Chapitre I. Des quartiers près des maisons d’arrêt : prisons reconnues et prisons dissimulées
p. 45-72
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Index géographique : France
Texte intégral
1Dès 1850, l’article 2 de la loi du 5 août prévoit que « dans les maisons d’arrêt et de justice, un quartier distinct est affecté aux jeunes détenus de toutes catégories1 ». L’idée de sortir les enfants des prisons et de les séparer des adultes en détention n’est donc pas nouvelle. C’est de cette problématique philanthropique que naissent, au début du xixe siècle, les sociétés de patronage et les premiers pénitenciers pour jeunes détenus, les maisons centrales d’éducation correctionnelle avant même la création et l’hégémonie des colonies agricoles et industrielles. En parallèle à ces nouveautés, les préoccupations se tournent également vers l’aménagement de quartiers spéciaux pour les mineurs dans les maisons d’arrêt départementales et dans les centrales pénitentiaires. Dès 1819, un arrêté du ministre spécifie quelques conditions particulières de détention des plus jeunes :
« […] les enfants mineurs détenus sur ordre de leurs parents et les jeunes détenus pour autres causes en dessous de 16 ans seront séparés des adultes dans toutes les prisons départementales2. »
2Cet arrêté entraîne l’aménagement des premiers quartiers pour mineurs dans les prisons les plus importantes, à Gaillon, Strasbourg, Rouen, Lyon, Toulouse et Amiens. Par la suite, la plupart du temps à l’initiative personnelle d’individus avisés, quelques autres prisons se voient assignées à recevoir les membres les plus jeunes de la population pénale. C’est le cas des prisons de Sainte-Pélagie3, expérience qui ne durera que six mois, et de Perrache4, qui reçoivent les enfants de justice détenus selon les principes posés par Charles Lucas. Dans toutes les autres prisons, les petits vagabonds et petits voleurs demeurent en promiscuité avec leurs aînés. La loi du 5 août 1850 qui réaffirme l’obligation de séparer les mineurs des adultes dans tous les pénitenciers de France ne modifie guère les pratiques. Aux côtés des quartiers près des maisons d’arrêt classiques, qui se multiplient au cours du siècle, coexistent des quartiers « spéciaux » dont les objectifs sont de vouloir offrir une vie pénitentiaire originale aux enfants qui y sont détenus, tout en s’assurant de leur emprisonnement total. Installées au cœur de prisons ordinaires qui abritent déjà des adultes, ces institutions pensent pouvoir rééduquer et observer le jeune tout en palliant les inconvénients de l’incarcération classique. Ainsi, l’École de préservation et la maison d’éducation surveillée de Fresnes, expériences du premier xxe siècle, respectivement pour les filles et pour les garçons, dépendent des règlements des colonies pénitentiaires qui, rapidement, s’avèrent inapplicables en milieu carcéral. Héritières directes de ces deux institutions hybrides, les Centres spéciaux d’observation de l’éducation surveillée installés aux Baumettes à Marseille, à Saint-Paul à Lyon et dans les locaux de Fresnes, vont subir les mêmes déboires. L’équipe éducative en charge des adolescents, les activités scolaires, professionnelles et récréatives mises en place, les portes des cellules ouvertes en journée ne suffisent pas à obvier à l’acquisition d’une culture carcérale et, finalement, ces institutions ne parviennent guère à satisfaire aux rôles pour lesquelles elles ont été créées.
La pérennité des quartiers spéciaux au sein des maisons d’arrêt : séparations réelles et séparations partielles
3En 1875, le Vicomte d’Haussonville constate que la loi de 1850 est peu appliquée dans les prisons départementales. Certes, des solutions sont parfois trouvées mais ces dernières ne respectent jamais les préceptes des législateurs :
« Mais le nombre de cellules où il existe un quartier permanent affecté exclusivement aux mineurs est infiniment petit […] sans doute, lorsque ce quartier réservé aux jeunes détenus n’existe pas dans une maison départementale, et lorsqu’un ou deux jeunes détenus se trouvent renfermés dans cette maison, le gardien-chef, cédant à un sentiment d’humanité, s’ingéniera le plus souvent afin de trouver quelques moyens de soustraire ces enfants à la proximité brutale de la prison5. »
4La situation change-t-elle avec les conclusions affligeantes de ce rapport ? Dix ans plus tard, la diffusion d’un décret sur les conditions dans lesquelles doivent être détenus les mineurs, laisse supposer que ce n’est pas le cas : « Art. 29 : Tout détenu âgé de moins de 16 ans doit être complètement séparé, le jour et la nuit, de tous détenus adultes6. » Le décret du 29 juin 1923, sur le service et le régime des prisons affectées à l’emprisonnement en commun, affirme de nouveau ces articles de loi7. Pourtant, l’évolution est lente, très lente.
Du règne du dortoir en commun aux prisons cellulaires de l’entre-deux-guerres
Les garçons avant 1945 : l’exemple ordinaire des prisons de l’Isère
5L’« évolution-immobile » des conditions de séparation des mineurs et des adultes dans les prisons françaises, de la fin du xixe siècle à la fin de la Seconde Guerre mondiale, se retrouve dans les archives départementales de l’Isère. Ces dernières contiennent de nombreux rapports de fonctionnement, parfois succincts, mais à des dates éparses. Jusqu’en 1914, ces documents renseignent essentiellement sur la lente dégradation des prisons du département, sur le sérieux des gardiens-chefs, sur la tenue des registres et sur les activités des médecins et des abbés. Les mineurs ne sont manifestement pas encore au centre des préoccupations de l’administration pénitentiaire, reflet du vide réglementaire qui les entoure. A contrario, il est à noter une série partiellement conservée de comptes-rendus de visites mensuelles de la maison d’arrêt de Grenoble par M. Dauphin, conseiller de préfecture. Ils s’échelonnent de 1934 à 19428, font état de l’importance numérique de la population détenue et sont complétés par quelques commentaires sur le fonctionnement de l’établissement et sur les conditions de détention réservées aux mineurs9. De fait, ces nombreux feuillets constituent une source précieuse qui informe sur l’époque peu connue de l’entre-deux-guerres et des débuts de l’occupation, période dont les archives ont été méticuleusement détruites. Dans les quinze dernières années du xixe siècle, le département possède quatre maisons départementales à Grenoble, à Saint-Marcellin, à Bourgoin, et à Vienne. En 1894, le directeur régional fait le décompte des travaux nécessaires au respect de la loi sur la réforme des prisons de courtes peines et mandate un architecte chargé de l’état des lieux. La maison d’arrêt de justice et de correction de Grenoble, la plus grande, date de 1863. En relativement bon état, elle peut recevoir deux cents détenus hommes et quarante-cinq détenues femmes. En outre, elle est équipée de dix-neuf cellules individuelles pour les premiers et de six cellules du même type pour les secondes. La maison d’arrêt et de correction de Bourgoin, moderne, est construite suivant le système cellulaire en vue de l’application de la loi du 5 juin 1875. Ses quarante-huit cellules sont bien entretenues et le surveillant-chef est sérieux. Il en est de même pour la maison d’arrêt et de correction de Saint-Marcellin, édifiée à la même époque, suivant le même système. Elle comprend trente-six cellules et « on a pu disposer 200 cellules indépendamment de l’ancien quartier cellulaire10 ». Enfin, la maison d’arrêt de Vienne « est dans un état d’usure et de délabrement complet11 ». Aucune de ces descriptions ne fait allusion à des locaux réservés aux mineurs. Pourtant, sans être très nombreux, garçons et filles sont amenés à séjourner quelque temps dans ces établissements.
6Jusqu’à l’application de la loi du 5 juin 1875, ou plus exactement jusqu’à ce que les prisons cellulaires soient un peu plus nombreuses, la séparation des mineurs d’avec les adultes est exceptionnelle. Puis, dans les établissements d’emprisonnement individuel, lorsque l’effectif le permet, les mineurs sont souvent les premiers à bénéficier d’une cellule dans laquelle ils sont généralement regroupés. Cependant, de tels établissements sont encore rares et l’emprisonnement en commun reste très majoritairement la règle. Parfois même, comme c’est le cas de la maison d’arrêt de Bourgoin, des prisons cellulaires ne sont pas utilisées en tant que telles. Les surveillants privilégient souvent la méthode « dortoir », plus aisée à surveiller. Devant l’absence de locaux spéciaux et la vétusté de certains établissements, les directeurs de petites prisons départementales prennent fréquemment des initiatives personnelles, à la frontière de la légalité. Ainsi, une affaire d’évasion d’un enfant de 14 ans à la prison de Vienne informe sur le « système D », de fait couramment pratiqué par des responsables soucieux de respecter, autant que faire se peut, la loi sur la séparation des mineurs et des adultes :
« Ce jeune détenu qui, en raison de son âge avait été placé seul dans un dortoir pour ne pas le confondre avec les détenus adultes ; j’avais dû le changer de dortoir par suite de l’augmentation de la population. Placé à la chambre de pistole restée vacante, M., avait pour chauffoir dans la journée la salle d’école, et pour se promener la cour de la cuisine, seul endroit affecté aux jeunes détenus et qui se trouve à ma portée12. »
7Il est aisé d’imaginer qu’une telle solution est possible uniquement lorsque le nombre de jeunes détenus incarcérés est restreint. Plus nombreux, il est probable que les mineurs auraient été mêlés aux adultes dans le dortoir en commun. Or, une telle promiscuité entraîne nombre de désagréments dont adultes et mineurs détenus peuvent être victimes. Les plus faibles, donc les plus jeunes, sont logiquement les plus exposés aux abus divers. Même quand la séparation est établie, les communications entre jeunes et adultes demeurent possibles. Le phénomène est dénoncé par l’inspecteur général, mais démenti, à la prison de Vienne en 1914 :
[Rapport de l’inspecteur général au préfet]
« Bâtiments : les jeunes détenus sont placés en face du chauffoir des condamnés et les communications visuelles sont possibles. »
[Commentaire du directeur de la maison d’arrêt de Vienne]
« Les jeunes détenus sont placés dans une chambre servant d’infirmerie qui est presque toujours inoccupée où toute communication est impossible. »
[Avis du préfet de l’Isère]
« Avis conforme à celui de M. le directeur13. »
8Finalement, il ressort de ces nombreux rapports qu’à la veille de la Première Guerre mondiale, les prisons départementales ne sont pas équipées de quartiers spéciaux pour mineurs. Un local peut éventuellement être réservé à cet usage mais ce dernier n’est jamais indépendant de l’ensemble de la détention et il est facilement restitué aux adultes en cas de surpopulation. Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour que les enfants soient effectivement isolés de leurs aînés. Pourtant, les désordres engendrés par le conflit résorbés, le nombre de quartiers réservés aux mineurs n’est pas plus important, la quantité de prisons cellulaires oscille autour de la soixantaine et aucun texte majeur ne vient modifier la législation des mineurs détenus en prison « ordinaire ». Néanmoins, une baisse conséquente de l’effectif carcéral permet une séparation des enfants plus systématique. La population détenue ne dépasse plus les vingt mille individus et, par conséquent, les établissements pénitentiaires ne souffrent plus de sureffectif chronique. Le phénomène est tel, que le décret du 3 septembre 1926 préconise la fermeture de nombreuses maisons d’arrêt dont découle la cessation d’activité des prisons de Bourgoin et de Saint-Marcellin en 1934. La délinquance juvénile suit le mouvement général et les prisons n’accueillent plus qu’un nombre restreint de jeunes garçons et de jeunes filles. Des aménagements sont alors entrepris dans la majorité des détentions. En l’occurrence, la maison d’arrêt de Grenoble est dotée d’un dortoir pour les pupilles, « aménagé cellulairement en 1929 par les services d’architecture départementale14 ». Par la suite, lorsque le Conseil général de l’Isère réclame quelques arrangements des locaux en faveur des jeunes détenus de l’établissement, il voit sa requête rejetée par le préfet qui estime la situation satisfaisante :
« Il résulte des constatations faites, tant par la commission de surveillance que par un conseiller de la préfecture, que j’ai délégué pour procéder, chaque mois à la vérification des services de la prison avec mission particulière de porter son attention sur les jeunes détenus que ceux-ci, entièrement isolés pendant la nuit, sont toujours, de jour comme de nuit, séparés des détenus adultes 15[…].
Il est à remarquer que le nombre des pupilles présents en même temps et qui couchent dans un dortoir cellulaire aménagé en 1929 par le département, n’est généralement pas supérieur à 6 […]. En considération du petit nombre de mineurs dans ledit établissement, du séjour relativement court qu’ils y font et de ce que les conditions matérielles et morales leurs sont assurées, il apparaît, ainsi que le fait d’ailleurs remarquer le Directeur de la circonscription pénitentiaire, que l’aménagement envisagé entraînerait une dépense hors de proportion avec le but à atteindre16. »
9Le conseiller de la préfecture M. Dauphin, mandaté par ledit préfet, confirme que les mineurs sont effectivement séparés des adultes. Cet état persiste jusqu’à fin 1939. Les problèmes de ravitaillement et des conditions de détentions qui se dégradent depuis le début de la guerre, remplacent dès lors les propos rassurants du conseiller. Cependant, toutes les maisons d’arrêt ne bénéficient pas de l’aide du département pour aménager des structures adéquates à l’incarcération des jeunes. À Vienne, la commission de surveillance de l’établissement signale en 1933 l’inconvénient « de la non-séparation pendant le jour des détenus majeurs et mineurs17 ». Jusqu’en 1941, date de réouverture de la prison désaffectée de Bourgoin, cette situation ne trouve que des solutions précaires et illégales, et il est toujours « difficile d’isoler les mineurs18 ». Cet exemple, dû en grande partie à l’état lamentable de cet ancien cloître, ne fait pas figure d’exception parmi les prisons françaises. Ce phénomène tend cependant à diminuer jusqu’à l’arrivée des autorités allemandes sur le territoire français.
10Il n’est guère possible de finir cet exposé de la situation des garçons dans les prisons françaises dans la première moitié du xxe siècle sans revenir brièvement sur l’activité législative de 1940-1945. Le sujet ne peut guère être développé autant qu’il le mérite, faute d’archives disponibles. Néanmoins, concernant les mineurs, c’est un temps de réforme important, dans la continuité des campagnes contre les « bagnes d’enfants », dans la volonté du gouvernement de Vichy d’encadrer la jeunesse (chantiers de jeunesse, compagnons…) et vraisemblablement de l’endoctriner en référence aux nouvelles valeurs du moment : travail, famille, patrie. Selon toute probabilité, les prisons sont pleines d’adolescents en 19401945, seulement il est impossible d’en connaître ni le nombre ni les conditions de vie19. Les familles sont souvent dissociées pendant et après l’exode, près d’un million de personnes sont faites prisonnières et nombre d’enfants sont livrés à eux-mêmes. La délinquance liée à la guerre touche forcément ces petites mains du marché noir. La circulaire sur la détention des mineurs du 21 mars 1942 est produite dans ce contexte20. On ne peut nier que la volonté de vider les prisons des mineurs correspond à l’esprit qui s’est développé pendant les campagnes de 1934-1937 et que le désir de réforme existe. Cependant, peut-être aussi qu’à partir du milieu de l’année 1942, il faut faire de la place dans les détentions afin de pouvoir incarcérer les résistants. Quoi qu’il en soit, pendant la guerre, les législateurs se sont préoccupés du problème des mineurs en prison jusqu’à vouloir limiter la détention préventive. C’est l’amorce de tous les débats sur les centres d’observation, les centres d’accueil et de triage21 qui fleurissent pendant et après guerre.
Les filles avant 1945 : l’exception des Présentines
11Comme pour les garçons, le souci de certains personnages proches de l’administration pénitentiaire de séparer les jeunes filles des femmes adultes est ancien. Adolphe Guillot, en visite à la prison de femmes de Saint-Lazare en 1890, dénonce la promiscuité qui règne entre les filles de la correction paternelle et les prévenues, les femmes âgées et les jeunes, les novices et les habituées :
« Mais c’est surtout dans la première section, réservée aux détenues judiciaires, qu’apparaît dans son énormité l’imprévoyance sociale ; la promiscuité de jour et de nuit est complète22. »
12Cette préoccupation est, en fait, plus ancienne encore et peut se suivre dans l’histoire de la prison pour femmes des Présentines, à Marseille. Cet exemple illustre également toute la difficulté, malgré quelques volontés affirmées, de séparer les mineures des majeures. En 1857 déjà, un projet de construction d’une nouvelle prison pour femmes laisse des traces dans les archives. Il s’agit de remplacer les Présentines. Le directeur de la maison centrale qui propose ce plan, envisage : « Quant aux jeunes détenues je les placerais dans un autre local23 », séparation jusque-là inexistante. Puis, les archives se taisent pendant plusieurs années sur l’état d’avancement et/ou l’abandon du projet. Le sujet redevient d’actualité près de cinquante ans plus tard, en 1905. La prison des Présentines existe toujours, les mineures y sont toujours détenues avec les majeures. Pourtant, l’urgence cette fois se fait pressante et un nouvel établissement pour femmes est vraiment « rendu nécessaire par l’état de vétusté, de délabrement, d’insalubrité, et aussi d’insuffisance de la prison des Présentines24 ». Au délabrement de la prison, s’ajoute une seconde préoccupation : les femmes qui fréquentent l’établissement ne sont généralement guère « présentables » même si « quelques fois celles qui sont amenées ne sont que prévenues et peuvent être innocentes ». Or, « cette prison est voisine de l’école de garçons et les enfants ont quotidiennement le spectacle de femmes éhontées dans leur tenue et leur langage se rendant, ou menées le plus souvent, en état d’ivresse au lieu de détention25 ». Différentes possibilités pour cette nouvelle construction sont mises à l’étude mais aucune n’est retenue et la situation est finalement laissée, à nouveau, en l’état. Des solutions d’attente, palliatives, sont toutefois menées. Pendant la guerre 1914-1918, une partie des détenues des Présentines intègre ainsi une aile de l’école de garçons. Cette disposition normalement transitoire perdure jusqu’en 1936. L’école exige alors de pouvoir (re)disposer de ses locaux. Entre-temps, certains décideurs cherchent toujours à séparer les mineures des adultes et en 1914 un projet d’école de réforme au sein de la prison de Chave, pour les jeunes filles, prend de l’ampleur, car « la prostitution des mineures se multiplie [il s’agit de] les enfermer pour les soustraire à la prostitution26 ». Ce projet n’est pas davantage concrétisé que les précédents. En 1919, de nombreuses femmes et filles sont toujours incarcérées aux Présentines, ensemble, et les difficultés que cela soulève ont des conséquences fort dommageables :
« 4°-Quartier des jeunes détenues.
Il n’y a pas, contrairement à toutes les prescriptions réglementaires et notamment à celle du décret du 11 novembre 1885, de quartier spécial pour les mineures. Faute d’autre local, on est tenu de les placer avec les mères nourrices (prévenues ou condamnées) et les marchandes détenues par voie de contrainte par corps. Ce mélange est déplorable à tous les points de vue27. »
13Une nouvelle solution pour remédier à cette promiscuité est envisagée :
« Dès que le nouveau quartier en construction pourra recevoir les filles soumises […] il y aurait lieu d’affecter le quartier aujourd’hui occupé par ces dernières aux jeunes détenues qui de cette façon seraient, ainsi que le prescrivent les instructions sur la matière, isolées du restant de la population. On pourrait alors organiser convenablement des travaux, faire des lectures en commun, des conférences, etc., et les mineures n’auraient pas à subir le contact des adultes, des nourrices ou contraignables, des femmes de corvées du service général et des buandières28. »
14Le projet est finalement accepté et entamé en décembre 1919. Il a fallu attendre près de soixante-dix ans pour que les filles soient séparées de leurs aînées dans la région des Bouches-du-Rhône. Cependant, cette politique mise en place dans la ville de Marseille, demeure une exception. Majoritairement, dans les maisons d’arrêt qui possèdent un quartier pour femmes, les mineures détenues cohabitent avec les dames majeures, de nos jours encore.
L’isolement aléatoire du second xxe siècle
15Après le désordre engendré par le second conflit mondial où aucune règle n’est plus respectée, Paul Amor, le nouveau directeur de l’administration pénitentiaire, met en place une grande réforme pénitentiaire. Désormais indépendante, l’éducation surveillée prend en charge une majorité des mineurs de justice. Pourtant, des enfants sont toujours incarcérés et, pour eux, l’ordonnance de 1945 réaffirme le droit à ce qu’ils soient détenus dans des quartiers spéciaux afin de ne pas être mêlés aux majeurs. Malgré de nettes améliorations des conditions de détention, les mineurs ne sont pas toujours isolés des autres détenus.
La séparation des garçons au détriment de celle des filles
16En 1946, le garde des Sceaux Pierre-Henri Teitgen, interroge ses directeurs régionaux sur les conditions d’incarcération des moins de 18 ans dans les maisons d’arrêt et l’existence éventuelle d’ » un quartier spécial réservé à ces mineurs29 ». Il ressort de cette enquête, qu’à l’exemple de la circonscription de Dijon, « dans la plupart des maisons d’arrêt, un quartier distinct permet de séparer de jour et de nuit, les mineurs des adultes. Cependant, dans quelques établissements et plus particulièrement en ce qui concerne les femmes, aucun local n’est prévu pour l’isolement des mineurs30 ». De fait, dans les prisons qui ne sont pas équipées de quartiers spéciaux, des directeurs tentent, malgré tout, de séparer les mineurs de leurs aînés avec les moyens à leur disposition. Dans la circonscription de Poitiers « aucune maison d’arrêt de la région ne possède de quartier spécial pour les délinquants [mineurs pénaux]. Des pièces seulement leur sont réservées et sauf à Jonzac et à la Rochelle la séparation des mineurs avec les adultes est assurée dans toutes les autres prisons31 ». Le même constat peut-être fait pour les jeunes filles. Au Fort du Hâ, les indisciplinées de l’IPES de Cadillac, sont « placées le jour dans un local vaste, bien aéré » mais « l’état des lieux n’a pas permis et ne permet pas encore la séparation de nuit de ces mineures32 ». Faire une liste des circulaires qui rappellent l’obligation pour les directeurs de prison de séparer les plus jeunes membres de la population carcérale des adultes dont la « promiscuité est pour eux une source de corruption33 » serait long et fastidieux. Or, si une consigne est maintes fois répétée, c’est qu’elle n’est pas appliquée. De fait, la séparation des catégories pénales et le régime spécial mineur sont rarement respectés. De même, la clause d’isolement de nuit prévue principalement « pour que ces adolescents échappent au danger de la contamination réciproque issue de leur réunion dans des locaux difficiles à surveiller34 » est peu prise en compte. Cette situation demeure possible de par les libertés que laisse encore le texte de l’ordonnance de 1945 avec des expressions comme : elle ne joue « qu’en principe35 » ou « autant que possible36 ». Ce type de formule évasive est monnaie courante lorsqu’il s’agit de préciser les conditions d’incarcération des moins de 18 ans37. Parfois, devant le fait accompli, des textes « officialisent » les pratiques. Ainsi, une clause du code pénal de 1959 précise que le prévenu mineur « peut participer en même temps que les adultes aux offices religieux, exercices scolaires, d’éducation physique, récréative38 », ce qui avait déjà été spécifié dans la circulaire de 1952, destinée à définir le régime de détention des mineurs39. En fin de compte, les différents textes qui préconisent la séparation des différentes catégories de détenus sont très inégalement appliqués : les prévenus sont rarement séparés des condamnés ; les condamnés de simple police côtoient souvent ceux de la correctionnelle et les criminels ; les primaires peuvent être mêlés aux récidivistes… finalement le cas des mineurs ne fait que suivre un non-respect assez général des lois. En 1964, le directeur de l’administration pénitentiaire constate encore, laconique :
« L’administration pénitentiaire ne dispose que d’un très petit nombre de quartiers pour mineurs condamnés à une courte peine ou prévenus. Il en résulte que ceux-ci ne peuvent dans certaines maisons d’arrêt être isolés dans un quartier spécialisé. Une cellule individuelle leur est cependant attribuée par priorité. Toutefois, il ne peut même pas être intégralement recouru dans certains cas à ce palliatif, en raison de l’encombrement et de l’architecture défectueuse des prisons anciennes40. »
17Finalement, les seules séparations effectives tout au long du xxe siècle sont celles hommes/femmes et la mise à l’écart des détenus dangereux. Ce n’est qu’à partir du début des années 1970, sous l’impulsion des événements de mai 1968 et des grandes révoltes de prisonniers de 1971, que la séparation mineurs/adultes devient réellement une priorité de l’administration pénitentiaire, du moins pour les garçons. En effet, la séparation est très majoritairement applicable et appliquée dans les grands établissements, tel Fleury-Mérogis, du moment qu’il s’agit de l’incarcération des hommes. Depuis une étude d’importance de 1964, l’administration pénitentiaire ferme les quartiers des femmes pour en faire des quartiers de semi-liberté ou des quartiers de mineurs :
« Il a été constaté que si dans la plupart des maisons d’arrêt de moyenne et de petite importance les quartiers des hommes sont encombrés, les quartiers destinés à la détention des femmes ne sont jamais pleinement utilisés. Une étude a été demandée à toutes les directions régionales pour rechercher si le regroupement des femmes dans certains établissements ne permettrait pas de récupérer des places utilisables pour les autres catégories de détenus.
Cette opération intéressante pour l’administration pénitentiaire, présente des inconvénients, sur le plan judiciaire notamment. Aussi ne sera-t-elle réalisée qu’avec prudence malgré les avantages qu’elle peut offrir, plus particulièrement pour la détention des jeunes prévenues dans les régions de Paris, de Rennes, de Strasbourg et de Marseille41. »
18Le projet est validé et mis en œuvre à la fin de l’année 1965. Des précautions sous-jacentes sont toutefois spécifiées :
« Le choix de regroupement a donc été fait en tenant compte notamment de la capacité du quartier des femmes afin d’éviter la promiscuité et de maintenir l’isolement de certaines catégories, telles que les mineures ou les prostituées42. »
19Il s’agit donc de préserver des divisions pour mineures qui pourtant, hypocrisie des discours, n’existent pas dans les détentions de femmes. De fait, les regroupements des femmes détenues mis en œuvre permettent l’augmentation du parc des quartiers pénitentiaires réservés aux seuls garçons. L’amélioration des conditions de détention des garçons passe par la détérioration de celles des filles : en 1966, six quartiers de femmes ont déjà été supprimés43. Les conséquences pour les demoiselles sont fâcheuses. Les détenues de Caen par exemple, sont envoyées à la maison d’arrêt de Lisieux, « qui ne comporte que 8 cellules [et] doit aménager d’urgence un dortoir dont les possibilités sanitaires et hygiéniques seront des plus rudimentaires44 ». De plus, éloignée du tribunal, la situation qui s’en suit est « extrêmement critiquable et marque sans doute la prévenue. C’est ainsi que récemment, une jeune délinquante de 17 ans a été amenée de la gare de Caen au tribunal par les deux gendarmes, à pieds et menottes aux mains, sur deux kilomètres à travers la ville45 ». Finalement, à force de fermetures et de regroupements, avec l’ouverture de la maison d’arrêt pour femmes (MAF) de Fleury-Mérogis au début des années soixante-dix, la grande majorité des femmes détenues se trouvent en permanence dans deux prisons : la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis et le centre pénitentiaire de Rennes. La MAF de Fleury-Mérogis ouverte en 1973, a une capacité d’accueil de deux cent trente places dont cent soixante-dix cellules individuelles. Seulement, au mépris de toutes lois, aucun quartier spécial n’est attribué aux mineures, ni au moment de sa conception ni au moment de sa construction ni même ultérieurement :
« À Fleury-Mérogis, il n’y a pas de division spéciale pour les mineures. Le centre des jeunes détenus qui existe chez les hommes n’existe pas de ce côté-ci de la prison, ce qui constitue pourtant une anomalie vis-à-vis de la législation. J’ai personnellement rencontré dans la cour de très jeunes mineures d’origine roumaine ou yougoslave46. »
20Tout au moins pourrait-on supposer que des cellules leur sont particulièrement assignées. Ce n’est pas le cas. Le directeur de Fleury-Mérogis ne prend pas la peine de chercher à isoler les jeunes filles du reste de la population carcérale. Chez les femmes, mineures, jeunes adultes et majeures partagent les mêmes activités, les mêmes espaces communs et sont tout aussi susceptibles de partager la même cellule. En 1988 encore, les livres de procédures disciplinaires de la MAF révèlent le cas de cette jeune fille de 17 ans prise dans une altercation entre deux femmes de respectivement 22 et 29 ans47. À la même époque, un éducateur de l’éducation surveillée témoigne que la mineure parricide qu’il suit régulièrement partage sa cellule, jour et nuit, avec l’une de ses aînées48. Les exemples sont nombreux et, à la fin des années 1990, l’infirmière Martine Schachtel confirme encore qu’ » à la maison d’arrêt des femmes, la pratique veut que l’on place les mineures avec des femmes d’âge mûr, bien que ce soit en contradiction avec le code de procédure pénale49 ». Pour en revenir aux garçons, malgré la mise à disposition des anciens quartiers de femmes, la séparation des mineurs et des adultes n’est pas non plus systématique, essentiellement dans les petites prisons départementales. La prison de Varces, qui remplace la vétuste maison d’arrêt de Grenoble, ouvre en 1972 sans quartier pour mineurs. Ce n’est qu’en 2004 que la construction d’une détention à part est entreprise50. Ce sont les mêmes sempiternelles raisons qui sont à l’origine de cette incapacité à respecter les textes, celles que donne déjà un rapport de l’administration pénitentiaire en 1959 :
« […] l’aménagement et la mise en service de tels quartiers [quartiers réservés aux mineurs] soulèvent un certain nombre de problèmes d’ordre matériel et financier […], que la conjoncture présente et l’encombrement des établissements pénitentiaires ne permettent pas de résoudre d’une manière satisfaisante51 ».
21Cette impossible séparation mineur/adulte est confirmée par une grande enquête menée par le ministère de la Justice au début de l’année 1979.
Un état des lieux en 1979 : les filles délibérément laissées pour compte ?
22En 1979, Alain Peyreffitte, garde des Sceaux souhaite savoir « comment sont répartis les détenus au sein des maisons d’arrêt en application notamment des articles D. 59 et D. 85 et suivants du CPP52 ». En effet, conscient des difficultés que les responsables des prisons rencontrent pour appliquer la loi, il désire trouver des solutions, d’où cette vaste enquête qui permet aux chefs d’établissements d’émettre suggestions et propositions53. Les archives renferment donc un état des lieux complet où chaque directeur de prison expose les conditions de séparation des mineurs et des adultes dans son établissement. À la lecture de ces multiples rapports, plusieurs constatations s’imposent. Une première remarque concerne la priorité des directeurs de prisons qui tentent, effectivement, de séparer les mineurs des adultes. Pourtant, cela n’est pas toujours possible :
[Directeur des services pénitentiaires de rennes]
« Les jeunes détenus sont en général séparés des autres détenus sauf si leur nombre devient trop important54. »
[Directeur des services pénitentiaires de Toulouse]
« […] il est matériellement impossible, dans l’état actuel des effectifs et, compte tenu de la disposition des locaux des maisons d’arrêt, d’assurer la séparation convenable des différentes catégories de détenus. Il est évident que certains établissements […] s’efforcent de séparer, dans la mesure du possible, les prévenus des condamnés, les mineurs des adultes55. »
23De fait, il est fréquent que les maisons d’arrêt bénéficient de l’aménagement d’un quartier spécial ou, tout du moins, de cellules réservées aux mineurs. Cependant, ces locaux sont rarement installés à l’écart de la détention des adultes :
[Directeur de la maison d’arrêt d’Orléans]
« J’ai l’honneur de vous faire connaître que les répartitions prévues dans votre note ne sont pas respectées […]. Les jeunes détenus sont groupés ensemble dans une même cellule quand cela est possible mais sont répartis dans la détention […].
Il serait idéal
1) De faire un quartier de jeunes détenus séparé56. »
24Manifestement, l’effort pour isoler les plus jeunes des plus âgés est réel. Cependant, lorsque cette première division est effective, les mineurs ne sont que rarement séparés entre eux, ni de jour, ni de nuit, et souvent incarcérés en compagnie de jeunes adultes (mineurs civils de 21 ans) :
[Directeur de la maison d’arrêt d’Arras]
« Jeunes détenus : ceux-ci sont placés au quartier des mineurs – jusqu’à 21 ans […] ; dans la mesure du possible – les prévenus sont séparés des condamnés, quelques exceptions doivent être prises, cela nous amène très souvent à ce que les mineurs prévenus soient mélangés avec des condamnés57. »
25D’après les quelques réponses des directeurs qui n’omettent pas de faire l’état des lieux des quartiers pour femmes, peu nombreuses, la situation apparaît pire encore pour les filles. Manifestement, elles sont rarement isolées de leurs aînées. C’est que, dans les mentalités, cette mesure d’isolement pour les détenues n’est pas toujours recommandable. En 1969, le directeur de Rennes explique à propos des filles mineures condamnées qu’il a en charge :
« Il est évident que ces délinquantes sont parmi les plus jeunes […] la prison qui est l’aboutissement de ces échecs ne peut pallier les carences affectives et éducatives profondes qui sont à la base du comportement délictueux.
Toutefois l’expérience du centre pénitentiaire de Rennes prouve que l’on peut atténuer, dans une certaine mesure, ces réactions spécifiques en confiant à ces jeunes détenues un travail d’adultes et en les mêlant tant dans les ateliers que dans les divisions aux détenues adultes dont elles partagent le mode de vie sans distinction58. »
26Outre les problèmes d’exiguïté des locaux et des insuffisances matérielles, cette idée reste assez répandue dix ans plus tard. Bref, les raisons qui amènent les directeurs à ne pas appliquer le principe d’isolement sont de multiples natures. En 1979 donc, les demoiselles côtoient fréquemment les dames, comme c’est le cas à la maison d’arrêt de Chalon-sur-Marne où « toutes les catégories sont réunies dans neuf cellules (actuellement effectif 18)59 ». Même lorsqu’un quartier spécial est réservé aux filles, des entorses fréquentes sont opérées face aux nécessités du service interne. Devant le surencombrement du quartier pour femmes de la maison d’arrêt de Versailles par exemple, « il arrive d’affecter quelques adultes à l’atelier des jeunes détenues ou vice-versa60 ». La raison principale alléguée par l’administration pénitentiaire pour justifier cette illégalité est simple : les mineures sont trop peu nombreuses pour que l’on puisse mettre en œuvre des mesures spécialement pour elles, leur aménager des locaux réservés. En résumé, en 1979, l’isolement des mineurs d’avec les adultes n’est pas toujours effectif mais c’est l’une des priorités des directeurs de maison d’arrêt, du moins pour les garçons. Cela implique que les moins de 18 ans mâles ont, en majorité, une cellule qui leur est destinée, quitte à devoir la partager avec un (ou plusieurs) codétenu de leur catégorie d’âge. L’isolement de nuit n’est pas davantage appliqué. Les adolescents sont souvent regroupés en dortoir ou dans des cellules réservées « doublées » voir « triplées » selon l’effectif. D’autre part, ces locaux sont fréquemment localisés au cœur de la détention des adultes et des contacts entre les deux catégories sont inévitables. Au total, peu de maisons d’arrêt sont pourvues de quartiers réservés et isolés du reste de la détention et, en tout état de cause, les prévenus et condamnés mineurs ne sont presque jamais séparés les uns des autres au même titre que les primaires et les récidivistes. Quant aux filles mineures, il y est à peine fait allusion dans les rapports des directeurs des maisons d’arrêt. Cette vaste enquête ne débouche finalement sur aucune réforme. Le nouveau gouvernement a d’autres priorités, celles d’humanisations des prisons envisagées par le garde des Sceaux Robert Badinter. De fait, en 1990, une mission générale d’inspection sur les conditions de détention des mineurs dépêchée par le ministre de la Justice Pierre Arpaillange à la suite de « l’affaire Damien61 » (1989) découvre que l’isolement des mineurs n’est toujours pas respecté :
« […] La sacro-sainte règle de l’ordonnance de 1945 qui prévoit que les mineurs soient détenus dans un quartier spécial mais si possible, isolés la nuit n’est pas souvent appliquée et n’est pas forcément adaptée. En fait, 32 % des établissements n’utilisent pour tout quartier spécial que des cellules réservées aux mineurs, et 29 % ne leur affectent aucun local particulier ; 10 % regroupent leurs jeunes détenus dans des dortoirs62. »
27De 1875 à 1979, la politique interne aux maisons d’arrêt dépend exclusivement du directeur de l’établissement qui gère la population détenue comme il le veut et comme il le peut. Même lorsque les établissements commencent à fonctionner essentiellement en mode cellulaire, toutes les séparations promulguées par les principes pénitentiaires ont une application douteuse. En fait, la séparation des mineurs d’avec les adultes et des mineurs entre eux est totalement aléatoire, elle se fait au coup par coup, entièrement en dehors du code d’instruction criminelle ou du code de procédure pénale, selon l’importance de l’effectif, la disposition des locaux de chaque maison d’arrêt et le sexe des enfants. Comme bien souvent, les textes législatifs tentent de s’adapter à la pratique. En 1994, une circulaire sur le nouveau régime des mineurs prévoit désormais tous les cas de figure qui ne permettent pas la séparation des mineurs d’avec les adultes et autorise de nombreuses exceptions, celles déjà mises en place par les directeurs d’établissements :
« 2.1.2. Les détenus mineurs doivent être séparés des détenus majeurs ; cette condition particulière de leur hébergement n’emporte pas nécessairement obligation de création de quartiers spéciaux : le nombre moyen de cette catégorie de détenus ne justifie pas en effet, dans un certain nombre d’établissement, la mise en place de telles structures.
Il s’agit donc au sein des établissements de regrouper les détenus mineurs dans des cellules contiguës, le plus à l’écart possible du reste de la population pénale63. »
28L’isolement des moins de 18 ans dans un quartier spécial n’est plus obligatoire… En d’autres temps plus anciens pourtant, l’administration pénitentiaire et l’éducation surveillée se sont parfois unies afin de chercher des solutions à ce problème de séparation. Tout comme au xixe siècle, des quartiers entiers sont réservés exclusivement aux mineurs pénaux.
Les quartiers pour enfants qui cachent leur nom : Fresnes, prison pour enfants ?
29Certains quartiers pour mineurs de maisons d’arrêt n’assument guère leur localisation au sein d’une prison ordinaire. Leurs dénominations, aussi bien que les desseins qu’ils revendiquent, tendent d’ailleurs à dissimuler les caractères crypto-carcéraux de ces institutions. Pourtant, au regard des sources disponibles, les buts affirmés de rééducation et/ou d’observation s’avèrent fréquemment être des leurres. Les moyens mis en place pour offrir aux jeunes détenus des conditions de vie éloignées des habitudes pénitentiaires ordinaires se heurtent systématiquement au milieu carcéral dans lequel jeunes et personnels sont contraints d’évoluer. Somme toute, les expériences du premier xxe siècle de l’École de préservation et de la Maison d’éducation surveillée de Fresnes sont tout aussi vouées à l’échec que celles, post-1945, des Centres spéciaux d’observation de l’éducation surveillée.
De l’École de préservation à la Maison d’éducation surveillée de Fresnes
L’École de préservation de Fresnes : une prison pour filles ?
30C’est en 1902 que femmes et jeunes filles intègrent la toute nouvelle prison cellulaire de Fresnes où sont déjà incarcérés certains détenus hommes. Très peu de recherches ont été menées sur cette population féminine. Christian Carlier, presque exclusivement, a étudié le quartier cellulaire d’éducation correctionnelle pour filles de Fresnes, rebaptisé « École de préservation » en 192764. Aussi, ce travail, complété par quelques sources éparses, inspire largement les analyses qui suivent. En 1905, la population pénale de Fresnes se compose de mille cent cinquante et un hommes, de soixante-dix-sept femmes et de quarante-deux jeunes filles soit mille deux cent soixante-dix individus. Le régime cellulaire y est applicable et appliqué puisque la capacité d’accueil de l’établissement est de mille cinq cent vingt-quatre cellules dont cent quarante-sept sont réservées aux détenues de sexe féminin. De fait, les mineures ont comme seul contact adulte, celui avec leurs monitrices et les détenues majeures chargées du service général dans leur section. Les filles sont regroupées dans le quartier d’éducation correctionnelle, de quarante-deux places. Ce lieu, à mi-chemin entre la maison d’arrêt et les Écoles de préservation, ne reçoit pas de condamnées à plus de deux ans d’emprisonnement. De fait, il se veut réellement « École de préservation » avant tout. D’après Christian Carlier, plus de la moitié des filles détenues sont des filles de la correction paternelle. Les autres sont de jeunes vagabondes en état de récidive ou de petites voleuses placées en vertu de l’article 66 du code pénal, âgées, pour la plupart, de 14 à 18 ans. Par la suite, pendant la Première Guerre mondiale, les femmes et les filles sont évacuées de l’établissement. Puis, en même temps que les hommes, les mineures réintègrent les locaux qui leur sont réservés. Les femmes majeures, quant à elles, sont regroupées à Saint-Lazare. Cette nouvelle distribution de la population pénale féminine modifie l’affectation du quartier. Pour 1925, Christian Carlier note :
« L’École de préservation ne mérite plus ce nom : Fresnes, prisons de filles, accueille une population de 141 individus au 31 décembre (population moyenne 116). Fin 1925, les 147 cellules réservées aux filles sont donc quasiment toutes occupées.
La population des jeunes filles a été considérablement modifiée : 77 % des filles sont des prévenues, un peu moins de 20 % des condamnées, reste un tout petit nombre de détenues par voie de correction paternelle65. »
31L’École de préservation de Fresnes, si elle garde son nom, est bien utilisée par les magistrats au même titre qu’une maison d’arrêt classique. À la fin des années vingt, les seules pour lesquelles nous avons une source disponible, Fresnes filles est une École de préservation. Cela implique que les modalités de fonctionnement interne doivent être différentes de celles d’une maison d’arrêt ordinaire. En effet, de par la réforme de 1927, les mineures ne sont pas encadrées par des surveillantes mais par des « monitrices » et une institutrice leur dispense normalement les bases d’une scolarité primaire. Il ne faut guère s’y tromper. Les monitrices sont en fait des surveillantes laïques66 comme les autres dont le lieu d’affectation est la seule spécificité. De plus, le rapport d’inspection des prisons de la Seine de 192767 met en évidence un certain nombre de critères cripto-carcéraux indéniables qu’il n’est pourtant pas toujours évident de déceler. Certains font toutefois affront à la réputation encore enviable de Fresnes, établissement récent et moderne. En effet, à l’égal de bien d’autres, le rapport est peu prolixe au sujet des filles. Après avoir mentionné moult détails sur les garçons, il se contente bien souvent d’une phrase type telle que : « Il va sans dire que la situation est la même pour les filles mineures68. » Il ne consacre aucun paragraphe à l’École de préservation, propose seulement quelques statistiques et, par intermittence, réserve quelques lignes éparses au quartier pour femmes de Fresnes. Cependant, quelques informations spécifiques peuvent tout de même, malgré leur rareté, être dégagées du rapport d’inspection ne serait-ce que par l’importance de certaines omissions décelables par confrontation avec d’autres sources. L’École de préservation reçoit la même population que n’importe quelle maison d’arrêt, à savoir essentiellement des prévenues ou des filles en attente de transfert :
« La majorité des filles qui sont détenues ici attendent leur comparution devant le tribunal : ce sont donc des prévenues […].
Par contre, les filles envoyées par le Tribunal en colonie pénitentiaire, restent encore à Fresnes quelques semaines pour permettre la constitution de leur dossier.
D’autre part les mineures qui font appel ou opposition, passent parfois plusieurs mois dans l’établissement avant d’être définitivement jugées69. »
32Le quartier des filles de Fresnes a manifestement davantage une fonction de prison départementale que d’École de préservation de par la population qu’il renferme. En effet, normalement, les Écoles de préservation reçoivent les acquittées comme ayant agi sans discernement ou les condamnées à plus de six mois d’emprisonnement. Fresnes est le seul établissement carcéral de la Seine, avec la prison de la Santé, à être en bon état en 1927. Or, l’inspecteur rapporteur Mossé y observe les premières dégradations préjudiciables aux conditions de détention et elles touchent particulièrement les jeunes filles puisque « les cellules des mineures sont détériorées par l’humidité70 ». De même, ces dernières vivent au rythme du reste de la détention, rythme tout carcéral : lever à 6 heures du matin et coucher à 19h30, repas à 9 heures et à 16 heures, une heure de promenade quotidienne et parloir possible deux fois par semaine. Une certaine contradiction règne aussi devant l’enseignement. Le rapport mentionne la présence de deux institutrices à Fresnes or, quelques pages plus loin, Monsieur Mossé indique qu’ » il n’est fait nulle part d’école, sauf à la Petite-Roquette71 ». Est-ce à dire que les mineures de l’École de préservation de Fresnes ne bénéficient pas de scolarité comme c’est le cas dans les Écoles de préservation de Cadillac et de Doullens ? Il en est de même pour le travail industriel. Si l’inspecteur relate les inconvénients multiples qui résultent, pour l’État, du travail peu soigné des mineurs de la Petite-Roquette par rapport à celui des adultes, il ne mentionne à aucun moment la nature ou la qualité des activités des filles de Fresnes, préférant détailler les rendements des travaux confiés aux femmes de Saint-Lazare. Les mineures de l’École de préservation sont-elles laissées désœuvrées toute la journée alors que l’oisiveté est particulièrement déconseillée pour les moins de 18 ans ? Peut-être travaillent-elles au milieu des femmes adultes qui sont réunies en journée à l’atelier de couture ? Aucune réponse ne peut être donnée à ces questions. Cependant, les jeunes filles quittent progressivement l’École de préservation de Fresnes et, en 1935, elles ne sont plus bien nombreuses à être encore détenues dans l’établissement :
« L’École de préservation dispose toujours de 148 cellules, dont 5 de punition. On ne compte que 20 filles au 31 décembre 1935, mais la population moyenne a été au cours de l’année de 48 “fresnettes” […]. Pour l’École de préservation, 1935 marque la fin d’une époque72. »
33Pourtant Fresnes reçoit des filles mineures pendant des années encore. De plus, la date de 1935 n’est pas anodine. C’est théoriquement la fin de l’incarcération en prison « ordinaire » des enfants de la correction paternelle, catégorie à laquelle appartiennent de nombreuses filles dont plusieurs connaissent l’École de préservation de Fresnes. Pourtant, cette institution continue de recevoir une partie des jeunes « corrigées ». C’est un guide des archives parisiennes qui, par une note explicative, informe de ce phénomène :
« Le répertoire des mineurs conservé aux archives départementales de Paris sous la cote 2Y5/485 (15 avril 1936-août 1943) comporte quelques détenues au titre de la correction paternelle (dont les registres d’écrou ont été détruits conformément à la loi). Exemple : L. (Solange), CP628 [correction paternelle, écrou 628]73. »
34L’ambiguïté de cette institution permet d’enfermer des personnes qui n’ont commis aucun délit dans des établissements carcéraux : entre 1936 et 1943, alors que depuis 1935 l’emprisonnement pour correction paternelle est normalement impossible, l’École de préservation de Fresnes continue à recevoir des mineures de cette catégorie. Si les prisons de Fresnes reçoivent constamment des adultes, elles semblent aussi se spécialiser dans l’accueil des moins de 18 ans puisqu’à la fin des années vingt les garçons intègrent également l’établissement.
La maison d’éducation surveillée de Fresnes vue par son instituteur
35Le 2 août 1898, la maison de correction cellulaire de Fresnes-les-Rungis accueille ses premiers prisonniers. En 1902, des mineures filles intègrent l’École de préservation et en 1929, ce sont les premiers mineurs garçons, les anciens de la Petite-Roquette, qui gagnent l’établissement. Déjà maison d’arrêt et de correction, École de préservation, Fresnes est désormais aussi une Maison d’éducation surveillée. Cette appellation récente remonte à 1927, fruit de la « réforme sur le papier » et désigne en fait un établissement d’éducation corrective. Seulement, cette « maison de correction » est au cœur d’une prison ce qui implique des aménagements spécifiques. Si, lorsqu’ils y sont transférés, les garçons sont détenus au même titre que les hommes déjà présents à l’établissement, une expérience originale se met rapidement en place. Dès 1930, les jeunes prévenus et transférables incarcérés à Fresnes, bénéficient de l’un des premiers Centres d’observation et de triage. Celui-ci est en effet installé au cœur de la moitié de la 3e division du grand quartier qui héberge, cellulairement s’entend, les mineurs. L’instituteur Robert Meurillon, participe de très près à cette initiative et la relate après trois ans de services auprès des garçons74. C’est à travers son récit autobiographique/ monographique qu’une visite du quartier de la maison d’éducation surveillée de Fresnes est possible.
36Dès le commencement de son récit, l’instituteur prévient le lecteur : la maison d’éducation surveillée de Fresnes, n’est pas une « vraie » Maison d’éducation surveillée mais plutôt une maison d’arrêt, autrement dit, une prison « ordinaire » réservée aux mineurs :
« Créée le 15-12-1930, à la suite de la désaffectation de la Petite-Roquette à Paris, elle appartient, en titre seulement aux maisons d’éducation surveillée (dénomination nouvelle des colonies pénitentiaires à la suite du décret du 31 décembre 1927). Elle héberge, non pas des enfants qui lui sont confiés par le Tribunal, mais des mineurs prévenus = c’est donc une maison d’arrêt – Là, il ne peut être envisagé « d’élever et d’éduquer », mais d’étudier le caractère, la mentalité, le degré de perversion, les possibilités d’amendement du jeune délinquant jusqu’à sa comparution devant les juges.
Ce rôle lui donne un caractère tout spécial et l’initiative de l’administration pénitentiaire, en organisant dans le département de la Seine ce centre de triage est des plus intéressante à examiner75. »
37Les bases sont posées. L’écart entre cet établissement avec ses nouveaux objectifs, révolutionnaires, et la Petite-Roquette est considérable. La notion d’observation de l’enfant délinquant est, pour la première fois, concrétisée. Le quotidien de la centaine de mineurs qui y est détenue s’en trouve modifié, dans ses conditions de détention et dans ses activités journalières. Pourtant, l’auteur considère ce quartier comme maison d’arrêt uniquement par l’origine de la situation légale de ses pensionnaires : des jeunes prévenus. Il est vrai que la vocation usuelle des Maisons d’éducation surveillée est la détention des jeunes acquittés reconnus comme ayant agi sans discernement et des jeunes condamnés à plus de six mois et moins de deux ans. Or, d’autres éléments donnent à ce quartier un caractère de maison d’arrêt. Avant tout, une lecture attentive permet d’établir que Fresnes mineurs ne reçoit pas uniquement des jeunes de 13 à 18 ans en instance de jugement, mais également des enfants de la correction paternelle et d’autres en incident à la liberté surveillée. Les adolescents de cette dernière catégorie peuvent être âgés de 13 à 21 ans… même à Fresnes, mineurs et jeunes adultes sont mêlés. D’autres facteurs entrent encore en ligne de compte. Sans faire l’inventaire de tout ce qui rappelle, de près ou de loin, la maison d’arrêt, il est possible d’isoler deux caractéristiques essentielles qui donnent à la maison d’éducation surveillée une allure de prison départementale ordinaire : les locaux et le rythme de vie quotidien. En premier lieu, les locaux sont manifestement ceux d’une prison ordinaire. Il ne peut d’ailleurs en être autrement puisque Fresnes est une prison cellulaire. Seulement, Fresnes est (presque) neuve et d’après la description de Robert Meurillon, cette modernité est l’un des éléments qui permet l’observation des enfants. De fait, ces derniers, installés au cœur de la 3e division, sont « isolés le plus complètement possible du quartier des adultes76 » qui occupe la seconde moitié de cette division. Le paysage carcéral n’est donc pas celui des Maisons d’éducation surveillée de Saint-Maurice ou de Saint-Hilaire avec leurs champs à perte de vue, leurs bâtiments de deux ou trois étages, leurs ateliers ouverts sur une vaste cour… À Fresnes, les mineurs sont installés de part et d’autre d’ » un long couloir de 250 mètres » et n’ont pour seul horizon que la grille qui les sépare du reste de la détention, grille munie d’ » un long rideau [qui] en cache l’intérieur aux regards indiscrets ». De fait, « la maison d’éducation surveillée offre l’aspect classique de la prison cellulaire – 4 étages de cellules se superposent, des passerelles permettent d’y accéder. Le tout est net, propre, géométrique », bref, « un cadre austère et quelque peu monastique » s’offre aux enfants. Peu de différence, finalement, avec les quartiers ordinaires réservés aux mineurs, si ce n’est la propreté. De même, les cellules sont bien aménagées avec un mobilier adapté et moderne, les « WC avec chasse d’eau » et le chauffage fonctionnel et suffisant. L’ensemble porte d’ailleurs le nom de « chambre » et non de cellule et chacun possède la sienne propre. Pas de surpopulation à la Maison d’éducation surveillée. Au final, si les chambres ne font que quatre mètres sur cinq, elles offrent un confort certain en comparaison des « cages à poules » de certaines Maisons d’éducation surveillée ou des exiguës cellules de feue la prison pour enfants de la Petite-Roquette. Les cours accessibles aux adolescents possèdent la particularité de combiner les modalités des prisons dévolues à l’emprisonnement individuel aussi bien que celles réservées à l’emprisonnement collectif :
« […] Les portes de communication permettent d’accéder aux préaux de promenade, préaux individuels, naturellement […]. Des enfants de 13 à 18 ans ne peuvent vivre toute une journée sans se dépenser, aussi a-t-on songé à créer dans 3 cours situées derrière la maison d’éducation surveillée des terrains de sport : un terrain de football, un terrain de basket-ball et un terrain d’athlétisme avec piste de course à pied, sautoirs, portique et barres fixes77. »
38Il est certain qu’un tel équipement n’existe dans aucune autre maison d’arrêt mais il se trouve également que dans bien peu de Maisons d’éducation surveillée traditionnelles. Reste à savoir l’usage qui en est fait. En second lieu, le rythme de la journée à la Maison d’éducation surveillée de Fresnes est assez proche de celle des maisons d’arrêt classiques. Une fois le temps de l’accueil passé, le rythme de la journée recoupe presque parfaitement celui du reste de la détention : lever à 6 h en été, à 7 h en hiver et coucher à 19 h 30 tout au long de l’année. Les modalités de la matinée sont tout aussi carcérales : « Dès le lever, sonné par une cloche, il doit quitter son lit le défaire, le rabattre contre le mur, plier ses draps et ses couvertures et procéder au nettoyage de sa chambre – Puis il fait sa toilette personnelle. » De même, les repas sont pris aux heures fixées pour les autres pensionnaires, à savoir, 7h30,9h30 et 16h15, « c’est-à-dire les mêmes que pour les adultes détenus dans les autres quartiers, la disposition des locaux ne permettant pas d’aménager une cuisine spéciale pour les mineurs et d’autre part les nécessités du service interdisant de modifier les heures des repas78 ». Cependant, malgré ce rythme tout carcéral, les jeunes gens ont d’autres activités que la promenade comme occupation quotidienne. Ils bénéficient d’une heure de conférence par jour, d’une heure d’éducation physique par 24 heures mais dispensée par rotation à un quart de la population seulement et, normalement, ils doivent pouvoir obtenir le travail industriel classique des maisons d’arrêt. Pourtant, par l’effet combiné du chômage et des rares occupations, les mineurs sortent finalement peu de leur cellule : « En dehors des séances d’éducation physique et des conférences, les enfants restent dans leurs chambres sauf aux heures où leurs parents viennent les visiter79 » (deux fois par semaine). En revanche, ils peuvent lire autant qu’ils le souhaitent, sont encouragés à écrire à leur entourage tous les jours s’ils le désirent et reçoivent les visites des enquêteuses sociales, des avocats et de la famille. Il est de fait difficile de faire une réelle distinction entre le paysage quotidien et le rythme de la journée de cette Maison d’éducation surveillée d’avec les quartiers pour mineurs des maisons d’arrêt ordinaires. Une fois la modernité et la propreté de l’établissement mis de côté ainsi que certains avantages tels que musique le dimanche ou accès facilité à la bibliothèque, l’institution ne se distingue guère des prisons départementales communes. Les propos et les termes de l’instituteur, qui se veulent positifs et optimistes, ne parviennent pas à dissimuler ce qui, de toute évidence, est malgré tout une prison « ordinaire ». Robert Meurillon n’est d’ailleurs pas dupe puisque sa conclusion comprend cette phrase significative : « Malgré tout, la maison d’éducation surveillée, de par la disposition des locaux, n’en reste pas moins une prison80. » En fait, la réelle originalité, et la seule, de cet établissement est l’observation à laquelle est soumise l’enfant. Instituteurs, moniteurs (ces surveillants classiques de l’administration pénitentiaire chargés des mineurs), service social et médecins psychiatres se relaient pour consigner et regrouper des données concernant chaque pupille. Le but de cette observation est de « renseigner les juges sur la mentalité de l’enfant et sur les possibilités de son relèvement81 ». Précurseur en ce domaine, expérience originale et assez élaborée pour l’époque, le centre de triage meurt avec le chaos de la Seconde Guerre mondiale. Un quartier pour garçons mineurs est rouvert à Fresnes à la Libération et, assez rapidement, il reprend sa vocation de centre d’observation avec les nouvelles idées inhérentes au temps moderne. L’équivoque entre maison d’arrêt et établissement spécifique pour mineurs est une nouvelle fois figurée par un nom trompeur, celui de Centre spécial d’observation de l’éducation surveillée.
Le Centre spécial d’observation de Fresnes pour garçons (1958-1979)
39La création en 1945 de l’éducation surveillée est présentée dans la « mythologie » institutionnelle comme une rupture radicale avec l’administration pénitentiaire et les « bagnes d’enfants » qui suscitaient, durant l’entre-deux-guerres, l’ire d’Alexis Danan82, d’Henri Wallon83 ou de Jacques Prévert84. Le but affiché de cette administration est de faire primer l’éducatif sur le répressif et, de fait, de limiter autant que faire se peut l’incarcération des mineurs pénaux dans les maisons d’arrêt. Or, des centres spéciaux d’observation de l’éducation surveillée sont installés au cœur même de ces maisons d’arrêt… quatre mois à peine après la naissance de la direction de l’éducation surveillée ! En ce qui concerne les garçons, le premier quartier pris en charge par cette administration est celui interne à la maison d’arrêt des Baumettes, à Marseille, en janvier 194685. Quelques mois plus tard s’ouvre le quartier d’observation spécial de la maison d’arrêt de Saint-Paul, à Lyon, et pour en finir avec les centres pour garçons, celui du CSOES (Centre spécial d’observation de l’éducation surveillée) dans les prisons de Fresnes le 17 mars 1958. Enfin, en 1960, le quartier des filles mineures de Fresnes, lieu de détention jusqu’alors dépendante de l’administration pénitentiaire, est mis sous l’autorité de l’éducation surveillée. Cependant, s’il porte dans un premier temps le nom de « Centre spécial d’observation de l’éducation surveillée », comme ses homologues pour garçons, il devient rapidement simplement « Service de l’éducation surveillée », ce qui permet de lui conférer des rôles plus divers, de l’observation à l’établissement pour peine. Depuis deux siècles, l’histoire du droit des mineurs est partagée entre les exigences de l’éducatif (ou du social) et celle du maintien de l’ordre et de la punition. La mise en œuvre des politiques de traitement de la déviance juvénile renvoie à la vision du mineur de Justice. De plus, la prison occupe, dans « l’invention » de la délinquance juvénile et dans la création d’un secteur professionnel spécialisé dans son traitement, une place particulière. C’est notamment en se penchant sur le sort des enfants détenus que les philanthropes de la Restauration et de la monarchie de Juillet prennent conscience de la spécificité de la criminalité infanto-juvénile. Ils cherchent alors soit à sortir les mineurs des maisons d’arrêt et des centrales, soit à créer des prisons pour enfants afin d’obvier aux inconvénients de l’incarcération « classique », une prison sans les inconvénients de la prison. « L’épisode CSOES » est un élément heuristique de cette histoire bientôt bi-séculaire et ce quartier d’observation de Fresnes, le mieux connu86, sert ici de modèle pour tenter de comprendre comment l’éducation surveillée en est venue à créer de telles institutions, le pourquoi de cet essai de prison sans les inconvénients de la prison87.
De la création du CSOES : un centre d’observation sécurisé, pas une prison ?
40Transformer le temps d’incarcération en temps éducatif, la mise à l’écart de la société en processus de socialisation, voilà le pari que l’éducation surveillée se fixe en ouvrant le CSOES de Fresnes. Le pari, nous le savons aujourd’hui, a été perdu mais était-il seulement gagnable ? Une évidence parcourt l’ensemble des rapports de l’éducation surveillée des années 1952-1961 : la délinquance juvénile s’accroît88. L’accroissement du nombre d’affaires se traduit mécaniquement par un accroissement de la détention et, pour les responsables de l’éducation surveillée, cette montée en puissance de la détention ne peut qu’aggraver la situation des mineurs détenus. Sans aller jusqu’à la remise en cause de l’enfermement, il s’agit donc de remédier, dans la mesure du possible, aux effets négatifs d’une privation de liberté se déroulant dans de mauvaises conditions. L’éducation surveillée s’engage alors dans un programme de quartiers spéciaux destinés à accueillir les détenus de moins de 21 ans. Puisque les effets négatifs de la détention préventive sont dus, pour partie, à la mauvaise qualité de l’encadrement, elle remplace, dans ces structures spécifiques, le personnel pénitentiaire par un personnel composé d’éducateurs, d’enseignants, de psychologues et de médecins, tous dépendants de l’éducation surveillée. Le CSOES aura un rôle d’éducation. La décision de la création d’un centre spécial à Fresnes découle de ce processus, mais il convient d’y adjoindre un goût prononcé pour une forme d’enquête89 particulière : l’observation. La nécessité d’observer les criminels pour comprendre ce qui en fait des hors-la-loi s’est imposée dès le xixe siècle et persiste au xxe siècle. La loi du 27 juillet 1942 relative à l’enfance délinquante crée des centres d’accueil et de triage et l’ordonnance du 2 février 1945 comme celle du 1er septembre 1945 sur l’éducation surveillée, reprennent cette disposition. A partir de 1956, l’observation en milieu ouvert se met en place. L’observation est jugée nécessaire, et même indispensable, avant toute décision judiciaire plus ou moins définitive. Sociale, médico-psychologique, scolaire, professionnelle, sportive, en un mot, totale, l’observation est censée permettre une orientation qui prend d’abord en compte « l’éducabilité » du mineur. Le quartier spécial de Fresnes sera donc « un quartier d’observation » où « le personnel d’observation est indispensable car on ne peut continuer à admettre qu’à Paris les 60 mineurs considérés comme les plus difficiles ne soient soumis à aucune observation90 ». Depuis 1945, l’éducation surveillée élabore en effet des plans d’équipement d’urgence pour faire face à un accroissement des besoins dans le domaine de la délinquance juvénile et de la protection des mineurs. Au-delà de l’insuffisance du personnel, les effectifs sont trop lourds dans les internats et toutes les demandes présentées ne peuvent pas être satisfaites. La priorité de la Direction est donc de créer davantage de structures, particulièrement des centres d’observation, afin de désengorger les établissements déjà existants. Le CSOES sera un centre d’observation. C’est dans ce cadre que le CSOES voit le jour. Institution conçue spécialement pour recevoir « des mineurs âgés et déjà gravement pervertis91 », le choix de Fresnes n’est pas le fait du hasard : un fonctionnement interne spécifique s’allie à des conditions matérielles jugées satisfaisantes. En effet, la Maison d’éducation surveillée de Fresnes, créée en 1930, garde encore un statut ambivalent dans les années cinquante. Afin de remédier au statut « hybride » du centre, le responsable du bureau de l’éducation surveillée suggère un remède à cette déficience :
« […] puisque le Fresnes actuel, malgré la présence d’éducateurs, est un établissement pénitentiaire […] qu’on [le] dédoublât en deux établissements : un établissement pénitentiaire et un établissement d’éducation surveillée92. »
41Ce dernier devra être autonome… C’est là, pour la première fois, qu’il est fait mention de ce qui sera bientôt le CSOES. Le projet définitif voit le jour en 1955 et le CSOES, aménagé dans un quartier des prisons de Fresnes, accueille ses premiers mineurs délinquants en 1958.
42C’est d’abord un vif succès… à tel point que l’effectif d’une petite centaine de mineurs prévu au départ est très vite doublé, voire triplé ; les jeunes qui y sont envoyés ne sont pas uniquement ces cas difficiles et âgés que devait accueillir le centre mais également de très jeunes garçons « voleurs de pommes » ; le personnel éducatif, en sous effectif constant, est débordé et ne peut remplir correctement ses rôles d’éducation et d’observation ; le séjour d’un mineur d’un maximum de trois mois en théorie est très rarement respecté… Bref, les avis sur l’utilité, la fonctionnalité et le bien fondé de ce centre divergent et sont à l’origine de conflits. Les problèmes « techniques et matériels » de disposition des locaux, de sureffectif constant, de population inadaptée, facteurs d’échecs de « l’expérience CSOES » déjà analysés93 sont ici laissés de côté. C’est par les yeux de ceux qui ont été les acteurs, consentants ou non, de cette tentative qu’il s’agit d’examiner en quoi le CSOES était indéniablement voué à péricliter puis à mourir. Éducateurs, psychologues et magistrats se sont en effet longuement interrogés sur l’utilité de leur travail dans ou avec le quartier spécial de Fresnes.
Une institution controversée : les pro-CSOES contre les anti-CSOES
43Puisque ce sont les surveillants mal formés qui sont la cause de l’échec de la prison sur les mineurs pénaux, le CSOES fait pénétrer des éducateurs de l’éducation surveillée en milieu carcéral. Or, l’éducateur de la fin 1950 a une conscience nouvelle de son appartenance à un corps de métier qui est en pleine évolution94. D’après Dominique Turbelin :
« […] dans le centre d’observation (CO), l’éducateur, membre d’une équipe pluridisciplinaire (médecins, psychologues), se trouve porteur de techniques professionnelles qui le valorisent. Ce modèle professionnel d’“éducateur d’observation” entre en concurrence avec celui de l’animateur scout, et l’enrichit d’un label scientifique95. »
44Cependant, en milieu carcéral, le danger de confondre animation avec éducation n’est pas le seul qui guette l’éducateur peu vigilant. Henri Gaillac souligne les risques de travestissement de la profession si elle est exercée en maison d’arrêt :
« […] le climat pénitentiaire aidant, ils [les éducateurs] en arrivent rapidement à considérer leur travail comme une tâche de surveillant, ce qui est très préjudiciable à leur action96. »
45C’est effectivement ce rôle de « maton » que dénoncent en premier lieu les « mutés » au quartier spécial, avant d’ajouter à leurs plaintes l’incohérence d’une observation des jeunes délinquants en prison. Leur syndicat, le SNPES, les soutient dans cette voie. C’est au tout début des années 1970 que le débat se fait le plus acerbe. Un certain nombre d’éducateurs, par l’entremise du SNPES, délaissent alors les revendications matérielles et pécuniaires pour prendre la parole sur les conditions morales dans lesquelles s’exerce leur activité au sein du CSOES. Ils sont ouvertement soutenus par leurs collègues du milieu ouvert : c’est la crédibilité et la valeur de la profession qui est en jeu. De plus, le manque de personnel dans toutes les structures de la Direction amène des représentants du syndicat à penser que les éducateurs mobilisés par le CSOES seraient davantage à leur place dans des établissements où leurs compétences pourraient être, réellement, mises en pratique :
« …dire que l’on observe de jeunes délinquants en prison est une hérésie. L’honnêteté serait de reconnaître que l’on occupe les mineurs le mieux possible afin d’éviter une trop grande accoutumance au milieu pénitentiaire dans ce qu’il a de négatif. Il est donc permis de se demander si des éducateurs spécialistes de l’observation et de la rééducation sont utilisés à bon escient, là où des animateurs de loisirs suffiraient, surtout si la clientèle des prisons était ce qu’elle devrait être97. »
46Un engagement en ce sens de la part des éducateurs est cependant effectivement à relativiser puisqu’une partie des personnels du CSOES tient au maintien de son existence. L’argument récurrent des défenseurs du quartier spécial est que Fresnes, « c’est toujours mieux qu’une prison ». Ainsi Guy Tramonti, ouvertement opposé à l’incarcération des mineurs98, reste tout de même « pro-CSOES » jusqu’à sa fermeture. Il s’est expliqué à ce sujet à l’occasion d’un entretien :
« Dans la mesure où les jeunes étaient condamnés, on le savait et on tâchait de les garder pendant leur condamnation et on les libérait de chez nous. L’objectif principal c’était de faire en sorte qu’ils ne retournent pas à Fleury, parce que d’une part, pour eux c’était effectivement désagréable, c’était une déchéance, et pour nous c’était indéniablement un échec assuré. Autrement dit, ça ne voulait pas dire que nous considérions que nous étions une réussite mais ça voulait dire que s’il y avait une possibilité de réussite en sortant de chez nous, en sortant de Fleury, il n’y en avait plus99. »
47On assiste alors à une petite guerre intestine entre les « pro-CSOES » et les « anti-CSOES ». Les méfaits de la détention provisoire des mineurs ne sont pas unanimement reconnus. La part que prend le CSOES dans ce phénomène n’est pas non plus toujours concédée. Pour beaucoup encore, « il est de bon ton d’affirmer que le SOES100 “n’est pas tout à fait une prison”101 ». Cependant, l’opinion générale tend vers la désapprobation de ce système. Mieux que quiconque peut-être, les psychologues et les psychiatres sont aptes à se rendre compte des conséquences de l’enfermement sur leurs jeunes patients et l’ensemble des cliniciens regrette l’importance du recours à la détention préventive des adolescents. Les examens psychologiques102 au CSOES sont rendus difficiles par la quantité exigée et par, soulignent les membres du service, « la pauvreté de nos moyens techniques103 ». De plus, ils cherchent à respecter à tout prix le délai de trois mois normalement nécessaire à une observation ce qui les contraint à travailler dans l’urgence. Comme pour les éducateurs, l’insuffisance et l’instabilité de personnel sont endémiques. Donc, « l’impossible observation » du côté des psychologues vient plus des conditions particulièrement difficiles de travail que du cadre carcéral en lui-même. Cependant, si l’opinion générale semble être celle de Pierre Segond :
« …nous avons le sentiment diffus que notre présence n’y est pas inutile, dans la mesure où ce lieu existe et où la société continue d’y enfermer une partie de sa jeunesse104. »
48Néanmoins, l’idée d’Yves Roumajon, psychiatre du CSOES jusqu’en 1969, est partagée par la majorité de ses collègues : « Destructrice, la prison ne pouvait être le remède à cette délinquance, qui pour moi ne définissait nullement la situation de ces adolescents105. » Si les psychologues se rapprochent généralement de l’avis des éducateurs, ils ont, comme eux, une vision relativement éloignée de celle des juges. Les magistrats, après avoir largement contribué à l’extension du CSOES, s’interrogent sur son utilité et commencent, vers 1970, à remettre eux aussi en cause l’existence même du centre. Les raisons invoquées contre le CSOES ne sont cependant pas de la même teneur que celles des éducateurs et des psychologues. Nombre de juges partagent la conviction du bien fondé de la « prison coup d’arrêt », même si les plus progressistes estiment que la détention telle qu’elle est pratiquée aurait besoin de certains aménagements. Dans cette optique, le CSOES est effectivement une absurdité. Non seulement il ne permet pas l’application de ce pourquoi il a été conçu, puisque « le cadre de la prison limite à ce point les possibilités d’expression et de manifestation du sujet que l’on ne saurait parler d’observation106 », mais en sus il ne semble pas répondre à l’attente des juges :
« On n’attend pas toujours de Fresnes une observation, on préférerait un service plus dur, pour des coups de semonces et non une prison dorée.
Les juges semblent utiliser Fresnes comme une assurance de retrouver le gosse selon les besoins de l’instruction et non pour des conclusions éducatives à la fin d’un rapport d’observation, Fresnes est une sanction au niveau du juge et il le dit au mineur107. »
49Pourtant, quelques-uns d’entre eux, en majorité ceux qui se sont tournés vers la justice des mineurs, mais également quelques juges d’instruction, sont ouvertement opposés à la présence de mineurs dans les geôles de toutes sortes. Position particulièrement courageuse dans cette profession :
« […] en maintes occasions, de nombreux juges des enfants ont exprimé un sentiment de quasi-impuissance face au poids de certaines contraintes, contre lesquelles se heurtait leur volonté, clairement exprimée, d’éviter la détention des jeunes108. »
50Ces contraintes sont bien réelles et elles font du métier de magistrat une profession délicate dès que des opinions émises ne sont plus tout à fait conformes à celles traditionnellement admises.
Un échec inéluctable
51Le Centre spécial d’observation de l’éducation surveillée est un échec, l’échec d’une utopie. La création du quartier spécial de Fresnes est une énième tentative pour créer une prison sans les inconvénients de la prison. Et le fait que cet essai soit à l’échelle d’un quartier, ne modifie guère l’ampleur de la déconvenue. De son ouverture au début des années 1970, le quartier spécial de Fresnes ne remplit alors aucune des missions pour lesquelles il a été créé. En effet, il contribue fort peu à la connaissance des mineurs détenus ; il n’empêche pas le développement d’une sous-culture carcérale ; il dispense une formation au rabais, bref il observe peu et n’éduque guère. Pourtant il « tourne à plein régime », on pourrait même dire qu’il sur-fonctionne. Cela s’explique par le projet même du CSOES. À défaut de son fonctionnement concret, cette initiative recoupe certaines conceptions de la délinquance juvénile et de son traitement. Face au phénomène des « Blousons noirs », à la multiplication des vols de véhicules à moteur, l’envoi à Fresnes est perçu de la même manière que l’incarcération « classique » : il satisfait donc les aspirations sécuritaires du public ; il étouffe dans l’œuf la traditionnelle critique policière sur le laxisme de la justice et rassure les juges d’instruction quant aux garanties de représentation. Il permet l’utilisation, en toute bonne conscience, de l’électrochoc carcéral que certains continuent de considérer comme une « thérapeutique » efficace de la délinquance malgré deux siècles de statistiques sur la récidive qui démontrent le contraire. Comme les « maisons de correction » du xixe siècle, le quartier spécial dans sa première période est une réussite institutionnelle et un échec éducatif. Dans un second temps, les dix années suivantes, les effectifs baissent et le CSOES semble matériellement en mesure d’accomplir les missions pour lesquelles il a été créé. Cependant, les services qu’il propose s’éloignent de plus en plus des conceptions éducatives en cours à l’éducation surveillée. Désormais, l’isolement des mineurs délinquants n’est plus à l’ordre du jour. La lecture politique des causes de la déviance, conséquence des mouvements de 1968, engendre une certaine « victimisation » des jeunes délinquants. Il ne s’agit donc plus de punir ces enfants du prolétariat exploité par le capitalisme, et ce d’autant plus que les magistrats eux-mêmes contestent l’enfermement des mineurs. Enfin, au lendemain de 1968, on ne peut plus contraindre la jeunesse aussi facilement que dans les décennies précédentes. L’argument vaut aussi bien pour les jeunes délinquants que pour les jeunes éducateurs. À l’administration centrale les partisans de l’ouverture de l’éducation surveillée sur le monde « normal » triomphent. Le CSOES, contrairement à l’internat professionnel ou au milieu ouvert, n’a jamais été promu par la direction de l’éducation surveillée. Dans le « manuel de l’éducateur » produit par Vaucresson, l’exercice de la profession en prison n’est même pas évoqué109. Le CSOES alors perçu, de plus en plus, comme radicalement anti-éducatif est désormais sous-utilisé, l’argument économique permettra d’achever le moribond en 1979110.
52Les dirigeants de l’éducation surveillée entendent, avec le CSOES, enfermer pour redresser. Comme l’écrit Michel Foucault « la pénalité moderne n’ose plus dire qu’elle punit les crimes, elle prétend réadapter des délinquants111 ». Pour ce faire « elle voisine et cousine avec les sciences humaines112 ». Nous retrouvons bien là les objectifs du quartier près de la maison d’arrêt de Fresnes où la science positive de l’observation s’élève jusqu’à la caricature. Cette expérience n’est pas sans rappeler celle initiée par les philanthropes de la monarchie de Juillet érigeant la Petite-Roquette113. L’échec du CSOES ne se lit pas dans les soubresauts de sa fermeture, mais il accompagne toute l’expérience comme cela a été et sera le cas de toutes les expériences de prisons pour mineurs stricto sensu de la Petite-Roquette au CJD de Fleury-Mérogis en passant par les prisons-écoles.
Notes de bas de page
1 Loi du 5-8-1850, sur l’éducation et le patronage des jeunes détenus, art. 2, Code pénitentiaire, t. I-2.
2 Arrêté du ministre secrétaire d’État à l’Intérieur, du 25-12-1819, art. 6, Code pénitentiaire, t. I, p. 101.
3 Pour les jeunes détenus de Paris.
4 Pour les jeunes détenus des cours royales de Lyon et Grenoble.
5 Haussonville G. (dir.), op. cit., p. 313.
6 Décret portant règlement du service du régime des prisons et courtes peines affectées à l’emprisonnement en commun, Jo du 16-11-1885, p. 6 209.
7 Décret du 29-6-1923, portant règlement d’administration publique du service et du régime des prisons affectées à l’emprisonnement en commun, Code pénitentiaire, t. XXI, art. 27, 28, 29 et 34.
8 AD Isère, 8Y10, « Comité de défense des enfants traduits en justice », 1934-1942.
9 Cette préoccupation pour les mineurs détenus tient à la création précoce d’un Comité de défense des enfants traduits en justice. Très actif, il regroupe presque tous les notables de Grenoble et amène l’AP à se pencher de bonne heure sur les jeunes isérois incarcérés.
10 AD Isère, 2Y12, « Lettre de l’architecte départemental au préfet de l’Isère », 14-4-1894.
11 Ibid.
12 AD Isère, 6Y5, « Rapport du gardien-chef de la prison de Vienne sur l’évasion du jeune M. Léon à son dir. », 13-11-1881.
13 AD Isère, 2Y14, « Rapport sur la MA de Grenoble », n. d. (mars 1914).
14 AD Isère, 8Y10, « Lettre du dir. de la circonscription pénitentiaire de Lyon au préfet de l’Isère », 30-11-1933.
15 Souligné dans le texte.
16 AD Isère, 8Y10, « Lettre du préfet de l’Isère au conseil général de l’Isère », mai 1934.
17 AD Isère, 4Z271, « Extrait du registre de délibération de la commission de surveillance de la prison de Vienne », 10-7-1933.
18 AD Isère, 3262W1, « PV de la commission de surveillance de la prison de Vienne », 6-2-1941.
19 Même les rapports annuels de la direction de l’AP au garde des Sceaux régulièrement édités ne paraissent plus de 1940 à 1944.
20 Circ. du 21-3-1942 sur la détention des mineurs, BO 1942, p. 23.
21 Loi du 27-7-1942 relative à l’enfance délinquante sur les tribunaux pour enfants, les centres d’accueil et d’observation, Code pénitentiaire, t. XXIX.
22 Guillot A., Les prisons de Paris et les prisonniers, Paris, E. Dentu Éditeur, 1890, p. 290.
23 AD Bouches-du-Rhône, 4N133, « Lettre du dir. de la MC d’éducation correctionnelle au préfet », 8-6-1858.
24 Ibid., « Rapport présenté par D. Albert, conseiller général sur la création d’une nouvelle prison pour femmes », nov. 1905.
25 Ibid.
26 AD Bouches-du-Rhône, 4N125, « Rapport de M. Lecomte, projet d’une école de réforme », n. d. (1914).
27 AD Bouches-du-Rhône, 4N121, « Lettre du dir. de la circonscription de Marseille au sous-préfet des Bouches-du-Rhône », 1-3-1919.
28 Ibid.
29 AN Fontainebleau, 960279, art. 25, « Note à MM. les directeurs régionaux », 26-1-1946.
30 Ibid., « Le dir. régional de Dijon au garde des Sceaux », 14-6-1946.
31 Ibid., « Le dir. régional des services pénitentiaires de Poitiers à M. le ministre de la Justice », 20-2-1946.
32 Ibid., « Le dir. de la MA de Bordeaux au ministre de la Justice », 13-10-1948.
33 Ibid., « Circ. à MM. les premiers présidents et à MM. les procureurs généraux. Objet : Moyen d’éviter la détention préventive des mineurs, ou d’en réduire la durée », 14-6-1946.
34 AN Fontainebleau, 960279, art. 26, « Note du garde des Sceaux pour MM. les directeurs régionaux de Bordeaux, Paris, Versailles, Pontoise, Strasbourg, Metz, Mulhouse, Toulouse », 20-8-1948.
35 Art. D 516 alinéa 1 du CPP.
36 Art. 11 alinéa 1 de l’ordo. du 2 février 1945.
37 Par exemple, dans la circ. du 29-12-1952 sur le régime de détention des mineurs, on compte au moins dix formules de conditions telles « sauf si », « sous réserve de », « autant qu’il se peut », « en principe »… Circ. du 29-12-1952, sur le régime de détention des mineurs dans les MA, Code pénitentiaire, t. XXXIV.
38 Art. D 516-3 et D 515-3 du CPP.
39 Circ. du 29-12-1952, op. cit.
40 AN Fontainebleau, 960136, art. 32, « Éléments de réponses à la question écrite n° 7446 du 22-2-1964 posée par M. Tourne, par le dir. de l’AP », 19-3-1964.
41 Exercice 1964, Rapport général présenté à M. le garde des Sceaux par le dir. de l’AP, 1965, p. 9.
42 Exercice 1965, Rapport général présenté à M. le garde des Sceaux par le dir. de l’AP, 1966, p. 89.
43 Ceux des MA d’Amiens, de Dieppe, de Caen, de Chambéry, de Fontainebleau et de Lorient. Exercice 1966, Rapport général présenté à M. le garde des Sceaux par le dir. de l’AP, 1967, p. 165.
44 AN Fontainebleau, 960136, art. 17, « Enquête sur le fonctionnement des Commissions de surveillance, demandée par le garde des Sceaux le 26-6-68 – PV de la réunion de la commission de surveillance de la MA de Lisieux », 13-5-1966.
45 Ibid., « Enquête sur le fonctionnement des commissions de surveillance, demandée par le garde des Sceaux le 26-6-68 – PV de la réunion de la commission de surveillance de la MA de Caen », 12-12-1966.
46 Cons E., La boîte à oubli. Dix ans à Fleury-Mérogis, France, JC Lattès, 2000, p. 48.
47 AD Essonne, 1466W1, « Procédure disciplinaire », 27-5-1988.
48 « Entretiens multiples avec J.-J. Yvorel », 2001-2006.
49 Schachtel M., Femme en prison. Dans les coulisses de Fleury-Mérogis, Paris, Albin Michel, 2000, p. 85.
50 « Entretien avec le dir. de la MA de Varces lors d’une visite de cette dernière », le 7-12-2004.
51 Exercice 1959, Rapport général présenté à M. le garde des Sceaux par le dir. de l’AP, 1960, p. 74.
52 AN Fontainebleau, 960136, art. 43, « Note à l’attention de M. le Dir. régional des services pénitentiaires de toutes régions », 23-2-1979.
53 Ibid.
54 Ibid., « Rapport du dir. des services pénitentiaires de Rennes au garde des Sceaux », 15-3-1979.
55 Ibid., « Rapport du dir. des services pénitentiaires de Toulouse au garde des Sceaux », 16-3-1979.
56 Ibid., « Rapport du dir. de la MA d’Orléans au dir. des services pénitentiaires de Paris », n. d. (début mars 1979).
57 Ibid., « Rapport du dir. de la MA d’Arras au dir. des services pénitentiaires de Lille », n. d. (début mars 1979).
58 Ibid., « Étude sur le problème posé par les jeunes détenus incarcérés après échec de leur traitement dans les institutions pour mineurs délinquants – Commentaires du dir. régional de Rennes au garde des Sceaux », 13-6-1969.
59 Ibid., « Le dir. des services pénitentiaires de Dijon au garde des Sceaux – Rapport du dir. de la MA de Chalon s/Marne », 2-4-1979.
60 Ibid., « Le dir. des services pénitentiaires de Paris au garde des Sceaux – Rapport du dir. de la MA de Versailles », 29-3-1979.
61 Damien, jeune détenu de Bois-d’Arcy, a subi des violences sexuelles répétées par deux de ses codétenus. Devillechabrolle V., « Après les violences subies par un adolescent à Bois-d’Arcy M. Arpaillance crée une mission générale d’inspection sur les conditions de détention des mineurs », Le Monde, 22-11-1989.
62 Jacob C., Leprince M.-A., Lernout Y., « Un rapport sur les jeunes en prison : les risques de la solitude et du déracinement », Le Monde, 14-3-1990.
63 Circ. n° NOR JUS E 93 40.147 du 4-2-1994, Nouveau régime de détention des mineurs, fonds historique de Vaucresson.
64 Carlier C., Spire J., Wasserman F., Fresnes, la prison, Ponthierry, Écomusée Fresnes, n. d., 151 p.
65 Ibid., p. 60.
66 À partir de 1934, le quartier en commun des femmes de Fresnes est confié à la congrégation des sœurs Marie-Joseph. Ancelet-Hustache J., Les sœurs des prisons, Grasset, 1934, p. 258.
67 « Extrait du rapport présenté par l’inspection générale des services administratifs », 31-12-1927, Code pénitentiaire, t. XXII, p. 617-671.
68 Ibid., p. 626.
69 Faivre L., Les jeunes vagabondes prostituées en prison, thèse pour le doctorat en médecine, Paris, 1931, p. 36.
70 « Extrait du rapport présenté par l’inspection générale des services administratifs », 31-12-1927, Code pénitentiaire, t. XXII, p. 626.
71 Ibid., p. 651.
72 Carlier C., Spire J., Wasserman F., Fresnes, la prison, Ponthierry, Écomusée Fresnes, n. d., p. 60.
73 Grand P., Prisons de Paris et de l’ancien département de la seine 1800-1940, Répertoire des fonds conservés aux archives de Paris, Savigny-sur-Orge, Archives de Paris, 1996, p. 114.
74 Meurillon R., Maison d’éducation surveillée de Fresnes, 1932, 41 p.
75 Ibid., p. 3.
76 Ibid., p. 4.
77 Ibid.
78 Ibid., p. 19.
79 Ibid., p. 17.
80 Les photos d’Henri Manuel confirment cette allégation, cf. planche A.
81 Ibid., p. 21.
82 Auteur de la campagne de presse contre les « bagnes d’enfants » durant l’entre-deux-guerres.
83 Psychiatre et militant communiste, dirigea le comité scientifique de l’association de lutte contre les bagnes d’enfants.
84 Auteur d’un poème sur la révolte de Belle-Île-en-Mer, La chasse à l’enfant.
85 Pailhes R., Richard J.-N., « Le centre d’observation régional pour mineurs de Marseille-Mazargues », Sauvegarde de l’enfance. Revue de l’association française pour la sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence, n° 9-10, nov.-déc. 1951, p. 728.
86 Yvorel E., le Centre spécial d’observation de l’ES de 1958 à 1979 : établissement éducatif ou prison ? Mémoire de maîtrise d’histoire, Paris VII, 1999-2000, 146 p.
87 L’étude du service d’ES pour filles de Fresnes est un travail en soit. Se reporter à Bourquin J., « Étude sur 55 adolescentes incarcérées au quartier des mineurs de Fresnes », Rééducation, n° 209-211, mars-avril-mai 1969, p. 1-60.
88 Ministère de la Justice, Rapport annuel de l’ES, 1958, introduction de P. Ceccaldi, n. p.
89 Sur l’enquête comme élément de construction de notre modernité, Kalifa D., « Présentation de l’habilitation à diriger des recherches », Bulletin du CREDHESS, n° 10, juin 2000.
90 Fonds Brisset, « Note du 30-1-1957 ».c
91 Rapport annuel de l’ES, ministère de la Justice, 1959, p. 176.
92 Fonds Brisset, « Note du 1er-2-1952 ».
93 Yvorel E., op. cit.
94 Avant l’ordonnance de 1945, les éducateurs dépendaient de l’AP.
95 Turbelin D., La justice a-t-elle besoin d’éducateurs ? de l’ES à la PJJ, Ramonville Saint-Agne, Erès, 1995, p. 63.
96 Fonds Brisset, « Rapport d’Henri Gaillac au dir. de l’ES », 3-7-1958, p. 2.
97 Alzon J., « Rôle et efficacité des centres d’observation rattachés aux quartiers des mineurs. Doivent-ils subsister ? », SPE Bulletin, janv.-avril 1971, p. 49.
98 Tramontig., » La situation en France », Des enfants en prison avec des adultes, p. 265-327.
99 « Entretien du 11-4-2000 avec Guy Tramonti », éducateur puis chef de service au CSOES, de 1965 à 1979.
100 Sigle de Service d’observation de l’éducation surveillée, qui remplace parfois, après 1970, celui de CSOES.
101 « La détention des mineurs. Mécanisme de la délinquance. Analyses idéologiques. L’éducation surveillée au service de qui ? Pour quoi faire ? », Bulletin du SNPES, n° 71, juin 1974, encart, p. 4.
102 Les autres médecins dépendent de l’AP. L’établissement ne dispose, en plus du service psychologique, que d’une ou deux infirmières et, à partir de 1970, d’un généraliste, qui n’ont pas de rôle dans l’observation des garçons.
103 Fonds Brisset, « Commentaires généraux du service de psychologie du CSOES faisant office d’introduction à la réponse de Pierre Segond au questionnaire sur les services de psychologie », enquête 1965-1968, p. 2.
104 Segond P., » Psychologue à Fresnes », Pour l’histoire, AHES-PJM, n° 21, sept. 1999, p. 5.
105 Roumajon Y., Ils ne sont pas nés délinquants, Paris, Robert Laffont, 1977, p. 249.
106 Fedou G., « Le magistrat de la jeunesse et la détention préventive du mineur », Conférence prononcée à Luxembourg le 29-7-1969, tiré à part de la revue pénitentiaire, 1971/1, p. 9.
107 AN Fontainebleau, 910300, « Compte rendu d’enquête et de contacts pris avec les différents tribunaux de la Seine dans le but de répondre à la demande du SOES de faire circuler une note auprès des magistrats pour obtenir une diminution des effectifs », 1970, n. p.
108 Henry M., « De la prison du “dehors” à la prison du “dedans” », dans De la délinquance à la détention, Vaucresson, 1982, p. 101.
109 Michard H., l’Éducateur de jeune délinquant, Vaucresson, 1962, 236 p.
110 Cf. planche B pour une vue d’ensemble des locaux du CSOES.
111 Foucault M., Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, présentation.
112 Ibid.
113 Perrot M., « Les enfants de la Petite-Roquette », L’Histoire, n° 100, mai 1987, p. 31-38.
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