Conclusion générale
p. 363-370
Texte intégral
1Le 18 décembre 1854, l’Acte seigneurial1 voté par le Parlement du Canada mettait fin définitivement au régime seigneurial en tant que cadre juridique et social. Après plusieurs tentatives infructueuses et des commutations partielles et volontaires, dès la décennie 18202, les parlementaires confirmaient l’abandon de la « féodalité » en terre canadienne, 228 ans après qu’on l’y eut introduite sous le Régime français. On pouvait lire, dans le préambule de la loi de 1854, les motivations du législateur :
« Attendu qu’il est expédient d’abolir tous droits et devoirs féodaux dans le Bas-Canada, soit qu’ils portent sur le censitaire ou sur le seigneur, et d’assurer une compensation raisonnable au dernier pour tout droit lucratif […] qu’il perdra par telle abolition ; et attendu qu’en considération des grands avantages qui doivent résulter pour la province […] de la substitution d’une tenure libre à celle sous laquelle ont été tenues jusqu’ici les propriétés qui y sont sujettes, il est expédient d’aider le censitaire à racheter les dites charges3… »
2Cent cinquante ans ont passé depuis et la question seigneuriale n’occupe guère plus que les historiens et certains juristes ; la commémoration même de cet événement, véritable « Révolution tranquille » de l’histoire rurale québécoise, a suscité peu de passions. Et pourtant, deux siècles et demi durant, le système seigneurial a marqué l’organisation du territoire laurentien, mais également le mode de vie des habitants. L’oubli ou l’absence d’appropriation par la mémoire collective québécoise de l’épisode de 1854 peut paraître étonnant ; après tout ce fut la fin d’un système qui distinguait véritablement le monde laurentien des autres sociétés rurales nord-américaines depuis les débuts des colonisations française et britannique4. Évidemment, l’absence de violences et de troubles entourant la fin de cet « Ancien Régime » canadien, à la différence de l’abolition de la seigneurie française qui prit place au sein des événements de la Révolution, entre 1789 et 1793, explique sans doute en partie que cette date ne fut guère revendiquée par l’histoire nationale, ne prenant place ni dans la naissance de la nation, ni dans une manifestation révolutionnaire, mais plutôt dans le cours de l’histoire, comme une décennie plus tard lorsque surviendra la Confédération. Cette absence de ruptures manifestes contribue incontestablement à l’inexistence de mythes fondateurs comme ceux qui ont forgé l’identité nationale des Français ou des Américains5. Le silence entourant la commémoration de 1854 peut aussi, à notre avis, s’expliquer par le fait qu’en dépit de l’abandon législatif et légal de ce système, héritier d’un autre temps, la transition ne s’opéra pas brutalement, mais très progressivement dans les campagnes à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle. Contrairement à ce qui s’était passé en France, les seigneurs laurentiens furent dédommagés et conservèrent la jouissance des parties de leur domaine qui n’avaient pas été érigées en mouvances. Les habitants, de leur côté, durent racheter la valeur des rentes au moyen de rentes constituées en faveur de cette ancienne famille seigneuriale et cette opération n’était toujours pas achevée pour certains au milieu du xxe siècle6. Ainsi, le lien ancestral entre seigneurs et censitaires n’était pas rompu par la loi de 1854, à l’exception des cultivateurs aisés qui furent en mesure de racheter rapidement les droits sur leurs terres. L’Acte seigneurial de 1854 apparaît donc comme une abolition juridique et politique, mais non une abolition d’un point de vue purement social et économique ; on a d’ailleurs recours au terme commutation pour signifier qu’il ne s’agissait pas d’une abolition pure et simple7.
3Dans les communautés où vit la famille seigneuriale, les manifestations d’honorabilité entourant le seigneur et les siens ne s’estompent pas non plus en 1854. Philippe Aubert de Gaspé est le témoin de la persistance des anciennes coutumes en dépit de l’abolition de la tenure seigneuriale. Ces marques de déférence envers l’ancienne famille seigneuriale mettront du temps à s’effacer notamment lorsque celle-ci continue à demeurer sur place longtemps après, comme à Trois-Pistoles.
4Ces familles résidantes se maintiennent parmi l’élite locale et certains des leurs accèdent aux nouvelles fonctions politiques, tels ces anciens seigneurs devenus maires à la fin du xixe siècle. Il y a tout lieu de croire que si la famille seigneuriale avait été honnie de la population locale, l’Acte seigneurial aurait pu donner lieu à une rupture plus radicale en regard de la préséance qui continue à l’accompagner, telle une aura. Ainsi, même après que le régime seigneurial eut cessé d’exister, la famille seigneuriale résidante peut continuer à occuper une position privilégiée dans la localité, comme cela avait été le cas au moment de la mise en place de la communauté, deux siècles plus tôt, témoignant en faveur de celle-ci comme objet d’étude avantageux des rapports sociaux hiérarchisés au sein du monde rural laurentien.
5L’étude de la présence seigneuriale nous a conduit à dépeindre la nature de la sociabilité dans les communautés où résidait la famille seigneuriale. Prenant pour cadre d’analyse cette présence sur plusieurs générations, l’objectif premier visait à présenter une vision alternative du régime seigneurial laurentien. Il nous semblait qu’entre l’ancienne historiographie nationaliste faisant du seigneur un colonisateur et le schéma dominant depuis trente ans présentant, au contraire, un système seigneurial oppressif et contraignant, le balancier pouvait à l’égard de l’histoire sociale, être ramené à une mesure intermédiaire, vers une « autre vision seigneuriale ». Évidemment, nous étions bien conscient des limites de l’angle d’observation choisi : la résidence. Le but n’était pas d’offrir une vision globale du régime seigneurial puisque nous éliminions dès le départ les seigneuries ecclésiastiques, mais également les seigneuries laïques non habitées par le seigneur. Ainsi, en optant pour un groupe « marginal » parmi les propriétaires seigneuriaux de la vallée du Saint-Laurent, le regard porté ne pouvait être généralisé à l’ensemble. Néanmoins, les nombreuses analyses ayant fait des seigneuries appartenant à l’Église leur objet d’étude, pour en arriver à affirmer le caractère largement « féodal » du système, nous poussaient à choisir une autre voie qui paraissait pouvoir témoigner en faveur d’une situation moins rigide du rapport seigneurs/censitaires dans la société rurale québécoise préindustrielle. En s’installant sur sa seigneurie, le seigneur résidant choisit de vivre parmi ses censitaires et la sociabilité locale s’en trouve nécessairement influencée. Les habitants de la vallée du Saint-Laurent qui côtoyaient de façon quasi-quotidienne leur seigneur nous semblaient constituer un bon moyen d’approcher la nature de cette sociabilité. Nous soupçonnions ce groupe seigneurial d’adopter une attitude différente à l’égard des habitants puisque les seigneurs résidants faisaient eux-mêmes partie de la communauté locale, en tant que principaux notables des lieux et « pères symboliques de la communauté ».
6Une étude quantitative préliminaire, dont nous avons esquissé les grandes lignes au commencement de cet ouvrage, a permis de constater que la présence des seigneurs dans le monde rural constituait l’exception et non la règle. Tant sous le Régime français qu’après la Conquête, les seigneurs et leurs familles résident le plus souvent hors de leurs fiefs, soit à la ville, soit dans une autre seigneurie qu’ils possèdent. En moyenne, seulement le quart des seigneuries sont habitées par les seigneurs. Le phénomène s’intensifie cependant entre le xviie et le xixe siècle, atteignant son niveau le plus élevé à la veille de l’abolition de 1854. En effet, lors du recensement de 1851, on peut estimer à près de 40 % la présence seigneuriale, à une époque où le territoire est densément peuplé, leur permettant d’atteindre un véritable niveau de vie seigneurial et de se construire de confortables manoirs dont plusieurs parsèment encore le paysage québécois8. Parmi ces résidants, les familles qui demeurent sur leur seigneurie pendant plusieurs générations, pérennisant la réalité d’une famille seigneuriale résidante dans la localité, sont encore plus rares. Moins d’une vingtaine de familles seigneuriales peuvent réellement être considérées comme des « dynasties » terriennes bien enracinées.
7Par la seconde partie de l’analyse, dix d’entre elles ont pu être observées plus spécifiquement dans leurs rapports à la localité et à la communauté. Après avoir brossé un portrait démographique de ces familles, nobles et roturières, nous permettant de saisir les réalités familiales (taille de la famille, âges au mariage, mortalité, remariages…), nous avons tenté de caractériser la nature de la reproduction « seigneuriale » de ces dynasties terriennes. Compte tenu des dispositions inégalitaires de la Coutume de paris en regard des successions nobles, l’aîné étant avantagé et devenant généralement l’héritier principal, il était d’autant plus intéressant d’analyser les destins des autres membres de la famille, filles et fils de seigneurs souvent nombreux, pour qui la reproduction à l’identique représentait un défi considérable. C’est à ce niveau qu’est apparue pour la première fois l’évidence d’une dichotomie entre familles nobles et roturières, en dépit d’une uniforme soumission aux règles coutumières successorales. La capacité pour les familles seigneuriales roturières d’assurer aux leurs des destinées dans la dignité de leur statut se voyait très souvent soumise aux réalités sociales, économiques et géographiques, à l’évidente influence de leur environnement, notamment dans les seigneuries périphériques. Ainsi, pour nombre de familles roturières, c’est un processus d’assimilation à la communauté locale que nous avons pu percevoir, se manifestant notamment par l’absence de titres ou de professions distinctives, par un analphabétisme affectant certaines familles, mais surtout par l’incapacité à doter leurs membres en titres seigneuriaux ou, à défaut, de leur assurer un avenir à peu près digne de leur statut seigneurial. À l’opposé, ce sont des familles nobles, bien que récemment anoblies, qui se démarquent par une étonnante capacité à assurer à leurs nombreux enfants des carrières remarquables et des titres seigneuriaux multiples (notamment à travers la concession d’arrière-fiefs à l’intérieur de la famille et de la seigneurie). Un fossé sépare de toute évidence nobles et roturiers, mais des exceptions se glissent dans chacun des groupes et il importe de garder à l’esprit que les cloisons ne sont pas hermétiques et que seule la réalité familiale peut expliquer certaines réussites pour le moins étonnantes et certains échecs tout aussi surprenants.
8L’étude des alliances matrimoniales a contribué à renforcer les constats dressés à partir de l’observation de la reproduction familiale. Ces deux aspects constituent des éléments indissociables, l’alliance étant intrinsèquement liée au processus de reproduction familiale, notamment pour les filles puisque c’est par le choix d’un époux que passe le maintien ou l’affaiblissement de son statut et de celui de ses enfants, particulièrement pour les filles nobles qui ne peuvent transmettre la noblesse. Sans contracter en majorité des alliances à l’intérieur de la communauté, les membres des familles roturières ne parviennent que rarement à conclure des mariages homogames. À l’exception d’un seul fils roturier qui épousa une fille noble, ce sont les alliances hypogamiques qui caractérisent les filles et fils des seigneurs roturiers qui puisent fréquemment leurs conjoints, au mieux parmi la petite bourgeoisie régionale, ou au sein même de la paysannerie des seigneuries voisines ou de la localité. Les nobles ne parviennent généralement pas non plus à se marier au sein de la noblesse, et ce de moins en moins au fil du temps, mais les conjoints sont habituellement de bons bourgeois et les alliances à la paysannerie ne sont pas la norme ici. Au contraire, les fils et filles nobles apparaissent rigoureusement surveillés en ce qui concerne leurs fréquentations, malgré une attitude plus souple chez les Couillard, témoignant en cela de leur statut nobiliaire précaire. Néanmoins, même chez ces derniers, le temps aidant, la lignée seigneuriale, au contraire des branches cadettes, réussit à maintenir des alliances souvent prestigieuses, tandis que les roturiers se replient de plus en plus fréquemment à l’intérieur de leurs terres pour trouver époux ou épouse, multipliant les mariages consanguins.
9En nous intéressant à la dernière phase du cycle de la vie familiale, à savoir le veuvage, nous avons clôt la partie spécifique à l’étude de la famille seigneuriale résidante. La mort d’une épouse ne constitue pas une rupture de la propriété seigneuriale, le seigneur continuant, qu’il demeure veuf ou non, à gérer le patrimoine. À l’opposé, le décès du seigneur bouleverse l’ordre établi et autorise la veuve à jouir d’une autonomie que lui confère son statut et l’invite à occuper une position prédominante au sein de la communauté locale. La majorité d’entre elles choisissent d’abandonner ces prérogatives, mais un certain nombre se distingue par une activité hors du commun, souvent bien au-delà de la majorité des enfants, retardant le moment du partage et préservant jalousement ces nouveaux pouvoirs. La connaissance de ces veuves, nobles mais aussi roturières, constituait une étape éclairante tant du point de vue de la famille seigneuriale que de la communauté et des rapports sociaux particuliers qui furent tributaires de cette présence de veuves seigneuresses.
10La famille seigneuriale résidante mieux connue, nous nous sommes employé à l’étude d’un autre acteur majeur de la sociabilité rurale, les notables locaux (chapitre v). Dans le contexte de peuplement colonisateur qui prévaut dans la vallée du Saint-Laurent au cours de la période étudiée, l’émergence puis le renouvellement des élites locales dans la communauté occupait une place prépondérante de notre questionnement initial. Puisque nous soupçonnions la famille seigneuriale résidante de s’intégrer à la communauté, il nous semblait que la notabilité pouvait constituer une voie d’échappement non négligeable pour ses membres non doté du titre seigneurial. Or, l’observation de la notabilité locale nous a placé devant une situation pour le moins surprenante et reflétant à nouveau le clivage noblesse/roture. S’il arrive que la famille seigneuriale contribue à l’avènement d’une élite locale, celle-ci est le plus souvent d’origine externe, et ce tout au long de l’histoire seigneuriale. C’est davantage en s’alliant à cette élite que la famille seigneuriale parvient à intégrer le groupe. Les rapports à la notabilité sont contrastés entre familles nobles et roturières. Tandis que les premières tendent plutôt vers l’élite coloniale que vers la petite notabilité locale, les secondes parviennent difficilement à intégrer celle-ci, alors que les familles paysannes aisées, par exemple, accèdent fréquemment à l’élite locale par différentes fonctions de notabilité. De plus, certaines familles roturières semblent s’effacer progressivement devant ces notables venus d’ailleurs qui investissent parfois les pouvoirs sociaux et économiques locaux, accaparant même une honorabilité a priori dévolue au seigneur. À L’Isle-Verte, ce processus est particulièrement manifeste alors que le principal notable du xixe siècle, étranger à la localité, parvient à acquérir jusqu’aux droits seigneuriaux.
11Toutes ces facettes de la sociabilité rurale conduisaient à affirmer assez clairement la dichotomie entre familles seigneuriales nobles et roturières, par le biais de l’auto-ségrégation des premières et de l’intégration, voire l’assimilation, des secondes. Cependant, en nous intéressant plus spécifiquement aux rapports sociaux, harmonieux ou conflictuels, la dualité s’est quelque peu atténuée, obligeant à quelques nuances. En ce qui concerne les témoignages positifs de la présence seigneuriale au sein de la communauté, notamment en regard de l’observation des parrainages, la différence se maintient entre les deux groupes. Si les familles seigneuriales roturières sont fréquemment choisies pour parrainer les enfants de la localité, il s’agit de rapports qui ne témoignent pas nécessairement en faveur de l’honorabilité et du clientélisme, mais davantage pour l’assimilation à la paysannerie et l’absence de différenciation sociale de la famille seigneuriale. Au contraire, lorsque les familles nobles acceptent d’être parrain ou marraine, ce qui est moins fréquent, cela s’inscrit dans le contexte de rapports hiérarchisés évidents et d’une volonté d’afficher son ascendant, cette pratique constituant une attitude paternaliste du seigneur. Cela se manifeste également dans certains parrainages d’esclaves ou d’Amérindiens. Également, alors que les enfants des seigneurs nobles bénéficient fréquemment de parrains fort prestigieux puisés hors de la seigneurie, gouverneurs par exemple, les familles roturières ont recours à la paysannerie locale, plaidant à nouveau en faveur d’une intégration à la communauté, voire d’une incapacité à s’en distinguer durablement. Définitivement, alors que la sociabilité de la famille seigneuriale roturière se caractérise par l’ancrage à la localité et par sa difficulté à s’élever au-dessus de son statut social originel, la famille noble, quant à elle, est incontestablement tournée vers l’extérieur.
12Le dernier aspect auquel nous nous sommes intéressé fut la nature conflictuelle des rapports sociaux engendrés par la présence seigneuriale. L’image d’une famille seigneuriale résidante côtoyant ses censitaires dans une belle harmonie, colportée notamment par les écrits de Philippe Aubert de Gaspé, n’a pu être confirmée. Au contraire, pour toutes les seigneuries où les sources judiciaires nous l’ont permis, nous avons pu constater de nombreux rapports conflictuels entre ces deux groupes. D’ailleurs, en certains cas, la présence de la famille seigneuriale apparaît même comme une cause supplémentaire de querelles et de mésententes. Privilèges honorifiques, mais surtout privilèges fiscaux des seigneurs enveniment occasionnellement les relations sociales au sein de la communauté. Qu’ils s’agissent de plaintes de censitaires ou de poursuites seigneuriales, la présence de la principale famille de la localité ne constitue apparemment pas un gage de bonne entente. Toutefois, l’ampleur de ces conflits reste à préciser. Les notables locaux, dont les principaux habitants, se sont avérés une composante cruciale de ces rapports tendus entre censitaires et seigneurs, jouant souvent un rôle de premier plan lors des contestations, assurant en quelque sorte un contrôle sur l’institution seigneuriale, veillant à ce que cette dernière remplisse sa part du contrat, en contrepartie des privilèges que lui reconnaissent les habitants. Si le système seigneurial a une vocation utilitaire, par les moulins, les routes locales, mais surtout l’attribution de la terre, dès lors que la population est en place, on attend de lui qu’il assure convenablement aux habitants ces services de manière à mériter ses droits. En cette matière, seigneurs nobles et roturiers semblent rencontrer les mêmes résistances et eux-mêmes revendiquer leurs dus, quoi que les nobles, mais peut-être est-ce en raison des sources disponibles et de la localisation avantageuse des seigneuries, semblent plus fréquemment entrer en conflit.
13De manière globale, la nature de la sociabilité entre ces deux parties, la famille seigneuriale et les habitants, s’est rapidement avérée être influencée par l’origine sociale de la première. En effet, l’appartenance des familles seigneuriales à la noblesse ou à la roture constitue un facteur crucial dans la mise en place et l’évolution des liens entre les deux groupes. On peut considérer comme une faiblesse de cette analyse le caractère hétérogène du groupe seigneurial observé. Mais, à notre avis, il s’agit au contraire d’un élément fondamental pour comprendre le particularisme du système seigneurial laurentien dont une partie des seigneurs est constituée d’éléments d’origine très modeste, particulièrement au sein du groupe des résidants. Parmi les dix familles que nous avons observées de manière intergénérationnelle, parce que résidantes dans la longue durée, seules quatre appartenaient à la noblesse et parmi elles, une seule était de noblesse antérieure à la venue en Nouvelle-France. Ainsi, cette spécificité apparaît fortement liée à la décision de prendre résidence sur la seigneurie, les roturiers regroupant près des trois quarts de tous les résidants. Néanmoins, la longue durée de l’étude nous a permis d’observer l’évolution des communautés, mais également de la famille seigneuriale elle-même. Or, ces familles, même lorsqu’elles voient leur statut se renforcer, choisissent de maintenir leur lieu de résidence principal dans leur seigneurie d’origine.
14Entre l’intégration à la communauté, voire à long terme l’incapacité à s’en distinguer et à préserver la seigneurie, et l’affirmation d’un statut véritablement distinctif, les familles seigneuriales résidantes manifestent des attitudes différenciées. À travers les aspects abordés, reproduction familiale, alliances, conflits, nous avons souvent constaté la dichotomie entre familles nobles et familles roturières du point de vue de la sociabilité. Force est de nuancer l’hypothèse par laquelle nous supposions une intégration à la collectivité. Si tel est bien le cas pour la plupart des familles roturières, donnant parfois même naissance, au sens propre, à une partie considérable de la population locale, s’en distinguant difficilement, les principales familles nobles ont davantage été attirées par une sociabilité à grande échelle parmi les hautes sphères de l’élite coloniale. En dépit d’un titre seigneurial, on échappe difficilement à ses origines et l’anoblissement demeure un acte fondateur de l’identité familiale qui autorise un tout autre niveau de sociabilité. Cependant, la frontière est souvent ténue et certaines familles nobles (les Couillard principalement) optent pour des rapports sociaux largement locaux, tandis que des roturiers peuvent espérer dépasser le cadre de la communauté, tels les seigneurs de Saint-Hyacinthe ou les Crevier de Saint-François. La compréhension de ces réalités multiples passe par la localisation de la seigneurie, elle-même influencée par le statut de la famille, autorisant plus facilement certains à créer des liens avec l’élite coloniale.
15En voulant interpréter le système seigneurial laurentien dans l’optique d’une seigneurie « utilitaire » et non exclusivement oppressive, nous avons voulu démontrer que l’observation des rapports de sociabilité nés dans les seigneuries habitées par ces « seigneurs campagnards » pouvait contribuer à une vision moins rigide et surtout plus diversifiée du régime seigneurial. Malgré les nuances ci-haut évoquées, l’étude des seigneurs résidants, bien qu’elle soit relative au quart seulement des seigneuries laïques laurentiennes et qu’il s’agisse souvent de fiefs de dimension modeste, permet d’approfondir l’état des connaissances sur le régime seigneurial, faisant apparaître la présence de la famille du seigneur comme une réalité importante dans la société rurale à l’échelle locale. La seigneurie, pour les Rioux à Trois-Pistoles, les Tremblay aux Éboulements, les Bélanger à L’Islet ou encore les Hamelin à Grondines, ne représentait pas une entreprise au même titre que l’île Jésus et Beaupré pour le Séminaire de Québec, La Prairie et Notre-Dame-des-Anges pour les Jésuites, ou encore Montréal pour les Sulpiciens. Dans ces dernières seigneuries, la sociabilité rurale n’était pas généralement marquée par la présence physique du seigneur. De même, la situation était aussi fort différente dans les seigneuries qui deviennent, après la Conquête, propriété de seigneurs britanniques entraînant un rapport d’altérité tant sociale que culturelle. Là aussi, nous croyons que poser le problème de la « présence » contribuerait à faire ressortir des réalités différentes et à saisir des dynamiques sociales influencées par celle-ci.
16C’est en poursuivant les études de cas et en faisant ressortir la multiplicité et le caractère évolutif des situations et non en s’enfermant dans une vision fixiste que nous pourrons arriver à une vue d’ensemble plus représentative du régime seigneurial laurentien. Cent cinquante ans après son abolition, nous sommes bien forcé de conclure que tout n’a pas encore été dit. L’occasion semble propice pour relancer le débat sur cette vieille institution qui ne s’éteignit pas entièrement en 1854, nous invitant à faire l’histoire du régime seigneurial et de ses survivances au xxe siècle.
Notes de bas de page
1 S.C., 1854-1855, 1re session, c. 3. Formellement, il s’agissait de l’Acte pour l’abolition des droits et devoirs féodaux dans le Bas-Canada. Après deux projets de loi qui s’étaient vus battus en chambre, celui présenté par le ministre de la Justice, L.-T. Drummond, en 1854, fut adopté abolissant définitivement la tenure seigneuriale. Voir Sylvio Normand, « Confection du cadastre seigneurial et cadastre graphique », La Revue du Notariat, vol. 91, n° 3-4 (nov.-déc. 1988), p. 185-189.
2 Ainsi, en 1822 avait été promulgué par le Parlement impérial l’Acte du commerce du Canada (U.K., 1822, c. 119) qui octroyait la permission de racheter les lods et ventes dans les fiefs urbains de Québec et de Trois-Rivières. Puis, en 1825, l’Acte des tenures seigneuriales du Canada (U.K., 1825, c. 59) autorise les seigneurs à racheter à la Couronne la pleine propriété de leurs terres (privilège non octroyé alors aux censitaires à l’égard des seigneurs). Voir Georges Baillargeon, « La tenure seigneuriale a-t-elle été abolie par suite des plaintes des censitaires ? », RHAF, vol. 21, n° 1 (juin 1967), p. 64-80 ; également Jean Benoît, La question seigneuriale au Bas-Canada : 1850-1867, Sainte-Foy, université Laval, 1978, thèse de maîtrise (histoire), 215 f.
3 S.C., 1854-1855, 1re session, c. 3, préambule.
4 À quelques exceptions près, dont la tenure « manoriale » qui exista dans la province de New York. Sur cette exception, voir l’ouvrage de Sung Bok Kim, Landlord and tenant in Colonial New York : Manorial Society, 1664-1775, Williamsburg, Chapel Hill, 1978, 456 p.
5 Gérard Bouchard a contribué de façon enrichissante à la réflexion relative à cette notion des mythes fondateurs de l’identité nationale. La manière dont a été aboli le système seigneurial témoigne également en faveur de l’absence de ruptures propres à la construction d’une forte identité. Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du nouveau monde, Montréal, Boréal, 2000, 504 p.
6 Paul-Yvan Marquis, La tenure seigneuriale dans la province de Québec, Chambre des notaires, 1987, 256 p. ; Sylvio Normand, « Confection du cadastre seigneurial… », loc. cit.
7 Voir l’article récent de Robert Sweeny, « Paysans et propriété. La commutation à Montréal, 1840-1859 », Christian Dessureault, John A. Dickinson et Joseph Goy (dir.), Famille et marché, xvie-xxe siècle, Sillery, Septentrion, 2003, p. 161-166. L’auteur y traite du cas de Montréal où les commutations sont autorisées dès la décennie 1840 et insiste sur le peu d’avantages qu’en retirèrent les habitants. Il est également intéressant de souligner que des jugements récents plaident en faveur de cette persistance de l’influence seigneuriale au Québec, en matière de droit des biens, notamment en rapport avec les rives des cours d’eau : Cour d’appel du Québec, Painchaud c. Québec (18 novembre 1997) ; Cour d’appel du Québec, Québec c. Auger (18 juillet 1995) ; Cour d’appel du Québec, Société du port de Québec c. Lortie-Côté (20 novembre 1990).
8 À titre d’exemple, quelques-uns de ces manoirs qui subsistent et ont aujourd’hui diverses fonctions : domaine Joly de Lotbinière (www.domainejoly.com) ; manoir de la Petite-Nation (www.petite-nation.qc.ca/patrimoine/ manoir) ; manoir Rouville-Campbell (http ://www.manoirrouvillecampbell.com/fixe) ; seigneurie des Aulnaies (http ://www.laseigneuriedesaulnaies.qc.ca).
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