« L’actualité a prodigué des preuves de l’intérêt qui s’attache aux élections partielles ; il n’est plus tout à fait possible de les tenir pour dénuées de signification. »
(René Rémond)

1Bien qu’ancien officier parachutiste, Jean-Marie Le Pen n’était pas tout à fait un parachuté en décidant de se présenter à l’élection législative partielle d’Auray des 11 et 18 décembre 1983. Il est en effet né le 19 juin 1928 dans la 2^e circonscription du Morbihan à Locmariaquer1. Lors du premier tour, il obtint 12,02 % des suffrages exprimés avec un taux de participation de 60 %, niveau assez faible en soi mais convenable en l’absence du travail collectif national de mobilisation effectué lorsque les enjeux sont estimés plus importants. Une manchette occupait la Une de Libération le lendemain : « Le Pen sans peine, la gauche décroche2 » Sur Antenne 2, le présentateur Bernard Rapp parla de « résultat choc » à La Trinitésur-Mer avant de lancer un reportage. On y voit le président du Front national (FN) entre son épouse d’alors, Pierrette Lalanne, et son directeur de campagne, Jean-Marie Le Chevalier3. N’ayant pas atteint le seuil légal pour se maintenir (12,5 % des inscrits), J.-M. Le Pen fut éliminé avec ce mode de scrutin majoritaire uninominal à deux tours4. Il y eut un second tour, mais plus guère de journalistes.

Trois attitudes récurrentes envers ce scrutin

2Plus de trente ans après, on remarque trois attitudes différentes à propos de cette élection : la minimisation, la personnalisation et la nationalisation. La première consiste à négliger cette élection, qui fit pourtant la Une des journaux à l’époque, dans les évocations chronologiques de l’histoire du Front national. Une seule phrase, anodine et descriptive, suffit souvent. Jean Guisnel dans Libération (16 octobre 1984), l’a transformée en élection cantonale… Frédéric Bon et Jean-Paul Cheylan « remarquent à titre anecdotique l’effet personnel de J.-M. Le Pen dans le Morbihan, seul département de l’Ouest adhérant relativement plus aux idées du Front national que du poujadisme5 ». Le journaliste marseillais Michel Soudais l’escamote carrément6, comme Jean-Yves Camus7 et Éric Roussel8, comme si elle gênait aux entournures. Dans les évocations chronologiques, il est courant de passer d’Aulnay-sous-bois (novembre) à l’émission de télévision « L’Heure de vérité » (février) et donc de sauter l’étape d’Auray sans coup férir.

3Il n’est d’ailleurs pas rare de situer les débuts du phénomène Le Pen au scrutin européen du 17 juin 1984, où la liste du Front national atteignit 10,95 % dans une circonscription nationale9. La séquence des élections municipales de Dreux est parfois mentionnée, mais celles d’Aulnay-sous-bois (9,3 %) et d’Auray (12 %) restent en général dans les oubliettes. Dans une hagiographie illustrée servant de support à sa campagne de 2002, l’intéressé lui-même fait l’impasse entre le « tonnerre de Dreux » (mars et septembre 1983) et « L’Heure de vérité » sur Antenne 2 (14 février 1984). Cette tendance à la minimisation s’explique par plusieurs facteurs : le caractère local et ponctuel du scrutin ; le caractère folklorique et provincial de l’événement ; l’embarras vis-à-vis de la répartition spatiale des suffrages qui se sont portés sur J.-M. Le Pen. Celle-ci donne en effet l’impression que plus on s’éloignait de La Trinité-sur-mer, sa commune d’enfance, moins on votait en sa faveur ; n’y avait-il pas obtenu 51,04 % des suffrages ?

4J.-M. Le Pen se gargarisa évidemment de cette curiosité. Maints commentateurs et politiques se seraient en effet sentis forcés d’accepter l’idée que plus on le connaissait plus on l’appréciait : « Là où je suis connu, je fais le plus de voix car les gens savent qui je suis vraiment10. » Un électeur nous a également déclaré lors d’un entretien : « Si Le Pen torturait les gens dans sa cuisine, ça se saurait ! » ; « Je l’appelle Jean depuis qu’on a été au catéchisme ensemble », dit une électrice11. L’interprétation spontanée de nature charismatique était impensable à propos d’un leader politique classé à l’extrême droite par les politiques, les savants et les journalistes dominants. Ce scrutin ne les oblige-t-il pas à mettre en valeur un politique décrit comme porteur des pires stigmates de l’extrême droite ? De fait, qu’il s’agisse d’organisations militantes comme Scalp ou Acrimed, l’envie d’en découdre peut aveugler sur la réalité du phénomène honni.

5La deuxième tendance, la personnalisation, se comprend dès lors mieux : c’est un simple effet « gars du pays » qui expliquerait ce résultat étonnant12. Pascal Perrineau évoque le scrutin en parlant du « Morbihan où le leader d’extrême droite est l’enfant du pays13 ». C. Bonnet lui prédisait 3 %, les RG de 5 à 8 % ; il annonçait 18 % dans la presse par autosuggestion et pour mobiliser ses militants, ce qu’il fit à chaque élection pendant vingt ans, tout en se disant qu’atteindre 10 % serait un succès. Dans leur biographie, deux journalistes de Libération évoquent le résultat : « L’annonce des résultats du premier tour, le 11 décembre, le déçoit : 12,02 %. Il espérait pouvoir se maintenir au second tour. Néanmoins, il est sacré prophète en son pays, avec plus de 50 % des suffrages à La Trinité14. » De fait, le soir du premier tour, il s’exprime en termes de « victoire », méthode Coué oblige. Tout se passe comme si l’opération était globalement réussie. Dans une circonscription sans immigrés ni délinquance, les votes Le Pen n’auraient pas dû, en « théorie » (vision officielle des raisons de voter dans une démocratie, à savoir l’adhésion au discours politique du candidat), atteindre un tel étiage.

6Les journalistes parisiens sont passés en coup de vent. La seule hypothèse envisageable était la dimension personnelle, avec certains commentateurs qui n’étaient pas tous opposés à une mise en valeur du personnage. Le journaliste Jacques Julliard, doué d’une épatante préscience, lui lança un défi : « Ses 12 %, Le Pen va devoir maintenant les confirmer à l’échelle nationale, et ce ne sera pas aussi facile15. » Quand cette élection est évoquée, signaler l’origine du candidat revient donc à minimiser son importance tout en maintenant l’ambiguïté charismatique. Paul Guilbert, dans Le Quotidien de Paris, parle de « remarquable percée » (12 décembre). Dans Le Monde, Alain Rollat parle d’un « succès personnel qu’il vient de remporter » (14 décembre). Dans Le Figaro, Jean Bothorel assure qu’il « est impossible désormais d’ignorer J.-M. Le Pen » (13 décembre). Dans Le Matin de Paris, Maurice Szafran titre : « À La Trinité-sur-mer, 51 % pour le gars du pays16. » Guy Claisse, du Matin, parle de « l’équation personnelle » à prendre en compte17. L’historien Jean-Christian Petitfils s’en contente aussi : « Le Pen lui-même se présente alors à une élection partielle dans le Morbihan [où se trouve sa commune natale]. Il réunit sur son nom 12 % des voix18. » Le politologue P. Perrineau s’exprime en ces termes : « Enfin, en décembre 1983, dans la circonscription qui l’a vu naître, J.-M. Le Pen rassemble 12 % des suffrages19. » Le politiste, futur éditeur et chroniqueur dans les médias, Guy Birenbaum itou : « En décembre, enfin, aux législatives d’Auray [Morbihan], “l’enfant du pays”, J.-M. Le Pen, obtient 12 % des voix, mais dans une conjoncture assez particulière puisque, lors de ce premier tour, pas moins de trois candidats de l’UDF s’affrontent, sur fond de querelles internes.20 » Cette explication reste cependant à l’économie, minimaliste ; elle traduit l’absence d’hypothèses plus sérieuses dans la besace, d’où la séduction qu’elle offre quand on est éloigné, pressé et engagé21.

7Troisième attitude, la nationalisation en raison du tropisme parisien qui porte à projeter une valeur politique et nationale sur les élections locales. L’élection législative partielle d’Auray de décembre 1983 fut également définie comme un « sondage grandeur nature » dans L’Humanité (quotidien communiste assez confiant envers les sondages malgré les réserves des savants). À partir de l’automne 1982, après que François Mitterrand ait incité les médias publics à inviter J.-M. Le Pen22, plusieurs journalistes politiques ont voulu voir une résurgence de « l’extrême droite » (notion pourtant difficile à définir et peu opératoire) afin de se faire peur, de justifier leur utilité de rubricard, de se poser en vigie vertueuse ou de faire oublier les reniements des gouvernements Mauroy (mai 1981-juillet 1984). La dimension personnelle était alors gommée pour préférer une interprétation étayant et étendant le potentiel électoral du Front national au-delà des électeurs censés être affectés par les maux supposés de l’immigration. L’élection d’Auray a fonctionné comme un test de Rorschah : chacun y a vu ce qu’il était prédisposé à y voir. On prédit à J.-M. Le Pen et à son parti, de façon quelque peu précipitée, un avenir radieux, comme si les commentateurs craignaient et espéraient à la fois un tel avènement, dans un rapport de fascination/répulsion. Pourtant, les effectifs du parti à la fin de l’année 1983 ne dépassaient pas cent adhérents en tout et pour tout23. Ce n’est que juste après l’émission d’Antenne 2, lors de la campagne européenne, qu’ils vont s’étoffer avec l’arrivée de groupes intégristes catholiques, de délégués de la secte Moon et de personnalités décaties qui seront mises en avant moyennant finances sur la liste FN pour le scrutin européen du 17 juin 1984.

8Ces trois attitudes vis-à-vis du scrutin d’Auray de décembre 1983 sont autant d’erreurs de parallaxe et d’anachronismes. La personnalisation et la nationalisation ont concouru à la genèse symbolique du phénomène Le Pen en attribuant du crédit personnel au personnage, une dimension nationale et un avenir de plain-pied dans le jeu politique. On sait par exemple combien et comment le fait d’assimiler et de comparer ce phénomène aux différentes manifestations de « l’extrême droite » a pu lui donner de l’épaisseur, une « plue-value de substance » d’après le politiste Bernard Lacroix24, ainsi qu’une forme paradoxale de justification immanente de sa présence, répondant à une « tradition » ou à une « famille » transhistorique dûment répertoriée. Il conviendrait plutôt de placer cette élection comme une séquence intermédiaire dans un processus ; elle a eu son importance, mais sans l’exagérer ni la revisiter téléologiquement. « Il est impossible de décider qu’un fait est historique et qu’un autre est une anecdote digne d’oubli, parce que tout fait entre dans une série et n’a d’importance relative que dans la série », affirmait Paul Veyne25.

9Pour A. Rollat et Edwy Plenel (Le Monde), le scrutin d’Auray fut l’une des quatre « étapes26 ». Pour P. Perrineau, il a permis à J.-M. Le Pen de « s’imposer comme un partenaire électoral de poids27 » ; certes, mais grâce au travail symbolique des commentateurs politiques autorisés, de fait impliqués dans la réussite relative de la petite entreprise lepéniste. Ajoutons que la majorité absolue dans la chambre basse n’était pas en jeu dans les deux élections partielles simultanées (Auray, Cahors). On peut aussi invoquer la figure tutélaire de René Rémond, historien catholique et politologue éminent, qui songeait assurément au scrutin alréen lorsqu’il écrivit : « L’actualité a prodigué des preuves de l’intérêt qui s’attache aux élections partielles ; il n’est plus tout à fait possible de les tenir pour dénuées de signification28. » On abonde, à l’exception cependant du vocable « signification » : le travail du chercheur ne consiste pas à « interpréter » (de loin et vite), à donner un sens unique et politique aux votes, mais à décrire, à comprendre et à expliquer (de près et posément). On a pu remarquer combien R. Rémond fut tenté de se retrancher derrière l’irrationalité pour éviter de remettre en cause ses routines de pensée : « Si rien en politique n’est inintelligible, l’explication n’est pas nécessairement de type rationnel29… »

10Pour y parvenir malgré cet avertissement péremptoire et défaitiste, il faut faire tenir ensemble offre partisane et demande électorale, les deux constituant un marché particulier à chaque fois, la conjoncture nationale évoluant sans cesse, de même que la configuration politique locale. Les électeurs de la circonscription d’Auray qui se sont déplacés ce jour-là ont arbitré en fonction d’une structure d’offre précise qu’il faut prendre en compte pour comprendre les votes Le Pen et leur répartition spatiale. De plus, des liens préexistaient entre certains électeurs et certains candidats. La personnalité, le degré d’implantation et les qualités morales des candidats importent aussi, rappelle Daniel Gaxie30. Dès le mois de juin suivant, six mois après, les votes changent malgré une base électorale identique.

11Il s’agit donc de mettre en évidence les soubassements de la transaction, des transactions devrait-on dire, entre les candidats et les électeurs qui se sont « exprimés » dans leurs logiques respectives, parfois éloignées de la vision orthodoxe du vote31. On considérera ainsi qu’ils se sont servis du bulletin Le Pen pour témoigner d’un malaise social personnel qu’ils vivent douloureusement alors que ni la droite ni la gauche ne leur ont apporté de solution32. Pour B. Lacroix, « ils s’en servent moins comme un moyen de manifester une opinion que comme un instrument d’expression de leur satisfaction de vivre comme ils vivent33 ». Concrètement, cela veut dire qu’ils ne sont pas nécessairement d’accord avec les idées du candidat. Le fait que leurs votes, une fois additionnés, vont sans doute susciter la panique vertueuse de celles et ceux pour qui tout semble aller bien fait partie des compensations symboliques associées à un tel choix. Ce que ces éléments suggèrent, c’est la pertinence maintenue de l’intuition de Pierre Bourdieu, celle de l’homologie structurale des positions : les votes s’expliqueraient par une homologie entre la situation de l’électeur dans son champ social de référence et celle du candidat dans le champ politique34. La transaction se situerait là, dans cette rencontre partiellement maîtrisée de part et d’autre, visible indirectement. Les conclusions dubitatives des politologues sur cette hypothèse ne sont pas définitives car ils se basent sur des données partielles et frelatées (sondages) : refus de sollicitation par la moitié des électeurs de Le Pen et donc forte non représentativité des échantillons ; réponses tactiques donc peu fiables des répondants étant donné leurs rapports aux élites dont font partie les sondeurs ; informations lacunaires sur les parcours sociaux des électeurs et leurs aspects subjectifs35. Autrement dit, en se fiant aveuglément aux sondages commerciaux pour leurs calculs, ces politologues ne se donnent pas les moyens –pratiques et intellectuels– de conclure à l’abandon de l’hypothèse bourdieusienne, ce qu’ils font pourtant avec une précipitation suspecte ; adoptant une attitude qui relève plus de l’idéologie et des intérêts que de la rigueur scientifique, ils sont impatients d’en finir avec les déterminants sociaux pour « libérer » les électeurs de leurs optionnels ancrages de classe et les rendre (artificiellement) rationnels et utilitaristes, voire sensibles à l’exposition aux médias.

L’héritage contrasté d’andré siegfried

12Avant d’aller plus loin dans l’exploration de cette élection, il convient de signaler plusieurs limites et intérêts de l’approche d’André Siegfried dans son Tableau politique de la France de l’Ouest. Il n’y a rien là que de très logique compte tenu du siècle qui s’est écoulé et durant lequel les sciences sociales ont progressé. Notons d’abord la délimitation d’un « ouest » qui n’existe qu’à partir d’un regard jacobin (quadrillage ignorant la variété des populations incluses dans les zones artificiellement dessinées et réunies de force dans le giron français) et républicain (méfiance envers des zones de mission pour l’État, la république et la laïcité). « La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre », affirmait Yves Lacoste dans une célèbre maxime. Ensuite, A. Siegfried fonde son analyse sur la prénotion que les votes reflètent les opinions politiques de la population. En cela, il partage la doxa de la démocratie indirecte, qui veut que les citoyens « s’expriment » (vote = vœu, suffrages « exprimés », « voix ») en déposant un bulletin dans l’urne (sans enveloppe ni isoloir jusqu’en 191336). Les votes auraient des idées politiques affirmées comme principes, en correspondance inouïe avec celles professées par les candidats ; B. Lacroix évoque ainsi « … l’idée commune selon laquelle l’opinion est la libre manifestation du citoyen », qui conduit à voir les votes Le Pen comme « un phénomène spontané dont il n’y aurait pas lieu de rechercher les raisons ailleurs que dans les préférences proprement politiques » et à en faire « un phénomène unifié et homogène […] plutôt qu’une coalescence protestataire37 ».

13Les élections législatives, d’après A. Siegfried, seraient le « vrai manifeste politique du suffrage universel » ; mais l’auteur du Tableau se situe dans un cadre intellectuel réducteur et fallacieux que l’on retrouve dans les travaux actuels basés sur un découpage départemental de la France : « L’identité géographique serait-elle grossièrement attestée, il resterait à démontrer que globalement établie à l’échelle d’un département (d’un canton ou même d’un bureau de vote), les corrélations qui généralement diminuent à mesure que l’investigation est plus fine, valent encore au niveau individuel », estime Patrick Lehingue38. L’approche de Siegfried et de ses épigones conduit également à valoriser la comparaison et la juxtaposition de cartes39, et qu’on peut parler à bon droit d’« implantation » dès lors que l’étiage élevé de votes se répète. Pourtant, ces automatismes de langage et de pensée induisent trois conséquences néfastes quant au degré de pertinence des explications proposées :

• la tendance à l’unification et à la politisation des « significations » des votes qui se sont portés sur une même marque politique40, tendance repérable dans l’emploi du singulier (« le vote Le Pen »), les électeurs étant prioritairement voire exclusivement définis par rapport à leur opinion politique présumée (plus que par leurs habitus de classe ou leurs parcours socio-biographiques41) ;

• la tendance au déterminisme tellurique (du sol) que l’on retrouve dans les cartes de l’immigration, du vote Poujade et de la délinquance ou encore dans le mystique « effet de halo » de P. Perrineau, expression empruntée à la méthodologie des questionnaires…, sans doute faute de pouvoir expliquer le fait que les votes Le Pen soient plus nombreux dans les zones résidentielles jouxtant les « cités » que dans ces dernières ;

• la tendance à transfigurer la stabilité constatée des votes par le recours aux notions psychologisantes de « mentalité » ou de « tempérament » collectif –puisque ce sont des idées qui sont forcément à leur origine– surtout lorsque la cartographie est la seule technique mobilisée et que cette monomanie conditionne fatalement les déterminants du vote privilégiés (nature du sol, dispersion de l’habitat, type de sociabilité).

14On peut comprendre cette tentation, les populations sous la III^e République étant moins mobiles qu’aujourd’hui. De plus, quel degré de pertinence revêt l’invocation d’une « race celte », qu’A. Siegfried qualifie de versatile, impulsive, sensible à l’éloquence (= influençable, de grands enfants, quoi), pour expliquer les votes dans la circonscription d’Auray en 1983 ? Dans cette perspective, on s’étonne qu’il n’ait pas tenu compte, tant qu’à faire, du christianisme celtique, différent du catholicisme romain, ainsi que du « matriarcat psychologique » attribué aux Bretons, ou encore le fait qu’on les dit têtus ou plus attachés aux ponts qu’aux murs42. Fatalement prisonnier de sa propension généralisatrice et de son inclination missionnaire, A. Siegfried est obligé de céder à une rhétorique complexe ; il n’arrête pas, dans les arcanes de son ouvrage fondateur, de trouver des exceptions et d’essayer laborieusement de les expliquer, tanguant entre casuistique et généralité.

15Plusieurs points restent néanmoins stimulants. D’abord le fait qu’il travaille avec des votes dépouillés et non, comme le font de nos jours politologues, journalistes et sondeurs, avec des chiffres biaisés de sondages. Ensuite, A. Siegfried est doté d’une incontestable humeur positiviste en vue d’expliquer, de mettre au jour des causes collectives aux comportements électoraux. Il se base sur des postulats fort désirables en matière de recherche scientifique, comme le fait qu’une telle stabilité temporelle et spatiale dans les choix électoraux ne peut être le fruit du hasard, qu’elle doit absolument recevoir, à l’instar des sciences physico-naturelles, une pleine explication. Dans ses efforts, il reste néanmoins dépendant de ses sources institutionnelles et du caractère embryonnaire de la sociologie politique d’alors.

16A. Siegfried prône un découpage plus fin (cantonal) que le découpage départemental ; on ne peut qu’abonder et on pourrait aller plus loin encore, jusqu’au bureau de vote, et même à l’électeur lui-même43 : « Mais un tel arsenal informatique ne saurait masquer le fait que ce livre confirme plus qu’il ne découvre, constate plus qu’il n’explique. La quantification se concilie mal avec la complexité des nuances locales. […] La géographie électorale ignore l’individu votant pour s’intéresser aux ensembles ayant voté, et définis par leur détermination collective », estime Michel Hastings44. Son investigation est aussi limitée par ses sources, officielles, et non basée sur un contact direct et approfondi avec les électeurs du cru. Mais, en 1913, A. Siegfried aurait éprouvé les plus grandes difficultés à discuter avec les habitants de la circonscription d’Auray car la très grande majorité d’entre eux ne parlait que le vannetais (gwenedeg), l’une des quatre variantes de la langue bretonne…

Le contexte politique local

17L’étude de la répartition spatiale des votes est l’un des passages obligés avant de monter éventuellement en généralité. Mais les votes ne peuvent être analysés indépendamment de la structure d’offre politique à laquelle les électeurs s’ajustent au cas par cas. Six mois plus tard, les résultats de la liste du Front national aux élections européennes sont répartis de façon différente dans la même circonscription. Un score équivalent peut ainsi cacher des causes et des raisons des votes hétérogènes malgré un corps électoral identique (hors quelques décès et déménagements). Mais pourquoi cette élection a-t-elle eu lieu au cours de cette 7^e législature de la V^e République ? Elle a été organisée suite à la démission du député, Christian Bonnet (UDF-PR), élu sans discontinuer dès le premier tour depuis 1956 – 72,4 % en 1968, 68,3 % en 1973, 61,9 % en 1978, 62,5 % en 1981–, ministre de 1972 à 1981, maire de Carnac de 1964 à 1996, conseiller général de 1958 à 2002. Un notable de premier rang. Celui-ci avait été élu sénateur en septembre 1983 et son poste devait donc être pourvu ; la circonscription d’Auray était son fief. Ce n’était pas pour aider J.-M. Le Pen mais dans la suite logique d’une carrière notabiliaire que de passer de la chambre basse à la chambre haute.

18C. Bonnet faisait partie, à l’instar de Raymond Marcellin, d’Olivier Guichard et d’Yvon Bourges, de ces grands commis de l’État chargés de contrôler politiquement la Bretagne avec le soutien de barons locaux (René Pleven, Josselin de Rohan-Chabot, Charles Josselin45). R. Marcellin, député-maire de Vannes et ancien ministre de l’intérieur lui aussi, contrôlait le Conseil général d’un département ancré à droite à l’exception de la partie ouest (Lorient, Hennebont, Lanester) : « Le Morbihan a fourni deux ministres de l’intérieur, R. Marcellin et C. Bonnet. Je pourrais être le troisième dans un gouvernement de relèvement national », annonce J.-M. Le Pen46. Historiquement, c’est une zone conservatrice, encadrée par le clergé, dotée d’une tradition missionnaire, blanche durant la période révolutionnaire, avec des hobereaux et des paysans engagés dans la chouannerie47. C’est au niveau de la presqu’île de Quiberon (Plouharnel, Carnac) qu’eut lieu le débarquement des émigrés en 1795 dans le but de restaurer la monarchie en France, avec le soutien de la Royal Navy. Plusieurs communes situées sur une bande partant de Crac’h48, Carnac et La Trinité-sur-mer jusqu’à Moréac et Locminé étaient suspectées de chouannerie en 1806-1807. C’est du hameau de Kerleano, limitrophe d’Auray, qu’est originaire Georges Cadoudal, commandant de l’armée catholique et royale de Bretagne, insurgé impliqué dans les guerres vendéennes et dans une conspiration en vue d’assassiner Napoléon.

19C’est à Brec’h que se situent la chapelle expiatoire du « champ des martyrs » et une Chartreuse avec un mausolée, les deux en hommage aux émigrés et aux chouans fusillés par les troupes du général Hoche. On trouve à Sainte-Anne d’Auray le 3^e site de pèlerinage catholique français après Lourdes et Lisieux, un monument à la gloire du comte de Chambord et un petit séminaire. En 1870, l’état-major français se méfie des armées levées dans l’ouest et refuse de les engager contre les Prussiens et leurs alliés, qui encerclent Paris49. Au second tour de l’élection présidentielle, le 10 mai 1981, Valéry Giscard d’Estaing avait obtenu 56,8 % et François Mitterrand 43,2 %. C’est dire le poids, par les visites initiatiques régulières et la scolarisation massive dans les écoles confessionnelles, du conservatisme et de la religiosité dans cette zone. En juin 2012, c’est la seule circonscription du Morbihan qui est restée à la droite ; le député, agriculteur de Plumergat, est le fameux imitateur de poules Philippe Le Ray. Il se dégage aussi une fierté collective d’avoir fait l’histoire et d’entretenir une spécificité touristiquement rentable. Les votes ne s’expliquent cependant pas par cette seule dimension culturelle.

20À l’automne 1983, C. Bonnet n’a pas vraiment préparé sa succession. De plus, deux arrangements politiques expliquent l’investiture d’un UDF-CDS, à savoir le maire d’Auray Michel Nael. D’une part un accord national RPR-UDF destiné à favoriser un cousin de Jacques Chirac dans le Lot, qui dirige alors le RPR avec Bernard Pons, dans une autre élection législative partielle organisée le même jour (André Carles, succession du MRG Maurice Faure à Cahors). D’autre part, un soutien du CDS (Jean Lecanuet) à C. Bonnet pour son élection au Sénat contre la désignation d’un CDS comme successeur50. Maire depuis 1977, M. Nael est censé l’emporter aisément grâce au potentiel électoral de sa ville et aux caractéristiques de la circonscription. En outre, un accord départemental officieux entre le RPR et l’UDF donne l’avantage à l’UDF puisque le premier parti se « réserve » le nord et le second le sud. Personne n’imagine qu’il y aura des candidats dissidents pour défier C. Bonnet. Cependant, des rumeurs bruissent d’un « soutien occulte » de R. Marcellin à A. Kergueris51. Un journaliste, M. Peltier, parle de « malaise52 ».

21Le scénario ne se déroule pas comme prévu. C. Bonnet ne soutient le candidat officiel que du bout des lèvres53. Publiquement54, il va même jusqu’à louer l’émulation, demande au candidat officiel de se désister s’il n’arrive pas en tête et n’a pas non plus « lutté impitoyablement » contre les candidats dissidents… Son ancien suppléant A. Kergueris n’a-t-il pas siégé à l’Assemblée entre 1978 et 1981 ? Beaucoup s’accordent à dire qu’il n’a pas démérité ; personne ne « comprend » le soutien de C. Bonnet à M. Nael ; A. Kergueris fait l’innocent : « J’ai trois années d’expérience parlementaire. Les électeurs savent que je suis efficace pour soutenir leur cause55 » ; « Si j’ai mal servi, qu’on dise pourquoi56. » Il n’admet pas ce choix imposé par Paris et décide de se présenter quand même. Il brise un autre tabou en s’alliant avec un suppléant RPR, le maire de Pluvigner Eugène Le Couviour : « Je suis le seul à avoir fait l’union de l’opposition », clame-t-il57.

22Qui plus est, son cousin Joseph Kergueris se lance aussi dans la bataille car il estime qu’il aurait dû être récompensé pour s’être présenté en kamikaze aux élections municipales en 1981 face au député du Morbihan Jean-Yves Le Drian qui, grand favori, se présente à Lorient. Les deux cousins annoncent un désistement mutuel en faveur du mieux placé. Cela fait donc trois prétendants affiliés à l’UDF, qui détiennent déjà plusieurs mandats locaux : « Mais trois UDF, cela fait désordre sur les terres d’un ancien ministre de l’intérieur dont l’autorité et la science électorale étaient supposées être des qualités professionnelles58. » Cette division ne les empêchera cependant pas de faire mieux que C. Bonnet en 1981 (65 %). Trois candidats de gauche se présentent aussi : un PS (Paul Baudic), un PCF (René Mory), un UDB (Bernard Guérin). Cela donne quatorze candidats au total (7 + 7), présentés ci-joint dans un fac-similé et un tableau récapitulatif :

Tableau des candidats (par ordre alphabétique) et de leurs suppléants respectifs

23J.-M. Le Pen est donc la surprise du « chef59 » ; il n’a jamais été impliqué dans le jeu politique local, ne s’est jamais présenté et n’est même pas électeur dans la circonscription : « Contre Bonnet, il ne s’est jamais pointé », affirme un médecin cité anonymement par M. Szafran, qui signale son manque de courage et d’ancrage60. Il ne se rendra dans le bureau de vote de La Trinité que pour pousser le fauteuil roulant de son suppléant et pour la photo de presse rituelle. Il y a certes passé son enfance et sa jeunesse, mais son ambition démesurée l’a conduit à viser la capitale, à y vivre et surtout à tenter d’y faire carrière pour accomplir par procuration une vengeance paternelle. Sollicité par le maire de La Trinité (Maurice Schlogel) pour devenir son adjoint, il refusa : « Refus de l’intéressé. Les affaires locales ne l’intéressent pas et il ne veut pas plus devenir un maire bidon, pour du beurre61. » Son père, mort accidentellement en 1942 (son fils unique avait 14 ans), était revenu penaud à La Trinité dans les années 1920 après une tentative vaine pour réussir à Paris à la suite de son frère Pierre devenu majordome à l’hôtel de luxe Crillon. J. Le Pen Jr a passé son bac dans la région parisienne puis s’est inscrit à la faculté de droit de Paris pour devenir avocat, associé dans l’imaginaire collectif à la défense de la veuve et de l’orphelin. Son rapport à La Trinité est celui d’un touriste natif qui a conservé quelques amis et un pied-à-terre. Son habitus l’empêche de chercher à y vivre car ce serait trahir son père. Le pays d’Auray était un endroit dont il devait absolument s’extraire pour changer de condition sociale et accomplir coûte que coûte le rêve paternel. Son retour définitif est impensable. Les journalistes locaux (Ouest-France, Le Télégramme et La Liberté du Morbihan) lui prédirent un score qui ne bousculera pas la « guerre des trois » UDF. Au second tour, M. Nael et A. Kergueris restent en lice et c’est le candidat dissident qui fut élu le 18 décembre 1983 (réélu jusqu’en 2007).

Le contexte politique national

24Plus de deux ans après l’alternance politique, le climat n’est pas très favorable aux candidats de gauche. P. Baudic fait un plus mauvais score qu’en 1981. La politique de relance et l’espoir de changer la société ont fait long feu. Le raisonnement comptable du ministre de l’économie démocrate-chrétien Jacques Delors, amorcé en 1982 et assumé en mars 1983, et la politique d’austérité qui s’ensuit, diminuent les chances de succès des candidats des partis de la coalition (PS, PCF, MRG). Vue de Paris, cette élection législative partielle se déroule dans une circonscription traditionnellement acquise à la droite et donc perdue d’avance. Les responsables politiques nationaux ne vont même pas se déplacer à l’exception du premier secrétaire du PS Lionel Jospin, plus par devoir que par envie. Ils évitent de risquer d’entamer leur crédit politique personnel en s’engageant pour rien. Il en sera de même pour les candidats UDF, mais pour d’autres raisons. La présence de candidats dissidents, l’incertitude quant à l’identité du gagnant et la certitude que c’est l’un d’entre eux qui l’emportera de toute manière se conjuguent pour expliquer qu’aucun leader national ou local de l’UDF ne soit venu sur place cautionner le candidat officiel. Ce manque cruel de soutien a concouru à la mise en ballottage et à la défaite finale de M. Naël, comme si sa désignation parisienne était entachée d’un péché originel jouant comme stigmate répulsif, comme cadeau empoisonné. Les élus locaux, y compris C. Bonnet, ont vécu l’accord national comme un diktat népotique injuste, se sont rebiffés et la « guerre des trois » a bien eu lieu…

25Mais comment expliquer la candidature de J.-M. Le Pen ? Que venait-il faire dans cette élection ? Sa présence s’explique par le contexte interne à son parti. Durant les mois précédents, c’est le numéro 2 du Front national qui était sur le devant de la scène et avait le vent en poupe : Jean-Pierre Stirbois, secondé par son épouse Marie-France. Certes, J.-M. Le Pen était devenu conseiller d’arrondissement dans le 20^e arrondissement de Paris en mars 1983, mais les époux Stirbois, grâce à un ingrat et répété travail de tractage de terrain (sorties d’usine, porte-à-porte dans les quartiers), avaient obtenu des résultats à Dreux (cantonales puis municipales62). Ceux-ci avaient beaucoup fait parler d’eux dans les médias et avaient même lancé le phénomène Le Pen sous la forme d’une dénonciation – principalement par Simone Veil et Bernard Stasi, tous deux UDF – de l’alliance jugée « contre nature » entre les deux tours avec Jean Hiaux, candidat RPR à la mairie de Dreux (Eure-et-Loir) contre Françoise Gaspard, la députée-maire sortante. Le scrutin ayant été annulé, une élection municipale partielle avait été organisée le 11 septembre, ce qui avait été l’occasion d’un coup de projecteur médiatique sur les votes obtenus par le Front national. F. Gaspard battue, J.-P. Stirbois était devenu adjoint à la sécurité de la mairie de Dreux.

26J.-M. Le Pen, malgré son capital politique supérieur, s’était senti menacé au sein de son parti, se disant que son leadership risquait d’être contesté à terme. Cette crainte n’était pas injustifiée quand on sait son peu d’appétence pour l’organisation et la vie d’appareil, ce qui l’exposait à une mise à écart, comme l’a montré le putsch des Mégrétistes en 1998-1999. Un mois avant le premier tour, J.-M. Le Pen a saisi l’occasion du scrutin d’Auray pour restaurer son aura personnelle, ce qui faisait « court » d’après un ami, notaire à Carnac, que nous avons interviewé, à qui il avait téléphoné pour se renseigner. L’opération s’est révélée gagnante de son point de vue étant donné que le résultat de 12 % a été, comme on l’a évoqué plus haut, imputé en grande partie à un impact personnel. Si bien qu’au début de l’année suivante, le producteur de l’émission politique phare de la télévision française (« L’Heure de vérité »), François-Henri de Virieu, proche du parti socialiste (il fut maire de Marly-le-Roy de 1995 à 1997 après l’arrêt de l’émission), l’invita le 6 février. Cette date (ignorance ? ingénuité ? provocation ? marketing ?) suscita une vive controverse car elle correspondait au 50^e anniversaire d’une fameuse journée insurrectionnelle des ligues fascistes (Camelots du Roi, Croix de feu, etc.) dans Paris ; l’émission fut finalement repoussée au 13 février. Quelques semaines plus tard, J.-M. Le Pen publia un livre programme avec un album souvenir où était insérée une photographie de J.-M. Le Pen en compagnie de son suppléant (voir en fin de chapitre63). À l’orée de la campagne européenne, le phénomène éponyme était lancé : « Nous quadrangulons la percée du Front national après Paris, Dreux, Aulnay-sous-bois. Le Front national apparaît comme la deuxième formation de l’opposition » (11 décembre).

L’effet « gars du pays » battu en brèche

27Suite à plusieurs investigations, il apparaît que les votes obtenus par J.-M. Le Pen le 11 décembre 1983 n’ont pas tous la même signification et que celle-ci n’est que très indirectement d’ordre charismatique ou d’ordre politique. Mais il convient d’abord de faire place nette et de faire son sort à l’hypothèse du gars du pays. À chaud, un localier était pessimiste, estimant qu’on « ignorera sans doute toujours le poids respectif des arguments et de celui du personnage gars du pays… », alternative assez restrictive64, similaire à celle d’une journaliste parisienne : « Difficile de justifier le dernier score de J.-M. Le Pen dans la 2^e circonscription du Morbihan par le seul fait qu’il y soit né65. »

28Pour commencer à renverser le sens commun et l’impression spontanée, il suffit de comparer le score de l’intéressé avec celui qu’il a réalisé lors du premier tour de l’élection présidentielle de 1974. Le scrutin n’était pas localisé, mais si les votes en sa faveur s’étaient portés sur sa personne en 1983, ils devraient se situer à un étiage similaire voire supérieur puisque neuf ans plus tôt il y avait plus d’habitants qui l’avaient connu dans sa jeunesse, une partie étant décédée entre temps. Surprise : le nombre de suffrages obtenus en 1974 ne dépasse que très peu sa moyenne nationale (0,74 %), la moyenne de la circonscription étant de 1,25 %. S’il y a un effet « gars du pays », il reste minime. Il obtient bizarrement plus de voix en valeur relative au Bono (3,06 %) et à Saint-Philibert (2,78) qu’à La Trinité (2,73 %). Suivent Locmariaquer (2,52 %) et Bangor (2,27 %). Ce n’est pas très logique au regard du patriotisme paroissial.

29En 1974 à La Trinité, son résultat est 3,7 fois supérieur à sa moyenne nationale et correspond à 27 votes alors qu’il aurait dû en avoir 7 (7,3 exactement). Sur l’ensemble de la circonscription, il obtient 154 votes de plus que la moyenne nationale (575 au lieu de 621). Ce n’est pas insignifiant, mais cela reste très faible. La Trinité et ses environs ne sont pas un repaire d’adorateurs de Le Pen. D’autres aspects doivent être pris en compte, qui fonctionnaient déjà un peu en 1974 puisque ce n’est pas à La Trinité qu’il obtient ses meilleurs résultats. De plus, l’argument tourne vite court : C. Bonnet n’était pas un natif et il fut pourtant élu député pendant 25 ans dès le premier tour lorsque le mode de scrutin était majoritaire. Nous avons rencontré des habitants qui ont connu J.-M. Le Pen jeune et qui en ont gardé un mauvais souvenir (chapardeur, bagarreur, coureur, vantard) ; ce n’est pas parce qu’il était connu qu’il était apprécié…

Tableau des votes Le Pen en 1974, 1983 et 1984 ventilés par commune

Comparaison des votes Le Pen

30Le principal changement est national : à partir de juin 1982, J.-M. Le Pen est adoubé par les médias audiovisuels publics qui l’invitent et suite aux scrutins de 1982-1983, J.-M. Le Pen devient la coqueluche des médias66. Son parti est intégré à l’offre politique effective par le moyen paradoxal des anticipations inquiètes du danger qu’il représenterait67. En 1974, il fait partie de l’offre légale (il réunit les cent signatures nécessaires), mais pas de l’offre effective (efficace car légitimée par les médias, les sondeurs et les rivaux), ce qui est le cas en décembre 1983. En 1974, les électeurs de la circonscription d’Auray se voient imposer la même structure d’offre politique que partout ailleurs, où voter pour le candidat du Front national n’est pas considéré comme « utile ». J.-M. Le Pen récuse l’explication par l’effet « gars du coin » non pour une raison scientifique mais pour une raison partisane : « J’étais certain qu’on essaierait de minorer mon résultat parce que je suis un gars du coin », dit-il. Cette confidence fleure bon le double langage intéressé : il veut que son score soit considéré comme un étalon de l’importance nationale de son parti et restaurer son leadership face à la menace Stirbois tout en jouant à fond la carte de son origine locale pour que les votes lui soient imputés personnellement, y compris en bénéficiant de la notoriété et du symbole de la crise de l’ostréiculture de son jeune suppléant trinitain.

Les facteurs politiques locaux des votes Le Pen

31Du côté de l’offre politique, un autre changement majeur, local celui-là, explique l’importance des votes Le Pen : le délitement du réseau clientélaire du député sortant combiné à la force de ceux des trois candidats UDF68. Rappelons tout l’intérêt de la typologie des votes proposée par Arturo Parisi et Gianfranco Pasquino : vote d’opinion, vote d’appartenance et vote d’échange69. C. Bonnet était maire de Carnac et conseiller général du canton de Belle-île. Il était le véritable patron et parrain de la circonscription, son influence étant contenue à l’ouest par la zone lorientaise (PS et PCF), à l’est par la zone vannetaise (Marcellin) et au nord par la zone RPR. Mais les circonstances du choix de M. Nael ont entraîné de sa part un retrait quasi total de la guerre de succession. Soudainement délégitimé, il était dans l’incapacité de mobiliser efficacement ses réseaux du pays d’Auray, passant pour un ingrat envers son suppléant : « M. Bonnet apparaît comme un “lâcheur” à bien des gens du pays. On lui pardonnerait peut-être s’il avait bien préparé sa succession70. »

32Au final, son « poulain » M. Nael n’a obtenu que 32 % à Carnac (28,16 % au total, au premier rang devant A. Kergueris à 21 %) et 56 % à Auray, sa ville. Il atteignit 50 % environ dans chacune des communes du canton de C. Bonnet (Belle-Île), mais les votants furent peu nombreux. M. Nael obtint de bons scores dans les communes environnant sa ville et surtout à Sainte-Anne, commune très catholique avec un vote quasi communautaire (religieuses et prêtres en maisons de retraite, employés dans ces établissements et commerçants vivant des pèlerinages, enseignants et employés des écoles et du petit séminaire). Longtemps, même après le ralliement, les candidats de droite ont été considérés comme les candidats de Dieu et ceux de gauche (républicains jadis) ceux du Diable. On sait, depuis les travaux des sociologues Guy Michelat et Michel Simon, que la variable religieuse (pasqualisants, messalisants) était alors la plus « prédictive » du vote71.

33De plus, les votes pour M. Nael diminuent quand on se dirige vers les communes littorales. Le candidat officiel ne fait pas le plein des voix qu’obtenait C. Bonnet. Son suppléant de Port-Louis lui permit d’y battre son principal rival, A. Kergueris, mais pas d’entamer sa clientèle dans le reste du canton. Dans la commune dont il est maire, ce dernier obtint 76 %. Le ratio de voix AK-MN est de 180/70 à Gâvres, 412/244 à Kervignac, 406/357 à Locmiquélic, 388/75 à Merlevenez, 117/19 à Nostang (181 pour son cousin), 1383/95 à Plouhinec, 333/441 à Port-Louis, 650/277 à Riantec et 231/38 à Sainte-Hélène. Le même phénomène s’observe dans le canton de Pluvigner avec la clientèle de J. Kergueris, qui obtint 74 % dans la commune dont est maire, Landévant, et de très bons scores à Brec’h, Camors, Landaul et même Pluvigner (605, soit 24,6 %), derrière cependant son cousin (1095, soit 44,5 %), allié avec le maire E. Le Couviour, mais loin devant M. Nael (167, soit 6,8 %).

34Pour résumer, on peut soutenir que J.-M. Le Pen a bénéficié de circonstances qui faisaient qu’aucun des candidats UDF ne contrôlait de clientèle dans les communes où il a fait ses plus gros scores, à savoir La Trinité (51 %), Locmariaquer (28,5 %), Hoedic (28 %), Quiberon (27,8 %), Carnac (26 %), Saint-Pierre Quiberon (23,8 %), Saint-Philibert (20,7 %), Plouharnel (20,4 %) et Crac’h (17,5 %). À Carnac, J.-M. le Pen fait jeu quasiment égal avec M. Nael (26 % contre 32), A. Kergueris arrivant en 3^e position avec 15. Dans ces communes, une partie des électeurs ne se sentait pas liée, endettée moralement, à un notable qui les aurait clientélisé. Ils étaient en quelque sorte « libres » d’opter pour le « ticket » Le Pen/Cadoret. C’est pourquoi on peut parler d’électeurs en déshérence.

Les facteurs maritimes des votes Le Pen

35Mais quels sont donc les facteurs explicatifs de ces votes nombreux dans la zone de La Trinité en décembre 1983 ? Trois éléments d’explication paraissent pertinents : le déclassement définitif des professions maritimes classiques ; une crise localisée de l’ostréiculture ; la présence de nombreux retraités moyennement riches72. A. Siegfried avait relevé une différence politique entre des communes côtières républicaines et des communes terriennes conservatrices ; il reliait ce constat à la socio-démographie des populations liées à la mer et à l’État : marin propriétaires, retraités de la marine, sardiniers, employés des conserveries73. Il sous-entendait que ces populations récompensaient par leur vote les investissements de l’État dans la zone (bases militaires, administrations civiles, emplois maritimes, carrières de fonctionnaires). Ce n’est pas un hasard si, fils de patron pêcheur (artisan indépendant), J.-M. Le Pen ambitionnait de devenir pacha dans la Royale, au sommet de la hiérarchie qui comptait dans le contexte maritime où sa famille évoluait : « Mon père était marin pêcheur et mon grand-père aussi, qui avait fait à vingt ans dans l’Océan indien, la campagne de Madagascar74. »

36Soixante-dix ans plus tard, si ces catégories existent encore au niveau de la circonscription d’Auray, la population a profondément changé en nature (diversification, exode rural, résidences secondaires, mitage, retraités) et en nombre (augmentation globale et saisonnalité75). Les activités liées à la mer ont également changé de nature : la concurrence internationale a entraîné des pertes d’activité (armements de bateaux) et d’emplois dans la pêche classique (merlus, sardines, thons) et dans la marine marchande (moindre tonnage, extension de la pratique des pavillons de complaisance, emploi de marins du tiers-monde sous-payés). S’ajoutent à cela les effets de la décolonisation et la concurrence du fret aérien. La mésaventure de L. Le Pensec est révélatrice de ce contexte, qui est passé de ministre à secrétaire d’État à la mer en 1981, ce déclassement gouvernemental signifiant l’absence de volonté politique de F. Mitterrand en matière de relance de la marine marchande. Peu à peu, une politique d’abandon des places fortes de la guerre sous-marine a été concrétisée, dont les bases de Lorient et de Saint-Nazaire ; seule la base brestoise de l’Île longue est restée, qui abrite les sous-marins à propulsion nucléaire.

37Ces transformations durables constituent un facteur explicatif majeur des votes en faveur de J.-M. Le Pen dans la circonscription et dans ces communes littorales. Il symbolise une Bretagne d’antan où ces activités maritimes faisaient vivre du monde, où les colonies participaient de la grandeur et de la prospérité nationales, où les zones rurales n’étaient pas encore axées sur la quantité de production plus que sur la qualité, où les missionnaires revenaient perclus de paludisme, où les veaux étaient élevés sous la vache et les porcs nourris aux pommes de terre au lait et au son. Paysans et marins ont perdu une certaine fierté et une certaine importance dans leurs communes respectives, déclassés par le tourisme et les riches retraités. L’un des électeurs rencontrés était ainsi un ancien commandant de bord placé d’office en préretraite, qui avait voté pour le PS à toutes les élections en 1981 sur la base des promesses du candidat Mitterrand sur la mer et qui se retrouve deux ans après fervent supporter de J.-M. Le Pen :

« Car Le Pensec, qui avait de très… des idées je crois très saines sur tous les aspects de la marine marchande, notamment sur… le développement nécessaire et les idées de ce développement… ben il a été viré, j’veux pas dire comme un malpropre, mais il a été viré après quelques mois de fonction et on a supprimé le ministère de la marine marchande. […] Jusqu’à ma préretraite. Je dois avoir 31 ans de navigation et 32 ans compris mon service militaire. »

38Il n’a pas de problèmes matériels, vit dans une maison vaste et cossue, mais ressent très douloureusement, sous la forme d’un sentiment de déclassement, sa mise en préretraite et la relégation sociale et symbolique définitive de sa profession. Durant sa vie active, il ne votait pas. Comment arborer fièrement sa carrière brillante dans le bourg de sa commune (Locmariaquer) lorsque l’évolution de la société supprime et ringardise sa profession, le rendant anonyme ?

« Mais à partir de ce moment-là j’ai vu que les idées de Le Pen correspondaient tout à fait aux miennes, en ce sens que lui savait fort bien les exprimer. […] Et il y a quelque chose qui m’a toujours plu, il faut qu’je le signale, c’est que j’ai connu Jean-Marie Le Pen… pupille de la nation ; son père venait d’être tué dans la guerre et donc il a passé tous ses examens il est allé faire son service [sic], il s’est déjà lancé dans la politique… »

39Son explication par les idées ne tient pas la route : à l’entendre, on dirait qu’il a découvert qu’il avait ces idées-là en écoutant ce candidat. Son propos révèle surtout une concomitance entre son malaise personnel (préretraite) et son amour déçu pour le gouvernement concernant la relance de la marine marchande française.

Les effets électoraux de la crise ostréicole locale

40La candidature de J.-M. Le Pen a donc bénéficié d’un mécanisme d’identification envers ce fils de patron pêcheur revendiquant pour l’occasion son authenticité territoriale 100 % pur port/porc… : « Je suis né à La Trinité sur mer. J’y ai fait mes études primaires et secondaires ; je suis un descendant de pêcheurs et de paysans. Je suis à 100 % morbihannais avec 64 ancêtres nés dans le département en deux cents ans » (Le Figaro, 10 novembre 198376). Mais il est primordial de préciser que ces votes côtiers s’expliquent aussi par une crise localisée de l’ostréiculture, matérialisée par le jeune suppléant qu’il a choisi, Yann Cadoret. Celui-ci est non seulement un ancien champion de France de moto enduro, mais surtout le fils d’un des plus gros ostréiculteurs de la région, possédant des parcs dans la baie et le golfe. Depuis le milieu des années 1970, deux bactéries (Marteilia refrigens et Bonamia Ostrea) ont décimé le naissain et diminué drastiquement le niveau de la production d’huîtres plates77. Le volume de production est passé de 20 000 tonnes en 1970 à zéro en 1981-198378. Des dizaines d’ostréiculteurs ont mis la clé sous la porte et des centaines d’employés corvéables ont été licenciés suite à cette épizootie. Une véritable hécatombe. Nous avons recueilli le témoignage d’un ostréiculteur instruit de Crac’h qui conservait une activité et un employé pour son plaisir personnel (il donne un coup d’œil pour vérifier le niveau de la ria pendant qu’on discute), pour s’occuper (20 employés avant). Il a hérité de l’entreprise de son père alors qu’il avait de bons résultats à l’école et envisageait de devenir notaire :

« Ah ! oui, il y a trois façons d’être notaire, d’avoir l’étude, l’avoir de son père, l’acquérir ou épouser la fille du notaire ah ! ah ! ah ! […] Non, je voulais faire aut’chose et puis finalement j’suis resté dans l’ostréiculture. […] Je tape dans mon capital. Alors euh… comme ça p’t-être qu’à la fin de… je connaîtrai pas l’avênement d’mon père de payer l’impôt sur l’capital puisque je l’aurai mangé. […] On maintient au minimum, c’est pas rentable. […] La vie n’est pas un très bon roman. »

41Son ethos est d’autant plus fataliste (« fallait bien », « c’était comme ça », « faut faire avec », « il fallait le faire ») qu’il ne se retrouve pas à la rue. Célibataire endurci mais frustré, catholique (il est abonné à La Croix), il est réjoui par l’image de la famille idéale que J.-M. Le Pen présente à cette époque et vote pour lui pour ces diverses raisons. Ces chefs d’entreprise ostréicoles avaient engrangé pendant des décennies des profits très importants, étaient les rois du pays, et ils se sont trouvés soudainement déclassés socio-économiquement (argent, mariage, avenir des enfants) et symboliquement (fierté, prestige, jalousie), n’ayant plus personne à commander pour un travail pénible (grattage des tuiles, chaux, manutention79). Cette sorte d’humiliation sociale collective a suscité des rumeurs et des rancœurs de nature paranoïaque80.

42La carte des communes où le duo Le Pen/Cadoret a obtenu ses taux les plus élevés coïncide fortement avec celle de l’implantation des entreprises ostréicoles (golfe du Morbihan, baie de Quiberon) pour des raisons hydrologiques81. Trente ans après, les huîtres creuses (Crassostrea gigas), moins goûteuses, n’ont que très partiellement remplacé les plates et les sites où elles étaient implantées sont présentés dans les plaquettes touristiques comme des vestiges à préserver, muséifiés… Lorsque l’on compare la carte des votes Le Pen en décembre 1983 et la carte des votes de sa liste six mois plus en juin 1984, il est remarquable de constater que les votes sont moins inégalement répartis tout en augmentant (voir figure 5 du cahier couleur). Les votes baissent dans les communes littorales proches de La Trinité et augmentent dans d’autres, motivées en partie par la mobilisation très forte des catholiques en juin, vent debout contre un projet de loi (du ministre Alain Savary) sur l’enseignement catholique, rebaptisé « libre », et qui suscita une manifestation à Paris une semaine après le scrutin européen (un million de personnes estimé ce 24 juin 1984).

43Cette baisse ne se vérifie pas dans les pourcentages en raison de la participation plus élevée en juin 198482. En hausse, on passe de 49 à 113 à Plumergat, de 81 à 99 à Pluneret, de 77 à 92 à Sainte Anne, de 81 à 119 à Locoal-Mendon, de 100 à 123 à Brec’h, de 72 à 120 à Ploemel, de 47 à 66 à Camors, de 24 à 48 à Landaul, de 124 à 146 à Kervignac. Les records sont à Nostang (de 10 à 27) et à Merlevenez (de 33 à 94), soit près de trois fois plus. En baisse, on passe de 496 à 391 à Quiberon, de 200 à 183 à Saint-Pierre, de 415 à 301 à La Trinité (36 % au lieu de 51), de 528 à 430 à Carnac (21 % au lieu de 26), de 104 à 76 au Bono, de 145 à 101 à Étel, de 138 à 127 à Belz, de 109 à, 90 à Saint-Philibert, de 211 à 162 à Locmariaquer. Révélatrices sont les communes dont les candidats de décembre sont maires : Plouhinec (A. Kergueris) passe de 53 à 124 votes en faveur de J.-M. Le Pen, Landévant (J. Kergueris) de 37 à 84, Auray (M. Nael) de 406 à 426 et Pluvigner (Le Couviour) de 104 à 179. On peut parler ici de « mobilité électorale réelle » en reprenant la formulation de Renato Manheimer83. Les données sont mentionnées dans la colonne de droite que tableau ci-dessus ; l’indice 72 veut dire que les votes baissent de 28 % (La Trinité) ; l’indice 140 veut dire qu’ils augmentent de 40 % (Brec’h).

44Le vote catholique en faveur de la liste du FN fut favorisé par deux autres facteurs : d’une part le ralliement de catholiques intégristes au début de l’année 1984, lui apportant des candidats inscrits en nombre suffisant pour constituer la liste (d’où aussi l’alliance avec la secte Moon) ; d’autre part le fait que Simone Veil était la tête de liste unique de la droite (RPR-UDF), rendant impossible le vote en sa faveur de catholiques traditionalistes vindicatifs vis-à-vis de la femme politique juive qui avait fait voter la loi sur l’avortement en 197484. Mais cela n’explique pas pourquoi les votes dans les communes littorales ostréicoles et touristiques baissent entre les deux scrutins à six mois d’intervalle. Un élément change : l’absence de Y. Cadoret ; ce dernier semble avoir cristallisé, en décembre 1983, nombre de votes en tant que fils d’ostréiculteur dont on est solidaire parce que l’on est affecté par la même crise, ne serait-ce qu’en tant que consommateur en privation. En mai 1983, il restait 12 ostréiculteurs dans la ria de Crac’h, dont notre enquêté, au lieu de 104 auparavant.

45Conformément à la doxa, les journalistes dominants croient qu’en votant on exprime une opinion politique identique à celle du candidat choisi, l’ordre politique étant hermétiquement séparé de l’ordre social85. Aucun ne semble penser que l’on puisse voter pour J.-M. Le Pen « sérieusement » sans adhérer aux idées qu’il déclame. Irène Allier écrit ainsi : « Dans le Morbihan, où il n’y a ni immigrés ni insécurité particulière –mais où la télévision répercute les débats– le message de Le Pen a été entendu86. » M. Szafran, envoyé spécial du Matin de Paris, se fourvoie donc : « D’autant plus incompréhensible que La Trinité […] n’est pas particulièrement touchée par la crise ou la récession » ; il ne comprend pas pourquoi les cent chômeurs et « les nombreuses mères de famille qui travaillaient dans les ateliers d’ostréiculture privées d’un salaire d’appoint » devraient « déboucher sur ces 51 %87 ». Un autre journaliste s’est penché un peu sur la situation : « Les huîtres plates sont ravagées par deux parasites. En trois ans, trois cent concessions ostréicoles ont disparu, soit 10 % des parcs et dans la baie [de Quiberon] le nombre de salariés est tombé de 243 à 96. Un tiers des ouvriers saisonniers ont perdu leur emploi. Cela fait beaucoup88. » Une bonne partie des votes Le Pen/Cadoret provient donc de causes récentes, qui n’existaient pas avant la fin des années 1970, et qui n’étaient pas de nature politique ou encore idéologique. Il est rétrospectivement absurde de les avoir interprétés comme une résurgence de l’entité transhistorique « extrême droite. » Comme l’indiquait B. Lacroix, « ce ne sont plus les mêmes acteurs sociaux qui se reconnaissaient hier [1965] en Jean-Louis Tixier-Vignancourt et qui se reconnaissent aujourd’hui en Jean-Marie Le Pen89 ». Quant au boulangisme…

46Il convient de mentionner également la présence de retraités installés à demeure sur la côte, en général originaires d’ailleurs (nous en avons interviewés). Ils ont acheté une maison pour leur retraite, mais ils sont très déçus par deux choses : la baisse de leur niveau de vie suite à la pension de retraite qu’ils touchent désormais et qui n’est pas mirobolante sinon ils se seraient installés dans le midi de la France ; le caractère saisonnier de la vie dans les communes littorales, qui ne sont animées que durant quelques semaines et qu’ils découvrent désormais toute l’année, « mortes » la plupart du temps sauf quelques week-ends au printemps. En votant Le Pen, ils expriment, non une opinion politique constituée, mais un malaise lié à leur parcours socio-biographique d’autant plus vif que la phase qu’ils vivent est la dernière ou l’avant-dernière et qu’ils ne peuvent plus y changer grand-chose.

Conclusion

47Les chercheurs de toutes obédiences devraient être capables de combiner l’analyse dite écologique et l’analyse dite individuelle. La cartographie nous apporte maints éléments, mais elle n’épuise pas les techniques à mobiliser. Trop souvent les chercheurs restent confinés dans un répertoire limité de techniques et sont portés à les valoriser au point de céder à une certaine monomanie (comme se fier aux seuls sondages) et à privilégier des déterminants des votes accessibles par ces techniques. On parle ainsi de façon critique de déterminisme du sol, que nous avons requalifié de « tellurique » et que l’on retrouve chez A. Siegfried. Cette approche fut stimulante pour mieux comprendre les votes Le Pen à Auray (Morbihan) en décembre 1983 en mettant l’accent sur un fait statistiquement prouvé d’une concentration dans certaines communes. L’explication spontanée, de sens commun, acceptée sans précautions par les journalistes, les politologues et les sondeurs, celle du « gars du pays », celle d’une équation personnelle basée sur une sympathie personnelle avec le candidat, s’est révélée erronée. Bien plus prometteuse est la matrice qui tente de relier les parcours socio-biographiques, les situations socio-professionnelles et les rapports au politique des électeurs étudiés, en évitant de « désencastrer le politique du social90. »

48Il apparaît comme assez certain que les votes nombreux que J.-M. Le Pen, orphelin de père à 14 ans, et son suppléant, champion en chaise roulante, ont obtenu à et autour de La Trinité en 1983 furent le résultat du malaise social de plusieurs catégories de personnes dont la destinée sociale dépendait de la mer, durement et soudainement affectées par des changements qui les ont déclassés et frustrés, sans pouvoir faire autre chose que de subir. En votant pour le fils de patron pêcheur et le fils d’ostréiculteur, ils ont surtout voulu que leur souffrance dérange ceux qui ne semblent pas souffrir autant qu’eux en se reconnaissant dans les « fils de » au destin tourmenté comme le leur (homologie). Les cris d’orfraie des commentateurs inquiets du danger fasciste et raciste leur offrent une satisfaction, mesquinement vindicative, parfois destinée à inciter les grands partis à bouger dans la direction souhaitée. Pour autant, cela n’explique pas tous les votes en leur faveur dans la circonscription, d’autres logiques à la fois sociales et individuelles étant à l’œuvre. Sauf à se voiler la face, il est impossible d’assigner un sens unique et politique aux votes Le Pen ne serait-ce que dans cet unique scrutin.

49De ce fait, l’explication orthodoxe et officielle du vote, celle d’un vote d’adhésion et d’enjeu (single issue vote), les électeurs étant censés être affectés par les maux dénoncés par les porte-parole du Front national (d’où les stratégies habituelles de récupération par la surenchère démagogique ou de la contre argumentation rationnelle et légitimante), devient irrecevable. Cette élection législative partielle d’Auray de 1983, intervenue dans une circonscription où les « problèmes » de l’immigration, du chômage, du communisme et de la délinquance ne se posent pas, offre une excellente occasion de contester cette approche convenue et commune à tous ceux qui ont intérêt à propager une vision conforme, enchantée, intéressée et ethnocentrique, des raisons de voter. On comprend mieux que certains commentateurs s’évertuent, soit à la contourner, soit à penser que les électeurs ne peuvent pas avoir voté « sérieusement » pour J.-M. Le Pen, fut-il un « gars du pays ».