David Martin.
Cellule n° 435-3^e division.
Compte et Écrou n° 600-324.
Condamné.
1 rue de la division Leclerc
Fresnes.94.
Fresnes le 14-02-68
Cher Monsieur Bourquin.
J’ai bien reçu votre lettre et j’ai été très content car c’est la première que je reçois depuis un 1½ mois que je suis ici. J’ai bien écrit deux lettres à mon oncle mais je n’ai jamais reçu de réponse mais je lui en ai écrit une autre en même temps que la vôtre et j’espère bien avoir une réponse car je n’ai vraiment pas le moral étant donné que je n’ai pas de liaison avec le dehors.
Je voudrais bien qu’il me réponde car je n’ai pas d’argent et je suis obligé de fumer sur le compte des autres gars de la cellule et de leur emprunter des timbres pour pouvoir écrire quand j’en ai besoin et puis je ne peux acheter ni savon ni lessive pour pouvoir laver mon linge qui est très sale et je n’ai plus rien de propre à me mettre.
Lundi j’ai écrit au garde des Sceaux à Paris pour pouvoir être transféré à la prison école de Oermingen afin de pouvoir apprendre un métier pour quand je serai libéré […].
Vous savez en ce moment je trouve le temps long, pas en travaillant mais le soir dans mon lit car je n’ai pas de correspondance avec personne et je n’arrive pas à croire que j’ai pris deux ans […]1.

Pas d’histoire pour les mineurs des prisons

1Le choix d’un sujet de recherche est toujours le résultat de facteurs multiples. Les enfants de l’ombre ne déroge pas à cette règle. Au départ, c’est un simple intérêt personnel et citoyen pour le sort des exclus qui me mène, notamment, à me pencher sur l’enfance « irrégulière ». Cette préoccupation globale croise une opportunité : l’accès à une source rare, complète et facilement consultable qui permet un premier travail de recherche sur une institution carcérale pour mineurs2. Cette investigation met en évidence de multiples vides historiographiques, ouvre sur toute une série de nouveaux champs parallèles au traitement pénal de la délinquance juvénile et surtout motive suffisamment pour oser une investigation sur un plus long terme. C’est ainsi que le plaisir individuel du dépouillement des archives et le désir de combler un angle mort de la recherche historique sur une population oubliée, celle des enfants incarcérés en prison « ordinaire », amène à traiter de la vie quotidienne des jeunes détenus au xx^e siècle à l’occasion d’un mémoire de doctorat. En effet, l’incarcération en prisons classiques et en prisons spécifiques pour mineurs au xx^e siècle est un terrain vierge de toute recherche scientifique conséquente :

« En dépit de sa vocation à l’isolement et au silence, la prison est un lieu bavard. D’emblée pensée comme un espace problématique, elle a d’emblée été recouverte par les critiques, les commentaires, les projets de refonte ou de réforme qui édifièrent à son ombre une monumentale forteresse de papier, dont Michel Foucault a naguère explicité la fonction. Enquêteurs, hygiénistes, médecins, philanthropes, sociologues, hommes politiques et publicistes de tout ordre produisent à son sujet une quantité considérable de discours qui n’ont pas échappé à la riche historiographie de la prison contemporaine3. »

2Un livre domine tout le débat historiographique de ces trente dernières années sur la prison : le livre de Michel Foucault publié en 19754. Cet essai considéré, à juste titre, comme le point de départ de nombreuses études sur les prisons, s’inscrit en fait dans un contexte de recherches déjà consacrées aux pratiques de l’enfermement. De plus, comme le remarquent Jacques-Guy Petit5 et Jean-Claude Farcy6, il est contemporain à plusieurs études historiques qui apportent des informations sur la justice, la criminalité et la prison aux xviii^e et xix^e siècles. En effet, outre les travaux axés particulièrement sur diverses formes d’enfermement7, trois écrits historiques précurseurs sont à retenir, tous publiés en cette année 1975. La synthèse que Pierre Deyon fait de son séminaire de Lille, Le temps des prisons8, en fait partie. Il y situe le développement de la prison pénale au moment de la Révolution française et en mesure la signification. Au même moment, Michelle Perrot publie un article fondateur et programmatique sur la délinquance et le système pénitentiaire au xix^e, siècle dans lequel elle pose les jalons de ce qu’est la réflexion sur la question9. Enfin, Victor Brombert s’intéresse à la prison romantique dans un essai sur l’imaginaire davantage motivé par un intérêt littéraire10. Michel Foucault permet également la redécouverte – en soulignant dans son livre l’importance du travail de Otto Hirchheimer et de Georg Rusche11 – de Peine et structure sociale, Histoire et « Théorie Critique » du régime pénal, l’ouvrage pionnier de deux sociologues allemands qui mettent en avant le principe de less eligibility12 essentiel pour qui travaille sur les conditions de détention. Si ce sont les travaux sur la criminalité qui dominent l’histoire de la justice, les études sur la prison sont nombreuses. Dans le corpus établi par Jean-Claude Farcy dans son histoire de la justice française13, 15 % des références ont trait à la prison et elles représentent 42 % de celles sur l’enfermement14. Une particularité est à relever : elles proviennent fréquemment d’historiens même si quelques sociologues du droit15 et érudits locaux se sont également penchés sur cet enfermement particulier. L’unique synthèse sur l’enfermement est rédigée à l’instigation de l’historien Jacques-Guy Petit, reconnu comme le grand spécialiste de la prison. Cet ouvrage, Histoire des galères, bagnes et prisons (xiii^e-xx^e siècle). Introduction à l’histoire pénale de la France16, regroupe les meilleurs chercheurs en la matière. Son écriture en a été possible grâce aux nombreuses études dont il est l’initiateur et qui suivent la publication de sa thèse17. L’intérêt pour la prison débute donc dans les années 1970. Cependant il est apparemment en perte de vitesse alors que le sujet est loin d’être épuisé. En effet, le xx^e siècle et le traitement pénal des mineurs sont peu étudiés. Les aléas de la politique pénitentiaire du xix^e siècle expliquent en partie ce cadrage des investigations qui amoindrissent l’importance de la Révolution (fondatrice de la prison pénale) et omettent souvent l’époque actuelle plus stable en ce domaine. De même, les intérêts pour la détention des mineurs se focalisent sur les « maisons de correction » et sur les lois de la répression de la criminalité juvénile et de son traitement pénal.

3Si l’étude de la prison est marquée par l’ouvrage de Michel Foucault paru en 197518, l’histoire de l’enfermement des mineurs est initiée par une publication du Centre de formation et de recherche de l’éducation surveillée. Cette dernière, sur l’histoire du traitement pénal des mineurs de justice, est l’œuvre d’un magistrat, ancien inspecteur de l’éducation surveillée, Henri Gaillac19. Parallèlement, Michelle Perrot dirige les premières maîtrises sur l’enfermement pénal des jeunes de justice au début des années 197020. Les études dans ce domaine s’inscrivent donc dans le même moment historique qui voit la parution de Surveiller et punir et l’avènement des travaux sur l’enfermement perçu par de nombreux historiens. Pourtant, les acquis de la recherche en matière d’enfermement des mineurs sont bien différents de ceux sur l’enfermement des majeurs. Le titre même de l’ouvrage fondateur d’Henri Gaillac illustre la direction prise par la recherche sur le traitement de l’enfance délinquante : Les maisons de correction21. En effet, les travaux sur les établissements pour jeunes délinquants négligent la prison « ordinaire », pour reprendre l’expression d’un juriste du début de la III^e République22. Certes, les grandes thèses et les ouvrages collectifs sur la prison consacrent tous quelques chapitres à l’enfermement des mineurs. Pourtant, à leur lecture, une fois les flous terminologiques éclairés23, il s’avère qu’ils traitent quasi uniquement des colonies agricoles ou industrielles. Dans L’impossible prison, Jean Lebrun traite de la détention des enfants et adolescents24. S’il mentionne le renouveau de la prison, qui désormais rééduque l’individu au même titre qu’elle châtie, il insiste essentiellement sur l’avènement des « maisons de correction » à travers l’exemple de la colonie agricole de la Trappe. La thèse de Patricia O’Brien, éditée en 198225, consacre également un chapitre conséquent aux « jeunes en prison » mais elle étudie seulement l’exemple de la Petite-Roquette et délaisse les autres jeunes détenus enfermés derrière des hauts murs plus ordinaires. Dans son chapitre sur « la détention des enfants », Jacques-Guy Petit26 reprend les trois formes successives d’emprisonnements des mineurs de justice déjà analysées par Patricia O’Brien27. Néanmoins, s’il se penche sur les causes d’enfermement des jeunes, il ne consacre pas de chapitre particulier au sort des mineurs enfermés dans les prisons « classiques ». Un ouvrage plus récent, celui de Robert Badinter, La prison républicaine, aborde à plusieurs reprises le traitement pénal des mineurs de justice28. Mais, là encore, si mention est faite des quartiers spéciaux et de la prison spéciale, c’est sur le devenir des avatars de Mettray que porte l’essentiel de l’attention. Une exception est toutefois à relever. Dans La Prison, à l’ombre des hauts murs, parcours historique mené par Jean-Claude Vimont, la différenciation entre la « prison aux champs » et les cellules de Fresnes ou de la Petite-Roquette est nettement opérée. Toutefois, dans cet ouvrage de format limité, l’auteur n’a guère le loisir d’approfondir la question29. Il en est de même dans l’ouvrage repère du sociologue Philippe Combessie, Sociologie de la prison30. Dans chacun de ces livres essentiels pour une histoire de l’institution-prison, les mineurs en prison « ordinaire » ne sont guère au centre de la préoccupation des chercheurs. Une autre spécificité ressort de ces grandes études sur la prison : elles sont centrées sur une période qui peut aller de la fin du xviii^e siècle jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, au détriment d’un xx^e siècle fort délaissé31, déséquilibre qui se renforce dès qu’il s’agit des enfants. Un exemple révélateur se lit dans l’ouvrage collectif Histoire des galères, bagnes et prisons32 où les chapitres consacrés au xx^e siècle consacrent moins de deux pages aux prisons pour mineurs stricto sensu pour rapidement s’étendre sur les colonies pénitentiaires. Toutefois, la recrudescence depuis une dizaine d’années de publications de sociologues qui ont mené des enquêtes de terrain33 contribuent à accroître l’intérêt des intellectuels sur la prison d’aujourd’hui. Gilles Chantraine34 et Philippe Combessie35 représentent bien cette tendance comme Philippe Artières et Pierre Lascoume illustrent les volontés d’unir les méthodes des sociologues et des historiens afin de mieux éclairer l’institution-prison et ses enjeux36.

4L’examen des travaux portant spécifiquement sur les pénalités appliquées aux mineurs montre les mêmes tendances thématiques et chronologiques que les thèses générales sur la prison. Le xix^e siècle, chronologiquement, et la colonie pénitentiaire, thématiquement, arrivent largement en tête. Il semble que tous les auteurs, historiens de métier, érudits locaux et professionnels de l’enfance difficile, soient fascinés par l’institution inventée par Demetz. L’influence de Michel Foucault qui voit dans Mettray le paradigme de l’institution disciplinaire est ici directement lisible :

« Pourquoi Mettray ?Parce que c’est la forme disciplinaire à l’état le plus intense, le modèle où se concentrent toutes les technologies coercitives du comportement. Il y a là “du cloître, de la prison, du collège, du régiment”37. »

5Les raisons de la prédominance du xix^e siècle dans ces travaux se trouvent dans l’histoire de l’évolution du système pénitentiaire en général et dans celle de la justice des mineurs en particulier. En effet, aucune réelle rupture ne se repère dans les Codes de 1791 et de 181038 pour la minorité pénale et le discernement. Ce n’est que sous la Restauration et la monarchie de Juillet que les débats sur les modalités du traitement pénal de la délinquance juvénile connaissent une expansion véritable39. La loi de 185040 sur les colonies agricoles ne fait qu’accentuer les polémiques. Par conséquent, c’est sur cette époque que remontent les premières études de nos contemporains, au détriment de la période révolutionnaire41, et ceci d’autant plus que le modèle des colonies pénitentiaires et correctionnelles domine tout le xix^e siècle. Cependant, il existe peu d’étude globale sur le déclin de ces institutions, sur le déplacement des jeunes délinquants vers les œuvres charitables et les patronages42. De même, le xx^e siècle est oublié43. Les années 1930, pourtant marquées par la campagne de presse contre les « bagnes d’enfants » ne font pas exception. Or, cette campagne contestatrice débouche sur les premières tentatives sérieuses de réformes. Une exception peut-être, pour la période de la Seconde Guerre mondiale44 et pour les origines de la direction de l’éducation surveillée, avec l’étude fréquente de l’ordonnance de 1945, sa théorie, sa pratique et ses imperfections45. Les « maisons de corrections » sont largement étudiées mais force est de constater que les études générales ne sont pas légion. Trois ouvrages seulement, peuvent entrer dans cette catégorie : celui d’Henri Gaillac46 qui a le mérite de lancer le débat ; la thèse de Christian Carlier47 qui malgré son titre restrictif s’étend sur toute l’histoire, de la genèse au déclin, des colonies pour enfants victimes et coupables ; et le travail collectif d’historiens européens et québécois48. Ce dernier, moins connu, ne s’arrête pas aux seules « maisons de correction » mais étend sa réflexion sur l’ensemble de la protection de l’enfance. Aux côtés de ces rares études générales, se trouve une étonnante profusion de monographies de colonies pénitentiaires et correctionnelles. La rubrique « Établissements de jeunes détenus : études locales », du guide de Jean-Claude Farcy49 liste quarante-six références50. Hormis la prison « ordinaire », tous les types d’établissements pour jeunes semblent être exploités : selon leur spécialisation (agricole51, maritime52, industrielle53), leur finalité, leur degré de sévérité (plus souples pour les colonies pénitentiaires54 ou plus strictes pour les colonies correctionnelles), la population pour laquelle ils sont conçus (âges, sexe55^, niveau de rééducabilité). Cependant, il n’existe pas encore d’ouvrage de synthèse même si, à l’occasion de l’édition des souvenirs de Raoul Léger (ancien colon à Mettray56), Éric Pierre et Jacques Bourquin ont rédigé une « contribution historique » substantielle57. Ce qui ressort de ces multiples monographies, c’est une fascination pour les modalités du contrôle social et disciplinaire au sein des établissements. Disciplines et types de punitions sont largement recensés, décrites et commentés. S’ajoutent à cet inventaire, les preuves de dysfonctionnement. Ainsi, les évasions et les révoltes sont immanquablement relevées puisqu’elles servent les problématiques qui visent à montrer l’échec inéluctable auquel étaient destinées des institutions dont la pratique est si éloignée des objectifs premiers. Les règlements intérieurs sont également étudiés avec minutie58 mais trop souvent pris tels quels, sans confrontation avec une pratique effective pourtant certainement fort éloignée de la théorie des textes59. Effectivement, les jeunes eux-mêmes sont les grands absents de ces travaux. Peu d’études qui se réfèrent aux registres d’écrou ou aux dossiers personnels des mineurs60, peu d’études sur les formes de résistances quotidiennes de ces adolescents61, peu d’études aussi sur leur vie quotidienne et sur leur devenir après un séjour dans ces « prisons sans murs » pour reprendre une définition communément admise. Les travaux généraux sur la prison et ceux sur les modalités du traitement pénal des mineurs traitent donc essentiellement des « maisons de correction ». Or, le même constat s’établit pour les sources imprimées qui traitent dans une grande majorité ces établissements particuliers. Sur les quatre-vingt-dix-huit références relevées par Jean-Claude Farcy à la rubrique « Établissements pour jeunes détenus », trois seulement sont consacrées à la prison « ordinaire ». Tout se passe comme si une fois la « maison de correction » pour mineurs créée, les jeunes garçons et les jeunes filles ne sont plus détenu(e)s qu’au sein de ces œuvres « philanthropiques ». Pourtant, la prison « ordinaire », la colonie agricole ainsi que le patronage et les diverses formes de prise en charge en milieu ouvert sont étroitement liés62.

6Le nombre d’écrits sur la prison pour mineurs ou sur les mineurs en prison, est minime. Cependant, cette thématique peut s’élargir légèrement avec l’inclusion de formes particulières de « prison ordinaire pour mineurs » : ce ne sont pas des « maisons de correction » mais bien des prisons qui n’en portent simplement pas le nom. Des législateurs et des philanthropes tentent de prêter à ces établissements carcéraux des vertus rééducatrices auxquelles une prison ne pourra jamais prétendre. Il est vrai qu’il existe un certain nombre de travaux qui traitent directement de la prison stricto sensu appliquée aux mineurs. Les débats doctrinaux de la monarchie de Juillet sont étudiés par Mary Kathleen Nilan63 et l’unique prison exclusivement réservée aux mineurs, la Petite-Roquette, est bien connue grâce à l’impulsion donnée en ce sens par Michelle Perrot64. Mais, mis à part pour cet établissement, le vide historiographique en ce qui concerne la prison classique pour les jeunes délinquants est indubitable. Le seul travail repéré sur ce sujet est un article qui concerne les mineurs écroués dans les prisons de Corbeil et d’Étampes (Essonne)65. Peu de travaux donc sur la prison « ordinaire » pour enfants au xix^e siècle, aucun pour le xx^e siècle où même les travaux de sociologie sont rares. Il reste toutefois à voir l’état de la question lorsqu’il s’agit des prisons à appellation détournée. Deux catégories d’établissements pénitentiaires, peut-être trois, peuvent être insérées sous cette rubrique : les quartiers correctionnels et les quartiers d’observation près des maisons d’arrêt sont incontestablement de cette nature, ainsi que l’École de préservation et la Maison d’éducation surveillée de Fresnes qui peuvent s’y apparenter. Les quartiers correctionnels sont les structures les plus anciennes. L’amalgame avec les colonies pénitentiaires précédemment mentionnées est fréquent, et pourtant, il ne s’agit pas du même type d’établissement, loin s’en faut. En effet, ils sont les prédécesseurs des colonies correctionnelles prévues par la loi de 1850, pour accueillir les insubordonnés des colonies pénitentiaires et les condamnés à plus de deux ans. Loi qui met de nouveau66 en avant le déplorable effet des prisons sur les jeunes gens et les jeunes filles et qui crée les colonies dans le but de mieux les rééduquer. Ce sont en fait simplement des lieux isolés au cœur des prisons pour adultes, au même titre que ceux qui existent déjà en vertu des codes pénaux de 1791 puis de 181067. Les premiers quartiers correctionnels sont établis dans les prisons de Dijon, Rouen et Villeneuve-d’Agen en 1868, puis dans celles de Lyon et Nantes en 1888 avant d’être détrônés par les vraies colonies correctionnelles, d’Eysses en 1895 et de Gaillon en 190868. Si Jacques-Guy Petit69, Patricia O’Brien70 et Jean-Claude Farcy71 mentionnent bien l’existence de telles prisons spécifiques aux mineurs, ces quartiers viennent seulement de faire l’objet d’études particulières, sous la direction notamment de Jean-Claude Vimont72. Les cas de l’École de préservation et de la Maison d’éducation surveillée de Fresnes sont finalement plus complexes. L’une pour les filles et l’autre pour les garçons, ces institutions portent des noms à résonances éducatives, toutes deux sœurs des colonies pénitentiaires. Pourtant, installées au cœur des prisons de Fresnes, depuis respectivement 1902 et 1930, elles adoptent un fonctionnement propre. Dépendantes des règlements et textes législatifs des « maisons de correction » elles ne peuvent, de par leur localisation au sein d’une détention classique, les mettre en pratique73, non plus que l’ensemble des lois internes qui régissent ordinairement les maisons d’arrêt. Or, ces institutions hybrides ne sont guère étudiées74. Les secondes « fausses-vraies » prisons recensées, bien qu’héritières directes de la Maison d’éducation surveillée de Fresnes, sont bien plus récentes. Ce sont les centres spéciaux d’observation de l’éducation surveillée, invention de la deuxième moitié du xx^e siècle. Dans ces institutions créées par l’éducation surveillée, installées au cœur des prisons pour adultes, les jeunes sont encadrés par une équipe éducative et non par des surveillants de l’administration pénitentiaire. Cela dissimule, pendant près de vingt ans, le caractère purement carcéral des trois75 établissements de ce type. Cette invention, destinée a priori aux mineurs les plus âgés et les plus durs, ne remplit jamais les fonctions pour lesquelles elle est créée. Aux côtés de quelques témoignages de contemporains, la seule étude existante est une monographie sur le CSOES de Fresnes76. Une explication significative peut être avancée pour justifier ce manque d’intérêt pour la prison « ordinaire » appliquée aux jeunes. L’histoire du traitement pénal de la délinquance juvénile est en grande partie le fait des professionnels de l’enfance, travaux souvent motivés par l’enjeu de mémoire qu’ils représentent. Or, la prison n’a pas évolué, contrairement aux colonies pénitentiaires et correctionnelles qui se sont assouplies avant de laisser place à des systèmes ouverts axés sur la rééducation, tels les Institutions publiques d’éducation surveillée (IPES), la liberté surveillée et le milieu ouvert. La prison, elle, demeure dans ses grandes lignes, ce qu’elle était au xix^e siècle : peu d’amélioration des conditions de détention, une séparation mineurs/adultes qui n’est toujours pas effective dans tous les établissements, un abus de l’utilisation de la détention provisoire, bref, une culture carcérale que tout mineur acquiert immanquablement après un séjour derrière les barreaux. L’aspect « mémoire » ne peut fonctionner dans le cas d’une structure aussi peu évolutive et les professionnels de l’enfance ne peuvent s’en servir comme faire-valoir des progrès accomplis dans le domaine : des progrès, il n’y en a pas, ou si peu. Alors que les analyses des dispositifs législatifs qui envoient des jeunes en prison, les recherches sur les jeunes délinquants eux-mêmes et sur les institutions originales créées pour les enfants sont relativement abondantes, la prison pour mineurs n’a pas mobilisé beaucoup de plumes contrairement au traitement législatif de la délinquance juvénile.

7Les textes législatifs ne font que chercher, par divers moyens, à répondre à une évidence : la prison n’est pas un lieu adéquat ni pour la rééducation ni même pour l’amendement des enfants. Les lois concernant les mineurs cherchent, plus ou moins efficacement, soit à les soustraire des pénitenciers, soit à adapter ces derniers aux spécificités de la détention des jeunes, soit encore à limiter leur temps d’incarcération. L’idée n’est pas d’abolir la sanction, le but est encore souvent la punition mais l’émergence de la notion de rééducabilité avec ses mesures législatives remet bien des pratiques en cause. La création d’institutions et de prisons spécifiques aux mineurs suit les décisions gouvernementales et l’évolution des mentalités. À peu près toutes les lois concernant les délinquants juvéniles et leur traitement judiciaire ont trouvé leur historien. En revanche, les études générales sur le xix^e, le xx^e siècle ou sur une période plus longue ne sont pas légion. Quelques-uns, historiens ou professionnels de l’enfance77, se sont bien essayés à dresser des bilans de l’évolution du traitement des mineurs de justice mais l’histoire de la justice des mineurs dans son ensemble reste peu étudiée. Cependant, le récent ouvrage d’histoire comparée d’Éric Pierre et Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, Enfance et justice au xix^e siècle, donne une grande place aux lois78. Se retrouve ici le même phénomène signalé précédemment : ce sont essentiellement les éducateurs et autres attachés à l’éducation surveillée qui prennent en main l’histoire de la jeunesse dont ils s’occupent. Leur volonté d’affirmer que l’éducation doit primer sur la répression, les pousse à disséquer les lois, ordonnances et décrets qui ont permis le développement des méthodes de prise en charge des mineurs difficiles d’aujourd’hui. Ce souci donne bien souvent à leurs études une tournure de bilan ou de débat79. Cette conviction que l’enfermement n’est pas une solution leur fait préférer certaines législations à d’autres. Les juridictions pour mineurs sont souvent étudiées dans leur ensemble, regroupées autour d’un thème. Les auteurs confrontent volontiers théories et pratiques afin de percevoir l’incidence des textes sur la création et l’aménagement des structures pour jeunes délinquants80. Par exemple, le décret du 11 novembre 188581 sur la séparation mineurs-adultes en prison est mentionné dans tous les travaux qui s’intéressent à l’incarcération des enfants et les nombreuses lois sur la protection de l’enfance en danger82 servent à illustrer l’avènement d’une nouvelle politique qui n’est plus uniquement répressive83. La loi de 1850 est la première vraiment étudiée et, l’article d’Éric Pierre qui lui est consacré fait le tour de la question84. Les travaux sur les établissements qu’elle a engendrés n’ont plus qu’à reprendre les lignes tracées par les Débats pénitentiaires, politiques correctionnelles et vote de la loi de 1850. En effet, les monographies comme les études d’ensemble des établissements privés ou publics comportent quasi systématiquement une partie dédiée à l’analyse du texte fondateur des colonies pénitentiaires, avec un regard sur son application réelle. La loi de 1912 et ses modifications est également largement décortiquée. Elle représente les prémices de la justice des mineurs telle qu’elle est exécutée aujourd’hui mais, avant 1945, l’État n’a jamais donné les moyens de l’appliquer. L’engouement pour cette loi découle de nombreuses analyses sur les fonctions du juge des enfants85. Il en est de même pour les très célèbres ordonnances de 1945 qui possèdent, en plus des rappels historiques systématiques, leurs propres articles et ouvrages. Deux axes d’intérêt se distinguent même s’ils se croisent souvent. Le premier, représenté par le sociologue Francis Bailleau86, concerne l’ordonnance du 2 février 1945 qui institue l’abandon de la notion de discernement, la priorité donnée à l’éducation des mineurs et la mise en place réelle des tribunaux pour enfants. Le second s’attache à celle du 1^er septembre 1945 qui rend indépendante l’éducation surveillée87. L’importance de la littérature qui entoure ce texte et ses avatars88 est à la juste mesure de son application effective. Les lois sont donc largement étudiées même s’il manque des analyses d’ensemble et surtout des études chiffrées sur les pratiques, les résultats et les conséquences qu’elles ont sur les mineurs et les institutions qui les accueillent. Il est également à noter que le xx^e siècle est à l’honneur et que les études purement historiques sont délaissées.

8Les enfants de l’ombre est donc un sujet novateur qui, jusqu’alors, constituait un angle mort de la recherche. En effet, tandis que des travaux importants ont abordé la prison et l’enfermement au xix^e siècle, les travaux portant sur le xx^e siècle sont peu nombreux. Quant aux études relatives à la législation de la justice des mineurs, nombreuses également, elles sont rarement appréhendées sous l’angle historique. Plus rares encore sont les études portant sur les prisons pour mineurs. En théorie, et ce depuis 1791, il existe une séparation nette entre les adultes et les mineurs. Ces derniers doivent être dirigés vers des colonies pénitentiaires, les « maisons de correction », puis ultérieurement être placés dans de grands internats de rééducation. Cependant, depuis 1945, bien que « devant être exceptionnelles », l’incarcération des mineurs et la détention préventive demeurent largement utilisées par les magistrats. Sujet d’actualité, la prison « ordinaire » pour mineurs n’a jamais été abordée. La grande enquête parlementaire de 1875, dirigée par Gabriel d’Haussonville, relève que le nombre des prisons départementales où il existe un quartier permanent affecté exclusivement aux jeunes détenus est « infiniment petit89 ». En 2000, une autre enquête parlementaire, dirigée par Louis Mermaz, souligne sans ambiguïté que dans nombre d’établissements, les mineurs « ne sont pas effectivement séparés des majeurs90 ». Cette similitude entre deux rapports distants de cent vingt-cinq ans attire immanquablement l’attention et toute une série d’interrogations. Au-delà de ce constat, l’inventaire systématique des lieux d’incarcération des enfants et des adolescents permet de rendre compte d’un certain nombre d’essais de construction de « prisons sans les inconvénients de la prison », prisons spécifiques pour mineurs, qui fonctionnent parallèlement aux ancestrales maisons d’arrêt. Cette étude se propose donc d’analyser, pour un grand xx^e siècle, les différences et/ou les similitudes des situations faites aux mineurs dans des univers carcéraux conçus, soit pour tout un chacun, soit bâtis spécialement pour leur catégorie. Cependant, avant d’entrer plus avant dans le sujet, il convient de définir les termes utilisés, autrement dit, les acceptations retenues pour « mineurs » d’une part et pour « prisons ordinaires » d’autre part. La terminologie de « mineurs » semble peu prêter à confusion. En fait, la définition qu’en donne le Petit larousse correspond à l’acceptation retenue :

« Mineur, e adj. et n. Qui n’a pas encore atteint l’âge de la majorité légale (en France, 18 ans)91. »

9Pour l’objet d’étude, il est néanmoins nécessaire de considérer les deux majorités, pénale et civile. En effet, si en matière de procédure et de jugement, c’est la majorité pénale qui est prise en compte, en matière d’exécution des peines – et donc de prison – c’est la majorité civile qui est déterminante. Le dictionnaire d’Émile Littré, plus ancien, apporte de plus amples informations sur la définition du mot. Il en spécifie clairement les genres, se réfère aux textes juridiques et introduit même, plus particulièrement, une acceptation pénale :

« Terme de jurisprudence. Qui n’a pas atteint l’âge prescrit par les lois pour disposer de sa personne et de ses biens. Un mineur. Une mineure […]. Le mineur est l’individu de l’un ou l’autre sexe qui n’a point encore l’âge de vingt-un (sic) ans accomplis, Cod. nap. art. 388. Mineur de…, ayant moins de…, Art. 6 : Les pères et mères répondront des délits de leurs enfants mineurs de vingt ans, Loi du 30 avril 179092. »

10Comme le laisse suggérer la comparaison de ces deux occurrences, la seule précaution réside dans une éventuelle modification, au cours de la période d’étude, de la limite d’âge qui rend juridiquement parlant un adolescent ou une adolescente adulte. Et, en effet, cette dernière change. Si au début du siècle la majorité pénale est encore de 16 ans, comme l’a fixée le code pénal de 1810, la loi du 12 avril 1906 la hausse à 18 ans93. Le propos n’est, à aucun moment, d’entrer dans les débats et les considérations qui amènent les législateurs à adopter cette mesure94 mais de voir les éventuelles conséquences sur l’incarcération des jeunes concernés. De prime abord, il est possible de considérer que les individus qui entrent dans le cadre de l’étude sont constitués des garçons et des filles de 0 à 16 ans jusqu’en 1906 et de 0 à 18 ans après cette date jusqu’à nos jours. Cependant, la législation, les pratiques et le vocabulaire utilisés par les acteurs de l’histoire ne se satisfont guère de cette évidente simplicité. Les mineurs susceptibles d’être incarcérés recouvrent, en fait, des réalités plus complexes à définir et ces bornes anniversaires sont par trop limitatives. En effet, une analyse plus fine fait apparaître que la perception même de ce qu’est un mineur n’est pas une évidence, qu’elle varie dans le temps et dans les espaces. Les délicates notions de « jeunesse » et « d’adolescence », qui préoccupent tant de chercheurs spécialistes de ces questions, ne concernent pas directement les notions abordées puisque les seules définitions juridiques sont celles retenues ici. Néanmoins, des distinctions au sein de la « minorité générale » telle qu’elle vient d’être définie, sont repérables. Ainsi, pour exemple inhérent à la prison, les textes législatifs en vigueur aujourd’hui différencient encore trois tranches d’âges de minorités (les mineurs de moins de 13 ans, les 13-16 ans et les 16-18 ans) qui impliquent des procédures juridiques divergentes et, parfois, des modalités d’application de la peine privative de liberté différenciées. Ce phénomène conduit à ouvrir davantage la vision proposée du mineur pénal afin de rendre compte des évolutions législatives et de celles des mentalités. De plus, il s’avère indispensable de s’arrêter parfois sur le cas particulier des jeunes majeurs des deux sexes (de 16 à 21 ans puis de 18 à 21 ans), qui offre quelques particularités juridiques, notamment en matière d’exécution des peines et d’inventivité de structures carcérales créées à leur intention. a contrario, les tous jeunes enfants des mères incarcérées, suivent une autre logique que les mineurs de justice. En effet, ces nourrissons n’appartiennent à aucune catégorie pénale, ils n’ont ni droits ni statuts bien définis, et ne sont enfermés en vertu d’aucun mandat de quelque nature que ce soit. Leur présence en prison nécessite une étude en soi, puisque le seul dénominateur commun avec l’enfance irrégulière est une parcelle de vie passée derrière des barreaux, des barreaux qui ne dissimulent pas systématiquement la même réalité. De fait, si l’acceptation juridique, et plus précisément celle du droit pénal, du terme mineur est celle adoptée pour l’étude, des distinctions au sein de cette population sont parfois nécessaires tout comme quelques incursions au-delà de la limite d’âge retenue par le code pénal.

11Comme le laisse entendre la première partie de cette introduction, le terme de « prisons » est complexe à cerner. La définition du Larousse n’est plus suffisante même si, par essence, elle indique le sens général qui est donné à ce mot. Il est indéniable que l’étude porte avant tout sur les « établissements pénitentiaires où sont détenus les personnes condamnées à une peine privative de liberté ou en instance de jugement95 ». Les institutions qui répondent à cette définition sont regroupées, dans les pages qui suivent, sous l’appellation de prisons « ordinaires ». L’imaginaire crée alors, à juste titre, l’image de hauts murs qui encerclent des bâtiments massifs, gris, aux fenêtres munies de barreaux. La prison c’est effectivement cela mais pas seulement lorsqu’il s’agit de la prison pour mineurs. Cette représentation est celle des maisons d’arrêt (prisons départementales) et des maisons centrales qui, pour les premières tout du moins, accueillent effectivement la plupart des jeunes incarcérés, condamnés ou prévenus. Pourtant, en ce qui concerne les moins de 16 ans puis les moins de 18 ans, la situation carcérale recouvre de multiples réalités bien plus difficilement décelables. Toutes les institutions, toutes les « prisons pour mineurs », retenues pour cette étude ne sont pas forcement reconnues comme telles et n’en possèdent souvent pas officiellement le statut, fenêtres grillagées ou pas. La conscience d’avoir à apporter un particularisme de traitement pénal à cette catégorie juridique a engendré moult expériences. Des essais sont entrepris vers des établissements spécialisés à caractère plus ou moins répressif, sous l’administration tantôt de l’administration pénitentiaire, tantôt de l’éducation surveillée, dans des locaux hermétiques ou avec une certaine ouverture, avec des encadrements éducatifs et/ou disciplinaires. Sont nés ainsi, depuis le milieu du xix^e siècle, des lieux d’enfermement hybrides, à mi-chemin entre une volonté d’adoucissement de la peine et un redressement sévère de l’individu. Réservés aux enfants, ils ont une finalité souvent floue et, la plupart du temps, jamais atteinte. En résumé, au xix^e et au xx^e siècle trois modes de prises en charge des mineurs de justice se croisent et se côtoient sur le territoire métropolitain : les prisons « ordinaires » (maisons centrales, maisons d’arrêt de justice et de correction, quartiers correctionnels près des maisons d’arrêt…) ; les établissements spécifiques, parfois très proches de la prison, mais qui diffèrent de cette dernière par une histoire particulière (colonies agricoles et industrielles, institutions religieuses…) ; le milieu ouvert (patronages, foyers…). Les institutions de type colonie agricole et industrielle, couramment réunis sous l’appellation « maisons de correction », ne font pas partie des prisons « ordinaires » ni des prisons spécifiques pour mineurs. En effet, il est certain aujourd’hui que, malgré leur caractère disciplinaire et souvent cripto-carcéral, ces établissements réservés aux enfants relèvent malgré tout d’une autre logique que la prison. Il est vrai que l’amalgame est souvent fait et ce, jusque dans les chiffres officiels qui parfois ne différencient pas l’incarcération des jeunes gens et des jeunes filles à la prison départementale de Grenoble de ceux à la colonie maritime de Belle-Île-en-Mer96. Pourtant les établissements du type de Belle-Île-en-Mer ont bel et bien un autre devenir que les quartiers pour mineurs d’une quelconque maison d’arrêt97. Plus généralement, dès le début de cette étude, il s’agit d’établir très précisément quels sont les établissements pour mineurs de justice des deux sexes qui, par leur finalité, leur nature, leur régime interne réel et leur évolution historique, peuvent entrer dans la catégorie « prisons pour mineur », et ceux qui n’y entrent pas. Certaines de ces prisons sont « ordinaires », classiques, sans singularité. D’autres sont spécifiquement conçues pour les enfants et adolescents, à l’échelle d’une institution entière ou d’un quartier isolé. Cependant, les trois modes de prise en charge des mineurs cités précédemment sont indéniablement interdépendants, ce qui amène régulièrement à établir quelques liens entre ces différentes structures réservées aux jeunes en difficulté. Par exemple, pendant toute la première moitié du xx^e siècle, les enfants reconnus non discernants qui devront être éduqués et élevés jusqu’à leur majorité dans une maison d’éducation correctionnelle, passent systématiquement quelque temps en maison d’arrêt avant leur transfert en colonie. De même, les adolescents qui bénéficient des méthodes éducatives de l’éducation surveillée, en cas de fugue ou d’incident à la liberté surveillée, effectuent souvent un séjour derrière les barreaux d’une prison « ordinaire » ou spécifique pour mineurs. Selon les époques, ces interactions entre les différentes structures d’accueil pour l’enfance délinquante changent et se déplacent.

12Au cours de l’élaboration du projet de thèse, lors de l’année d’investigation que représente le DEA, l’idée première était de parvenir jusqu’aux conditions actuelles de la détention des mineurs et de mesurer le poids de l’héritage en prenant en considération une période suffisamment large. La chronologie retenue alors dépassait donc, volontairement, la centaine d’années pour englober la fin du grand xix^e siècle à partir de 1875, et tout le xx^e siècle jusqu’à l’an 2000. Le choix de ces dates extrêmes reposait sur les deux événements conjoncturels similaires déjà mentionnés : la publication des résultats des deux seules commissions d’enquête parlementaire qui, en cent vingt-cinq ans, ont été chargées de faire un rapport sur l’état du système pénitentiaire français. Or, la sensibilité commune qui apparaît dans ces deux rapports, c’est-à-dire l’importance toute particulière que les membres de chaque commission accordent aux conditions de détention des mineurs, justifie ce premier choix chronologique. En effet, la plus ancienne, à l’initiative et sous la direction du vicomte d’Haussonville, considère qu’il s’agit « du côté le plus triste et le plus intéressant à la fois de la question pénitentiaire98 » tandis que la seconde, dirigée par Louis Mermaz99, consacre également plusieurs chapitres au cas particulier des adolescents en prison. L’un et l’autre soulignent le même constat d’une séparation non effective des mineurs et des majeurs dans tous les établissements100. Or, dès le code pénal de 1810, la division mineurs/ adultes est prescrite. Qu’un rapport rédigé sur les prisons en France à l’aube du xxi^e siècle dénonce le même fait préoccupant que celui rédigé plus d’un siècle auparavant justifie, en soi, le travail de mémoire proposé. Cependant, la réalité de la recherche en histoire contemporaine a amené à une restriction de ces limites temporelles, et ce principalement pour une raison strictement matérielle : le ministère de la Justice, et plus particulièrement la direction de l’administration pénitentiaire, comme toute institution française, sont amenés à déposer leurs archives tous les trente ans. Il en découle que la quantité et la diversité des documents d’époque à disposition s’amoindrissent à partir du milieu des années 1970. Les textes législatifs et la presse constituent alors presque exclusivement l’ensemble des sources disponibles. Cette observation entérinée, il n’est pas pour autant question de changer fondamentalement ni ces limites chronologiques, ni l’ampleur diachronique du siècle. Aussi l’espace-temps retenu est-il finalement circonscrit à la période approximative de 1880 à 1980. Ces dates extrêmes ont l’avantage de respecter la temporalité du siècle et de ne pas dénaturer le projet original. De plus, elles conservent une logique historique puisque la première reprend la date de parution de l’enquête parlementaire du vicomte d’Haussonville tandis que la seconde, à un an près, consacre, après l’abolition de la peine de mort, la prison comme peine principale, voire unique, aussi bien dans les tribunaux que dans les mentalités101. Ces limites temporelles font donc plus fonction de repères que de bornes infranchissables. Il est bien entendu que quelques incursions sont faites auparavant et au-delà de ces frontières, lorsque les sources le permettent ou que des informations paraissent essentielles à la démonstration102. Le cadre géographique appelle moins de tergiversation.

13L’étude prétend considérer les conditions de détention des mineurs sur un plan national. Ce choix s’explique par la volonté de déceler d’éventuelles différences ou analogies régionales. Le territoire considéré pour ce travail est donc la France métropolitaine. C’est pour une question pratique d’accessibilité aux sources mais, également, pour une question de cohérence dans les textes légaux et leurs mises en pratique que les DOM-TOM et la France coloniale sont volontairement exclus des investigations. Il est en effet plus difficile de rendre compte des divergences de pratiques entre, par exemple, Paris et Alger, qu’entre le département de l’Isère et celui de l’Essonne qui sont soumis aux mêmes règles. De même, la situation particulière des départements de l’Est, allemands de 1870 et 1918, n’a pas fait l’objet d’une étude spécifique. Les établissements de cette région possèdent peut-être un particularisme qui aurait mérité un travail sur les archives allemandes. Le caractère métropolitain et contemporain de cette recherche amène, de fait, à consulter aussi bien les archives nationales que les archives départementales.

14Certains documents des archives nationales du CARAN fournissent des informations utiles mais l’essentiel provient du centre des archives contemporaines de Fontainebleau. Ces dernières couvrent la plus grande partie du xx^e siècle et sont également plus riches et plus faciles d’accès. Quant aux archives encore stockées au ministère de la Justice elles sont, dans leur grande majorité, postérieures à 1980 et dépassent donc les ambitions chronologiques retenues. Les archives départementales, quant à elles, ne peuvent évidemment pas faire l’objet d’une étude totale. C’est pourquoi, finalement, quatre dépôts sont sélectionnés en fonction de l’histoire pénitentiaire de chaque département, de façon à illustrer, autant que faire se peut, un axe particulier de l’histoire des enfants en prison. Les enfants de l’ombre est le sujet d’une histoire récente et ce travail dépend donc, pour partie, de l’obtention des dérogations, finalement toutes accordées dans des délais plus ou moins longs. Face à l’abondance des archives, il a rapidement fallu opérer un choix dans les priorités de dépouillement. Ce sont les deux pôles « Justice » (séries U) et « Administration pénitentiaire » (séries Y), auxquels il convient d’ajouter les séries W qui regroupent les documents contemporains dans les dépôts d’archives départementaux qui ont eu la première préférence. Toutefois, après quelques investigations par sondage, les recherches se sont concentrées davantage encore sur les archives regroupées sous la cote Y et sur celle de l’administration pénitentiaire parmi les séries W. À Fontainebleau, ce sont les versements de la direction de l’administration pénitentiaire qui ont également été l’objet des dépouillements les plus approfondis. De fait, si la série U, qui réunit les archives de la justice et des tribunaux, est aussi fort précieuse, les visées de la recherche proposée obligent à un tri et un certain nombre des documents de cette cote est laissé de côté. En effet, si ce qui rend compte du détail des jugements des mineurs doit être pris en compte, les registres des tribunaux (tout comme ceux des prisons, pour les mêmes raisons) n’apportent pas les renseignements escomptés. Il est apparu indispensable de les parcourir brièvement mais il n’a pas semblé nécessaire de les dépouiller entièrement. En fait, ces registres permettraient, en théorie, de tenir le compte des mineurs incarcérés, de voir le temps de leur peine, les raisons de leur détention, de connaître leur âge et leur sexe et de mettre en corrélation ces différents facteurs. Cela impliquerait un travail colossal de confrontation des archives qui sont loin d’être uniformes, complètes et similaires dans chaque département. Or, ces données quantitatives se trouvent déjà réunies, sous forme statistique plus ou moins claire, dans divers rapports de l’administration pénitentiaire. De plus, des ponctions sont fréquemment opérées dans des archives d’autres provenances lorsque cela paraît enrichir, de quelque façon que ce soit, les archives déjà consultées. C’est le cas, par exemple, des archives de la police et de la réglementation (séries N), celles des bâtiments départementaux (séries M) ou encore quelques cartons des versements de la direction des affaires criminelles et des grâces conservés à Fontainebleau. Ce sont finalement plus de deux cents articles qui alimentent ce travail de recherche. Au CARAN, la série F (Ministères et administrations) et plus spécialement sa sous-série F¹⁶ sur les prisons est habituellement utilisée par les auteurs qui s’intéressent aux questions de peines ou d’enfermement. Cependant, elles regroupent presque uniquement des archives antérieures à l’époque étudiée. Il en est de même pour la série BB (ministère de la Justice), exception faite des dossiers banaux regroupés sous la cote BB¹⁸ 6001 et suivants qui concernent divers sujets directement pertinents pour cette étude. Ils ont l’avantage d’avoir été fort peu exploité. Les mésaventures rencontrées au moment de l’essai pour combler ce déficit, ont apporté un début d’explication quant à la virginité des recherches dans cette direction : de par leur mauvais état de conservation, un certain nombre de liasses n’ont pu être transférées de la rue des Francs-Bourgeois à la rue Richelieu. C’est le cas par exemple des dossiers sur la protection des enfants (BB¹⁸6103 21BL 1 à 109), sur l’état des prisons (BB¹⁸6136 33Bl), ou encore une bonne partie de ceux sur les mineurs de justice (BB¹⁸6588 73Bl). Au final, les liasses accessibles sont peu nombreuses en comparaison des premières espérances. De plus, elles proviennent uniquement de l’élite française, gouvernementale, institutionnelle ou journalistique et, de fait, elles ne sont pas toujours au plus près de la réalité pénitentiaire. Aussi a-t-il fallu manier les quelques documents accessibles avec prudence et les confronter à des archives de natures différentes afin d’en tirer des indications les plus objectives possibles.

15Le guide de recherche des archives contemporaines de l’administration centrale103 qui regroupe les archives déjà versées au centre de Fontainebleau et celles encore en dépôt au ministère de la Justice est l’outil de base de la recherche pour les archives contemporaines. Les versements de cinq directions distinctes contiennent des articles autour du sujet. Il s’agit de celle des « Affaires criminelles et des grâces », des directions de « l’Administration pénitentiaire » et de la « Protection judiciaire de la jeunesse104 » ainsi que de celles de « l’Administration générale et de l’équipement » et de « Divers autres services ». Ces archives, très diverses, couvrent une large période chronologique. En effet, si théoriquement le centre de Fontainebleau ne reçoit que les documents postérieurs à 1950, il n’en est pas de même dans la réalité. Le second xx^e siècle, et plus encore son dernier tiers, représentent tout de même la majorité des fonds et les « vides archivistiques » sont peu nombreux. La diversité et l’importance quantitative105 des sources constituent tout à la fois l’intérêt et la « dangerosité » de ce dépôt. Il convient de les exploiter avec précaution. Il faut prendre en considération tout à la fois leur provenance (appareil judiciaire, catégorie de personnel qui les produit…), leur nature (rapports, dossiers personnels, statistiques…), le contexte social dans lequel elles sont produites (guerre, crise économique, stabilité politique…) et les vacances toujours possibles. Il faut également ne jamais perdre de vue que toutes les archives instruisent avant tout sur l’institution qui les produit, reflet d’une vision particulière d’une certaine réalité sociale. Dépouiller la totalité des fonds des cinq directions énumérées ci-dessus représente un travail de titan impossible à accomplir en deux ou trois ans. Aussi, un tri thématique dans les cartons renfermant les « dossiers banaux » de l’administration pénitentiaire106 est obligatoire. Cela est déjà un travail considérable en soi. Toutefois, quelques incursions dans les papiers des autres administrations afin de vérifier quelques informations ou de tenter d’en obtenir des renseignements supplémentaires, se sont avérées bénéfiques. Au final, ces archives donnent des informations, entre autres, sur le fonctionnement interne de l’administration pénitentiaire et, ce qui est plus rare, elles fournissent des renseignements sur l’état réel de la population des mineurs en prison et sur leur vie quotidienne. Les nombreuses correspondances ou rapports internes aux établissements informent de manière notoire sur les pratiques d’incarcération des jeunes, sur la vision que les personnels des administrations ont d’eux. Ce sont des informations aussi partiellement présentes dans les archives départementales.

16Dépouiller les archives des quatre-vingt-seize départements de l’Hexagone est impossible, ou du moins extrêmement fastidieux. Aussi, quatre dépôts départementaux qui semblent représentatifs de l’incarcération des mineurs, de par diverses spécificités régionales, sont retenus. Ce choix s’est porté sur la Vienne, l’Isère, les Bouches-du-Rhône et l’Essonne à la suite de la prise en compte de deux facteurs distincts. Le premier facteur tient de l’emplacement géographique de chaque localité. En effet, ils sont volontairement répartis de manière éparse sur le territoire de la France métropolitaine, ceci afin de percevoir les différences et les similitudes régionales dans le traitement pénal de la délinquance juvénile. Ainsi, l’Essonne représente l’Île-de-France, les Bouches-du-Rhône et l’Isère donnent un aperçu des pratiques dans le Sud et l’Est. Enfin, la Vienne éclaire sur les prisons situées plus à l’Ouest du sol français. Cependant, même réduite à ce faible échantillon, l’ampleur du travail d’investigation et de dépouillement est conséquente – quoique très inégale selon les dépôts puisque l’histoire pénitentiaire ne revêt pas la même importance selon les lieux géographiques. Cependant, seul l’ensemble des documents repérés pour le département des Bouches-du-Rhône n’a pu être totalement exploité. Finalement, une fois associé à l’étude des archives du CARAN et de Fontainebleau, l’ensemble constitue une base solide pour une histoire nationale de l’enfance en prison au xx^e siècle. Le second facteur tient des spécificités particulières à chaque département dans sa politique d’incarcération des mineurs dans les prisons « ordinaires » de la région. En effet, chaque département a sa propre histoire, sa propre façon de percevoir et de traiter la délinquance juvénile qui « sévit » sur le territoire de sa circonscription. Chacun des départements retenus est donc représentatif, à titres divers, des différentes manières de concevoir et de pratiquer l’incarcération des mineurs. Le département de la Vienne107 représente le premier « territoire » d’observation de l’enquête. Il est considéré comme « calme » et l’étude de la délinquance juvénile y apparaît d’autant plus pertinente qu’elle offre la possibilité de scruter une situation ordinaire. Ce département peut donc être considéré comme « l’exemple lambda » de l’étude, le « témoin » qui permet la comparaison. Si ce département est peu représentatif en ce qui concerne l’importance de la délinquance juvénile, il est cependant une vielle terre de punition et se singularise par une histoire particulière marquée notamment par la présence de l’une des plus anciennes « maison de correction » (Saint-Hilaire), lieu d’expérimentation des réformes initiées par le Front Populaire et poursuivies à la Libération. Le département de l’Isère108, tout comme celui de la Vienne, peut être considéré comme un « département témoin » en ceci qu’il ne possède pas d’établissement pénitentiaire emblématique. Département industriel, la délinquance juvénile y est cependant importante depuis le début du siècle. Il s’est également avéré, après dépouillement du fonds d’archives, que le département s’est tout particulièrement penché sur le traitement pénal de la délinquance juvénile. En effet, les documents révèlent la présence, en Isère, d’un souci certain d’isoler les mineurs des adultes dans des prisons pas toujours conçues pour cette séparation, du moins du début du siècle à la Libération. De plus, deux grandes institutions de sauvegarde de l’enfance109, dont un certain nombre de documents sont déposés, sont très actives à cette période dans le département. Un autre atout des archives conservées à Grenoble réside dans la présence de rapports, et autres papiers, datés de la Seconde Guerre mondiale. Or, de tels documents sont rares et très précieux pour tenter d’éclaircir cette période obscure de l’histoire en général et de l’histoire des enfants en prison en particulier. En matière de politique des mineurs, le département des Bouches-du-Rhône, la ville de Marseille en tête, est bien un cas à part : il privilégie amplement l’enfermement aux mesures éducatives dites « ouvertes ». Quelques entretiens, officiels ou officieux, avec des spécialistes110 du secteur révèlent l’idée d’une « école lyonnaise et marseillaise » qui met l’accent sur le carcéral. Cette impression est confirmée par l’élaboration et l’expérimentation de « prisons sans les inconvénients de la prison » : Saint-Paul à Lyon et Les Baumettes à Marseille111, institutions dépendantes de l’éducation surveillée mais installées au cœur des maisons d’arrêt112. Cependant, contrairement au Rhône qui s’ouvre très rapidement sur d’autres types de mesures éducatives113, le département des Bouches-du-Rhône joue, plus longtemps et plus souvent, un rôle dans l’incarcération au sens large (prison et internat)… tradition fort ancienne puisque le premier pénitencier urbain pour mineurs est marseillais. Le département de l’Essonne114 enfin est le siège de la plus grande prison pour mineurs. En effet, comment étudier la prison « ordinaire » pour les enfants sans consulter les archives d’au moins une des quatre prisons pour mineurs stricto sensu qui existent sur le territoire de l’Hexagone ? Si les prisons départementales se doivent d’avoir un quartier uniquement réservé au moins de 18 ans, les centres de jeunes détenus (CJD) sont les seules maisons d’arrêt qui accueillent exclusivement cette catégorie de la population carcérale. Parmi ceux situés à Aix-Luynes (Bouches-du-Rhône), à Bordeaux-Gradignan (Gironde), à Fleury-Mérogis (Essonne) ou le petit dernier en date localisé à Osny (Val-d’Oise), il faut en retenir un. Le CJD de Fleury-Mérogis est celui qui s’impose immédiatement puisqu’il est le plus ancien et le plus grand. De plus, sa localisation en Essonne parle d’elle-même en faveur de ce choix. En effet, c’est la proximité de ce département avec Paris, ses grands espaces disponibles pour la construction et son infrastructure développée (entre autres l’importance des moyens de transports en commun), qui en font un département stratégique du point de vue du traitement carcéral des mineurs. C’est aussi cette proximité avec la capitale qui fait bien souvent de l’Essonne un département « laboratoire », précurseur, et à la pointe des expériences tentées pour le traitement de la délinquance juvénile, entre autres par l’enfermement au sens large. De plus la quantité et la qualité des archives conservées au château de Chamarande (malgré quelques grands « vides ») en font un lieu de recherche privilégié pour qui veut traiter de l’emprisonnement des jeunes.

17Pour mener à bien cette étude, dans une optique « d’histoire anthropologique115 », il est fait largement, et principalement, appel aux contenus des archives. Travail classique de l’historien, le dépouillement des documents d’époque est à la base de cette recherche, c’est lui qui fournit l’essentiel des informations nécessaires à l’élaboration et à la construction de l’objet. De fait, sources « manuscrites » et sources imprimées structurent la réflexion tout au long des pages qui suivent : les hypothèses les plus séduisantes cèdent devant les éléments apportés par les archives. Cependant, par souci de confrontation et de diversification des sources, d’autres matériaux sont utilisés. Ainsi, une partie de la documentation employée est de caractère statistique. Puisque l’étendue chronologique et spatiale du terrain d’étude ne permet guère de construire personnellement ces données chiffrées, il a bien fallu se contenter d’optimiser l’exploitation des chiffres officiels avec leurs « vides » et leurs imperfections. De même, dans une moindre mesure, il est fait appel au matériel moins classique et moins usité, que constituent les sources iconographiques et cinématographiques. Toutefois, la rareté de ce type de documents qui gène toutes confrontations de genres et de natures, ainsi que les complexes questions de sémiologie de l’image, cantonne leur usage à une illustration supplémentaire des conclusions déjà procurées par les archives manuscrites. Enfin, quelques entretiens complètent l’ensemble. Il est cependant regrettable que dans les « acteurs de l’histoire » interrogés, ne figurent pas d’anciens incarcérés mineurs mais les contacter s’est avéré, et l’on comprendra pourquoi, fort délicat. L’appel fréquent fait aux ouvrages autobiographiques améliore partiellement cet inconvénient. L’ensemble des informations fournies par le dépouillement des archives nationales et départementales permet d’entreprendre un large panorama des conditions de détentions des mineurs en prisons ordinaires et en prisons spécifiques au xx ^e siècle. Toutes les institutions sont représentées et chacun des thèmes qui fait la vie quotidienne des enfants détenus est couvert, totalement ou partiellement mais toujours suffisamment, par les documents disponibles. De plus, les Rapports annuels de fonctionnement de l’administration pénitentiaire au garde des Sceaux, collection presque entièrement conservée dans diverses bibliothèques, assurent, par leur continuité chronologique, une complémentarité précieuse pour l’histoire de l’administration pénitentiaire et de ses structures.

18L’historiographie sur les pénalités appliquées aux mineurs n’est pas négligeable. Cependant, thématiquement et chronologiquement elle comporte de nombreuses impasses. En effet, l’essentiel de la littérature sur le traitement pénal de la délinquance juvénile porte sur les colonies agricoles et la détention des mineurs en prison « ordinaire » est négligée. Certes, l’actualité politique amène la production scientifique contemporaine à s’étendre davantage sur le double sujet de la prison et de la délinquance juvénile comme le montrent les études de sociologues116, de professionnels de l’enfance117 et de juristes qui se sont multipliées ces dix dernières années… mais les travaux émanant d’historiens et les recherches globales ne font toujours pas partis du corpus actuel. Cette recherche, qui consiste en l’étude du fonctionnement des prisons à l’égard des mineurs sur un long xx ^e siècle, est donc inédite. Elle en est d’autant plus intéressante à traiter puisque les questionnements autour de cette histoire sont nombreux. L’interrogation première tourne autour d’un paradoxe qui n’est pas nouveau. Pourquoi, alors que l’on constate les effets pervers et négatifs de la prison sur les mineurs, continue-t-on à mettre en prison une partie, probablement bien ciblée, de la jeunesse ? Pourquoi, cette vaine recherche d’un mode d’enfermement des mineurs qui n’aurait pas les effets nocifs de l’enfermement ? Cette question centrale sur « l’impossible prison » des mineurs se décline nécessairement en une série de sous-questions aussi multiples que variées. Quels jeunes, garçons et filles, sont enfermés ? Comment et pour quelles raisons sont-ils conduits en prison ? Quels sont leurs parcours institutionnels, leur vécu avant et après l’incarcération ? Pour les jeunes hommes ? Pour les jeunes femmes ? Comment évolue l’idée des mineurs en prison ? Quelles prisons pour quels mineurs ? Comment est vécu l’espace clos de la prison par les jeunes qui le subissent ? Quelles visions la société a-t-elle de l’enfermement des mineurs ? La liste est probablement sans fin. Cependant, l’angle d’approche de la vie quotidienne des jeunes détenus, garçons et filles, dans les prisons ordinaires et dans les prisons spécifiques, semble fédérateur de cette prolifération d’interrogations. L’étude de l’évolution de tous ces détails certes matériels, mais non moins essentiels, qui constituent la vie pénitentiaire, celle des enfants incarcérés entre quatre murs, révèle la différence entre les volontés des législateurs et les pratiques carcérales, les multiples antagonismes et contradictions entre les velléités affirmées de rééducation des mineurs de justice et l’impossibilité d’y satisfaire dans un lieu clos. De plus, cette histoire de la vie quotidienne n’est pas linéaire et elle est largement marquée, parcourue et influencée par des ruptures législatives, des changements de mentalités de la société dans son ensemble, des inflexions plus ou moins significatives dans les habitudes des acteurs de la justice et des agents de l’administration pénitentiaire. Combien de fois la suppression de l’incarcération des mineurs de 16 ans n’a-t-elle pas été envisagée lors de vastes débats parlementaires ? Pourquoi de telles variations dans la courbe de la détention des mineurs ? Quelles interactions ces variations ont-elles avec le quotidien carcéral ? Historienne, nous cherchons à décrire et à expliquer ces évolutions et variations diachroniques sur lesquelles s’appuient si souvent les programmes des nouvelles prisons pour mineurs. Le choix de traiter de la vie quotidienne des enfants en prison « ordinaire » sur tout le territoire français pour un large xx^e siècle a l’avantage indéniable de permettre d’établir, et c’est l’un des objectifs premiers de ce travail, une vue d’ensemble sur une question jamais abordée jusqu’alors. Première étude historique sur ce sujet, cette recherche est cependant destinée essentiellement à ouvrir de nouveaux pans de l’histoire de la prise en charge des mineurs de justice en posant les premiers repères pour une histoire future plus exhaustive. En effet, les bornes spatio-temporelles retenues, conséquentes, ne permettent pas un approfondissement systématique de tous les thèmes abordés pas plus qu’elles n’autorisent à prendre en considération l’extrême multiplicité des domaines qui touchent de près ou de loin à l’objet défini dans cette introduction. En conséquence, ce travail tente avant tout de dessiner l’évolution d’ensemble de la vie quotidienne des jeunes détenus, replacée dans son contexte social et juridique, de façon à percevoir les relations entre les deux univers du dedans et du dehors.

19Au commencement, il apparaît indispensable de se pencher sur l’espace carcéral. C’est l’objet de la première partie, travail préalable nécessaire pour une bonne compréhension de la suite de l’étude. Elle se doit tout d’abord de compléter et de justifier les premières informations évoquées dans cette introduction. De fait, il s’agit de préciser le plus clairement possible, l’évolution historique des différentes réalités pénitentiaires, définir très exactement ce que sont les « prisons pour mineurs » du xx^e siècle, dans leurs diversités et leurs problématiques particulières, définition qui se lit et s’explicite par l’histoire singulière de chacune de ces institutions. Le premier chapitre est ainsi consacré aux quartiers pour mineurs aménagés au sein des détentions, lorsqu’ils existent, pendant que le second chapitre rassemble les histoires analytiques des prisons pour mineurs stricto sensu, celles qui n’accueillent pas d’adultes. Cet objectif peut être atteint, et c’est la méthode observée, par la confrontation des théories des législations avec leurs pratiques effectives, décelables grâce aux visions des différents acteurs de l’époque mais également à travers des données chiffrées. La seconde partie propose d’étudier l’aménagement du temps pénitentiaire qui structure entièrement la vie quotidienne des détenus. Voir comment l’espace clos est subi par les mineurs, garçons et filles, afin de tenter de cerner comment ce vécu évolue dans le temps, celui de l’histoire autant que celui de l’individu. Le troisième chapitre décrit le rythme et les gestes du quotidien carcéral effectués par les enfants et adolescents dans les différentes prisons qui les détiennent, ces gestes indispensables à la survie, tel que manger et dormir, que les jeunes gens et jeunes filles sont dans l’obligation d’accomplir jour après jour, dans un cadre spatio-temporel strict et immuable imposé par l’administration pénitentiaire. Rééducative, la prison se doit de redresser par le travail et de former scolairement et professionnellement les jeunes qu’elle détient. Toutefois, comme l’explicite le quatrième chapitre, mettre en application ces louables intentions n’est pas de la première évidence dans un univers clos qui n’offre guère de moyens et face à une population pénale bien souvent réticente à toute forme d’apprentissage. Davantage réceptifs à la dépense physique et aux récréations, les mineurs des prisons n’en disposent pas ou dans des limites si restreintes, en espace et en temps, que les loisirs carcéraux étudiés dans le septième chapitre ne remplacent guère l’oisiveté et ne contrarient pas l’émergence d’une culture carcérale inhérente à tous les lieux d’enfermement. Après avoir établi une réalité du quotidien des mineurs en prison, de la satisfaction des besoins fondamentaux aux distractions organisées entre les murs, il s’agit d’étudier les conditions de contraintes maximales en détention qui entourent le détenu et d’examiner les réactions des enfants et adolescents qui les subissent. Vitales pour les individus, l’hygiène et la médecine en milieu fermé constituent le sujet du sixième chapitre. Plus largement, cette partie regarde la place du corps de l’adolescent et de l’adolescente dans l’espace prison-cellule, place que la hiérarchie pénitentiaire lui confère et tolère mais également l’importance que les intéressés lui attribuent. La troisième partie est, de fait, consacrée à la violence du système et des répercussions physiques qui s’en suivent, par négligence et/ou par désespoir. Le septième et dernier chapitre s’attache à la réalité disciplinaire carcérale, et s’allie en effet aux déficiences prophylactiques de l’administration pénitentiaire, pour montrer la différenciation entre le règlement interne à chaque établissement établie au nom de la sécurité et la réalité de son application, bien souvent impossible. Il s’attarde également sur les réactions des acteurs dans cet univers. De l’adaptation à la révolte, l’acquisition d’une culture carcérale qui mène à la stigmatisation et à la récidive est patente.

20Espace carcéral, temps carcéral et corps carcéral des jeunes détenus sont les entrées ici retenues pour l’étude de la vie quotidienne des mineurs de justice en prison au xx^e siècle.