc s’attendre à ce que de tels effets émergent. Parmi les explications possibles, on peut avancer que les outils utilisés pour déterminer la taille du voisinage concernent les bases de l’expert. Ainsi, les évaluations de la taille du voisinage pourraient être peu adaptées pour les enfants. D’après nos estimations, une dizaine de voisins sur la base « Voisins » (base de données pour lecteurs experts, répertoriant l’ensemble des voisins orthographiques de chaque mot, cf. lexique de New, Pallier, Ferrand & Matos, 2001) représentent quatre voisins environ sur la base Manulex, tandis que quatre voisins sur la base « Voisins » ne représentent qu’un seul voisin sur « Manulex ». Le nombre médian de voisins sur la base Manulex, pour les mots de quatre lettres, est de trois environ. Ainsi, l’augmentation de la taille du voisinage chez l’expert pourrait être due à la présence de mots rares, inconnus de la plupart des enfants et même de collégiens. Dans ces conditions, il est très difficile de faire émerger des effets liés à la taille du voisinage chez l’enfant (cf. Castles et al., 1999, pour une conclusion similaire).
46En revanche, les effets d’amorçage obtenus sur les mots moins fréquents révèlent que ceux-ci sont inhibés par la présentation d’un voisin plus fréquent. En cela, nos données rejoignent celles obtenues par Grainger et al. (1996). Il semble donc que la fréquence relative soit précocement, un facteur déterminant, ce qui témoigne de l’organisation orthographique lexicale : l’activation globale du mot est affectée par l’activation de ses voisins.
47Enfin, il est notable que la reconnaissance de mots fréquents (sans voisin plus fréquent) ait été facilitée par la présentation, en amorce, d’un voisin plus rare, chez les dyslexiques uniquement. Le résultat de l’expérience 2 (effet d’amorçage orthographique chez les dyslexiques mais pas chez les contrôles) s’oppose à celui de l’expérience 1 (effet d’amorçage orthographique chez les contrôles mais pas chez les dyslexiques). Même si ces effets méritent de nouvelles études, nous pouvons relever deux différences : la lexicalité de l’amorce (pseudo-mots dans l’expérience 1 et mots dans l’expérience 2) et la fréquence plus élevée du mot cible dans l’expérience 2. C’est lorsque la fréquence de la cible est la plus élevée que les effets d’amorçage sont relevés chez les dyslexiques. Ceci peut suggérer que le seuil d’identification des dyslexiques est plus élevé.
48La seconde différence est liée à la lexicalité de l’amorce : les mots cibles ont été amorcés formellement, chez les dyslexiques, par des mots, mais pas par des pseudo-mots. Cet effet, lié à la nature de l’amorce, pourrait refléter, chez les dyslexiques, des représentations orthographiques peu spécifiées en termes infra-lexicaux. Chez eux, contrairement à ce qui est observé chez les normolecteurs, les représentations orthographiques sont essentiellement lexicales. Dans ce sens, le développement des représentations orthographiques ne suit pas le schéma développemental tout venant, décrit, par exemple, par Ehri (1992), selon lequel les représentations orthographiques, d’abord partielles (quelques lettres), se complètent et se spécifient progressivement pour devenir lexicales.
49L’utilisation du paradigme d’amorçage se révèle, en tout cas, un bon moyen d’exploration de la nature du codage orthographique chez les enfants.
Auteurs
-
Séverine Casalis
Laboratoire URECA (EA 1059) – université Lille – Nord de France – Domaine universitaire du Pont de Bois, BP 60 149, 59 653, Villeneuve d’Ascq cedex, France.
-
Marion Janiot
Laboratoire URECA (EA 1059) – université Lille - Nord de France - Domaine universitaire du Pont de Bois, BP 60 149, 59 653 Villeneuve d’Ascq cedex, France.
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