1Cette seconde partie rend compte de trois séries de travaux qui ont été réalisés au sein d’une équipe1 associant des chercheurs du Laboratoire de recherche en Éducation et Formation (LAREF) et du Centre d’études et de recherches de l’institut de Psychologie et de Sociologie appliquées (CERIPSA)2.

2Au regard des faits recueillis auprès des formateurs de terrain (ceux qui relèvent d’associations de lutte contre l’illettrisme3), ou des enseignants (en particulier dans le secteur de l’éducation spéciale) et à l’appui des connaissances actuelles en ce domaine, de nombreuses questions se sont posées à notre équipe de recherche : quelle intelligibilité peut-on avoir du phénomène d’illettrisme ou, plus largement, des difficultés d’accès à la langue écrite, voire des troubles d’apprentissage ? Compte tenu des facteurs mis en évidence : quels seraient les axes prioritaires à développer pour une prise en charge éducative ou ré-éducative des personnes en difficulté dans le rapport au lire-écrire ? Rappelons que le présent ouvrage cherche à apporter un certain nombre de réponses à cette problématique générale.

3Même si d’inévitables et fructueux recoupements sont à faire avec ce qui a déjà été précédemment développé, la problématique plus spécifique que nous souhaitons traiter dans cette seconde partie est la suivante : quel pourrait être le rôle de l’École dans la prévention de l’illettrisme ? Certes, le sujet est vaste et complexe et nous n’avons pas l’ambition de l’exhaustivité. Mais au moment où se déroule le débat sur l’éducation4 et où des décisions importantes seront prises pour faire évoluer notre système éducatif, il importe de s’interroger sur ce rôle préventif de l’École, tant il est vrai que le risque d’illettrisme s’enracine souvent dès l’enfance, lors des tout premiers apprentissages.

4Les acteurs de l’éducation savent bien que les difficultés de lecture constituent souvent l’un des signes précurseurs de l’échec scolaire. Les ignorer ou les sous-estimer présente le risque d’installer l’élève dans une spirale de l’échec qui pourrait le conduire, à plus ou moins brève échéance, sur la voie de l’illettrisme. Certes, ce ne sont pas les initiatives qui manquent et nombreux sont ceux qui, dans le milieu scolaire ou périscolaire, ont pu s’en préoccuper à un moment ou à un autre (enseignants, orthophonistes, psychologues…), avec toutes leurs compétences et leur détermination, mais souvent « en ordre dispersé », de manière ponctuelle, parfois empirique, parcellaire ou insuffisamment coordonnée.

5Pourtant, la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui ces adultes qualifiés « d’illettrés », ne peut qu’interroger, en amont, le rôle d’une institution que ces personnes ont pourtant fréquentée. Dès lors se profile pour nous une question cruciale : « Comment concevoir et mettre en pratique le dépistage et la prévention des difficultés d’accès à l’écrit en associant de manière plus concertée les différents acteurs de la situation éducative : enseignants, élèves, parents, personnel spécialisé5 ? »

6C’est à cette question que les trois chapitres qui vont suivre tenteront d’apporter des éléments de réponse, dans un esprit de contribution constructive, afin de dégager quelques perspectives nouvelles, ou de proposer certains outils permettant de mieux mettre en œuvre le dépistage et la prévention des difficultés d’accès à l’écrit.

7De prime abord, la contribution d’Houria Bouchafa6 nous permettra de poursuivre notre compréhension fine des mécanismes en jeu dans la lecture, selon l’approche cognitive qu’elle privilégie en qualité de psychologue du développement. Y seront plus particulièrement examinés les processus liés au décodage et à la compréhension, compte tenu de l’enjeu que représente la maîtrise de ces processus pour un apprentissage réussi de la lecture. Dès lors et sous cet angle, la question du diagnostic, de la prévention et de la remédiation des difficultés de lecture sera abondamment développée à l’appui d’un ensemble d’expérimentations qu’elle a conduites en collaboration avec des praticiens7 et avec l’assistance de ses étudiants. L’intérêt de ces recherches, qu’elle qualifie volontiers de « recherches de terrain », est de déboucher sur la construction d’outils. La démarche consiste à faire préciser les difficultés auxquelles sont confrontés les praticiens ou les questions qu’ils se posent vis-à-vis de leur pratique. Dans une première étape, on isole un aspect d’une problématique de type cognitif. Puis, on l’étudie dans les conditions expérimentales classiques (contrôle des variables, constitution de groupes expérimentaux, etc.). Enfin, l’analyse et l’interprétation des résultats permettent de discuter d’une solution pour les praticiens, en termes de meilleure compréhension des processus mentaux en jeu chez l’enfant et de réponses pédagogiques plus adaptées.

8Seront ensuite développées deux approches également significatives des préoccupations dont nous avons fait état plus haut.

9Comme se plaît à le rappeler Thierry Marot, ces adultes en situation d’illettrisme ont été des élèves apprentis-lecteurs et ont bénéficié d’une scolarité jusqu’à 16 ans minimum. Comment expliquer que certains n’aient pas intégré, à l’école, les compétences suffisantes pour maîtriser la langue ? Pourquoi se manifeste pour d’autres une sorte de « desapprentissage » du lire-écrire ? C’est à ce questionnement qu’il s’attellera8, en nous invitant à repenser dans une perspective systémique et développementale, un enseignement de la langue susceptible de favoriser une appropriation plus fiable et plus durable. Son expérience d’enseignant spécialisé et de chercheur lui a permis d’étayer son propos théorique sur des données empiriques qui, du moins nous l’espérons, feront certainement écho chez les enseignants quotidiennement confrontés aux difficultés d’apprentissage de leurs élèves. Tout en restant dans la mouvance de la psychologie cognitive, l’auteur aborde les stratégies d’approche de la langue écrite au moyen d’observations concrètes, effectuées directement sur le terrain pédagogique. Toutefois, et c’est ce qui marque la différence avec la contribution précédente, sa démarche consiste moins à isoler une variable particulière (comme par exemple le niveau d’habileté phonologique) pour en mesurer l’incidence sur la compétence visée, selon un plan expérimental pré-établi, que de repérer in vivo, à partir de plusieurs situations, la diversité des entrées possibles dans l’écrit.

10Mais l’apprentissage de la lecture est-il seulement l’affaire de l’école ? La famille n’a-t-elle pas aussi un rôle à jouer et comment ? Tout en prenant en compte les processus cognitifs et linguistiques intrinsèques à l’acte de lire, le travail de Christian André9 aborde des conditions extrinsèques et contextuelles tout aussi fondamentales. Son approche est manifestement marquée d’une dimension d’ordre socio-culturel. Pour lui, les aspects cognitifs et socio-culturels sont indissociables dans l’apprentissage de la lecture et sa recherche consiste à mettre en évidence les gestes de médiation indispensables qui doivent s’exercer dans le milieu familial pour développer, chez l’enfant, autant le sens même de l’acte de lire que les habiletés que cet acte requiert ; sans pour autant empiéter sur le rôle de l’école à ce niveau, d’où l’ambition qu’il poursuit de penser et de mettre en œuvre un vrai partenariat entre l’École et la Famille. La réflexion qu’il nous soumet s’appuie sur une enquête minutieuse qu’il a réalisée auprès d’un échantillon de parents qu’il a interrogés sous cet angle et selon une approche plutôt clinique.

11Comme le reconnaissent leurs auteurs eux-mêmes, les trois contributions qui vont suivre méritent d’être complétées et affinées tant sur le plan de l’analyse que des propositions d’action ; car, encore une fois, le chantier est vaste et l’ambition haute. Il n’en demeure pas moins qu’elles livrent, sur un mode pluriel et en prenant différentes entrées disciplinaires (la psychologie cognitive, les sciences de l’éducation…), des éléments de réponses significatifs à notre question initiale et ouvrent sur des innovations pédagogiques susceptibles d’instrumenter et d’orienter sensiblement les différents acteurs du système éducatif, dans leur rôle de dépistage et de prévention des difficultés d’accès à l’écrit. En ce sens, elles s’inscrivent parfaitement dans la « philosophie » de notre équipe, laquelle se propose de contribuer explicitement à la prévention de l’illettrisme en redonnant à l’école, dont la responsabilité est nécessairement engagée, le pouvoir et les moyens d’agir efficacement, certes à son niveau et selon son champ propre de compétences (car il ne faut effectivement pas tout attendre d’elle…), et en synergie avec d’autres institutions ou structures qui ont également leur rôle à jouer.