Quels positionnements pour quelle(s) géographie(s) critique(s) ?
p. 57-67
Texte intégral
1La géographie critique ne peut pas ne pas penser la question du positionnement et de l’engagement. Si en sociologie, de nombreuses typologies de l’engagement ont été avancées (Burawoy, 2007), l’objectif n’est pas ici de fournir une telle classification pour la géographie, mais plutôt de répondre à quelques interrogations simples en apparence : la géographie radicale anglophone serait-elle plus « engagée » que les autres formes de géographie interrogeant les rapports de domination ? La radicalité politique implique-t-elle de fait une radicalité de la pratique universitaire et militante ? La géographie française serait-elle moins réflexive et moins militante que la géographie anglophone ?
2Par positionnement, j’envisage le rapport du chercheur à son objet et au monde social auquel il appartient. Interroger les liens entre espaces et rapports sociaux de domination implique de fait que le chercheur se départisse de l’idée d’une neutralité du savoir : la domination dessine une ligne de partage entre dominants et dominés, ligne de partage qui, si elle peut prendre l’épaisseur des espaces étudiés, n’en trace pas moins un parti pris.
3Ce dernier est fondamentalement politique, mais il est aussi épistémologique puisque le chercheur reconnaît, à travers son positionnement politique, que les savoirs qu’il produit sont situés. Notons qu’un chercheur qui écarterait tout engagement politique n’en produit pas moins un savoir situé, du fait même de son appartenance à un contexte socio-culturel dont il n’est jamais possible de se défaire tout à fait. « Entendue comme le travail par lequel la science sociale, se prenant elle-même pour objet se sert de ses propres armes pour se comprendre et se contrôler » (Bourdieu, 2001, p. 173-174), la démarche réflexive est a priori constitutive de ce que l’on pourrait appeler la géographie critique. Si cette appellation est née dans le contexte intellectuel assez particulier des années 1980, elle regroupe une série d’approches géographiques qui ont toutes pour point commun de dénoncer des formes de domination. En ce sens, géographie radicale, géographie féministe, géographie queer, géographie postcoloniale sont identifiées dans le monde anglophone comme des sous-courants de ce label.
4Il me semble que l’intérêt des approches critiques est de poser de manière constitutive la question du positionnement des chercheurs qui entendent, par leur activité de recherche, participer à lutter contre les formes de domination. C’est pourquoi je propose ici de rendre compte des débats qui animent la sphère anglophone de la géographie critique pour mieux interroger les pratiques de recherche en France et dépasser l’idée que le label fait le positionnement, du moins si l’on s’en tient à limiter la question du positionnement à l’individu-chercheur au lieu de la poser collectivement. C’est dans cette perspective qu’il me semble pertinent de remobiliser les analyses bourdieusiennes développées dans Science de la science et réflexivité (2001) pour penser le lien entre réflexivité, engagement et recherche.
L’impossible neutralité au cœur des débats anglophones
5Le numéro d’Antipode de septembre 2012 pose frontalement la question du positionnement du chercheur dans l’article du collectif SIGJ2 : « What can we do ? The challenge of being new academics in neoliberal universities. » Les articles réflexifs de ce genre sont récurrents dans les revues de géographies critiques ou radicales anglophones, mais également dans des revues moins explicitement engagées telles que Progress in Human Geography. Certaines ont même des rubriques permanentes consacrées à ce débat de fond, telle que la rubrique « Alternatives » de la revue City. Des ouvrages entiers traitent par ailleurs de cette question à la fois en termes théoriques et pratiques. Celui de Duncan Fuller et Rob Kitchin (2004) propose ainsi différentes études de cas, où les chercheurs interrogent ce lien.
6Ces débats anglophones insistent en définitive sur deux principaux aspects peu interrogés (au moins sous forme de publications) en France : les évolutions des conditions de recherche au sein de l’université néolibérale et les approches divergentes du positionnement entre géographie dite radicale et géographie dite critique.
Être chercheur dans et au-delà de l’université néolibérale
7Les géographes critiques anglophones n’hésitent pas à interroger les évolutions récentes de l’université. Si François Cusset a bien montré dans son ouvrage sur la French Theory à quel point celle-ci constitue une sorte d’enclave sociale, il semble bien qu’à l’isolement s’ajoute une logique croissante de rentabilité. David Sibley (2004) a d’ailleurs montré comment l’institution universitaire l’avait progressivement éloigné de mouvements sociaux dont il était proche au début de sa carrière. Ce type d’articles envisage l’université comme un site de production au même titre que les autres, si ce n’est que l’université produit du savoir et non des marchandises concrètes (Chatterton et al., 2009). En réaction, nombreuses sont les nouvelles appellations qui ont fleuri au sein d’une jeune génération de géographes : « Public, activist, moral, radical, participatory geography » (Chatterton et al., 2009, p. 246). Poussée à l’extrême, cette dénonciation peut conduire à la rupture avec la profession même d’universitaire. Le cas emblématique est à ce titre celui de William Bunge, dont les fameuses Expéditions géographiques ont été menées en dehors du cadre de la recherche universitaire. Encore aujourd’hui, certains font ce choix, comme Andy Merrifield ou encore Richard Wolff, géographe suisse qui a décidé de devenir consultant-géographe indépendant et ne rédige des rapports qu’en accord avec ses principes1.
Divisions et lignes de partage : géographie radicale vs géographie critique ?
8Il est également utile de revenir sur une opposition encore relativement méconnue en France entre une géographie radicale, née aux États-Unis à la fin des années 1960 autour de la revue Antipode, et une géographie critique, plus récente, nourrie par les apports des pensées « post- » (postmodernes, postcoloniales, gender, queer). Si cette dernière a pour ambition de regrouper toutes les approches spatiales qui envisagent les rapports de domination, le rattachement de la géographie radicale, le plus souvent marxiste, postulant que la classe sociale reste la forme de domination centrale, est loin d’être une évidence. Les sujets de la domination (ou leur articulation) ne sont pas nécessairement les mêmes pour ces deux courants. L’avènement de la géographie critique correspondrait pour certains à une dé-radicalisation de la critique (Blomey, 2007). Nombreux sont les auteurs radicaux qui regrettent l’optimisme, l’audace et les engagements des premières années de publication d’Antipode. Est-ce à dire que les géographes dits critiques seraient moins militants que les géographes radicaux et concrètement moins engagés dans les luttes ? Cette relation est loin d’être établie puisque Don Mitchell n’hésite pas à revendiquer sa position de « desk-bound radical » (que l’on pourrait traduire par « radical de bureau »), considérant qu’individuellement, son rôle reste avant tout celui de produire un savoir susceptible d’être mobilisé par la suite dans les luttes davantage que de participer activement celles-ci (Mitchell, 2008). Cela recoupe également une interrogation d’ordre méthodologique : quelle est la meilleure manière de dénoncer la domination ? Autrement dit, est-il question de dévoiler les mécanismes de domination cachés, ou s’agit-il de partir de la critique des dominés eux-mêmes ? La géographie critique, nourrie des apports du postmodernisme, est a priori davantage soucieuse de la parole tue des dominés – des subalternes comme le dit si bien Gayatri Spivak (« Can the subltern speak ? ») – que la géographie radicale.
9À bien des égards, ces lignes de partage, toutes relatives et floues soient-elles, recoupent en partie les débats de la sociologie française, que Luc Boltanski a récemment présentés dans son ouvrage De la critique (2009). Il y oppose, tout en tentant de les réconcilier, les approches de la sociologie dite critique – autrement dit l’école bourdieusienne – qui serait celle du dévoilement des processus de domination, à une sociologie dite de la critique, qu’il a contribué à fonder et dont la démarche est davantage celle de la traduction des critiques exprimées par les acteurs eux-mêmes, lors de situations conflictuelles. La domination est alors formulée par ceux qui la vivent, le chercheur ayant pour objectif de retranscrire cette formulation. Pour la sociologie critique, la domination doit être dévoilée, l’objet considéré étant alors essentiellement celui des « ordres sociaux » tandis que l’objectif affiché est de montrer ce qui de la réalité est inacceptable. Mais Boltanski souligne que, dans ce cadre, « la capacité critique des acteurs est sous-estimée ou ignorée » (Boltanski, 2009, p. 42).
10Ce parallèle entre les apports récents de la géographie critique et de la sociologie de la critique autorise une remarque : en France, il faut sans doute se tourner vers la sociologie pour lire des articles réflexifs ou théoriques sur le positionnement du chercheur davantage que vers la géographie.
Retour sur la situation française
11Il serait difficile de trouver l’équivalent en France des publications contemporaines anglophones citées ci-dessus. Néanmoins, deux débats en ont récemment donné l’occasion : la place de la géographie postmoderne en France et l’émergence de la notion de justice spatiale (deux débats, notons-le, ouverts d’abord dans la géographie anglophone). Marie Morelle et Fabrice Ripoll ont d’ailleurs assez bien résumé la difficulté à envisager la question du positionnement en France : « Le problème principal, en matière d’éthique comme de scientificité, c’est que la croyance en l’absence possible d’engagement semble fortement répandue voire dominante : il y aurait d’un côté des chercheurs engagés (militants) et de l’autre des chercheurs neutres (impartiaux) » (Morelle, Ripoll, 2009, p. 165).
Serait-on moins militant en France ?
12Il faut donc revenir à la question initiale sur les différences d’approche entre la géographie française et la géographie anglophone. Être ouvertement militant semble plus aisé à assumer dans le contexte académique anglophone que dans le cadre français, ce qui s’observe d’abord à travers les publications d’articles ou d’ouvrages. Au sein de l’université française, rares sont les chercheurs qui revendiquent ouvertement leur militantisme même s’ils existent. On peut mentionner ici l’engagement de certains chercheurs dans des associations, comme Migreurop, auquel fait écho l’Atlas des migrants, dont le sous-titre est justement Géographie critique des politiques migratoires (Migreurop, 2009).
13Cela tient peut-être aux modalités mêmes du militantisme. Car, aux États-Unis, l’engagement se fait souvent auprès de communautés locales (community) et relève donc le plus souvent de l’engagement de proximité. Ces formes d’engagement grassroot sont assez peu adaptées à un contexte français plus enclin aux engagements à l’échelon national, qu’ils soient associatifs ou partisans, dans les sphères politique ou médiatique. Le choix de la géographie peut d’ailleurs venir par l’engagement militant, comme me le confiait en entretien Andrea Gibbons, qui a longtemps travaillé au sein des communautés noires et déshéritées de Los Angeles, ou Geoffrey Boyce, doctorant « venu » à la géographie en militant dans une association d’aide aux migrants mexicains en Arizona, qui comptait en son sein de nombreux géographes. Si Don Mitchell souligne la nécessité d’un travail de recherche théorique dans les luttes sociales, comme cela a été souligné plus haut, il n’en insiste pas moins sur la nécessité de penser la diffusion de ce savoir et la manière de traduire ce savoir géographique dans un langage accessible au plus grand nombre. Concrètement, l’université de Syracuse a lancé le People’s Geography Project (PGP) qui consiste à populariser ces savoirs radicaux, tandis que, dans le même temps, un poste de « géographe public » (community geographer) y a été créé (Vergnaud, 2011).
14Pour autant, il semble difficile de considérer que les pratiques de recherche soient « par essence » moins militantes en France qu’ailleurs. Il suffit pour cela de revenir quelques décennies en arrière, dans les années 1970, et de se souvenir des actions des chercheurs comme Manuel Castells en faveur des luttes urbaines, ou encore de relire quelques articles des premiers numéros d’Hérodote, tel que celui de Raymond Guglielmo, marqué par la radicalité de son propos qui pourrait presque surprendre. À ce titre, il n’est pas inutile de le citer dans sa longueur :
« La seule attitude possible, à mon sens, pour tous ceux qui parmi nous, cherchent à mettre leur activité professionnelle et scientifique en accord avec une option progressiste, consiste à se demander, avant tout autre préoccupation, comment faire, en tant que géographes, pour nuire le plus possible à la domination du capitalisme et du pouvoir d’État sur les travailleurs, de France ou d’ailleurs, c’est-à-dire pour aider au maximum au développement des luttes populaires, qui visent à miner et finalement à détruire cette domination, pour instaurer une société nouvelle, socialiste. Poser le problème de cette façon, c’est refuser d’étudier ces luttes en expert, de l’extérieur, pour en faire l’objet d’articles, de thèses ou de séminaires, qui feront certes avancer la carrière mais pas les luttes. C’est au contraire les étudier de l’intérieur, en y participant, lorsque cette étude est ressentie par les gens qui mènent ces luttes comme un besoin politique, pour contribuer à leur succès, et à condition qu’elle soit faite en collaboration avec eux […]. Alors, mais alors seulement, on peut parvenir à renverser l’obstacle de la division du travail, et notre savoir de spécialiste a quelque chance d’être véritablement au service des travailleurs » (Guglielmo, 1976, p. 73).
Temporalités françaises ?
15Il convient donc d’interroger les conditions du relatif effacement de la réflexion autour de l’engagement et du positionnement en France. La fin des années 1960 et les années 1970 ont été celles de l’éclosion de revues engagées (Hérodote, Espaces et sociétés qu’Henri Lefebvre a participé à fonder) ou en rupture avec le positionnement d’une géographie décrite comme conventionnelle (EspacesTemps). Les tensions sur le positionnement étaient d’ailleurs l’objet de débats entre ces revues elles-mêmes, comme en témoigne le texte du comité de rédaction d’Hérodote, prenant explicitement position contre Jacques Lévy et la revue EspacesTemps, accusés de limiter la crise de la géographie à une question épistémologique interne et de considérer qu’« il suffit de faire de la science pour résoudre les problèmes de notre société », sans s’engager politiquement (1976, p. 155).
16Cela renvoie sans doute à ce que François Cusset a qualifié de « longue parenthèse des années 1980 », à laquelle la géographie n’a pas complètement échappé. Cela tient pour partie aux relations spécifiques entre « l’État rationnel » et la communauté scientifique :
« Un État dont le modèle est celui-là même de la rationalité scientifique, une République française dont la science est constitutive historiquement. La science, en tant qu’ultime référence, y figure une véritable “raison d’État”, et un rempart ultime contre tous les relativismes, identitaires ou cognitifs » (Cusset, 2005, p. 339).
17Au sein de la géographie française, la parenthèse des années 1980 correspond donc sans surprise à l’institutionnalisation d’une partie des géographes qui avaient participé aux revues citées. Néanmoins, la géographie sociale a continué de se développer en parallèle et s’affirmait comme « engagée » et « militante ». Et cette histoire de la géographie française reste sans doute à faire.
18Cet aller-retour transatlantique est aussi utile pour formuler quelques propositions autour du lien entre réflexivité, engagement et géographie critique.
Pour un positionnement géographique critique qui dépasse les labels
Essentialisation et importation des labels
19Je voudrais ici affirmer que le label ne fait pas le positionnement. Les catégories employées n’impliquent pas fondamentalement de positionnements types. La géographie radicale n’existe pas en soi, elle s’est construite et continue de se construire historiquement et socialement. Elle n’existe pas a priori comme un système défini, borné et qui répondrait à des critères purement objectifs. En conséquence, il ne peut y avoir de géographie radicale ou de géographie critique qu’à la condition que des individus, des institutions, des événements s’en revendiquent. Il faut donc tendre l’oreille aux contenus et aux modalités des revendications intellectuelles. Les entretiens me l’ont prouvé, il y a une forme de « nomadisme catégoriel » qui consisterait pour un même individu à changer de label, de catégorie selon les situations. C’est le cas de cet étudiant de l’Université de la ville de New York qui affirmait changer de termes selon les lieux, les temporalités, les contextes et les personnes auxquelles il s’adressait – tantôt géographie « critique », « anarchiste », « autonome2 ». Si les catégories ont une valeur pour la structuration et l’organisation des courants de pensée (et ne sont donc pas de pures fictions), il ne faut pas oublier qu’elles ne sont jamais figées.
20Ainsi, le positionnement est peut-être tout autant conditionné par les trajectoires personnelles, complexes que par les écoles de pensée : au sein d’un même groupe de recherche, relativement homogène théoriquement, celle des marxistes-lefebvriens de São Paulo par exemple, j’ai pu constater une diversité de positionnements, allant par exemple de l’absence d’engagement direct dans les luttes à la participation politique, en passant par la rédaction de brochures à destination des centrales syndicales. Autrement dit, l’appellation ne fait pas nécessairement le positionnement.
21En définitive, l’importation des labels « géographie critique » ou « géographie radicale » dans le contexte français de relatif silence autour des questions de positionnement ne saurait impliquer une modification en profondeur des pratiques, dont il faut encore prouver qu’elle est souhaitée par une partie de la communauté des chercheurs.
Apports bourdieusiens pour une géographie scientifique et militante
22Interroger son positionnement, est-ce renoncer à l’idée de vérité ou à tout le moins d’objectivité ? La lecture des cours de Pierre Bourdieu au Collège de France, regroupés dans l’ouvrage Science de la science et réflexivité (2001), est d’une grande aide pour penser la finalité des recherches critiques et leurs potentiels effets sur un réel social qu’il s’agit de participer à transformer.
23Pierre Bourdieu part de l’idée que tout savoir est situé, que « l’analyste fait partie du monde qu’il cherche à objectiver et la science qu’il produit n’est qu’une des forces qui s’affrontent dans ce monde » (Bourdieu, 2001, p. 173). Pour autant, l’objectif de Bourdieu est de définir les conditions de possibilité de production de vérités transhistoriques par une activité – paradoxalement – historique, pour dépasser à la fois le pur positivisme et le pur relativisme. Selon lui, cela n’est possible que par la conjonction d’une réflexivité qu’il appelle réformiste, qui consiste en une objectivation du sujet de l’objectivation, et de l’autonomie du champ scientifique, garantissant les conditions sociales de la production collective d’un savoir objectif.
24La première condition, celle de la réflexivité dite réformiste en opposition à une réflexivité narcissique, semble en effet incontournable. Il s’agit d’une « réflexivité réflexe, capable d’agir non ex post, sur l’opus operantum, mais a priori, sur le modus operandi » (ibid., p. 174), c’est-à-dire qu’une réflexivité utile ne peut être un simple retour sur son expérience de recherche mais doit contribuer à la conduire dès le début et s’exerce d’autant mieux qu’elle est collective, au sein de laboratoires ou de départements par exemple. Cette auto-analyse est un préalable indispensable à la constitution d’un savoir objectif puisque « le rapport subjectif à l’objet quand il n’est pas contrôlé, et qu’il oriente les choix d’objet, de méthode, etc. est un des facteurs d’erreur les plus puissants » (ibid., p. 183). Autrement dit, le savoir sera d’autant plus objectif et valide que la subjectivité est assumée et analysée. Cette « vigilance épistémologique » rejoint, à mon sens, l’approche de la géographie critique qui s’assume comme telle.
25En revanche, la deuxième condition me semble plus problématique. Bourdieu explique longuement selon quelles modalités l’autonomie du champ scientifique garantit l’objectivité du savoir scientifique par la « validation intersubjective » des chercheurs qui s’apparente à une « lutte réglée ». « C’est la nature sociale de la science qui est responsable de son objectivité » (ibid., p. 162) car « le fait ne devient vraiment scientifique que s’il est reconnu » par la communauté scientifique (ibid., p. 144). Cependant l’autonomie du champ scientifique relève souvent d’un idéal, tant par les liens qui le lie nécessairement à l’État (centralisé ou décentralisé) que par la néolibéralisation progressive de l’université, évoquée plus haut. Dans ce contexte, ne faut-il pas chercher à trouver ailleurs les conditions de validation du savoir ?
« Esquisse pour une auto-analyse » : de Bourdieu au squat
26C’est à ce moment qu’intervient dans mon raisonnement une modeste et très partielle socio-analyse. J’ai participé depuis quelques mois et occasionnellement à un mouvement de mal-logés réunissant sans-papiers, précaires, militants autonomes. Cette activité militante n’a jamais eu la valeur d’une « observation participante », car il s’agissait avant tout d’un militantisme local et né autant du hasard que de ma sensibilité aux questions d’inégalités et de précarité urbaines dans le cas de ce que l’on pourrait appeler une lutte urbaine. Cependant, j’ai appris autant en quelques mois sur la question des liens entre engagement et recherche qu’en accumulant les lectures théoriques. J’ai compris qu’il importait pour lutter dans un mouvement urbain de connaître avant tout son « droit » et de savoir analyser et déconstruire les discours institutionnels. Si je devais aujourd’hui choisir un sujet de géographie urbaine critique, je n’aurais sans doute que l’embarras du choix car des thèmes de recherche potentiels, à la croisée du militantisme et de l’analyse géographique, se sont imposés lors de cette lutte. Est-ce à dire que pour être critique la géographie doit avant tout répondre aux attentes des mouvements sociaux ? La géographie a sans doute tout intérêt à tendre l’oreille aux dominés, aux « subalternes » qui ne parlent que trop rarement.
27J’ai pu observer combien l’évaluation informelle des acteurs d’un mouvement (voire des représentants des acteurs et des institutions contre lesquels on lutte) pouvait contribuer « scientifiquement » au même titre (mais différemment) que l’évaluation par les pairs. Dans une perspective critique, ces deux validations, académiques et militantes, me sont apparues comme complémentaires, pour le choix de l’objet de recherche comme pour l’approche méthodologique, qui pourrait alors concilier le dévoilement des dominations cher à Bourdieu et la sociologie de la critique, par les acteurs eux-mêmes, promue par Boltanski. La proposition de Jessica Dempsey et James K. Rowe (2004) de considérer les apports du poststructuralisme, notamment foucaldien, pour penser le lien entre recherche et engagement, prend tout son sens. Dans ce texte, les auteurs pointent certains écueils tels que la tendance à reproduire les formes de domination et d’exclusion au sein des mouvements, les tensions entre visions morales et stratégiques ou l’essentialisation des ennemis. La théorie peut ainsi devenir une « boite à outils » pour penser les luttes.
28Il ne s’agit donc pas de reléguer au second plan les critères de validation du champ scientifique (qu’il soit d’un courant ou d’un autre). En effet, un discours purement relativiste qui nierait toute possibilité de dire le réel serait par là même condamné à n’avoir qu’un effet limité sur celui-ci, un effet performatif dans la meilleure des configurations.
Conclusion
29La question du positionnement n’a d’intérêt que si on l’interroge dans sa temporalité, dans sa géographie et si l’on considère qu’elle a un impact sur la qualité et l’efficacité des savoirs produits. La réflexivité dont parle Bourdieu constitue l’une des conditions d’un discours qui tend vers l’objectivité.
30Certes, nous pouvons nous inspirer des débats anglophones. Pour autant, j’ai essayé de montrer ici que l’importation des labels ne garantit pas à elle seule une réflexivité effective. Limiter le renouveau des approches critiques à l’importation d’une géographie anglophone qui serait plus militante me semble en réalité un écueil à éviter.
31Il paraît en revanche plus pertinent de s’interroger sur les conditions actuelles de la production du savoir pour constater qu’elles ne permettent pas réellement l’existence d’un champ scientifique auto-régulé, comme le décrivait Bourdieu. Dans ce contexte, la géographie critique (ou radicale) a tout intérêt à penser le lien avec les mouvements sociaux, non pas seulement en tant que pratique mais aussi dans les possibilités que cette relation offre pour la validation d’un savoir. Je souhaiterais ici défendre l’idée d’une double validation, par l’université et par les acteurs de l’enquête – une validation tout au long de la démarche et pas seulement a posteriori, peut-être au sein de futurs collectifs de recherche, dépassant les cadres institutionnels et les écoles de pensée. Car
« la solution du problème […] ne peut pas être trouvée, sauf miracle, dans et par un seul homme et elle réside dans la construction de collectifs scientifiques – ce qui supposerait que les conditions soient remplies pour que les chercheurs et les analystes aient intérêt à travailler ensemble et à prendre le temps de le faire » (Bourdieu, 2001, p. 18).
Bibliographie
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Notes de bas de page
Auteur
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