« Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, et cela fait venir de coupables pensées. »
« Tartuffe, acte III, scène II », dans Molière, Tartuffe, 1667.

1Dans son usage le plus courant, le terme de « peuplement » désigne un état, à savoir la composition et la répartition d’une population sur un territoire donné. A priori, l’échelle de ce territoire importe peu puisque ce terme est mobilisé tant pour des espaces nationaux que pour des quartiers, ou même des ensembles de logements (la « cité », la cage d’escalier). Le terme de « peuplement » peut également renvoyer – et c’est cette perspective que nous retiendrons – à une action (peupler), visant à modifier ou maintenir cette distribution, en fonction de certaines caractéristiques – sociales, ethniques, religieuses, sexuelles ou autres – réelles ou supposées des populations concernées. Le peuplement fait dès lors office de politique(s).

2Spontanément, cette deuxième acception du terme évoque des expériences historiques de domination et de violence extrêmes : « épuration ethnique » dans des contextes de guerre civile1, formation de ghettos2, apartheid en Afrique du Sud3 ou – sous un autre mode – aux États-Unis4, déplacements de populations liés aux entreprises de colonisation ou aux processus de construction d’États-nations5, etc. Ainsi entendues, les politiques de peuplement participent de l’histoire souvent honteuse – au sens aussi de non assumée – de bon nombre d’États modernes qui, après s’être consacrés à « conquérir et […] posséder » un territoire, se sont attachés à « produire, susciter, organiser [leur] population pour lui permettre de développer toutes ses propriétés6 ».

3Aujourd’hui, l’usage du terme de peuplement déborde largement la qualification de ces situations historiques, même si ces dernières aident sans doute à penser certaines dimensions sous-jacentes ou indicibles des politiques publiques contemporaines, comme nous le verrons par la suite. Après avoir presque disparu du vocabulaire politique et administratif – officiel – en France, la notion de peuplement a ainsi refait surface ces dix dernières années, notamment dans le champ des politiques urbaines et de l’habitat.

4Cet ouvrage entend contribuer à une analyse des politiques urbaines contemporaines qui, non seulement, prenne en compte leurs effets objectifs et mesurables sur le peuplement des villes mais, surtout, cherche à saisir la manière dont ces politiques ont intégré un ensemble d’objectifs qui visent explicitement à intervenir sur la répartition socio-spatiale de groupes, en même temps que sur leur définition. Nous ferons ainsi l’hypothèse que les enjeux et intentions en matière de peuplement imprègnent suffisamment les représentations, les stratégies et les pratiques des acteurs politiques et administratifs pour que l’on puisse parler à son égard de « catégorie de l’action publique ».

5Le projet d’analyser les politiques urbaines contemporaines en se focalisant sur leurs intentions et effets en matière de peuplement oblige à quelques précisions. D’abord, les objectifs en matière de peuplement, pour présents qu’ils soient dans les mots des acteurs (élus, fonctionnaires, commentateurs, etc.), sont rarement explicités et débattus en tant que tels dans les arènes publiques, ou même dans le champ académique. De fait, cette question apparaît le plus souvent de manière indirecte, au détour d’autres terrains ou objets, ou derrière des concepts (tels ceux de « mixité sociale » ou de « gentrification »), qui ne recouvrent que partiellement ces enjeux7.

6Si les actions sur le peuplement sont rarement nommées publiquement, c’est sans doute parce que ce terme, et les objectifs auxquels il renvoie, continuent d’être suspects, en référence aux expériences historiques précédemment évoquées ou à certaines pratiques illégales et discriminatoires, comme celles relevant de l’identification ethnique des occupants ou des candidats au logement social. L’analyse des politiques de peuplement est aussi malaisée à conduire parce que leurs objectifs peuvent être multiples, voire antagonistes, et se déployer à des échelles différentes. Une politique de peuplement peut ainsi consister à fixer une population (politiques de sédentarisation) ou à la déplacer, y compris en l’extrayant de son milieu d’origine (politiques de déportation), à limiter son développement et/ou son installation (politique d’endiguement) ou, au contraire, à les favoriser (politique de natalité et/ou de settlement). Elle peut aussi séparer des populations qui partagent un même territoire (politiques de « développement séparé » : apartheid) ou, à l’inverse, rapprocher des groupes jusqu’alors séparés au nom des bienfaits supposés de leur cohabitation (politiques de « mixité sociale »). Elle peut encore viser à remplacer progressivement une population par une autre, avec d’autres caractéristiques, en mettant en place les conditions socio-économiques de ce remplacement (politiques de substitution : gentrification par exemple).

7Embrasser la diversité des objectifs et considérer globalement le peuplement comme politique(s) permet d’extraire provisoirement le questionnement du seul champ des politiques urbaines contemporaines, avec l’idée que cette ouverture diachronique, scalaire et territoriale est susceptible de faire apparaître des modalités spécifiques et récurrentes d’intervention, des façons de faire mais aussi des représentations convergentes, concernant l’identification et la répartition des groupes dans l’espace ou encore les normes et valeurs associées à cette répartition (populations désirables/indésirables). Assumer la pluralité sémantique de la notion et des politiques qui s’y raccrochent, c’est dès lors prêter attention aux différences et aux nuances et ne pas faire comme si les objectifs et dispositifs de peuplement pouvaient être appréhendés de manière invariante et uniforme. Ceci implique notamment de prendre en compte les facteurs historiques, politiques et institutionnels qui façonnent le design de ces politiques et leurs effets – attendus et observés – sur les populations concernées.

8Au fond, cet ouvrage entend non seulement contribuer au développement des connaissances sur les politiques de peuplement mais, également, à l’identification de chantiers de recherche en cours et à venir, afin d’appréhender les modalités selon lesquelles le peuplement a été historiquement construit comme objectif(s) et enjeu(x) des politiques publiques – tout particulièrement urbaines –, dans des contextes sociaux singuliers, qu’ils soient ouvertement conflictuels ou apparemment pacifiés, qu’ils renvoient à des régimes démocratiques ou autoritaires, qu’ils se réclament de valeurs inégalitaires ou égalitaires.

9La diversité des terrains explorés dans cet ouvrage illustre ce parti pris : diversité dans l’espace d’abord – des confins kurdes de l’État turc aux quartiers de Londres et Paris, d’Ho Chi Minh Ville aux agglomérations lyonnaise ou dunkerquoise, de l’Algérie coloniale jusqu’en Israël – ; diversité dans le temps ensuite, du XIX^e siècle où se redéfinit le terme de « peuplement », en lien avec la colonisation, jusqu’aux politiques de rénovation urbaine du début du XXI^e siècle, en passant par la période cruciale des années 1950-19608. La surreprésentation de la période contemporaine – au sens « historien » du terme – peut sans doute s’expliquer par la place centrale des processus de construction des États-nations dans la mise à l’agenda des enjeux de peuplement.

10Quatre thématiques structurent le propos de l’ouvrage. Elles constituent autant de propositions, non exclusives les unes des autres, pour une analyse du peuplement comme politique(s)9.

Gouvernementalités

11La notion de « gouvernementalité » fait directement écho aux travaux de Michel Foucault qui, délaissant la quête un peu vaine de la « nature » de l’État, s’intéressent plutôt aux pratiques spécifiques de pouvoir qui distinguent l’État moderne. Selon M. Foucault, les États modernes se caractérisent – au-delà de l’exercice de leurs prérogatives régaliennes et de souveraineté sur un territoire – par l’affirmation de nouveaux objectifs du pouvoir, qui excèdent la simple recherche de la domination par la coercition et le contrôle direct des individus. Dans son cours au collège de France « Sécurité, territoire, population », dispensé entre 1977 et 197810, il identifie ainsi de nouvelles finalités/rationalités de l’État, qui se traduisent notamment par l’émergence de la notion de population, différente de celle de « peuple », plus abstraite et philosophique, et moins biologisante.

12Le développement quantitatif et qualitatif d’une population, la connaissance de celle-ci par le pouvoir selon un certain nombre de critères génériques, deviennent l’un des vecteurs d’affirmation de la « puissance » des États et le support de ce que Foucault nomme un « biopouvoir ». Tourné vers des formes d’affirmation et de contrôle moins exclusivement disciplinaires, ce biopouvoir passe par l’affirmation de savoirs spécifiques (démographie, statistique, hygiénisme, etc.) et la création de technologies de pouvoir sur les corps et les comportements des individus. Il ne s’agit plus seulement de contenir ou d’asservir ces derniers mais, désormais, de les façonner et de les mettre au service d’un dessein collectif. Dans sa réflexion, Michel Foucault privilégie la notion de « population » à celle de « peuplement », pour désigner la cible d’une activité gouvernementale spécifique et nouvelle. Il n’en reste pas moins que ce dernier terme, dont Luca Paltrinieri nous rappelle combien l’usage, en français moderne, doit au contexte de la colonisation algérienne, est bien directement en relation avec l’inflexion des opérations de gouvernement des espaces et des populations analysée par Foucault. Prolongeant cette réflexion, nous souhaitons formaliser l’hypothèse d’une place croissante des enjeux de peuplement dans les dispositifs de gouvernementalité, qui intègrent la question de la composition et de la répartition spatiale des sous-groupes formant la « population ». Ce qui autorise dès lors un usage spécifique de la notion de « peuplement » par rapport à cette dernière.

13La généalogie de ces enjeux, et du terme lui-même, est un préalable nécessaire. Elle implique de soulever la double question suivante : dans quelle mesure la montée en puissance des enjeux de peuplement à partir du XIX^e siècle accompagne-t-elle l’émergence d’une nouvelle forme de gouvernementalité – coloniale notamment – et, réciproquement, comment les politiques de peuplement conduites dans les colonies contribuent-elles à redéfinir la gouvernementalité moderne11 ?

Gouvernementalités coloniales / gouvernementalités contemporaines

14S’interroger sur le lien entre les formes de gouvernementalité et la mise à l’agenda de questions relatives au peuplement conduit rapidement sur le terrain de l’histoire coloniale et des formes de domination qui la caractérisent. De manière tout à fait édifiante, Luca Paltrinieri démontre dans son texte que la notion de « peuplement », initialement confondue avec celle de « population », (ré)apparaît en France dans le contexte de la colonisation de l’Algérie et des nécessités de sa justification. Ce faisant, cette notion, jusqu’alors plutôt utilisée dans le domaine des sciences naturelles et botaniques, se transpose aux groupes humains, tout en se chargeant d’une dimension plus prescriptive.

15Si le « peuplement » est d’abord interprété comme l’acte de peupler, d’établir des populations dans des territoires considérés – souvent à tort – comme « vides », les politiques de peuplement débordent rapidement cette première acception pour qualifier des formes de répartition des groupes dans l’espace. En effet, dès lors que les « terres vierges » n’existent pas, les actions de peuplement s’orientent rapidement vers le cantonnement des populations présentes lors des conquêtes, la substitution de certains groupes de population à d’autres et, indissociablement, vers la classification de ces populations en fonction de propriétés distinctives, qui deviennent déterminantes dans l’appréhension de leur droit à occuper un espace.

16Outre qu’elle renseigne en partie sur certaines des précautions et/ou réticences à mobiliser le terme de peuplement aujourd’hui, l’empreinte coloniale qui pèse sur la notion rejaillit jusque dans certaines catégorisations contemporaines. Les travaux de Françoise de Barros12 ou d’Alexis Spire13 ont montré combien les catégorisations pratiques et cognitives des fonctionnaires chargés des étrangers dans les années 1960-1970 en France empruntent aux registres coloniaux.

17Si des différences de contexte évidentes invitent à la prudence dans ce rapprochement entre gouvernementalités coloniales et préoccupations contemporaines, certains points communs peuvent néanmoins être relevés, repérables notamment dans les justifications et les cibles des politiques de peuplement déployées. Les articles de Joost Jongerden et de Fabien Sacriste dans cet ouvrage montrent ainsi à quel point les politiques de déplacement menées dans les régions kurdes de Turquie ou dans les zones rurales lors de la guerre d’Algérie, ont pour objectif affiché la pacification et la « civilisation » des populations minoritaires et/ou construites comme déviantes et, pour fondement, l’idée qu’il est possible en agissant sur leur localisation de transformer leurs mœurs et, in fine, de favoriser leur allégeance à l’ordre politique et social dominant. Les arguments brandis pour justifier ces politiques (« assainissement », civilisation, modernisation, pacification, développement…) font étrangement écho à ceux mobilisés, par exemple, à l’appui des politiques de rénovation urbaine ces dix dernières années. Ils sont fondamentalement sous-tendus par la même croyance dans les effets sociaux des configurations spatiales.

La question de la violence et des formes de violence

18Ces rapprochements entre des politiques et des contextes a priori éloignés ne doivent pas conduire à sous-estimer pour autant les différences entre des formes de gouvernementalité « soft » – reposant plutôt sur l’incitation – et des formes plus coercitives et disciplinaires, comme lors de déplacements forcés de populations. Si les sociologues critiques des années 1970 ont pu qualifier de « déportation » le déplacement des classes populaires dans le cadre des opérations de rénovation urbaine dans les centres-villes14, insistant sur la dimension contrainte de ces relogements, les politiques de « mixité sociale » ou de gentrification, qui visent à attirer certains groupes sociaux dans des quartiers populaires où ils sont faiblement représentés, ne peuvent être sérieusement assimilées aux politiques de déportation dans les contextes de guerre, tant les moyens mobilisés diffèrent.

19La différence entre ces politiques de peuplement réside notamment dans les formes de violence et de coercition plus ou moins directes employées pour intervenir sur la répartition des groupes. Si certains dispositifs sont proscrits dans les États de droit en temps de paix, si la recherche et/ou la production du consentement sont désormais centrales dans les opérations de démolition-reconstruction et de relogement par exemple, les formes de contraintes qui s’exercent sur les populations déplacées ne peuvent pour autant être sous-estimées, pas plus que les opérations de hiérarchisation sociale et symbolique ou encore de catégorisation ethnique qu’impliquent ces politiques. La démonstration de l’inégale perception des faits spatiaux selon les caractéristiques socio-économiques des groupes concernés n’est plus à faire : la concentration de membres des catégories socio-professionnelles supérieures est rarement perçue comme un problème ou un enjeu d’intervention publique contrairement à celle des groupes dominés ou des minorités15, qui focalise l’attention des pouvoirs publics. De manière analogue, la contrainte de mobilité pèse presque toujours sur ces derniers groupes et peu sur les groupes majoritaires – notamment parce que la mobilité fait partie des valeurs positives de ces groupes, constituant d’ailleurs l’objet de dispositifs de socialisation bien analysés par A.-C. Wagner16.

20Pour le dire autrement, les politiques de peuplement incorporent des formes d’affirmation – ou de réaffirmation – de rapports de domination entre les groupes qui composent une société et occupent un territoire. La violence de cette domination, explicite ou sourde, est souvent euphémisée dans les démocraties contemporaines et s’accompagne de processus de dépolitisation/déconflictualisation, spécifiquement analysés dans la dernière partie de cet ouvrage.

21En amont de ceux-ci, les politiques de peuplement reposent sur des opérations de connaissance/identification des différentes composantes d’une population, qui aboutissent à l’élaboration de catégories de classement indispensables à leur dénombrement et à leur mise en ordre. Les politiques de peuplement sont le résultat de l’objectivation de ces catégories autant qu’elles contribuent à les naturaliser et à les reproduire dans une société donnée.

Catégorisation(s)

22Ce concept est au cœur des réflexions engagées dans cet ouvrage. L’ensemble des textes réunis traite en effet, de manière plus ou moins centrale, de représentations sociales relatives à la composition des populations définies selon des caractéristiques sociales, ethniques, culturelles, démographiques, économiques ou autres, et d’opérations pratiques consistant à « tracer les frontières17 » entre ces groupes avant de les répartir sur des territoires d’échelles variées.

23Les travaux de Pierre Lascoumes offrent une définition du concept de catégorisation qui épouse assez bien l’usage des chercheurs ici rassemblés. En effet, l’intérêt pour « les opérations taxinomiques, c’est-à-dire, des activités cognitives et sociales qui, introduisant des divisions et des équivalences au sein d’un domaine, visent à y créer un système de classification18 », est prégnant dans nombre de textes. Cette notion de « catégorie » a connu un développement important ces dernières années dans des travaux de sociologie de l’action publique, qui entendent par-là les formes historiquement consolidées d’appréhension et de traitement d’un problème par les pouvoirs publics19. La mobilisation de cette notion amène à interroger les enjeux sociaux et politiques des dénominations et classements introduits par les politiques de peuplement, mais aussi et surtout à retracer l’histoire de cette « mise en catégories », de la manière dont ces outils de perception des groupes se sont imposés, stabilisés dans le temps, et ont évolué en fonction des structures et contextes socio-économiques et politiques. Elle conduit donc à se pencher sur les producteurs directs de ces catégories mais, au-delà et en-deça, sur tous ceux qui les mobilisent, les actualisent dans leurs stratégies institutionnelles ou dans leurs pratiques les plus quotidiennes et informelles, qu’ils soient hauts-fonctionnaires ou agents de guichet20, élus ou experts.

24Ici comme précédemment, la question des temporalités mérite d’être soulevée, sans toutefois abuser du « filon génétique », pour prendre au sérieux l’avertissement de Stéphanie Guyon et Gilles Pinson dans leur introduction à la première partie de l’ouvrage. Le texte de Fatiha Belmessous retrace ainsi soigneusement la genèse politico-administrative de la notion de « seuil de tolérance » qui se formalise dans la période de mise à l’écart des Algériens des politiques de logement social. La prégnance et l’inertie de la pensée classificatrice concernant les « immigrés » frappent l’esprit mais elles ne doivent pas atténuer la vigilance du chercheur quant à ses transformations subreptices. D’une autre manière, Christine Lelévrier montre comment, entre la fin des années 1990 et aujourd’hui, les nouvelles logiques de promotion résidentielle des habitants renforcent l’attention accordée aux familles immigrées – tout en affinant la distinction entre « petits ménages salariés » et « grandes familles » au sein même de cette catégorie. Quoi qu’il en soit, ce sont bien ces opérations de mise en catégorie(s) des populations qui permettent de faire des choix, de mettre en place des actions destinées à établir, rétablir, maintenir, faire évoluer la répartition des populations dans les espaces urbains.

25C’est donc le caractère opératoire des processus de mise en catégories des populations qui intéresse les auteurs, avec le postulat – non original – que cette dernière conditionne en grande partie les « solutions » apportées aux « problèmes », tels qu’ils ont été préalablement définis. En effet, une fois établis de manière plus ou moins stabilisée, parfois avec la caution de la « science21 », les découpages et hiérarchies entre groupes peuvent être traduits spatialement : aux différentes catégories de population correspondent des territoires d’assignation ou d’élection, des places prescrites ou interdites, des types de logement « adaptés22 » ou « déconseillés », etc. Ces différents territoires et les découpages dont ils sont le résultat permettent, dans un second temps, l’accès à des ressources distinctes et distinctives, contribuant ainsi à réifier des différences entre groupes de population, préinscrites dans les catégories initiales.

26Les solutions aux « problèmes » de répartition de groupes sociaux dans l’espace sont ensuite proposées d’autant plus mécaniquement que les opérations de catégorisation peuvent se conforter – et redoubler les effets de ségrégation liés au fait d’être pauvre et immigré par exemple – ou, au contraire, entrer en contradiction et révéler des représentations ou intentions antagonistes en matière de peuplement. Cet emboîtement de catégorisations est bien présent dans les foyers de travailleurs étrangers qu’étudie Hélène Béguin : le découpage opéré entre « Maghrébins célibataires et vieillissants », et « jeunes originaires d’Afrique subsaharienne » est utilement subsumé sous un autre découpage entre « public traditionnel » et « nouveaux publics », permettant, au passage, l’euphémisation de la dimension ethnique du classement23.

27Au final, l’étude des catégorisations – notamment de classe et ethniques –, de leurs modalités de construction, de leur éventuelle légitimation par des experts de la sphère technique ou académique, de leur distribution parmi les groupes d’acteurs impliqués, de leurs subdivisions, de leurs intersections et de leur éventuelle négociation, constitue un objet de recherche de premier plan pour qui veut comprendre les politiques urbaines contemporaines.

28L’appel incantatoire à la « mixité sociale », qui fait florès depuis une vingtaine d’années en France, ne doit ainsi pas faire écran à l’analyse des critères de classement qu’elle implique et applique aux populations visées par ces politiques, hors de toute publicisation et de tout contrôle démocratique24. Ainsi, Lydie Launay montre bien comment, à Paris et à Londres, s’articulent un discours sur la dualisation de la ville et un projet de « mixité sociale » censé la conjurer, ce dernier ayant notamment pour effet l’invention et la promotion des catégories de « key workers » et d’« acteurs clefs de la ville », « enfants chéris » des élites locales dans leurs stratégies de peuplement.

Instrumentation

29Les objectifs explicites ou implicites de peuplement transitent, pour leur mise en politiques publiques, par un ensemble d’instruments, qui ne peuvent être analysés comme des « outils » neutres puisqu’ils incorporent des représentations des problèmes et façonnent par là même certains types de réponses et usages, participant ainsi directement aux processus de catégorisation. L’importance des instruments de gouvernement, incarnant une rationalité formelle et porteurs d’une conception concrète des rapports entre politique et société, est soulignée depuis Max Weber et ne surprendra pas les lecteurs de cet ouvrage25. Dispositif tout à la fois technique et social, l’instrument est bien plus qu’un moyen d’action. S’intéresser aux politiques de peuplement conduit dès lors inévitablement à recenser et analyser les différents instruments conçus et mobilisés pour fixer une population, la contraindre à se déplacer ou agencer ses relations spatialisées à d’autres groupes humains. Cela conduit aussi à envisager les effets induits d’un ensemble de dispositifs d’action publique, non explicitement élaborés à cette fin, mais qui n’en produisent pas moins des effets importants sur le peuplement.

Inventorier les instruments des politiques de peuplement

30Différents moyens d’influencer l’ancrage et/ou la mobilité des individus selon leurs appartenances réelles ou présumées à tel ou tel groupe peuvent être repérés, que nous classerons selon une logique de gradation, de la contrainte physique la plus directe à la plus indirecte, renvoyant donc à des formes spécifiques de gouvernementalité :

1. le déplacement forcé sous la menace ou l’enfermement (déportation de groupes minorisés) ;

2. l’interdiction d’habiter quelque part, ou l’assignation à un lieu (apartheid) ;

3. les conditions limitatives d’accès à certains lieux inscrites dans le droit (ségrégation raciale, livret ouvrier en France, « gated communities ») ;

4. Les formes d’incitation à la mobilité produites par des politiques publiques touchant à l’accès au logement, à l’emploi et/ou à certains services (école) ;

5. les pressions indirectes à la mobilité (entrante et sortante) produites par l’évolution des prix, de la qualité des logements et de l’attractivité des territoires, et résultant de différentiels spatiaux que contribuent à produire tant des acteurs publics (par exemple les collectivités locales, via la construction de stratégies d’attractivité résidentielle) que des acteurs privés (tels que les agents immobiliers ou les promoteurs26).

31Ces moyens d’action impliquent par ailleurs des temporalités spécifiques, lisibles dans leurs effets plus ou moins rapides sur la composition et la répartition des populations. Ainsi, l’évolution des prix fonciers ou immobiliers, les politiques d’attribution des logements sociaux ont des effets plus lents que les opérations de démolition. De même, les politiques de réaménagement ou d’anoblissement symbolique de certains espaces – selon des logiques de patrimonialisation par exemple – produisent des effets d’attraction sur les ménages de catégories moyennes et supérieures plus longs à se dessiner.

32Les articles proposés donnent à voir en action une grande diversité de dispositifs visant à influencer le peuplement, qui s’inscrivent directement dans la typologie précédente : déplacements, politiques de planification nationale d’installation de populations, attributions ou refus d’attribution de logements, détermination – de manière implicite ou explicite – de « seuils », de plafonds ou encore de quotas, dispositifs de relogement dans le cadre des opérations de rénovation urbaine ou incitations financières à la mobilité, etc. Comme nous l’avons vu précédemment, ces instruments d’action publique requièrent eux-mêmes tout un ensemble d’outils de connaissance, qui contribuent à identifier, à définir, à catégoriser des groupes, de façon formelle ou informelle, légale ou illégale (outils statistiques, enquêtes sociales, activités de renseignement, fichage ethnique, « indices » visuels ou autres sur tel ménage candidat à un logement social).

Des politiques/instruments sous contraintes

33S’il est donc possible de recenser un ensemble d’instruments spécifiquement dédiés à l’intervention sur le peuplement, il est également nécessaire de tenir compte d’autres politiques qui produisent des effets indirects, mais bien réels – et dans certains cas anticipés et désirés – sur celui-ci : mesures destinées à peser sur les évolutions du marché immobilier et des prix, politiques de rénovation urbaine, d’aménagement urbain ou, de manière plus ciblée, de requalification d’espaces publics, politiques culturelles et scolaires, politiques de transport, etc. Partant la question de l’autonomie et de l’influence des politiques de peuplement – i. e. celles qui sont explicitement conçues comme telles – par rapport à d’autres interventions qui pèsent de manière plus indirecte, mais parfois plus forte, sur la répartition des groupes et des individus sur un territoire, doit être posée. Par ailleurs, la question des instruments doit être prolongée par celle des moyens effectivement disponibles pour les mobiliser en situation et leur faire produire tous les effets escomptés, liés notamment au contexte de leur mise en œuvre. Ni l’existence d’un instrument ni l’accord sur ses fins ne préjuge de ses effets concrets27. Les politiques de déségrégation ou de diversification socio-ethnique se heurtent ainsi à des contraintes de gestion, à la faiblesse des moyens disponibles, à des résistances formalisées ou plus discrètes28 qui ne leur permettent pas nécessairement d’atteindre l’intégralité de leurs buts. En ce sens, la démonstration de Pierre-Édouard Weill est éclairante : les contingences de l’outil à prétention universelle qu’est le droit au logement opposable (DALO) sont nombreuses. Il suffira de citer ici l’offre de logements restreinte proposée par des bailleurs réticents, ou encore la partialité sociale dans l’application de l’instrument. En effet, l’auteur analyse bien les mécanismes de tri opérés par les différents intervenants pour extraire, parmi les demandeurs éligibles, les plus « dignes » d’obtenir un logement, dans des quartiers qui concentrent déjà les populations les plus démunies. De sorte que certaines politiques, dont les logiques – tout du moins telles qu’elles sont affichées – sont plutôt anti-ségrégatives, peuvent produire des effets contraires à ceux recherchés. La reformation de micro-ségrégations à l’échelle de l’îlot ou de la cage d’escalier dans les quartiers en rénovation urbaine en témoigne également29.

34Dès lors, analyser les dispositifs mis en place au nom de politiques de « peuplement » conduit avant tout à appréhender l’ensemble des mécanismes qui contribuent à peupler un territoire, et à évaluer les intentions comme les marges de manœuvre des policy-makers30, dans des situations plus ou moins contraintes et où les effets inattendus ou non recherchés sont nombreux. Ainsi, le fait de ne pas dispenser certains services, d’agir sur le coût du foncier, sur les types de logements sociaux disponibles et leurs loyers, sur la desserte de transport, sur l’offre commerciale ou sur la présence ou l’absence de lieux de culte, peut faire indirectement office de politique de peuplement et produire des effets sur le profil de la population résidente. L’hypothèse que les politiques de peuplement les plus efficaces ne passent pas forcément par des dispositifs publics (nationaux ou locaux) dédiés – et encore moins par l’affichage des objectifs de peuplement qui les orientent – est ainsi largement permise.

35Quoi qu’il en soit, tout comme la catégorisation des groupes sociaux, la conception et la mise en œuvre d’instruments d’action sur le peuplement des territoires s’accompagnent d’opérations de légitimation technique et/ou savante et, souvent conjointement, d’une mise à distance du débat public.

(Dé-)politisations

36Les processus de politisation ou dépolitisation du peuplement peuvent être envisagés au moins selon deux directions.

37Les politiques de peuplement renvoient de prime abord à des enjeux proprement politiques (au sens d’accession ou de maintien au pouvoir) et électoraux. La composition sociodémographique des espaces – urbains, périurbains ou ruraux – constitue un enjeu politico-électoral majeur, et est d’ailleurs bien perçue comme tel par les acteurs de la compétition politique que sont les partis, les élus locaux et aspirants. Historiquement, dans le cas français, les politiques de rénovation urbaine des centres anciens, de construction et de peuplement des grands ensembles à la périphérie des villes ont ainsi eu partie liée avec des stratégies de conservation de certains fiefs ou de conquête électorale, comme l’éclairent les contributions de Sébastien Jolis et de Cédric David pour le cas des élus communistes de banlieue31. Quand bien même les modalités les plus directes de contrôle clientéliste du peuplement ont pu décliner32, on peut raisonnablement faire l’hypothèse que ce dernier reste – au moins partiellement – pensé et « agi » par les élites politiques comme un enjeu électoral, dans la mesure où certaines variables sociales des habitants (revenus, catégories socio-professionnelles, etc.) continuent à être associées à des comportements politiques attendus.

38Mais poser la question de la politisation du peuplement, c’est aussi s’interroger sur les conditions de publicisation et de mise en débat de ses enjeux dans l’espace public. Un paradoxe s’impose alors à l’observateur. D’un côté, la question du peuplement revêt une charge politique incontestable et évidente, parce qu’elle soulève de façon très concrète non seulement la question du « vivre ensemble » – ou plutôt du « vivre avec » (« avec quels voisins voudrais-je ou pourrais-je vivre ? ») – mais aussi celle de la justice spatiale (quel « droit à la ville » pour quels citoyens33 ?). Et, de l’autre, les politiques de peuplement semblent bien aujourd’hui se formuler et se mettre en œuvre sans débat effectif. Ce constat n’est pas sans poser question, si l’on suit Susan Fainstein34 qui fonde la « ville juste » sur trois critères : l’égalité (distribution des biens), la diversité (reconnaissance des différences), mais aussi la démocratie/délibération (distribution du pouvoir de décider). Autrement dit, pas de justice spatiale sans débat politique et sans contrôle politique partagé de la définition même de cette justice et de ses critères. Autant d’aspects auxquels échappent aujourd’hui les politiques de peuplement.

39Comme l’analyse de manière convaincante Renaud Epstein dans sa contribution, l’hypothèse la plus plausible à cette heure est en effet celle d’une forte dépolitisation des enjeux de peuplement, escamotés ou obscurcis par la mobilisation de notions floues et consensuelles comme celle de « mixité sociale ». Tout se passe comme si prévalait la volonté de tenir ces questions loin des arènes et espaces publics et, au bout du compte, des citoyens et des citadins. La dépolitisation du peuplement prend pour vecteurs des principes présentés comme universels ou constitutifs d’un modèle national : ainsi, le principe de « mixité sociale » a pu être associé au modèle français « républicain », donc situé au-dessus des débats politiques et partisans. Pourtant, la comparaison de la situation française avec d’autres configurations nationales démontre largement la nécessité de mettre en débat cette notion, souvent naturalisée et présentée comme un objectif d’action publique incontestable35. Outre le fait qu’elle charrie de nombreux préjugés – tant sur les effets vertueux de cette mixité que sur les groupes qui en sont la cible –, elle a largement servi, en France, à légitimer des politiques discriminatoires ou remettant en cause la primauté du « droit au logement36 ».

40La dépolitisation du peuplement se nourrit également de représentations de sens commun, parfois parées des atours d’une certaine scientificité, concernant l’agencement des populations et les effets des concentrations ou cohabitations. Ainsi, la fixation de proportions maximales de certains groupes immigrés ou perçus comme tels dans le logement social a-t-elle été légitimée par des considérations en termes de « seuils de tolérance », affirmées avec d’autant plus d’aplomb par les administrations qu’elles étaient « indémontrables » et infalsifiables, comme le montre Fatiha Belmessous. De même, les pratiques et discours des bailleurs sociaux tendent à réduire les enjeux de peuplement à des considérations purement techniques ou rationnelles de « bonne gestion ».

41Dans un contexte de néolibéralisation des politiques urbaines37, l’analyse doit également porter sur la mobilisation des techniques néo-managériales de gouvernement des villes, particulièrement « dépolitisantes ». Cette tendance, nette dans la politique de rénovation urbaine conduite actuellement en France, est bien analysée par Renaud Epstein. Celui-ci montre combien les modalités d’organisation et de gestion du Programme national de rénovation urbaine – qui reposent sur la création d’une agence nationale, la mise en compétition des collectivités locales pour l’accès à la ressource publique et la conditionnalité des financements publics, dans un contexte de pénurie des ressources – ont contribué à l’évidement du débat politique local autour des objectifs et instruments du peuplement.

42Dans ce contexte global, la diffusion de « modèles » de peuplement à l’échelle internationale, tels celui des « classes créatives » de R. Florida38, insérée dans l’affirmation d’une concurrence croissante entre villes, contribue aussi à la dépolitisation de ces questions, en brandissant un « incontournable » processus de mondialisation économique qui dicterait ses lois. Ce processus est bien décrit par Lydie Launay dans son article, et illustre plus largement la manière dont la montée en puissance du néolibéralisme évide le débat politique, également au niveau des villes39.

43Enfin, c’est le déficit démocratique local qu’il faut plus largement pointer, et tout particulièrement peut-être au niveau intercommunal40. À cette échelle, les enjeux de peuplement sont premiers mais souvent encore largement traités sur le mode de l’arrangement confidentiel entre maires, dans les coulisses des instances intercommunales plutôt que dans l’espace public. Le texte de Mathilde Cordier décrit bien ces rouages politiques et institutionnels.

44Si les enjeux de peuplement tendent à être largement dépolitisés en tant que tels, au sens notamment où ils sont peu délibérés dans les instances représentatives, les politiques publiques qui les traduisent n’en sont pas moins l’objet de controverses plus ou moins intenses. On pourrait même faire l’hypothèse qu’elles sont d’autant plus controversées en aval qu’elles ont été peu délibérées et discutées en amont.

45Ce contraste justifie la nécessité d’étudier la dynamique de politisation et dépolitisation des enjeux de peuplement simultanément « par le haut » et « par le bas ». « Par le haut », il s’agit d’analyser la mise en débat des enjeux de peuplement ou, à l’inverse, leur occultation dans les arènes parlementaires et partisanes, ou sur les scènes politiques locales. La construction de politiques spécifiques, liées à des idéologies politiques et partisanes, est une question qui mérite d’être posée. Peut-on par exemple identifier des politiques de peuplement « de droite » et d’autres « de gauche » ? S’il n’est pas directement connecté à des clivages partisans, le peuplement constitue-t-il malgré tout un produit idéologique ? Comment s’insère-t-il dans des représentations du social ? Par quels types de croyances ou de cultures – professionnelles ou autres – est-il travaillé ?

46« Par le bas », l’objectif est de rendre compte des processus de politisation enclenchés par les « profanes », les « simples habitants », et d’étudier la construction de mobilisations et de luttes urbaines autour de ces enjeux, qu’elles soient offensives – revendication de certains groupes à accéder à un territoire donné – ou défensives – mobilisations contre la construction de logements sociaux, de terrains d’accueil des gens du voyage, etc. Le texte de Pierre Renno, qui traite des mobilisations discrètes et « honteuses » – au sens de difficilement assumées – des habitants aisés et éduqués de villages résidentiels en Galilée pour empêcher l’installation de ménages arabes israéliens, ouvre un ensemble de pistes prometteuses. Sa réflexion éclaire les contradictions morales et sociales qui traversent ces mobilisations et tout ce qui se joue dans les définitions indigènes du peuplement souhaitable.

47La ville est fondamentalement un espace sur lequel s’exercent le savoir et le pouvoir, le contrôle social et spatial41 et, par là même, un enjeu de luttes entre des acteurs qui tentent de conforter ces rapports de pouvoir ou, au contraire, de les subvertir et de revendiquer leur « droit à la ville42 ». Aborder le peuplement sous l’angle des mobilisations, c’est donc se pencher sur cette catégorie particulièrement composite d’acteurs sociaux qui contribuent à la fabrication de la ville et de l’expérience urbaine, à savoir les habitants, dont l’invocation générique apparaît désormais comme un « fétiche » dépolitisant, non loin de celui de la « proximité43 ». En effet, cette « figure de l’habitant44 » est plurielle, voire morcelée, et ses déclinaisons méritent d’être interrogées : en elle, se trouvent imbriquées celles du citoyen, du voisin ou du riverain, de l’urbain, du péri-urbain ou du « jeune des quartiers », du locataire, du propriétaire ou du SDF, du client ou de l’ayant droit, du riche ou du pauvre, du Français ou de « l’immigré », du majoritaire ou du minoritaire…

48À chacune de ces catégories d’acteurs correspondent des logiques d’action, des argumentaires, des modes de justification, des ressources et des contraintes spécifiques, et au bout du compte, des capacités différenciées – et inégales – de faire entendre ses revendications et de faire valoir son « droit à la ville » ou au logement45. Ces répertoires d’action sont très divers : manifestation, squatt, pétition, pression directe sur les élus, implication dans des dispositifs institutionnalisés de démocratie participative ou dans des émeutes urbaines46.

49Bien sûr, au-delà des luttes urbaines explicites et collectives, des « mouvements sociaux urbains », les oppositions des habitants se construisent aussi plus silencieusement à travers des actes de « résistance » plus quotidiens, plus individuels, moins visibles, ancrés dans la façon de pratiquer l’espace urbain ou résidentiel, de s’y déplacer et de se l’approprier47. L’émancipation passe ici par le contournement larvé des formes de contrôle socio-spatial ou par les « contre-conduites ». C’est une dimension très lisible dans la recherche de Marie Gibert, qui observe finement les formes discrètes de détournement de la politique de contrôle résidentiel très autoritaire menée par les autorités vietnamiennes à Ho Chi Minh Ville.

50La question des mobilisations autour des enjeux de peuplement, et donc des représentations ordinaires de celui-ci, est une dimension encore peu présente dans les recherches sur les politiques urbaines48, que cet ouvrage entend contribuer à éclairer. La diversité des points de vue, contextes historiques, approches disciplinaires et terrains de recherche qui s’y trouvent réunis montre plus largement l’intérêt d’appréhender les politiques urbaines contemporaines à l’aune de cet enjeu protéiforme mais omniprésent du peuplement. Non pas parce qu’il déterminerait tous les autres – les interdépendances sont au contraire nombreuses –, mais parce qu’il figure presque toujours parmi les desseins – assumés ou « coupables » – de nombreux acteurs ou bénéficiaires de ces politiques. Il est donc grand temps de lever le voile.