Les murs de l’usine et le dilemme syndical face à la pollution industrielle, 1945-1980
p. 355-365
Texte intégral
« L’usine comme une évidence enclose sur elle-même. »
François Bon, Sortie d’usine (1982).
1Au cours du second XXe siècle, la pratique syndicale est marquée par un tiraillement constant sur la possibilité et la pertinence d’intervenir au-delà de l’espace de travail. Cette tension se traduit par la fragmentation de l’action syndicale face aux pollutions, en usant de registres d’intervention différents lorsque la nuisance a un effet sur les ouvriers au travail, ou lorsqu’elle porte sur l’environnement extérieur. La séparation de l’espace de production s’impose comme une « évidence », matérialisée par les murs de l’usine. Or, cette frontière masque la complexité d’une construction historique liant une pluralité de législations, d’acteurs et de pratiques qui contribuent à la remodeler continuellement1.
2L’historiographie possède pourtant une tradition d’étude de l’espace du travail, ce lieu où « la production industrielle impose ses marques : elle sépare le lieu du travail du lieu d’habitat ; elle est fortement visible, par la taille, la monumentalité, la localisation des établissements […]. L’usine impose un bâti spécifique » (Dewerpe, 1998, p. 45). En insistant sur cette spécificité, les historiens ont érigé cette séparation en périmètre pertinent pour déployer leurs travaux. Ces bornes expliquent la difficulté actuelle à tisser des liens entre l’histoire environnementale et l’histoire du travail (Peck, 2006). Pourtant, certaines implications de cette frontière sont reconnues par les historiens de la santé au travail, qui décèlent là un moyen pour les employeurs de se décharger de la responsabilité des maladies professionnelles, permettant à « l’extérieur de jouer efficacement contre l’intérieur » (Bruno et al., 2011, p. 22). La recherche récente autour des « débordements industriels » (Letté, 2012) offre une approche pour forger une histoire des interactions entre ces espaces, en liant des champs d’investigations jusqu’ici juxtaposés. Le « débordement » permet à la fois d’analyser la diffusion conflictuelle d’une nuisance sur un territoire, tout en invitant à comprendre les modalités de sa genèse dans un espace productif.
3Ces travaux invitent à interroger la pratique syndicale à l’égard de la frontière des lieux de production. Dans le consentement commun des salariés et des employeurs à cette séparation, il est possible de déceler une
« subordination de l’ensemble des pratiques à une même intention objective, sorte d’orchestration sans chef d’orchestre, [qui] ne s’accomplit que par l’accord qui s’instaure comme en dehors des agents […] entre ce que l’histoire a fait d’eux et ce que l’histoire leur demande de faire, accord qui peut s’exprimer dans le sentiment d’être bien “à leur place”, de faire ce qu’ils ont à faire » (Bourdieu, 1980, p. 8).
4Cependant, comment cette « orchestration » fut-elle possible ? Et quels furent les moments de rupture de l’harmonie, de contestation de la frontière, qui contraignirent un (éventuel) « chef d’orchestre » à redéfinir sa partition ? Ces ruptures méritent d’être interrogées avec attention car, pour l’espace productif comme pour les collectivités territoriales, « traverser la ligne fixant la limite juridictionnelle revenait à défier la légalité et à engendrer un précédent administratif » (Massard-Guilbaud, Rodger, 2011, p. 28). De fait, cette séparation permet d’une part au patronat d’asseoir son autorité sur les corps et les machines qui composent l’espace productif. D’autre part, en incorporant ce périmètre dans leurs pratiques, les syndicalistes contribuent à renforcer les rapports de domination hors de l’espace productif (en particulier à l’égard des travailleuses domestiques).
5Par-delà l’apparente « évidence » de cette frontière, il s’agit de comprendre comment celle-ci a (été) vécu(e) dans le mouvement syndical au cours de l’après-guerre, puis la façon dont elle s’est trouvée brouillée au cours des années 1968, avant d’être redéfinie dans le contexte « d’invention politique de l’environnement » (Frioux, Lemire, 2012). Pour cela, nous mobiliserons les archives nationales de la Confédération générale du travail (CGT) et de la Confédération française démocratique du travail (CFDT à partir de 1964, anciennement CFTC). Deux situations locales permettront de rendre compte des rapports sociaux qui se jouent dans la spatialisation des événements. D’une part, Fougères (Ille-et-Vilaine) présente les caractéristiques d’une ville ouvrière marquée par ses échanges avec son arrière-pays rural. D’autre part, nous observerons les pratiques syndicales autour des industries chimiques au sud de l’agglomération lyonnaise. Ces activités (pétrochimie, parfumerie et pesticides principalement) affectent à la fois les ouvriers au travail et la population environnante.
L’historicité de la frontière dans l’après-guerre
6Début 1945, patronat et organisations ouvrières des industries chimiques du Rhône se réunissent dans un comité de « reconstruction » et évoquent l’impact sanitaire des nuisances2. En deux gestes distincts, le comité propose d’agir dans l’entreprise pour prévenir les maladies professionnelles, puis en dehors du lieu de travail afin d’offrir aux enfants des salariés des vacances hors des villes polluées. La séparation des espaces, bien que structurante pour l’action du comité, n’est ni interrogée ni explicitée. Incorporée au cœur des pratiques des acteurs, cette « évidence » est le produit d’une histoire de longue durée. Dans un contexte où l’application des récentes lois sur la santé au travail s’avère difficile (Buzzi et al., 2006 ; Hatzfeld, 2006), les syndicalistes resserrent leur intervention sur la législation préexistante, présentée comme « [n’étant], en fait, que le résultat de longues luttes menées par la classe ouvrière3 ». En forgeant le mythe d’une évolution voulue par et pour les ouvriers, la CGT entend susciter une adhésion immédiate aux normes en vigueur.
7Or, ces législations s’inscrivent dans l’héritage juridique du XIXe siècle, au cours duquel des influences multiples ont interagi pour élaborer ces normes (Cottereau, 2002 ; Defert, 1991). Ainsi, l’article premier de la loi de 1893 sur l’hygiène et la sécurité figeait non seulement son champ d’application dans l’enceinte des lieux de production, mais il entrait d’emblée en tension avec le décret de 1810 (sur les établissements dangereux, insalubres ou incommodes). Pourtant, ce dernier décret avait « pour but exclusif la gestion du conflit entre propriété immobilière et industrie ; le problème de la santé des ouvriers fut soigneusement écarté » (Fressoz, 2012, p. 200). Il fut révisé par la loi du 19 décembre 1917, qui chargeait notamment les inspecteurs du travail de « l’application des prescriptions des arrêtés préfectoraux concernant l’hygiène et la sécurité du personnel employé dans les établissements classés4 » (Massard-Guilbaud, 2010, p. 261-341). En cas de procès-verbal, cette loi enjoignait aux inspecteurs de préciser au titre de quelle juridiction se justifiait leur intervention. Enfin, en parachevant l’héritage juridique du XIXe siècle, la loi de 1898 sur les accidents du travail permit de lever « les derniers obstacles de droit à la conception unilatérale du pouvoir patronal » (Cottereau, 2002, p. 1556). Cette loi concrétisa la séparation du lieu de production et de son environnement (« l’extérieur »).
8Par-delà la superposition de normes, la frontière se matérialise dans l’enchevêtrement des pratiques quotidiennes de l’après-guerre. Pratiques administratives d’abord, car cette période consacre l’avis des « experts médicaux », pour qui « la santé des travailleurs, l’amélioration des conditions de travail […] seront des questions situées hors du champ de la santé publique » (Viet, Ruffat, 1999, p. 115). Circonscrits dans l’enceinte de l’entreprise, ces enjeux permettent aux employeurs de réaffirmer leur autorité sur cet espace. Pratiques syndicales ensuite, car ces derniers entendent asseoir la légitimité de leurs revendications sur des fondements légaux préexistants, acceptant tacitement (et renforçant) les frontières établies.
9Pourtant, les « débordements industriels » sont présents dans l’imaginaire syndical. Ainsi, bien que la fumée représente « davantage une garantie d’activité […] qu’une source de pollution de l’air » (Boullet, 2006, p. 69), les syndicalistes en reconnaissent la nocivité lorsqu’ils entendent envoyer les enfants « respirer l’air pur des champs5 ». Contrairement aux industriels, le discours syndical présente la fumée à la fois comme un symbole de prospérité et son revers empoisonné. Plus encore, en s’abattant sur les quartiers ouvriers, la fumée devient un stigmate identitaire de classe. Cette approche témoigne d’une compréhension implicite du fait que l’héritage juridique du XIXe siècle a entériné « les prémices d’une séparation fonctionnelle des espaces [qui] apparaissent comme celles d’une politique de classe, comme si hygiène du public signifiait hygiène d’une partie, seulement, du public » (Massard-Guilbaud, 2010, p. 162).
10Le mouvement syndical reste toutefois peu enclin à penser les conflits d’usage des ressources hors des entreprises. Dans la situation fougeraise, d’une part, lorsque les syndicalistes interviennent pour s’opposer aux nuisances, les pouvoirs publics leur suggèrent de recourir aux lois portant sur l’intérieur de l’espace de production6. D’autre part, lorsque des ressources sont utilisées hors de l’activité salariale, elles ne font pas l’objet d’une attention syndicale. En 1949, aucune voix syndicale ne s’élève lorsque la sous-préfecture recouvre un ruisseau pollué, en dépit des protestations de femmes non-salariées qui utilisaient quotidiennement ce cours d’eau pour effectuer des lessives. La même année, aucune expression syndicale ne mentionne la décision municipale de fermer une baignade fréquentée par les classes populaires7.
11Le récit environnemental du mouvement syndical consacre donc une forme d’expérience spécifique de l’environnement : celle des ouvriers masculins des grandes unités industrielles. En se présentant comme issu du monde ouvrier, ce récit forgé par un groupe restreint remplit sa fonction première, devenant « un moyen d’asseoir son hégémonie sur la classe » (Vigna, 2012, p. 11). Non seulement la focalisation syndicale sur les contours de la relation salariale reproduit un rapport de domination à l’égard des travailleuses domestiques, mais au sein même du salariat industriel, elle fait prévaloir la seule activité salariée sur les autres dimensions de la vie ouvrière. Tout en se distinguant du récit productiviste du patronat, le mouvement syndical partage avec lui l’assentiment à une « histoire objectivée » (Bourdieu, 1980) au travers de législations qui séparent l’espace de production de son environnement. En incorporant cette trajectoire historique à leur activité quotidienne, les syndicalistes s’empêchent de produire une pratique inclusive à l’égard des non-salarié-es et du salariat non-industriel.
La frontière à l’épreuve des mutations industrielles, années 1960
12À l’issue de la décennie 1960, l’UD-CFDT du Rhône déplore une répartition géographique déséquilibrée des zones urbanisées au cours de la décennie : ainsi, l’Est lyonnais (réputé populaire) aurait concentré l’essentiel des constructions de grands ensembles et d’industries polluantes8. L’imbrication des industries et des logements apparaît plus étroite, brouillant les frontières préalables. En outre, le 4 janvier 1966, une explosion survient dans la raffinerie de pétrole de Feyzin (au sud de Lyon), provoquant dix-huit décès (Boullet, 2006, p. 138-144). La mémoire de cette explosion cristallisera des réflexions encore éparses et permettra aux syndicalistes d’interroger la pertinence de l’implantation de projets industriels, tel que l’extension des activités pétrolières à Fos-sur-Mer9. En s’intéressant aux lois régulant les « débordements industriels », les syndicalistes déplorent que ces législations soient « mal appliquées, ou même ne le sont pas du tout10 ». Pour pallier ces carences, ils sont ponctuellement amenés à former des coalitions avec les riverains des industries pour interpeller les pouvoirs publics, quitte à s’affranchir d’un ancrage salarial.
13Le brouillage de la frontière résulte en effet de l’implication croissante de groupes sociaux divers dans le mouvement syndical, ainsi des travailleurs immigrants qui dénonceront leur exposition aux produits toxiques (Pitti, 2010 ; Vigna, 2007, p. 156-170). Leur irruption (souvent en marge des syndicats) contribuera parfois à alerter les riverains sur certaines nuisances. Parallèlement, les syndicats des régions rurales forgent un rapport singulier à l’environnement. En Ille-et-Vilaine, un Institut de promotion sociale ouvrière et paysanne (IPSOP), associant les organisations de salariés et de paysans, invente la notion de « Petite région naturelle11 », mise en équivalence avec celle de « Pays ». L’aspiration à protéger le « Pays » favorise alors des convergences d’acteurs à l’échelle du territoire, rompant le repli syndical sur le lieu de production. Bien que les chemins syndicaux de contestation de la frontière soient pluriels, ils se rejoignent pour affirmer que
« ce qui est en jeu, en définitive, est bien le pouvoir des employeurs, des industriels, des financiers, de ceux qui nous gouvernent d’imposer aux travailleurs et aux populations des conditions de travail et d’existence ne respectant ni la santé, ni la dignité12 ».
14La persistance des nuisances serait ainsi liée au maintien d’un pouvoir patronal incontesté sur l’organisation de la production. En dépit de ce constat commun aux confédérations, les solutions envisagées divergent. D’un côté, la CGT rechigne à s’extraire de la relation salariale et aspire à une régulation publique plus rigoureuse. De l’autre, la CFDT intègre les expériences environnementales des différents groupes de travailleurs, tout en tissant des liens hors du salariat. Elle affirme que la réponse aux nuisances est indissociable d’une implication croissante des salariés et des riverains dans la vie des entreprises et des quartiers.
Le brouillage de la frontière au cours des « années 1968 »
15Dès 1966, l’UD CFDT du Rhône adapte ainsi ses structures pour se rapprocher des populations, en formant des « unions de quartiers ». L’originalité de cette territorialisation réside dans la pratique qui se forge au tournant de la décennie 1970 : sortant des entreprises, ces unions agissent désormais sur « le cadre de vie, où le travailleur-consommateur et usager doit lutter contre un système économique13 ». À Saint-Fons, ceci se traduit par un investissement dans la lutte contre les pollutions. Baptisées « Unions interprofessionnelles de base » (UIB), ces structures interrogent la pratique syndicale :
« À force de prioriser l’action sur le lieu de production, on arrive à oublier l’action nécessaire dans le cadre de vie. Le syndicalisme dans la seule entreprise, c’est le risque de l’intégration à l’entreprise et à l’économie libérale. Par contre, le syndicalisme interprofessionnel rassemble les salariés, quelle que soit leur profession ou leur catégorie, afin de les aider à prendre en charge tous les aspects de leur cadre de vie14. »
16Ces expériences interpellent au sein de la confédération CFDT, où les UIB apparaissent comme un outil pour « un élargissement du champ d’intervention15 ». Cette forme fait l’objet d’adaptations locales : suivant l’exemple des UIB, l’UL de Fougères est transformée en « Union de Pays » (UP). L’objectif reste similaire : prioriser l’interprofessionnel sur l’action dans la seule entreprise. Si les salariés demeurent les premiers sujets de l’action syndicale, l’UIB s’ouvre à des travailleuses non-salariées. Elle intervient au-delà du périmètre des entreprises, notamment lors de conflits portant sur l’usage de ressources naturelles.
17Cet ancrage au territoire favorise d’abord un contournement de l’autorité patronale. En diffusant ponctuellement les données produites dans les CHS, la stratégie syndicale prend acte du rôle que peut occuper l’opinion publique pour contraindre les industriels (Boullet, 2006, p. 230-259). La CGT participe aussi aux luttes contre les pollutions, en s’appuyant souvent sur des associations formées par des élus communistes. Dans le Rhône, les syndicalistes entretiennent ainsi des contacts avec l’Association pour la défense de la nature et la lutte contre les pollutions de la vallée du Rhône. Celle-ci contribue à mobiliser les municipalités et alerte régulièrement les services d’inspection des établissements classés16.
18Plus encore, les formes d’un syndicalisme territorialisé s’inventent lors de mobilisations ponctuelles à l’échelle des quartiers. Au lendemain de l’explosion de l’usine Givaudan (produisant des parfums à Lyon) en juillet 1979, l’UIB CFDT, les associations de riverains ainsi que quelques militants cégétistes initient une mobilisation. Parallèlement, le Pays de Fougères connaît des manifestations visant à préserver certaines ressources ou infrastructures, telle qu’une fontaine où la municipalité entend interdire la consommation d’eau.
19Bien que portant sur des enjeux distincts, ces deux conflits présentent des caractéristiques communes. Tout d’abord, les mobilisations sont portées par des collectifs intégrant des acteurs divers, où les syndicalistes jouent un rôle central pour élaborer des solutions acceptables par tous. La formulation de consensus s’appuie sur la mise en scène d’une référence partagée : le territoire et son environnement. La notion de « cadre de vie » (ou de « Pays ») prend sens au cours de ces conflits. Par-delà les frontières des usines, cette notion est construite par les acteurs en entremêlant des dimensions économiques, sociales, culturelles, aussi bien qu’environnementales (Marivin, 1982 ; Jalabert, 2012).
20En consacrant le « cadre de vie » comme unité pertinente pour améliorer la qualité de vie (Durand, Harff, 1977), ces conflits identifient explicitement la séparation entre l’intérieur et l’extérieur des lieux de production, afin de l’outrepasser. Lors d’une réunion de l’UIB-CFDT à propos de l’explosion de Givaudan, la limite juridique de l’intervention syndicale est interrogée : « Comment faire converger la lutte des travailleurs de l’entreprise et l’attitude des gens du quartier ? Faut-il constituer une association loi 190117 ? »
21La première difficulté réside ainsi dans la possibilité d’associer salariés et riverains, dont les intérêts sont a priori divergents (là où les uns pourraient se borner à défendre leurs emplois, les autres pourraient opposer un simple refus des nuisances dans leur quartier). Regroupant salariés et riverains, l’UIB est elle-même traversée par cette tension : c’est en assumant cette contradiction qu’elle acquière un rôle moteur pour élaborer des solutions acceptables par les deux parties. En s’interrogeant sur la pertinence de fonder une association, l’UIB exprime une deuxième difficulté. La séparation juridique est perçue comme un obstacle à la reconnaissance des responsabilités : « La commission d’enquête populaire […] n’arrête pas de se heurter à des nœuds administratifs, des codes, des législations nationales et internationales. C’est un véritable canevas de directives18. » Cette multiplication des compétences est contestée au nom d’un refus du « fractionnement » des réponses aux enjeux environnementaux19. Pour les syndicalistes, le défi consiste à resserrer des juridictions jusqu’alors séparées : le droit du travail et la législation sur les établissements classés.
22Ces enjeux acquièrent une résonance dans le contexte des débats transnationaux qui marquent la période « d’invention politique de l’environnement ». Au sein de l’Organisation internationale du travail, les industriels affirment ainsi que l’OIT n’est ni légitime ni compétente au-delà des limites de l’espace productif20. Paradoxalement, les normes adoptées tendent à réaffirmer la démarcation entre espaces du travail et du hors-travail. À l’échelle nationale, les syndicalistes analysent les décrets réformant les CHS (1979) comme « un renforcement de la politique patronale21 ». En 1981, tout en accueillant favorablement les mesures du gouvernement Mauroy en faveur d’une « citoyenneté dans l’entreprise », un militant de la fédération CFDT de la chimie en pointe les limites : « Ce que refuse le patronat […], c’est qu’il soit porté atteinte à son pouvoir absolu dans l’entreprise22. »
23La décennie 1970 achève de rendre visible les décalages entre les différentes composantes du mouvement syndical. La CGT, entretenant un malaise à l’égard du « hors travail » (Tartakowsky, 2008), hésite et évite de tisser des liens hors du salariat. Plus qu’à un espace physique, l’action syndicale se heurte ici aux frontières de la relation salariale. Cette décennie rend surtout visible la rupture entre les différentes échelles de l’action syndicale. Localement, les militants forgent une praxis qui, en interrogeant leur « histoire incorporée » (Bourdieu, 1980), leur permet de dépasser les frontières de l’usine afin de tenir ensemble préoccupations sociales et environnementales. A contrario, les échanges nationaux se déroulent au sein d’institutions porteuses d’une « histoire objectivée » et garantes de l’application de législations préexistantes. À cette échelle, les syndicalistes se trouvent démunis face aux rapports de forces locaux et se confrontent de nouveau à « l’évidence » de la frontière.
Conclusion : la rémanence de la frontière
24L’évolution du rapport syndical à la démarcation entre l’espace de production et son environnement révèle la pesanteur de l’héritage historique dans le maintien de cette frontière. Ceci se manifeste à la fois au travers d’un ensemble de dispositifs normatifs et dans la répétition de pratiques syndicales. Dans ce contexte, les alternatives à cette séparation deviennent « plus improbables, plus difficiles à réaliser, parce que leur passage à l’existence supposerait la destruction, la neutralisation ou la reconversion d’une part plus ou moins grande de l’héritage historique » (Bourdieu, 1980, p. 12).
25La décennie 1970 constitue néanmoins un moment de contestation de cette séparation. La démarche cédétiste offre une version singulière d’un « environnementalisme ouvrier », dépassant les intérêts étroits d’un syndicalisme restreint au lieu de travail (Barca, 2012). En associant ces acteurs aux ancrages sociaux pluriels, ce syndicalisme territorialisé nourrit une parenté avec les réflexions menées ultérieurement au nom de la « justice environnementale », comprise comme un « outil de critique des processus pour montrer en quoi les réglementations environnementales, y compris quand elles sont menées au nom de la justice, favorisent la perpétuation des rapports de domination » (Blanchon et al., 2012, p. 14). Alors que la définition de la « justice » diffère selon l’échelle à laquelle se placent les acteurs (Loo, 2007), le syndicalisme territorialisé prend en charge ces tensions. En premier lieu, il élabore des consensus acceptables par tous en assumant la contradiction d’intérêts entre salariés et riverains. En deuxième lieu, l’inscription des UIB dans des structures syndicales plus larges interroge – sans y répondre pleinement – le hiatus entre situations locales et normes nationales. Enfin, cette action territoriale permet d’articuler des échelles temporelles, en pointant la frontière actuelle de l’espace de production comme étant le produit d’une construction sociale de longue durée.
26Toutefois, la période d’invention des politiques publiques de l’environnement offre aux industriels l’opportunité de réaffirmer cette séparation. Les pratiques syndicales, de nouveau polarisées par cette frontière, reconduisent aujourd’hui la distinction de leur action sur « la santé au travail » de celle sur « l’environnement ». Pourtant, l’impact sanitaire et environnemental de cette séparation reste lourd. À l’heure où le législateur rechigne à attribuer une compétence environnementale aux élus des CHS-CT et où l’autorité des industriels sur la définition de la production se renforce, la fonction de cette séparation juridique mérite d’être réinterrogée afin de renouveler la pratique syndicale.
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Notes de bas de page
1 Je remercie Pauline Delage, Sophie Moreau et Julien Rebotier pour leurs remarques sur une première version de ce texte.
2 Archives IHS-CGT Rhône. fonds UL Vénissieux, dossier 41, réunion du 6 mars 1945.
3 Archives confédérales CGT (A-CGT), procès-verbal du congrès de 1951, résolution sur l’hygiène.
4 Article 23 de la loi du 19 décembre 1917 relative aux établissements dangereux, insalubres ou incommodes.
5 Syndicalisme Hebdo (CFTC), 24 avril 1947.
6 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine (AD-I&V), 1080W390, lettre du sous-préfet de Fougères au préfet d’Ille-et-Vilaine, 21 juin 1947.
7 AD-I&V, 1080W388, rapport de la commission sanitaire de Fougères, 12 novembre 1949.
8 Archives confédérales CFDT (A-CFDT), 8H1457, « Réflexion sur une politique de logement HLM », tract de l’UD CFDT Rhône, 1971.
9 A-CFDT, 8H1461 et 8H1462.
10 AD-Rhône, 68J60. « L’hygiène et la sécurité dans l’action syndicale », juin 1971 ; Archives nationales (AN), 19920430/143, réunion du 16 mars 1972.
11 Archives de l’Union de Pays CFDT Fougères (UP CFDT Fougères), IPSOP, note du 25 novembre 1965.
12 AD Rhône, fonds CFDT, 68J60, « L’hygiène et la sécurité dans l’action syndicale », juin 1971.
13 IHS-CGT Rhône, Rhodia-13, tract de l’union locale CFDT Saint-Fons, 10 avril 1970.
14 AD Rhône, fonds CFDT, 68J6, lettre de Jacqueline Lambert, 9 février 1976.
15 Syndicalisme Hebdo, 29 avril 1971 ; A-CFDT, 8H1455, commission « cadre de vie », 10 octobre 1972.
16 AD Rhône, 2922W7, lettre de l’inspecteur en chef des Mines au préfet du Rhône, 2 mai 1978.
17 AD Rhône, 68J67, réunion de l’UIB-VIIIe, 10 octobre 1979.
18 Un militant CFDT, cité dans « Une bête qui a pour nom Givaudan », La Gueule Ouverte, no 302, 6 mars 1980.
19 AN, 19920430/143, réunion du 17 juin 1971.
20 Archives de l’OIT, ILC-57-503-2-1, Comité des résolutions, 57e conférence internationale du travail (1972).
21 AD Rhône, 68J60, document « Hygiène et sécurité » de l’union régionale, 1979.
22 A-CFDT, 1F168, intervention d’un militant lors du congrès de la fédération Chimie en 1981.
Auteur
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Renaud Bécot
Doctorant en histoire, EHESS (CMH – centre Maurice Halbwachs.
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