Introduction
p. 37-41
Texte intégral
1Les quatre chapitres qui composent cette première partie sont une invite à resituer les catégories et les pratiques du peuplement dans des temporalités longues et à comparer les situations les plus familières et les plus proches à des réalités plus anciennes et plus « exotiques ». Elles imposent un constat : les stratégies de peuplement ne sont pas nées avec les commissions d’attribution des logements sociaux ou avec les stratégies de recomposition socio-démographiques qui accompagnent les politiques de régénération urbaine. Elles procèdent d’une pulsion d’ingénierie sociale propre à l’État moderne, à cet État de la gouvernementalité, décrit par Michel Foucault, soucieux à la fois de la puissance de l’État et de la productivité de la société civile1.
2L’impression d’unité qui ressort de la lecture de ces quatre contributions est liée à une posture théorique et épistémologique et une conviction méthodologique et empirique qu’elles ont en partage. La posture théorique commune, c’est l’approche généalogique et archéologique empruntée à Michel Foucault. La conviction méthodologique, c’est celle de l’intérêt empirique des situations coloniales. L’approche généalogique et archéologique dans laquelle les quatre contributions s’inscrivent confronte le lecteur à une première réalité gênante : le souci du peuplement est consubstantiel à la dynamique de construction des États territoriaux et d’étatisation des sociétés. La préoccupation pour la répartition spatiale des populations et le souci des équilibres sociaux et ethniques qui s’établissent à l’échelle du quartier, de la région ou de l’espace national sont les traits distinctifs des États de l’ère westphalienne, soucieux à la fois du contrôle, de la santé et de la productivité de leur population. La conviction méthodologique que ces papiers partagent est que les situations coloniales constituent des « cas limites » et à ce titre emblématiques de la construction étatique. Leur analyse permet de mettre à nu certaines des logiques les plus essentielles, mais aussi les plus enfouies dans les contextes métropolitains, de l’étatisation. La colonie fournit l’épure, la grammaire élémentaire en même temps que la version exacerbée, des logiques d’étatisation à l’œuvre dans la métropole.
3La généalogie coloniale de la catégorie de peuplement émerge très nettement de l’essai d’histoire conceptuelle que restitue ici Luca Paltrinieri. Il y propose une histoire croisée de deux termes qui renvoient à deux dimensions de la gouvernementalité moderne : « population » et « peuplement ». La notion de population, après avoir désigné la même réalité que le terme de peuplement – le processus de multiplication et de propagation d’êtres relevant d’une même espèce sur un espace donné –, va se stabiliser pour ne plus renvoyer qu’à un état, résultat des processus susnommés. À partir du XVIIIe siècle, le terme de population renvoie à ce « stock » d’êtres dont la démographie entreprend le comptage systématique. Ainsi, le terme de « population » relève-t-il plutôt de la dimension « volonté de savoir » de l’État de la gouvernementalité. La connaissance des proportions et des dynamiques de la « population » devient une « branche du gouvernement » et le « signe de son efficacité ». Le terme de « peuplement » renvoie, quant à lui, plutôt aux dimensions de surveillance, de contrôle, d’organisation et d’exploitation rationnels des populations et de l’espace. Son apparition remonte au XVIe siècle, mais il désigne alors essentiellement des phénomènes de propagation végétale et animale. Il fait une courte apparition pour qualifier le peuplement opéré via la colonisation, mais disparaît au XVIIIe siècle. Et c’est au mitan du XIXe siècle qu’il fait une tonitruante réapparition autour du débat sur la conquête et la colonisation de l’Algérie, dans une France saisie par l’angoisse malthusienne et à la recherche de territoires « vides » qui puissent servir de déversoirs pour sa population surnuméraire. Les colonies deviennent des outils de maîtrise démographique de la métropole ; leur peuplement devient une affaire de survie pour la nation dans un contexte d’industrialisation et d’urbanisation mais aussi de concurrence entre les puissances coloniales, présentée comme une lutte entre races.
4Le lien intime qu’entretiennent la notion et les pratiques de peuplement avec le fait colonial n’est pas propre au XIXe siècle. Il est aussi manifeste dans les situations coloniales plus récentes, et post-coloniales s’agissant du Kurdistan turc, analysées par les deux textes suivants. Fabien Sacriste et Joost Jongerden se penchent tous deux sur des politiques de regroupement consécutives à des déplacements forcés dans le contexte de la guerre d’Algérie pour le premier et de la répression contemporaine de la rébellion kurde en Turquie pour le second. Les regroupements de populations dans des camps pendant la guerre d’indépendance algérienne et les plans de reconstruction des années 2000 consécutifs aux destructions massives de villages kurdes sont étudiés comme résultant conjointement d’objectifs sécuritaires et d’objectifs de transformation du corps social dans le cadre de politiques assimilationnistes. Dans une perspective foucaldienne explicitement revendiquée par Fabien Sacriste, le camp est saisi comme un dispositif de pouvoir sécuritaire (sécurisation du territoire, discipline des populations) et biopolitique (prise en charge et transformation des individus, réforme du corps social). Joost Jongerden montre également que les politiques de peuplement de l’État turc dans les régions kurdes (rationalisation de l’espace par la destruction des petites localités isolées et regroupement dans des bourgs) visent à la fois à sécuriser ces régions et à produire un nouveau territoire, vecteur de nouvelles formes d’identification des populations et d’intégration nationale. Ce gouvernement des conduites et la pénétration de l’État dans le corps social entendent ainsi préserver dans les deux contextes la souveraineté de l’État.
5Les deux articles montrent bien que les politiques de peuplement sont à la fois des techniques militaires et des techniques de gouvernement colonial. À partir de 1957 en Algérie, les directives militaires entendent en effet transformer le milieu rural grâce à « une implantation rationnelle commandée par une évolution » (amélioration de l’habitat, équipement des villages, éducation, formation, amélioration des techniques agraires…). De la même manière, le plan de retour conçu par l’État turc doit permettre la mise en valeur du territoire par la rationalisation de l’espace et la conversion de villageois en sujets nationaux. En s’inscrivant dans le temps long de la colonisation, on retrouve dans ces politiques en Algérie dans la période coloniale tardive et en Turquie dans la période contemporaine les soucis des ethnologues, des administrateurs coloniaux et des missionnaires du début du XXe siècle d’organiser rationnellement l’espace des colonisés, et en particulier de promouvoir le village ou le bourg comme « forme intermédiaire d’organisation sociale » et comme « facteur de progrès ». L’imposition du village, comme alternative à la fois à l’état sauvage qu’incarnerait l’habitat dispersé et à la menace de la perte du lien social que représenterait la grande ville, constitue en effet une figure classique de la pensée coloniale forgée à la fin du XIXe siècle2. La transformation rationnelle du cadre de vie des colonisés, les politiques d’aménagement et de modernisation administrative étudiées par les deux auteurs s’enracinent ainsi dans une matrice coloniale canonique de la mise en valeur et de la modernisation. Ces politiques de peuplement engagent une vision positiviste de l’aménagement du territoire qui rejoint ainsi les préoccupations des urbanistes réformateurs et des administrateurs coloniaux de la fin du XIXe et du début du XXe siècle3.
6Pierre Renno s’intéresse, quant à lui, à une situation qui reproduit bon nombre des dimensions présentes dans les cas étudiés par les deux chapitres précédents. La stratégie de judaïsation de la Galilée par l’État d’Israël au moyen des mitzpim a tout d’une situation coloniale. Par ailleurs, dans le programme de développement de ces villages, centres d’exploitation agricole devenus de cossus quartiers rurbains, se mêlent, comme dans les cas turc/kurde et algérien, des enjeux de composition ethnique des espaces disputés entre Juifs et Arabes et d’aménagement et de développement du territoire. Les mitzpim sont conçus dès le départ pour préserver l’État juif de la constitution et l’autonomisation d’enclaves arabes qui sortiraient les Palestiniens de leur situation de « dépendance institutionnelle » à l’égard d’Israël. Toutefois, rapidement, un autre discours de justification vient concurrencer le premier. La Galilée devient un espace non plus uniquement stratégique sur le plan géopolitique et militaire mais « périphérique » et sous-développé économiquement par rapport aux zones côtières. Les mitzpim se transforment insensiblement en outils d’aménagement du territoire visant à faire venir une population « de qualité » à même de « dynamiser économiquement » la Galilée. C’est ici que Pierre Renno aborde une dimension qui apparaît peu dans les autres contributions : les manières par lesquelles les acteurs ou groupes sociaux extérieurs à l’appareil d’État au sens large peuvent relayer mais aussi potentiellement contrarier les logiques de peuplement promus par celui-ci. Il montre notamment comment les occupants des mitzpim rejettent pour la plupart le discours et la politique de la judaïsation et préfèrent justifier leur présence par la qualité de vie et l’entre-soi valorisant qu’offrent ces villages. Il montre aussi comment les logiques de cooptation des accédants aux mitzpim par les résidents ont rapidement pris le relais des incitations officielles à l’implantation. Les modalités de sélection constitutives du peuplement n’en disparaissent pas pour autant mais elles sont désormais prises en charge par des logiques grassroots et s’actualisent par des « petites décisions4 ».
7Les trois cas empiriques présentés dans cette partie ont en commun de nous confronter à l’ambigüité fondamentale des stratégies de peuplement et, plus généralement, des formes de la gouvernementalité « moderne » et des processus d’étatisation de sociétés. Les imaginaires, les objectifs et les pratiques d’assignation identitaire, de cantonnement, de minorisation et de domination y sont rarement exclusifs d’objectifs relevant davantage de l’optique réformiste, moderniste, voire progressiste. Ceci est vrai pour les regroupements ruraux de la guerre d’Algérie, les plans de reconstruction du Kurdistan et les mitzpim, cela est vrai également pour la rénovation urbaine ou encore les stratégies de revitalisation urbaine centrés sur les « classes créatives ». Ceci nous ramène à une incise importante contenue dans le texte de Luca Paltrinieri, celle qui nous enjoint à ne pas succomber à l’« essentialisation des concepts » et à ne pas croire à l’invariance des univers mentaux qui se cacheraient derrière le recours à des termes identiques ou voisins, et à tenir compte de « l’appartenance historique [des] concepts à plusieurs “styles de raisonnement” » qui peuvent être reliés par des continuités mais qui peuvent être aussi incommensurables. Au final, est-on sûr qu’il existe un lien entre les usages du terme de peuplement et les pratiques de peuplement de l’époque coloniale et ceux et celles à l’œuvre aujourd’hui ? L’approche herméneutique, telle que pratiquée par Michel Foucault par exemple, nous enseigne que les pratiques de pouvoir à une époque et les mots qui les désignent sont toujours en partie incommensurables pour le chercheur qui essaie de percer leur signification. Pourquoi est-ce que cela serait différent pour les policymakers ? Dans quelle mesure peut-on alors faire l’hypothèse qu’il existe une filiation entre les pratiques de peuplement en situation coloniale et les stratégies de peuplement à l’œuvre dans les politiques du logement dans les villes contemporaines ? De manière plus générale, l’approche sociogénétique qui unit les chapitres de cette première partie ne tend-elle pas à surestimer les moments de fondation des politiques, les moments d’invention des termes, et à surévaluer les logiques de rémanence des représentations à l’œuvre dans l’action publique5 ? À trop explorer le filon génétique, ne risque-t-on pas de sous-estimer les logiques de l’oubli et de la réinvention, et à obérer le poids d’un contexte social, idéologique et matériel nécessairement mouvant ? Ce ne sont là que des questions que les très riches textes qui suivent ont fait émerger. Elles doivent être avant tout prises comme des incitations à la lecture !
Notes de bas de page
1 Foucault M., « La gouvernementalité », cours du 1er février 1978, Dits et écrits, t. III, 1994, p. 635-657 ; Lascoumes P., « La gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies du pouvoir », Le portique, 13(14), 2004, p. 169-190.
2 Bayart J.-F., Bertrand R., « La problématique du legs colonial », dans Bayart J.-F., Bertrand R., Thornike G., Hibou B., Mengin F. (dir.), Legs colonial et gouvernance contemporaine, vol. I, rapport FASOPO, décembre 2005, p. 25.
3 Magri S., Topalov C., « De la cité-jardin à la ville rationnalisée : un tournant du projet réformateur. Étude comparative France, Grande-Bretagne, Italie, États-Unis », Revue française de sociologie, 28 (3), 1987, p. 417-451 ; De L’Estoile B., « Science de l’homme et domination rationnelle. Savoir ethnologique et politique indigène en Afrique coloniale française », Revue de synthèse, 121 (3-4), 2000, p. 291-323.
4 Schelling T., La tyrannie des petites décisions, Paris, PUF, 1980.
5 Lascoumes P., Le Galès P., Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, 2006, p. 102-103.
Auteurs
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