Conclusion
p. 195-199
Texte intégral
1Entre le moment de leur établissement sur la seigneurie et la fin de leur « règne » seigneurial, marqué par une vente, une saisie judiciaire ou la commutation des terres, nous avons pu observer les comportements de ces familles dans leur rapport à la propriété seigneuriale. En sélectionnant ces familles qui se sont illustrées par la « durabilité » de leur présence sur leur fief, nous avions pour objectif de saisir les dynamiques famille/seigneurie et seigneurs/habitants, mais il y avait d’abord lieu de découvrir les premiers concernés, soit la famille seigneuriale et ses membres.
2Dans une première étape, nous avons reconstruit, dans une analyse de démographie familiale de type généalogique, les lignages seigneuriaux. La compréhension des attitudes seigneuriales passe nécessairement par celle de la structure de ces familles. Ainsi, la première section du chapitre ii constituait un portrait démographique de ces familles, caractérisées par une nombreuse progéniture (près de 8 enfants par couple) qui allait s’avérer lourde de conséquences pour ces familles détentrices de propriétés seigneuriales et soumises à un partage de type préciputaire, favorisant l’aîné. Les couples seigneuriaux, tant chez les familles nobles que roturières, donnèrent donc naissance à plusieurs enfants, plus particulièrement au xviie et xviiie siècles, alors qu’à la fin de la période étudiée, les familles nobles tendent à donner naissance à moins d’enfants ou à subir davantage les pertes d’une mortalité infantile et juvénile. Toujours d’un point de vue démographique, les couples seigneuriaux se caractérisent par une forte mortalité du seigneur et, par conséquent, par la présence d’une majorité de veuves seigneuresses (29 sur 50 couples).
3La connaissance des réalités démographiques a rendu possible l’analyse de ce que nous avons appelé la « reproduction seigneuriale » considérant le statut social et surtout le statut des terres possédées par ces seigneurs. C’est à ce niveau que nous est apparu d’abord le caractère singulier de ce groupe de seigneurs liés par leur présence sur leur fief. Nous avons voulu découvrir dans quelle mesure ces familles seigneuriales, qui prirent résidence parmi leurs censitaires, réussirent à assurer aux leurs une reproduction à l’identique. L’observation du mode successoral prévalant au sein des dix familles, où le fils aîné, conformément à la Coutume de Paris, tend généralement à devenir le seigneur principal, a d’abord permis de constater que plusieurs seigneuries, surtout chez les familles roturières, sont néanmoins partagées, parfois à chaque génération, entre les héritiers, complexifiant la structure de la seigneurie et multipliant les co-seigneurs. Dans certains cas, ceci entraînera, sinon la perte de la seigneurie, à tout le moins le repli de plusieurs enfants de seigneurs sur le monde paysan dont la famille était parfois issue. D’un point de vue successoral, les familles seigneuriales roturières se distinguent également par de fréquentes donations du vivant du seigneur, reproduisant ainsi le modèle utilisé par les familles paysannes. À l’opposé, des familles nobles comme les Juchereau Duchesnay ou les Boucher de Boucherville assurent tant que possible le maintien de l’intégrité seigneuriale entre les mains d’un seul héritier, favorisant la préservation d’un statut réellement distinctif, mais également l’enrichissement.
4Pour déterminer la capacité ou l’incapacité des familles seigneuriales à assurer la reproduction à l’identique, il nous a été possible de cibler deux critères signalétiques révélateurs : l’alphabétisation et le destin des fils non héritiers. En dépit de certaines exceptions, ces indicateurs ont révélé une dichotomie bien tangible entre les familles nobles et les roturières en matière de réussite ou d’échec de la « reproduction seigneuriale ». Des familles nobles instruites et assurant aux exclus du titre seigneurial des carrières dans l’armée ou dans le célibat ecclésiastique, voire dans le commerce ou l’administration publique, sont à opposer à de modestes familles roturières souvent analphabètes et dont les fils ne réussirent pas à maintenir le statut de leur père-seigneur, retombant parfois dans cette paysannerie (agriculteurs, voire même journaliers) dont leur ancêtre était issu. Ainsi, alors que des lignées seigneuriales assurent à leurs fils une destinée hors de la seigneurie où ils ont vu le jour, mais respectant la dignité de leur condition, d’autres voient leurs enfants décliner socialement. Cette réalité doit être étroitement mise en rapport avec la localisation de la seigneurie, mais aussi avec le statut originel de la famille, affectant considérablement la capacité à accéder pleinement à un statut véritablement « seigneurial ». Les exemples de Trois-Pistoles et de L’Isle-Verte que nous avons pu comparer à d’autres seigneuries, telles Rimouski ou Les Éboulements, ont fourni des exemples de familles analphabètes, isolées socialement et géographiquement qui arrivent difficilement à préserver leur statut et leur titre seigneurial. D’un autre côté, la proximité de la ville a favorisé, pour les familles seigneuriales de Boucherville ou de Beauport, par exemple, d’une part l’installation sur place, mais aussi, d’autre part, l’intégration réussie à une élite coloniale et urbaine de proximité.
5La démographie et la reproduction de ces familles seigneuriales mieux comprises, nous avons poursuivi l’étude de cet acteur principal en abordant spécifiquement deux moments de la vie qui permettent d’observer les comportements sociaux, mais aussi les premiers témoignages de l’ouverture sur l’Autre : le mariage et le veuvage.
6Au chapitre iii, avant de nous intéresser aux mariages, nous avons fait un détour par les célibataires afin de vérifier si le célibat, laïc ou ecclésiastique, avait constitué une voie d’échappement pour certains membres de la famille incapables, par exemple, de nouer de brillantes alliances. Le célibat laïc, bien que s’accentuant au fil du temps, est semblable à celui enregistré dans la population globale et les familles roturières, qui en comptent davantage que les nobles, n’y voyaient fort probablement pas une manière d’éviter une mésalliance puisque, dans ces mêmes familles, les autres frères et sœurs ne parvenaient que rarement à conclure des unions dans l’homogamie. Le célibat ecclésiastique, quant à lui, se concentre dans un petit nombre de familles seigneuriales, principalement chez les nobles, et ne regroupe que dix-huit individus sur trois siècles, pour ces dix familles. C’est donc du côté du mariage que nous avons recherché d’éventuelles attitudes sociales dignes du groupe seigneurial.
7Nous avons analysé les alliances matrimoniales en essayant de détecter les diverses motivations pouvant expliquer le choix du conjoint. Évidemment, en procédant ainsi, nous étions bien conscient de l’impossibilité d’arriver à une classification statistique des mariages seigneuriaux, mais nous pensions pouvoir faire ressortir différentes facettes de l’alliance, souvent indissociables les unes des autres.
8En premier lieu, compte tenu de l’époque et surtout de la catégorie sociale des familles étudiées, nous avons porté notre attention sur les réalités régissant l’alliance. La volonté habituelle d’homogamie avait-elle été respectée ? Pour différentes raisons, l’incapacité à conclure des mariages homogames était généralisée au sein du groupe. Nobles et roturiers confondus, ce sont à peine 25 % des 209 alliances répertoriées qui impliquaient des conjoints d’un rang social égal ou supérieur. En considérant distinctement les familles nobles et roturières, le phénomène demeurait flagrant alors que plus de 60 % des enfants de familles seigneuriales d’origine roturière devaient se contenter d’un conjoint très modeste et que seulement 35 % des enfants de familles nobles ont réussi à s’allier à d’autres nobles. Dans un cas comme dans l’autre, malgré un statut social différent, nobles et roturiers se caractérisent par des alliances généralement hypogamiques, avec des distinctions plus ou moins marquées selon le sexe et le rang dans la famille.
9D’autres motivations pouvaient contribuer à expliquer le choix d’un conjoint. D’abord, la parenté qui, en raison des mariages consanguins, mais aussi des alliances inter-seigneuriales et des mariages remarquables, constituait un lieu de sociabilité privilégié. Les mariages consanguins se sont révélés être relativement fréquents, surtout chez certaines familles qui multipliaient ce type d’alliances. Aussi, les échanges de conjoints entre familles seigneuriales, presque exclusivement résidantes, constituaient une réalité qui caractérisait certaines des familles à l’étude, plus spécifiquement les roturiers ; mais ce phénomène diminue considérablement après le xviiie siècle, alors que la population locale augmente, ainsi que le bassin de conjoints potentiels. Sans être exceptionnellement nombreuses, les alliances dites remarquables, unissant plusieurs frères et sœurs à des conjoints d’une même famille, souvent associées aux familles de la paysannerie, sont le lot de plus de 12 % des alliances, rarement chez les nobles, attestant à nouveau de la similitude de comportements entre certaines familles seigneuriales roturières et la masse paysanne dont elles sont issues. Ces trois lieux d’influence de la parenté sur l’alliance matrimoniale ne sont pas toujours dissociables, lorsqu’il s’agit, par exemple, d’un mariage remarquable, unissant deux familles seigneuriales et, de surcroît, déjà apparentées…
10En observant les lieux d’origine déclarés par les conjoints, les mariages ne se sont pas avérés strictement endogames (d’un point de vue paroissial), mais se démarquaient néanmoins par une endogamie de proximité, dépassant assez rarement le gouvernement habité par la famille. Seules les familles de la noblesse semblent pouvoir se targuer d’une sociabilité matrimoniale à l’échelle urbaine ou coloniale, leur permettant de trouver des conjoints pour leurs enfants au sein de l’élite de la vallée du Saint-Laurent, faisant fi des distances. Pour une proportion élevée de fils et de filles de seigneurs résidants, c’est dans la région natale, et souvent parmi une population relativement modeste, que les conjoints étaient choisis. Ces constats sont également renforcés par la valeur des douaires convenus aux contrats de mariage qui n’offrent pas d’explications économiques à certaines alliances en apparence dérogeante. De plus, ces alliances dans la proximité ne permettaient que rarement des mariages inter-culturels, contrairement à l’idée selon laquelle les grandes familles seigneuriales de la noblesse coloniale française avaient été parmi les premières à s’allier aux conquérants. Au sein du groupe en question, les rares mariages inter-culturels ne se réalisent qu’après 1800 et concernent, sans surprise, les familles nobles. Le fait de résider à la campagne peut expliquer en partie cette absence d’unions avec le conquérant au cours des décennies suivant la Conquête. En effet, la ville offrait à l’élite davantage d’occasions de rencontres avec les notables d’origine britannique.
11Enfin, au-delà de toutes ces motivations possibles, de toutes ces restrictions et influences en matière matrimoniale, il restait à traiter de la place de l’amour et des sentiments. Peu documentée, cette question a tout de même pu être abordée par l’entremise de certaines familles. S’il n’a pas été possible de connaître ce qu’il en était chez les roturiers, supposant que la liberté de choisir était semblable à celle des familles paysannes (ce qui semble corroboré par l’origine sociale et géographique des conjoints), les familles nobles devaient, de leur côté, assurer un meilleur contrôle en matière matrimoniale, notamment pour leurs filles qui ne pouvaient transmettre leur dignité à leurs enfants sans épouser un noble, mais aussi pour les fils comme nous l’avons vu avec l’exemple d’Antoine Juchereau, menacé d’être déshérité par sa mère. Les possibilités de déroger n’étaient pourtant pas inexistantes puisque seule une minorité parvint à s’allier à des nobles et comme en témoigne aussi l’exemple de Charles Boucher qui conclut une union inhabituelle. De plus, grâce à la correspondance échangée entre les époux de certaines familles, il nous a été possible de détecter une évidente tendresse entre époux, qui avait cependant pu naître tant pendant qu’avant le mariage, faut-il le rappeler.
12Les unions seigneuriales étant fréquemment rompues par le décès du seigneur, un dernier chapitre a permis de présenter les veuves « seigneuresses ». D’autres réalités familiales ont fait surface, notamment la quasi-absence de remariages chez les veuves dont certaines usèrent sans hésitation de ce statut en assurant la gestion familiale et seigneuriale. Néanmoins, toutes ne furent pas aussi actives que Geneviève Allies à la Rivière-du-Sud et dans nombre de cas, la mort du seigneur est loin de signifier la « naissance » d’une seigneuresse. En effet, il semble que le patriarcat qui structure la société de la vallée du Saint-Laurent préindustrielle, comme la plupart, sinon la totalité, des sociétés occidentales à l’époque moderne, s’avère plus puissant que les droits et libertés conférés aux femmes par la mort de leur époux en vertu de la Coutume de Paris.
13Les veuves, parvenues à une position à prépondérance masculine, en raison d’un accident démographique (la mort de leur époux avant la leur), sont encadrées par un réseau de parenté qui, dans le contexte d’un ensemble de normes sociales, s’attend à ce qu’elles délèguent ces compétences. Ce schéma doit tenir compte des réalités inhérentes à chaque famille seigneuriale, telles l’âge, le nombre et le sexe des enfants. La présence de ces veuves à la tête du pouvoir seigneurial, qu’elles exercèrent à des degrés et durant des périodes variables, constitue une caractéristique de ces familles et, ici, l’appartenance à la noblesse ou à la roture ne semble pas jouer un grand rôle, en comparaison des réalités familiales.
14Seigneurs, seigneuresses, fils et filles, conjoints et conjointes composent ces familles de seigneurs campagnards, tantôt nobles, tantôt roturiers. Ces chapitres ont permis de les mieux connaître, mais aussi de découvrir un premier niveau de sociabilité, d’un point de vue familial, c’est-à-dire les individus que la famille du seigneur a intégrés, par mariage ou remariage. La spécificité du sous-groupe des seigneurs résidants permet d’offrir une vision différente de la seigneurie canadienne. Ceux-ci, intégrés physiquement à la communauté locale, se sont avérés parfois assimilés à elle, parfois complètement isolés dans une sorte d’auto-ségrégation. Quelle que soit l’attitude de la famille du seigneur, le fait qu’elle soit résidante et enracinée sur son fief, auprès des habitants, en fait clairement une partie prenante de la vie sociale rurale. Puisque cette présence ne concernait qu’environ le quart des seigneuries, contrairement à la croyance populaire d’un seigneur demeurant dans son manoir, il y a tout lieu de croire que cette minorité d’habitants pour qui le seigneur était un « voisin » vivait de manière différente son rapport à l’institution seigneuriale, éminemment réelle et quasiment palpable.
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