À la recherche des enfants perdus

1Dans la nuit qui recouvre l’histoire carcérale, il existe un trou noir, une zone presque inconnue, un vide : celui relatif aux enfants prisonniers. La punition des mineurs, on l’assimile aux colonies correctionnelles, ces « prisons aux champs » (C. Carlier1) qui, surtout à partir de la loi de 1850, paraissaient pour les philanthropes et les juristes, la solution la plus adéquate pour le traitement de la jeunesse délinquante. Mettray, sainte alliance de la terre et de la morale, qui a fasciné Michel Foucault par la confluence des formes disciplinaires – familiale, militaire, scolaire, religieuse –, a concentré toute l’attention. Sur la colonie tourangelle, les travaux sont nombreux. Des fictions aussi : la superbe Semaine de la comète, de Marc Soriano, ou des témoignages : Le miracle de la rose, de Jean Genêt.

2On se souvient des colons, silhouettes lestées par la permanence des champs. On a oublié les enfants des prisons, oiseaux de passage. Et pourtant ils furent nombreux. De la Petite Roquette à Fresnes et Fleury-Mérogis, on n’a jamais complètement abandonné l’idée et l’usage du carcéral, au vrai solution normale pour les prévenus et pour les condamnés à de courtes peines. Les photos de Manuel, dans les années 1930, captent une image un peu faussée toutefois, car elles retiennent surtout les filles, pourtant minoritaires. Des milliers de jeunes ont passé en prison, dans des prisons fort peu adaptées à leur âge, un temps suffisant pour souffrir et se perdre. Paradoxe, car la plupart en sont persuadés : la prison ne sert à rien ; elle est même destructrice, particulièrement nocive pour des adolescents qui y contactent mauvaises habitudes et fréquentations douteuses. Le ressassement du discours de la réforme contraste avec l’inertie des pratiques, d’autant plus fortement que le vingtième siècle prend conscience de l’importance de cet âge de la vie2. Entre l’enfant des prisons et celui de la psychologie, l’écart grandit de façon vertigineuse.

3À ces enfants de l’ombre, pris dans les contradictions d’un siècle carcéral presque ignoré, Élise Yvorel a consacré sa recherche. D’abord par un mémoire de maîtrise sur le CSOES (Centre spécial d’observation de l’éducation surveillée) de Fresnes entre 1958 et 1979 ; puis par cette thèse de grande ampleur qui s’efforce d’appréhender tous les lieux d’enfermement juvénile et de traquer leurs silences. À cet effet, elle a dépouillé un grand nombre de sources de toute nature, au Caran, aux archives de Fontainebleau, dans des départements sélectionnés comme lieux d’expérience, en raison de leur population ou de leurs établissements : Vienne, Isère, Bouches-du-Rhône, Essonne. Enquêtes ponctuelles et rapports réguliers (notamment dans la série Y) lui ont livré des informations statistiques et qualitatives précises et concrètes, qui permettent de cerner l’ordinaire de la détention et le regard porté sur elle. Comme toujours, le plus difficile, c’est de saisir des visages, de capter la voix des détenus eux-mêmes. On les perçoit souvent dans l’éclat d’une révolte, dans la sécheresse d’une punition. Les principaux témoignages, récents, viennent de Fleury-Mérogis : G. Perez y fut détenu et Jean-Pierre Montaron, instituteur en 1970-1971, a systématiquement recueilli, voire sollicité, la parole des jeunes gens. Élise Yvorel le cite souvent : autant d’éclairs dans la nuit. Sur les jeunes filles, le silence, intériorisé par l’inculcation de la faute, est encore plus lourd. L’histoire ici contée est une histoire d’hommes, de jeunes hommes plus que d’enfants, graines d’apaches, blousons noirs, sauvageons et autres racailles, désignés comme la cause de tous les désordres et celle de tous nos maux, obsession sempiternelle du discours sécuritaire.

4L’espace, le temps, le corps : telles sont les trois dimensions de ce livre, dans un mouvement de spirale qui part des institutions, s’infiltre dans l’épaisseur du quotidien et tente de saisir l’individu aux prises avec la maladie, le froid, la faim, la solitude. Peu de chose distingue en effet les prisons pour enfants des autres et Élise Yvorel parle à juste titre de leur caractère crypto-carcéral.

5D’autant plus qu’il s’agit la plupart du temps de quartiers à peine distincts au sein des prisons ordinaires, où la séparation avec les adultes est compliquée à réaliser. La ségrégation sexuelle est par contre rigoureuse, les filles, minoritaires, étant du reste négligées. L’École de préservation de Fresnes accueille quelques années les filles de la correction paternelle3, généralement confiées aux religieuses du Bon Pasteur, sinistres geôlières. Les quelques créations spécifiques concernent les garçons, qu’il s’agisse de la Petite Roquette, des prisons-écoles (Loos, Oermingen) ou du CJD de Fleury-Mérogis. Ces établissements sont autant d’échecs, excepté les prisons-écoles, plus professionnelles, dont le succès relatif fait justement regretter la suppression.

6L’isolement, autre principe de régénération, est rarement respecté. La cellule, la « chambrette » de Fresnes, la mythique « chambre d’étudiant » de Fleury, demeure un rêve récurrent. Mais la réalité est toute autre. Surpeuplement, promiscuité, inconfort, médiocrité ou inexistence du mobilier, absence totale d’intimité font du déroulement des jours un enfer. Contraintes disciplinaires et privations physiques pèsent sur ces adolescents qui bénéficient avec retard des progrès matériels du siècle, en vertu de la loi d’airain des prisons, ce principe selon lequel elles doivent, pour rester répulsives, toujours avoir un standard de vie inférieur à celui des ouvriers les plus défavorisés. La faim, le froid, la crasse y sont des règles habituelles de fonctionnement, sévèrement aggravées par les pénuries de la guerre. Jusqu’à l’apparition des antibiotiques, la tuberculose sévit. Le suicide atteint des taux plus élevés qu’ailleurs. Peine physique, violente, la prison brise les esprits et les corps, des corps désexualisés, niés dans leur dimension affective et amoureuse à un moment de l’existence où celle-ci forge l’identité. Le plus dur, c’est le vide d’un emploi du temps rigide qui n’évolue guère en deux siècles : entre lever et coucher précoces, désaccordés des rythmes extérieurs, les journées s’écoulent, interminables. Faute de locaux et de maîtres, pas de formation scolaire ou professionnelle digne de ce nom. Pas ou peu de livres et jusqu’en 1958, aucun sport, aucun exercice physique en dehors d’une ronde d’une demi-heure qui tient lieu de « promenade ». La condition carcérale des jeunes n’a rien à envier à celle des adultes. Jusqu’à une date récente, elle s’en distingue à peine.

7Les cris d’alarme, les dénonciations (L’Assiette au beurre), les textes ne manquent pas, du moins pas tout à fait. La création de l’éducation surveillée, les mesures de Vichy, qui misait sur le redressement de la jeunesse, surtout la réforme Amor de 1945 constituent autant de symptômes, sinon de jalons, d’une évolution. Mais leurs effets achoppent sur l’inertie d’un système rongé par la méfiance, le scepticisme et le mépris, hanté par la volonté de punir.

8Il faut attendre les années 1960 pour que la faim soit vaincue et le sport obligatoire, les années 1970-1980 pour que l’information (presse quotidienne autorisée en 1971, télévision en 1985) pénètre enfin et que la liberté du vêtement et des apparences (la longueur des cheveux, perpétuel objet de conflit) soit acceptée. 1968 n’y est pas indifférent, et plus encore ses suites carcérales : les révoltes de 1970-1971 dont les jeunes ont été partie prenante. Les témoignages, recueillis en 1970-1971 et publiés par Montaron en 1977 se situent dans cette conjoncture. Ils montrent à la fois la croissance du refus et le rétablissement du contact entre intérieur et extérieur, essentiel en la matière.

9Aujourd’hui, la tendance est à la répression et en particulier à l’incarcération, comme principale réponse à la délinquance en général et à la violence des jeunes en particulier. L’âge de la majorité pénale a été abaissé. L’emprisonnement est possible dès 13 ans. Dans des prisons pléthoriques, le nombre des mineurs détenus s’accroît dangereusement. La vertu supposée de l’enfermement s’impose, comme elle triomphe partout dans le monde pour régler les problèmes sécuritaires les plus divers. « Le constat est sans équivoque : malgré les effets pervers et négatifs de la prison sur les mineurs, unanimement reconnus, la France continue à mettre en prison une partie de sa jeunesse et la recherche vaine d’un mode d’enfermement qui n’aurait pas les effets nocifs de l’enfermement est cycliquement réactualisée depuis deux siècles », conclut Élise Yvorel4.

10Son livre, récit lucide et informé d’une expérience, est une fenêtre dans le mur de certitudes incertaines, l’appel à la quête d’une autre voie.