Introduction
p. 217-219
Texte intégral
1En matière d’intervention de l’État sur le peuplement des territoires, les objectifs proclamés de l’action publique ne sont pas les seuls ingrédients porteurs de sens politique : la « technique » de l’action publique est, elle aussi, politique. Cette proposition traverse les trois textes rassemblés dans cette partie. Chacun d’eux, en effet, a à cœur de montrer que les politiques de peuplement se construisent pas à pas, par le choix de dispositifs concrets qui tentent de matérialiser les intentions initiales et dans les rouages concrets d’instances locales de gestion technico-administrative, judiciaire ou policière. L’analyse de la mise en œuvre de la législation sur le droit au logement opposable (Pierre-Édouard Weill), celle de la réalisation des prérogatives en matière des politiques de l’habitat des établissements publics de coopération intercommunale (Mathilde Cordier) et celle, dans un tout autre contexte, des évolutions de la politique du carnet d’enregistrement résidentiel au Vietnam (Marie Gibert), mettent en lumière, par l’enquête, comment divers corps intermédiaires façonnent l’action publique.
2De la sorte, ces trois contributions invitent à s’écarter de représentations par trop « balistiques » des politiques publiques, représentations qui renvoient l’image de trajectoires calculées et contrôlées, reliant des objectifs énoncés ex ante à des résultats vérifiés après coup par un enchaînement entièrement cohérent d’intentions et de décisions. Au contraire, l’action publique est envisagée ici comme une construction sociale, continuellement (re)définie par les décisions et les pratiques de multiples protagonistes, opérant à des échelles géographiques diverses, dans des contextes de contraintes plus ou moins fortes et changeantes, et munies de ressources technico-administratives variées. Tombent ainsi les représentations des instruments de l’action publique comme relais nécessairement neutres, mettant en musique une partition entièrement pensée et rédigée en amont. Chacun à leur manière, ces trois textes approfondissent ainsi le sillon tracé par les travaux de sociologie politique de Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès montrant à leur tour que les instruments des politiques publiques méritent d’être envisagés comme agents de la définition de l’action collective1. La variété des ancrages disciplinaires des auteurs ici réunis (P.-É. Weill est politiste, M. Cordier, urbaniste et M. Gibert, géographe) suggère en outre que cette posture peut faire l’objet d’approches pluridisciplinaires.
3De plus, les trois contributions réunies dans cette partie montrent la capacité d’une analyse fine des instruments des politiques publiques à révéler les lourdes contradictions des politiques de peuplement.
4Il en va d’abord ainsi de la politique de peuplement de l’État vietnamien étudiée par Marie Gibert. Depuis le milieu du XXe siècle, le carnet d’enregistrement résidentiel est l’instrument primordial de cette politique étatique. Pensée à l’origine comme dispositif de blocage de l’exode rural, de contrôle de la croissance urbaine et de maîtrise de l’aménagement du territoire dans un cadre d’économie nationale planifiée, cette politique de peuplement particulièrement explicite et contraignante est devenue au fil du temps très contradictoire. Elle se heurte en effet désormais à de puissants appels de main-d’œuvre dirigés vers les villes, Ho Chi Minh Ville en particulier, dans un contexte de métropolisation de l’économie vietnamienne, processus par ailleurs activement soutenu par l’État vietnamien. Alors que la volonté étatique de contrôle serré du peuplement demeure, la politique du carnet d’enregistrement résidentiel ne permet plus de contrer l’émergence de son anti-modèle : le bidonville de travailleurs ruraux migrants composant une « population flottante » confinée dans l’économie informelle des métropoles. Le travail d’enquête de Marie Gibert montre comment cette contradiction est gérée par des agents techniques, administratifs et policiers contrôlant divers rouages instrumentaux de la politique étatique à des échelles très locales. À partir du cas de Ho Chi Minh Ville, le travail d’enquête mené par l’auteure met en lumière comment les autorités de quartier déploient une gestion à géométries variables des catégories de populations définies par la politique centrale de résidence, dont les citadins « hors classes ». L’enquête rend également compte des stratégies déployées par les citadins directement confrontés à ces contradictions de la politique de résidence, révélant des pratiques de contournement et d’arbitrages entre types de risques encourus.
5Dans un tout autre contexte, le texte de Pierre-Édouard Weill se saisit d’un dispositif d’action publique appelé à gérer la répartition spatiale des pauvres en France : le droit au logement opposable (DALO), mis en application depuis 2008. L’auteur pointe son regard sur les instruments et les mécanismes de mise en œuvre de cette législation, révélant le rôle essentiel tenu par divers agents administratifs, judiciaires et du logement, à l’échelle des collectivités locales. À nouveau, l’enquête menée sur les pratiques ordinaires de ces agents en dit beaucoup sur les tensions et paradoxes de l’action publique. À cet égard, l’auteur montre notamment comment l’application du DALO pousse à la concentration spatiale des ménages bénéficiaires aux ressources les plus modestes dans des espaces concentrant déjà les populations les moins nanties. De la sorte, le dispositif DALO va à l’encontre de l’objectif de « mixité sociale » par déconcentration de la pauvreté, poursuivi par ailleurs dans les politiques de la ville. Le travail d’enquête, réalisé sur quatre terrains (Paris, Bas-Rhin, Yvelines, Vosges), permet encore de battre en brèche l’aura d’universalité drapant le dispositif DALO dès lors qu’on se limite à l’appréhender par ses seuls objectifs et les discours l’encadrant. Vu « d’en bas », à partir de ses instruments et de ses agents ordinaires, le dispositif révèle sa partialité sociale (mécanismes de tri parmi les demandeurs éligibles) comme ses contingences géographiques (notamment fonction des différentiels de tension sur les marchés locaux du logement). L’enquête permet alors de comprendre pourquoi certains requérants éligibles en arrivent à refuser des propositions de logement, dans des contextes sociaux et immobiliers pourtant tendus.
6Enfin, le texte de Mathilde Cordier déplace l’analyse vers les pratiques déployées par les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) en matière de peuplement. Il est appuyé sur deux terrains d’enquête, à Lyon et Dunkerque. Pourtant investis de prérogatives politiques importantes (Programme local de l’habitat) et dotés d’une forte légitimité technico-administrative en matière de production de logements publics, les EPCI apparaissent bien démunis face aux injonctions de « mixité sociale » et de « répartition équilibrée des populations » émanant des politiques publiques. La contradiction est ici aussi frappante : ceux-là même qui sont appelés à intervenir sur la distribution spatiale de la pauvreté demeurent tenus à distance des instruments normatifs permettant de peser sur la destination sociale des logements publics produits. Ce n’est que par des « stratégies de contournement » que les EPCI tentent de prendre pied malgré tout sur le terrain du peuplement – sans grande efficacité jusqu’à présent.
Notes de bas de page
1 Lascoumes P., Le Galès P. (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.
Auteur
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