La défense du « commerce de proximité » dans les villes : action collective et enjeux d’échelles
p. 165-175
Texte intégral
1Depuis les années 1990, les agendas politiques urbains accordent une importance croissante aux enjeux d’attractivité économique et d’offre territoriale. Dans ce contexte, la littérature scientifique a insisté sur la montée en puissance d’acteurs privés dans la gouvernance urbaine (Le Galès, 1997 ; Valler et al., 2000), en se focalisant principalement sur des acteurs économiques plutôt dominants et mobiles sur les marchés, comme les grandes firmes de réseaux, les industries de la finance ou les promoteurs immobiliers (Lorrain, 2002 ; Pollard, 2011). En revanche, la littérature est restée plus discrète sur la fraction commerciale du capital économique alors que celle-ci, d’implantation ancienne dans les villes, peut s’estimer lésée, du moins défiée par le tournant « entrepreneurial » des politiques urbaines (Harvey, 1989). Les commerçants sont aujourd’hui confrontés à des dynamiques aussi bien économiques (concentration du capital commercial, dépendance croissante au capital financier, modes de gestion intégrés) qu’urbaines (requalification des espaces publics centraux, nouvelles mobilités citadines, engorgement des centres). Ces évolutions, bien documentées par les géographes, transforment les formes et les positions, localement dominantes, du capital commercial (Desse, 2001 ; Peron, 2001). Elles se caractérisent notamment par un déclin accéléré du commerce traditionnel de détail et par un renforcement des grands groupes et des réseaux de distribution extérieurs aux sociétés locales (Madry, 2011). Toujours présent dans les centres, le commerce indépendant voit aujourd’hui ses positions socio-spatiales se fragiliser. D’une manière générale, on observe une réorganisation spatiale de l’armature commerciale au profit de la périphérie et du grand commerce de chaînes.
2C’est dès lors à l’adaptation des « petits » commerçants aux restructurations économiques et spatiales dans les centres-villes que nous souhaitons nous attacher ici. Cette interrogation est à rapporter à la position anciennement dominante, dans de nombreuses villes, des milieux commerçants qui, malgré une position plutôt basse dans la stratification sociale1, avaient tendance à participer au bloc social au pouvoir (Peron, 1984). Dès lors, comment les commerçants indépendants se positionnent-ils par rapport à la redéfinition actuelle des activités et des rapports de domination dans ce secteur économique ? Ne parviennent-ils pas à conserver des positions de pouvoir suffisantes pour peser sur les transformations urbaines ? Comment défendent-ils leurs intérêts sociaux et localisés ? Pour cela, notre angle d’attaque sera celui de l’action collective des commerçants, c’est-à-dire des formes d’intervention dans et par les espaces urbains. Une telle approche nous invitera à mettre en rapport les échelles de mobilisation sociale et les dynamiques économico-urbaines (Cox, 1998).
3Nous partirons d’une recherche en cours sur le commerce et les commerçants à Nice2. En étudiant cette ville en phase de restructuration depuis la fin des années 1990, nous aborderons successivement les modes d’organisation des intérêts et d’articulation des commerçants à l’action publique.
La « modernisation » commerciale en enjeu
4À Nice, le développement d’une économie d’accueil a donné un poids important au commerce. Ce secteur regroupe encore plus de 7000 établissements (soit 20 % du total de la commune) et concerne près de 20 % des emplois. Mais, il a, ici aussi, connu de profondes recompositions avec le déclin de certains types de commerces (équipement de la maison, alimentaire spécialisé, chaussures…) au profit d’autres créneaux (alimentaire non spécialisé). La grande distribution s’est principalement déplacée dans quelques espaces périphériques en bordure d’infrastructures routières ; et, dans le centre-ville, les enseignes se sont concentrées sur l’avenue Jean-Médecin, laissant subsister de part et d’autre de cet axe des petits commerces familiaux et indépendants aux plus faibles capacités d’investissement. Cela ne doit pas masquer deux des particularités de la structure commerciale niçoise : d’une part, un commerce fragmenté en un grand nombre de cellules de taille réduite qui ont permis le maintien d’un commerce boutiquier3 ; d’autre part, une densité commerciale des grands établissements (supérieurs à 300 m2) inférieure à la moyenne départementale et nationale4.
5Ces constats ont resurgi sur l’agenda politique local avec l’avènement, depuis une quinzaine d’années, d’une stratégie de renouvellement d’une ville déclinante (dont le symbole est la fuite de l’ancien maire de droite, Jacques Médecin). Élue en 1995, l’équipe municipale dirigée par Jacques Peyrat (RPR/UMP) s’approprie alors une conception entrepreneuriale des politiques urbaines destinée à attirer de nouvelles catégories de population et de nouveaux investissements économiques. Elle lance plusieurs projets d’amélioration de la valeur d’usage des espaces centraux : rénovation des espaces publics, tramway, nouveaux équipements urbains, etc. Dans ce cadre, le commerce a été appréhendé comme un moyen de l’attractivité, et sa « modernisation » comme un enjeu. En effet, l’offre commerciale participe aujourd’hui du processus de transformation d’espaces urbains et de séduction des « gentrifieurs » et autres groupes attendus par les élus (Lehman-Frisch, Capron, 2007). En 1997, la municipalité niçoise adopte un document économique stratégique affichant un objectif de revitalisation du commerce de centre-ville pour enrayer la « dégradation globale de l’image de la cité5 ». Elle porte l’ambition d’adapter l’offre commerciale (produits, vitrines, accueil, etc.) aux goûts et styles dominants que semble ne pas pouvoir satisfaire le tissu commercial existant. Ce souci de renouvellement commercial vise aussi à conjurer les spécialisations spatiales trop marquées (commerces populaires vieillissants et ethniques). Selon les scénarios travaillés par les services de la ville, l’arrivée du tramway apparaît comme une opportunité de « requalifier » le commerce en misant sur l’implantation d’enseignes dont on escompte qu’elles jouent un rôle de « locomotives6 ».
6Cette conjoncture encourage alors des stratégies de (re-)positionnement de la part des grands groupes du commerce de chaînes (sous la forme d’implantations ou d’extensions). Ceux-ci anticipent des profits et des valeurs d’échange en hausse dans l’hyper-centre. La revalorisation des baux commerciaux qui s’ensuit au cours des années 2000 accélère le déclin des commerces indépendants dans les artères centrales de la ville. Éprouvant des difficultés à s’adapter aux nouvelles conditions de fonctionnement de la ville-centre, les petits commerçants relaient un discours victimaire alimenté par des sentiments d’injustice. Ces inquiétudes s’expriment, individuellement ou collectivement, à travers de multiples courriers envoyés aux édiles locaux pour les interpeler et solliciter des informations rassurantes.
« Nous ne vous cachons pas l’inquiétude grandissante de la plupart des commerçants, concernés pour ces travaux sur “Jean Jaurès” et “République”. De plus, nos adhérents souffrent d’un manque d’informations précises (délai des travaux, stationnement, réduction de la voirie, etc.). En conséquence de quoi, il serait souhaitable que vos services puissent nous donner toutes informations utiles, etc. » (lettre de l’association Nice quartiers historiques au sénateur-maire de Nice, le 19 septembre 2001).
7La municipalité niçoise ne peut ignorer les préoccupations du petit et moyen commerce qui représente toujours une base sociale non négligeable à Nice. Elle doit veiller à gérer les tensions induites par ces recompositions urbaines et économiques. Dans ce contexte, elle oriente son action dans une double direction. Elle prétend d’abord mieux maîtriser l’organisation spatiale d’ensemble du commerce. La politique d’urbanisme commercial est présentée comme un moyen d’enrayer la localisation des enseignes vers d’autres zones côtières à l’ouest du département, d’éviter des localisations désordonnées dans l’agglomération niçoise et de limiter la concurrence pour les commerces des espaces centraux. Mais l’impact d’une telle action à l’échelle élargie ne saurait se matérialiser à court terme et répondre aux craintes des acteurs économiques. Dès lors, l’action locale s’est également inscrite dans une perspective d’assistance – au nom de la défense du « commerce de proximité » – aux petits commerçants à travers la mise en place de plans FISAC (Fonds d’intervention pour les services, l’artisanat et le commerce). Grâce à cette aide étatique, l’objectif est, entre autres, de soutenir les commerçants dans le processus de modernisation et dans l’animation des quartiers.
8Mais pour mener à bien ces actions de restructuration, la municipalité niçoise cherche alors l’appui d’organisations représentatives parmi les commerçants. Elle entend nouer des relations de coopération avec un partenaire associatif afin de faciliter la communication des besoins et l’acceptation des changements. Autrement dit, l’objectif des autorités locales est de disposer d’un relais à même d’assurer une interface avec un groupe social de plus en plus désorganisé par les multiples transformations l’affectant :
« Il faut un interlocuteur. Vous ne pouvez pas parler à chaque commerçant de manière individuelle. L’idéal c’est d’avoir des interlocuteurs qui représentent un groupe de pression pour qu’à un moment donné, etc. Je vous donne un exemple : vous dites qu’il faut changer le sens de circulation d’une rue, eh bien il faut que le maire puisse dire “j’ai demandé, c’est l’association qui est chargée de me dire dans quel sens vous la voulez” » (entretien avec agent administratif, le 5 juillet 2012).
Une représentation fragmentée
9L’émergence de représentants professionnels n’a rien de spontané. Plusieurs facteurs généraux et récurrents freinent l’action collective des commerçants : faible disponibilité personnelle en l’absence de salariés ; valeurs (indépendance et anti-collectivisme) prédisposant à l’autonomie individuelle ; différenciation croissante des conditions d’exercice d’une activité commerçante. Pour autant, il existe des syndicats de métier, mais aussi des formes associatives, souvent anciennes, de regroupement des commerçants (parfois appelées « unions commerciales »). À Nice, ces associations de commerçants sont historiquement marquées par de multiples divisions, scissions et disparitions : on en comptait plus d’une vingtaine au milieu des années 1990. Les associations privilégient souvent une échelle de regroupement limitée et aux contours flous : une rue, une place, un quartier, un centre commercial… Elles fonctionnent principalement comme des outils qui s’emploient à donner une visibilité à des espaces marchands, en partie concurrents : « Pour l’association, c’est amener du monde dans notre quartier, comme ça on peut vendre nos produits » (entretien avec une commerçante, le 2 avril 2013). Les associations de commerçants disposent, par ailleurs, de moyens limités, tant au niveau de leurs effectifs (souvent quelques dizaines de personnes) que des ressources financières qu’elles gèrent (le montant des cotisations pouvant s’élever de 30 à 100 euros en général). La référence à un « commerce de proximité » leur sert d’étendard et de signe distinctif, autant par rapport aux périphéries que par rapport à la grande distribution. L’espace infra-communal constitue donc une ressource pour représenter des intérêts et se positionner dans les rapports marchands. Il est également au fondement de la légitimité et de l’autorité des présidents d’associations : « Moi, je peux dire que tout le monde me connaît ici dans le quartier et que je sais ce qui s’y passe » (entretien avec un commerçant, le 18 avril 2012). Ces modes d’organisation contrastent fortement avec la distanciation (géographique et sociale) et l’autonomisation du commerce de chaînes : les grands groupes sollicitent directement et individuellement les pouvoirs publics pour leurs propres projets ; et leurs directeurs d’établissements, soumis à une exigence de mobilité professionnelle, sont rarement investis dans les organisations collectives locales. Tous ces éléments indiquent la dimension précaire de la structuration collective des commerçants niçois dans le contexte de recomposition du capital commercial.
10Mais, même si elles réunissent des franges limitées des commerçants, les associations territoriales jouent un rôle dans le gouvernement des villes. Sur leur territoire, les responsables de ces organisations effectuent un travail d’animation à travers le montage d’événements festifs ou de manifestations marchandes (du type braderies). C’est pourquoi ils sont largement encouragés par les pouvoirs publics qui voient là des opportunités de régulation des espaces urbains et des milieux sociaux. Parallèlement, les associations travaillent à l’expression et à la canalisation des attentes collectives. Elles puisent, pour cela, dans un sentiment, largement partagé, de délaissement du politique et de dégradation de la situation de leur territoire par rapport à un passé considéré plus florissant. Qu’il s’agisse du stationnement, de la circulation, des autorisations de terrasse, des aires de livraison, de propreté, les présidents d’associations sont porteurs de demandes particulières d’arrangements avec l’agir administratif. Faisant valoir la spécificité de leur territoire, ils espèrent obtenir des mesures de compensation ou de promotion. L’espace structure donc la formulation de doléances. Mais il peut susciter des rivalités entre associations : certaines s’inquiètent par exemple de la concentration des animations dans un hyper-centre accaparé par les grandes enseignes, d’autres déplorent des aménagements inégaux selon les quartiers ou encore un vieillissement de l’offre traditionnelle sur certains axes… Ces enjeux ne suscitent pas pour autant une mobilisation militante et activiste des associations de commerçants. Ils sont davantage relayés à travers un travail relationnel des présidents auprès des autorités municipales (élus et services). En raison de la faiblesse de leurs effectifs, les présidents privilégient les « stratégies internes » (Grossman, Saurugger, 2006) consistant à interpeller personnellement des élus (courriers, entretiens) : « Moi, j’ai le numéro du député, donc c’est sûr que ça aide pour certaines choses » (entretien avec un président d’association, le 23 juin 2011). Les présidents d’associations cherchent ainsi à se poser en « relais » ou « courroies de transmission ». Et, en retour, ils servent pour les institutions publiques d’« interlocuteurs » : « C’est souvent le président qui connaît bien les problèmes rencontrés par des commerçants et qui peut nous avertir. C’est un interlocuteur sur un quartier » (entretien avec un cadre de la CCI, le 15 décembre 2011). Cette légitimité, conquise par l’ancrage territorial et déléguée par les institutions, confère à ces responsables professionnels un pouvoir d’accès aux dirigeants politiques pour y défendre leurs intérêts.
11De fait, même dominés et fragilisés, les commerçants de détail sont toujours intégrés, via leurs représentants associatifs, au gouvernement urbain. Mais l’action de leurs associations s’ancre principalement dans un régime de proximité consistant à valoriser le proche et à justifier le recours à des moyens de pression discrets (Thévenot, 2006). Elle s’ancre dans des environnements familiers et immédiats qui rendent délicate la généralisation des revendications. À ce type d’action collective, répondent des mesures publiques ponctuelles et circonstanciées de nature plus distributive que planificatrice en matière de commerce (comme l’accroissement du nombre de places de parking, le renforcement de l’éclairage, le déplacement d’un arrêt de transport en commun, le passage plus fréquent de forces de police, etc.). Ces modes d’intervention s’exposent également à des critiques de particularisme et d’étroitesse des intérêts défendus. On retrouve notamment ces critiques parmi des élus ou des responsables syndicaux, portés à envisager d’autres échelles d’action pour traiter les enjeux du commerce :
« Je ne me suis jamais engagé dans les associations de quartier, parce que je veux que les choses bougent, etc. Or, il faut pour cela avoir des moyens. Les associations, ce sont les fantassins, mais il faut une structure qui ait une tête. Moi, je préfère cela que les associations qui sont souvent très terre-à-terre » (entretien avec un commerçant syndiqué, le 24 avril 2012).
L’action publique en quête d’un partenaire
12Dans de nombreux secteurs urbains, la gouvernance soulève de nouveaux enjeux pour les décideurs politiques : elle les confronte à des pressions et des demandes plurielles alors même qu’ils s’emploient à susciter une adhésion collective autour de projets. Mais l’action publique peut aussi contribuer à redéfinir les modes d’intégration des intérêts. Ainsi, à Nice, face aux divisions persistantes des associations commerçantes, la municipalité s’est employée à organiser quasi-directement l’action collective des commerçants pour accompagner la restructuration urbaine. Pour autant, cette impulsion est-elle le vecteur d’une nouvelle maîtrise des petits commerçants sur les dynamiques économiques ?
13À la fin des années 1990, la ligne de fracture oppose, d’un côté, les commerçants de l’hyper-centre que tentait de réunir un bijoutier sous la bannière des « Vitrines de Nice » dans l’optique d’un ralliement à la Fédération nationale des centres-villes dont il était le co-président et, de l’autre côté, des associations se réclamant, par opposition, des « quartiers de Nice » et rassemblées dans une autre fédération dirigée par un commerçant italien expérimenté (du fait de mandats dans des organismes de caisses sociales). L’équipe municipale mobilise alors la perspective d’un dossier FISAC dans le cadre des travaux du tramway pour favoriser le regroupement des commerçants et dépasser les divisions existantes (entre quartiers, entre indépendants et enseignes). En effet, la validation étatique du dossier présuppose, sur le plan réglementaire, l’existence d’un partenariat avec un acteur collectif suffisamment solide pour prendre en charge financièrement une partie des actions. La démarche constitue ainsi une incitation à la désignation d’un interlocuteur, labellisé et coopté par les pouvoirs publics locaux pour représenter les commerçants. Une Fédération du commerce niçois et azuréen (FCNA) voit finalement le jour en 2004 en ne rassemblant, toutefois, que les associations et commerçants implantés le long du tracé du tramway.
14L’action collective des commerçants apparaît ici fortement encadrée par la municipalité et la chambre de commerce et d’industrie (CCI). Par l’entremise d’un outil de financement et d’animation, l’action publique a joué un rôle actif dans la structuration des intérêts. Elle a contribué à ré-étalonner l’échelle d’organisation des commerçants autour d’une fédération positionnée à l’échelle d’un projet urbain. Dans ces conditions, la Fédération des commerçants se voit dès le départ confier un rôle à dominante gestionnaire en complément de la formulation des besoins. Elle est en effet enrôlée dans divers instances de concertation mises en place en accompagnement des travaux du tramway : comités techniques du chantier, commission d’indemnisation à l’amiable, groupes de pilotage du FISAC. Elle assume même, dans un premier temps, la maîtrise d’œuvre du FISAC. Cette reconnaissance institutionnelle lui permet de renforcer la représentation des commerçants dans l’espace public local. Dans ce cadre, la nouvelle organisation se place non pas tant sur le terrain revendicatif, que sur celui de l’intermédiation impliquant une relation avec les élus (Nay, Smith, 2002). Une telle posture la conduit à exprimer des demandes pragmatiques qui accompagnent la mise en œuvre des politiques publiques locales et qui permettent leur acceptabilité : c’est dans cette perspective que l’on peut mentionner des arrangements obtenus auprès des pouvoirs publics sur la possibilité de « parkings sauvages » lors du chantier, l’extension du périmètre d’indemnisation, le financement d’animations collectives, ou encore la pose de mobilier urbain… Ce statut dans l’action publique contraint vite les responsables de la fédération à assumer un rôle institutionnel de représentation et à être intégrés à la vie politique locale. Ceux-ci sont ainsi sollicités par les élus pour participer à leurs côtés à des manifestations officielles ou à des réunions : « Bon, le maire me demande de venir maintenant à sa conférence de presse… Alors je me dis qu’il faut y aller pour me montrer et parce que ça me met en position de force si j’ai ensuite des choses à demander » (entretien avec un commerçant, le 11 octobre 2011). Perçue comme une condition de leur influence, l’intégration institutionnelle expose les responsables de la fédération à une double critique exprimée par des commerçants : une modération des demandes à l’égard des institutions locales et une dispersion des activités de représentation.
15Parallèlement, il faut remarquer que le discours de l’organisation n’aborde pas – ou très rarement – les recompositions d’ensemble de l’armature commerciale, pas plus qu’il ne dénonce les dynamiques de concentration du capital commercial. Il est très largement articulé aux projets concrets d’action publique. Les échelles de proximité structurent donc l’activité de la fédération même si les enjeux commerciaux se redéployent géographiquement. Autrement dit, il apparaît que l’action collective est contrainte par des ordres institutionnalisés (Costa, Smith, 2006) : elle est orientée vers la municipalité et les référents de quartier (élus et services de proximité) ; elle répond aux besoins des adhérents implantés et organisés dans les quartiers. L’assise territoriale de la fédération fonde l’autorité des leaders commerçants, mais les prédispose moins à dénoncer et agir sur des échelles plus larges. Significativement, les commerçants sont peu investis dans les processus de concertation autour de documents de planification et de prospective (Plan de déplacements urbains, Plan local d’urbanisme, Schéma de cohérence territoriale, etc.) ou autour de projets d’aménagement d’échelle métropolitaine (comme l’Opération d’aménagement de la Plaine du Var). On y retrouve davantage des représentants du syndicat patronal dominant (UPE) et des instances consulaires (CCI) qui tendent ainsi à se substituer aux responsables associatifs pour représenter les intérêts commerciaux : les premiers deviennent alors les véritables partenaires de l’action publique locale sur ces enjeux, mais sont porteurs d’intérêts économiques plus diversifiés. Même la phase d’étude de l’extension du réseau de tramway (à partir de 2007) ne suscite guère d’écho, dans un premier temps, parmi les commerçants. Pour autant, anticipant les crispations, les élus leur concèdent des réunions de concertation spécifiques pour diffuser des informations techniques (planning et durée des travaux, stationnement, livraisons, etc.). L’appréhension globale du réseau de transports est en revanche discutée avec d’autres interlocuteurs économiques, et notamment syndicaux et consulaires. S’opère ainsi une forme, implicite, de délégation de la représentation des intérêts commerciaux selon les enjeux : plus l’échelle s’élargit et concerne les dynamiques de structuration du territoire, plus les élites économiques assument la représentation. À l’inverse, la mobilisation collective des commerçants dans l’action publique est plutôt restreinte dans l’espace. Mais ce confinement spatial semble être aussi ce qui pousse les élus à anticiper et intégrer les demandes des commerçants, notamment pour les projets de transformation physique des espaces.
16Avec la mise en œuvre du tramway et la fin du programme FISAC (en 2007-2008), le rôle de la fédération des commerçants a progressivement décliné. Les intérêts ne sont plus cimentés par (et contre) un projet urbain. La participation à la FCNA des différentes associations commerciales de quartier devient plus erratique, celles-ci se repliant sur des activités à l’échelle de leur territoire d’ancrage. De surcroît, la FCNA est progressivement supplantée dans le travail d’animation par un Office du commerce et de l’artisanat niçois (OCAN), mis en place en 2009 par le partenariat financier de la mairie de Nice (qui constitue le principal contributeur financier), la CCI, la chambre des métiers et la Fédération des commerçants. Disposant d’une importante capacité d’initiative et de financement, cet organisme tend progressivement à devenir l’interlocuteur privilégié des associations de quartier dans l’animation du commerce de proximité. C’est dire si la promotion des intérêts des commerçants s’imbrique de plus en plus avec les dispositifs d’action publique alors que les organisations professionnelles peinent à investir des enjeux plus généraux de maîtrise de l’économie et de l’urbanisation. D’aucuns plaident alors pour que la Fédération des commerçants devienne un acteur plus militant et critique à l’égard des pouvoirs publics.
Conclusion
17S’ils sont directement affectés par des dynamiques économiques et entrepreneuriales, les commerçants des centres-villes ne sont pas pour autant totalement démunis. Ils disposent de capacités de pression leur permettant de jouer un rôle dans la gestion des espaces urbains. Leur action collective se déploie à des échelles et sur des registres de proximité pesant sur la nature des enjeux qui leur sont accessibles. Elle s’exprime rarement sur des enjeux touchant à l’armature commerciale d’ensemble. Elle n’est pas orientée non plus vers une critique des réorganisations du capital commercial. Autrement dit, les commerçants et leurs organisations peinent à prendre en considération des échelles élargies. Leurs espaces de référence les fondent à obtenir des mesures distributrices et de compensation qui ne remettent pas en cause les nouveaux rapports de domination dans le commerce. Leurs modes d’intervention sont alors doublés, d’un côté, par les stratégies et demandes autonomes des grands groupes de distribution et, d’un autre côté, par les instances patronales. L’espace fournit donc bien une ressource relative pour défendre des intérêts commerciaux malmenés par les dynamiques économiques et urbaines. En ce sens, le commerce constitue un terrain de recomposition des rapports sociaux dans la ville, mais bien plus difficilement un enjeu de disputes mettant aux prises les différents segments du secteur.
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 On rappellera la difficulté ancienne à situer dans l’espace social les commerçants qu’on a tendance à intégrer à la « petite bourgeoisie » traditionnelle ou aux petites classes moyennes (Mayer, 1986).
2 La recherche en cours, présentée ici, repose sur plusieurs types de sources : des archives (publiques et privées), des documents de littérature grise, et des données qualitatives issues d’entretiens (commerçants, agents administratifs, élus, responsables consulaires, etc.) et d’observations (réunions de concertation, assemblées générales).
3 80 % des établissements commerciaux présents dans la commune au milieu des années 2000 ont une surface de vente inférieure à 300 m2.
4 Cette densité commerciale s’élève à 819 m2 /1 000 habitants dans l’agglomération de Nice, contre 903 m2 dans le département des Alpes-Maritimes et 1 016 m2 en France, cf. ODEC, Schéma départemental d’équipement commerciale des Alpes Maritimes, 2005.
5 Rapport d’information sur la politique de développement économique de la ville de Nice adopté par délibération du conseil municipal de Nice le 19 décembre 1997.
6 Un document administratif pointe ainsi du doigt la nécessité d’une « adéquation de l’aménagement urbain aux besoins des Enseignes de la distribution ou des réseaux de franchise », cf. ville de Nice, L’impact du tramway sur le tissu commercial de la ville de Nice, mission Commerce, septembre 2005.
Auteur
-
Stéphane Cadiou
Enseignant-chercheur en science politique, université de Nice Sophia Antipolis (ERMES – PACTE).
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