1Le jugement rétrospectif porté sur André Siegfried et son Tableau politique de la France de l’Ouest a connu des variations considérables depuis la parution de cet ouvrage il y a un siècle. Dans un premier temps, ce livre n’a connu qu’un retentissement très modeste. Si Siegfried jouit d’une notoriété certaine dans la France de l’entre-deux guerres, il la tire bien davantage de ses autres ouvrages comme par exemple La crise britannique au XX^e siècle. Alain Lancelot raconte que son père avait pu acheter sans difficulté dans une librairie en 1931 le Tableau, ce qui montre que l’édition originale de cet ouvrage, édité à 1000 exemplaires à compte d’auteur, en 1913, n’était toujours pas épuisée 18 ans plus tard1 ! Ce succès très limité et le délaissement par Siegfried du terrain des études électorales pendant l’entre-deux guerres ne sont d’ailleurs probablement pas sans rapports.

2Le deuxième conflit mondial ouvre une nouvelle période : Siegfried se trouve bientôt porté aux nues. Le livre paru en 1913 passe alors pour l’ouvrage fondateur de la sociologie électorale et devient une des références originaires majeures de la science politique. L’action de François Goguel, alors spécialiste incontesté de l’analyse des élections, contribue très largement à la glorification de ce livre et de son auteur2. Mais le mouvement s’inverse de nouveau brutalement à la fin du siècle. Pierre Favre rappelle alors la très faible diffusion de l’ouvrage et le déplacement des thématiques de son auteur vers les domaines de la géographie économique et politique internationale pendant plus de trente ans – avant de revenir à ses premières amours scientifiques au sortir de la guerre, à la faveur de son élection au Collège de France3. Des cours qu’il assurera alors dans cette institution sortira la Géographie électorale de l’Ardèche (1948). De son côté, Éric Phélippeau met en doute le caractère novateur des recherches conduites dans le Tableau politique, avançant que ces ouvrages reprennent des statistiques électorales que l’on trouve depuis longtemps dans les rapports établis par les préfets après chaque scrutin4. Et Pierre Birnbaum souligne combien certains textes de Siegfried ne sont pas exempts de thématiques à connotation raciste5.

3Pour s’en tenir à l’apport scientifique de cet ouvrage et de son auteur, il me semble qu’il ne mérite ni l’excès d’honneur, ni l’indignité qui ont caractérisé les différents âges de sa réception au XX^e siècle. Laissons de côté le jugement critique, proprement politique, que l’on doit porter sur certains de ses écrits – et cela même si leur contextualisation intellectuelle doit nuancer le regard que l’on porte sur eux aujourd’hui : s’il ne faut pas oublier par exemple qu’André Siegfried s’est toujours soigneusement tenu à l’écart de Vichy, refusant par exemple de siéger au Conseil national, il est incontestable qu’il n’a pas su toujours prendre la distance nécessaire face à certaines des idées qu’on rencontrait hélas à son époque6. Cette précision apportée, nous nous centrerons désormais sur son apport scientifique, en prenant l’exemple de l’effet électoral de la variable religieuse. Car, quoiqu’on en ait dit, un point apparaît d’emblée peu contestable : le Tableau est bien un ouvrage profondément novateur, « pionnier » pour reprendre le terme qu’emploie Nonna Mayer7. Au-delà de la simple compilation de statistiques électorales dispersées, il met à jour un certain nombre de régularités et propose des interprétations : Siegfried traite les élections comme un fait social, ce que Durkheim lui-même n’avait pas osé faire8. Mais sans nier ce caractère intrinsèque de cet ouvrage, on doit cependant se pose une question : que reste-t-il aujourd’hui du poids de l’appartenance religieuse dans les résultats électoraux que Siegfried a mis en évidence pour le tournant du XIX^e siècle ?

4Car une théorie se juge sur sa capacité à rendre compte des faits, non pas seulement hic et nunc, dans le contexte précis de son élaboration, mais aussi dans sa confrontation avec d’autres contextes historiques et géographiques. Évidemment, cet exercice se révèle complexe : le déplacement d’une théorie dans le temps et/ou dans l’espace modifie les variables en jeu. Cette objection est flagrante dans le cas qui nous occupe ici : le mouvement de sécularisation a profondément affecté le rapport des Français à la religion entre le début du XX^e siècle et aujourd’hui. Comment dans ces conditions confronter l’analyse siegfriedienne à la société des années 2000 ? Mais il serait trop simple de s’arrêter à cette difficulté. Dans une certaine mesure, les changements observés dans l’intervalle sont contrôlables. Ce constat autorise donc une tentative de mise à l’épreuve de notre temps de l’analyse du facteur religieux du vote qu’on trouve dans le Tableau politique.

La variable religieuse en sociologie électorale du Tableau politique à la fin du XX^E siècle

Des intuitions scientifiques profondément novatrices

5Siegfried n’est pas le premier à avancer l’existence de liens entre les options religieuses et les choix politiques : l’historiographie de la France moderne l’établissait déjà, et l’histoire des idées la tenait pour avérée. Mais il établit la pérennité de cette relation et ses conséquences sur les comportements électoraux de son époque. Et cela malgré l’enchevêtrement des variables qui caractérise les sociétés contemporaines. Car le Tableau politique se saisit de plusieurs variables du comportement électoral – et d’abord du régime de faire-valoir agricole, relié à la nature du sol, ce qui autorisa ensuite beaucoup de caricatures de son analyse sur les effets électoraux du granite et du calcaire. Mais l’ouvrage réserve également une place particulière à la religion. Ainsi, parce qu’elle est centrale pour cette contribution, il faut citer une nouvelle fois cette phrase de l’ouvrage : « Sauf dans la Haute-bourgeoisie, l’esprit protestant est presque toujours démocratique, égalitaire et laïque. Si le protestantisme (je dis le protestantisme populaire) était largement répandu, il ne manquerait pas de susciter partout des foyers républicains9. »

6Si on la lit bien, cette phrase inclut à la fois :

• Un constat électoral documenté sur les quelques bastions réformés du grand Ouest français ;

• L’établissement d’une relation sociologique, liant une appartenance sociale, la religion, et un comportement social, le vote ;

• La mention d’une autre variable du comportement électoral, la classe sociale, avec l’exception soulignée de la « Haute-bourgeoisie » ;

• La prise en compte de l’interférence des variables, et donc le raisonnement ceteris paribus, « toutes choses égales par ailleurs ».

7Il faudra attendre trente ans pour que, de l’autre côté de l’Atlantique, et grâce à la nouvelle méthode des enquêtes sur échantillon, les mêmes résultats soient vérifiés pour l’élection présidentielle de 1940. Dans the People’s choice en effet, Lazarsfeld et ses collègues retrouvent le rôle de la variable religieuse dans le vote10. Certes, son action est bien différente de ce qu’on observe en France : aux États-Unis, le positionnement politique des confessions religieuses est inverse de celui qu’on constate dans l’hexagone, les catholiques étant alors démocrates et les protestants républicains. Mais la relation qu’avançait le géographe français à partir de la permanence locale des choix électoraux et leur lien avec l’appartenance religieuse se vérifie donc bien à des milliers de kilomètres. Cette relation se retrouve donc au terme d’un double déplacement, géographique mais aussi méthodologique, avec l’application de la nouvelle méthode des sondages11. Plus généralement, l’ouvrage dirigé par Lazarsfeld le vérifie bien : comme Siegfried l’avait avancé, le vote est fonction de l’appartenance sociale. Outre la religion, ce qu’il est convenu d’appeler ensuite le modèle de Columbia retient comme variable efficace le statut socio-économique et le lieu de résidence. Un statut socioéconomique élevé, une confession protestante et un habitat rural conduisent au vote républicain, les caractères opposés au vote démocrate. C’est une façon de retrouver l’approche siegfriedienne du vote.

8Dans son livre sur l’Ardèche publié en 1948, Siegfried revient d’ailleurs à la variable religieuse ; ainsi, constatant que, si l’isolement caractéristique des montagnes incite à un comportement électoral de droite, le canton, à la fois montagnard et protestant de St-Agrève vote régulièrement à gauche, il commente : « nous en tirons cette conséquence que, quand l’argument religieux joue, aucun autre argument ne tient devant lui12 ».

9Quelques rares travaux conduits dans l’après seconde guerre mondiale apportent une confirmation du lien entre religion et vote, mettant en œuvre tantôt les corrélations géographiques, tantôt la nouvelle méthode des sondages. Ainsi, en 1971, Dogan et Derivry, appliquant une méthode de corrélation écologique, établissent l’existence d’une relation inverse entre vote communiste aux élections de 1956 et poids des messalisants mesurés à partir des travaux du chanoine Boulard13. Et Michel Brûlé établit l’opposition entre intégration catholique et vote de gauche à la présidentielle de 196514. Et il ne s’agit pas là d’un constat valable pour le seul hexagone. À la même période, les enquêtes comparatives de Richard Rose démontrent le poids électoral de la religion dans l’ensemble du continent européen, où elle se trouve placée selon les pays en premier ou en deuxième place pour l’explication du vote15. Quelques années auparavant, Seymour M. Lipset et Stein Rokkan intégraient d’ailleurs le clivage religieux dans leur typologie des partis européens16.

10Mais la question des origines de ce clivage reste débattue. Paul Bois par exemple conteste l’explication que nous livre Siegfried dans le cas du département de la Sarthe17. Reprenant les données caractéristiques de ce département, il établit que le clivage politico-géographique qui le divise depuis la Révolution française ne renvoie pas à la dépendance sociale liée au métayage opposée à la liberté attachée au faire valoir direct. Cette frontière politique tiendrait à l’accaparement des anciens biens de l’Église catholique par la bourgeoisie urbaine d’où un ressentiment durable des paysans aisés de l’Ouest du département contre République issue de la Révolution. À l’Est en revanche, les paysans, plus pauvres, n’ont jamais eu cette espérance et sont au contraire reconnaissants à cette bourgeoisie qui leur confie du travail à domicile pendant la morte saison. Si la religion intervient ici, c’est donc indirectement, non pas par son emprise sur les esprits, mais bien en vertu d’intérêts économiques déçus…

11Guy Michelat approfondit considérablement l’étude de cette relation à partir des années 197018. Si, compte tenu de l’emprise très majoritaire du catholicisme en France, les échantillons nationaux ne fournissent en général pas de données significatives s’agissant des minorités religieuses comme les protestants, elles autorisent l’opposition entre catholiques, segmentés par leur niveau d’intégration à leur confession, et les sans religion. Et la corrélation entre cette variable et l’orientation politique telle qu’elle se traduit dans les choix électoraux se révèle alors impressionnante. Dans le cas français, Guy Michelat et Michel Simon établissent à la fois la nette supériorité explicative de l’intégration religieuse par rapport aux autres variables ainsi que l’existence de systèmes idéologiques antagonistes entre catholiques déclarés et irréligieux19.

12Mais ces analyses reposent sur des données des années soixante. Face aux mutations intervenues depuis lors, à la fois dans la sphère religieuse et dans le champ politique, que reste-t-il aujourd’hui de ces conclusions ?

Siegfried face à un double déclin ?

13Depuis la fin du XX^e siècle, le rôle attribué au facteur religieux dans le Tableau politique se trouve mis en cause sur deux fronts distincts. Le premier tient au recul de la religion dans les sociétés postindustrielles : c’est la secularization thesis20. L’après-guerre a vu en effet le triomphe des théories croyant pouvoir annoncer la sécularisation inéluctable des sociétés postindustrielles21.

14À quoi sert donc de s’interroger plus avant sur les effets politiques de l’appartenance religieuse si cette modalité de l’appartenance sociale est promise à une fin prochaine ? Explicite ou pas, cette idée est très fréquente chez les spécialistes français des sciences sociales. Dans cette perspective, l’apport siegfriedien présenterait un intérêt limité à l’étude d’une période révolue, qui concernait la France de la fin du XIX^e siècle au milieu du XX^e. En second lieu, le rôle de la religion, comme du reste de la classe sociale dans le vote se trouve mis en cause pendant les dernières décennies. Selon plusieurs études qui paraissent à partir des années quatre-vingt, les clivages que sont la classe et la religion perdraient leur pouvoir explicatif22. Pour Mark Franklin par exemple, nous irions vers un vote beaucoup plus conjoncturel –un « vote sur enjeux ». Davantage individualiste, plus instruit, exposé, via notamment les médias, à une plus grande diversité d’opinions, l’électeur s’émanciperait de ses appartenances sociales. Il en résulterait une plus grande mobilité électorale entre deux scrutins– voire une véritable volatilité dans ce domaine. Ce glissement serait alors susceptible de rendre opérationnel les modèles d’analyse de l’électeur rationnel, jusqu’alors bien peu aptes à rendre compte des observations empiriques. On assisterait à l’émergence d’un « nouvel électeur23 », émancipé de sa classe, de sa religion comme des autres variables structurelles caractéristiques de ses appartenances sociales. On retournait d’une certaine façon à l’idée d’une détermination libre et indépendante du vote qui prévalait avant les travaux de Siegfried.

15Mais ces deux objections constituent-elles des obstacles dirimants à l’étude des effets électoraux de la religion ? On peut le contester. En premier lieu, l’approche du déclin inéluctable du religieux dans les sociétés contemporaines se trouve radicalement remise en cause depuis un peu plus de trois décennies. Apparent en Europe, ce déclin ne se vérifiait d’ailleurs pas dans un certain nombre de pays pourtant à la pointe du développement, à commencer par les États-Unis d’Amérique. Un certain nombre des défenseurs les plus ardents de la théorie de la sécularisation inéluctable sont même allés jusqu’à inverser leur position24. Désormais, ce qui était présenté comme une exception américaine passe du côté de la norme, et c’est l’Europe qui apparaît maintenant comme une exception25, en regard de la vitalité religieuse du monde en développement – Amérique latine, large partie de l’Asie, quelques pays africains et bien sûr monde arabe. Et on a pu notamment montrer comment l’Europe présentait en la matière une trajectoire spécifique, dont témoigne le terme désormais proposé d’eurosecularity26.

16Au demeurant, dans le cœur sécularisé de la planète, on note des tendances contraires au processus dont l’Europe constitue pourtant l’exemple typique. Yves Lambert relevait une remontée des croyances dans les nouvelles générations27. Et l’enquête « Valeurs » de 2008 semble confirmer la diversité des processus en cours sur le continent28. Il reste que la part des personnes se déclarant sans religion dans les enquêtes en France croit de manière ininterrompue pour l’instant – même si l’on rencontre des forces contraires, comme la hausse du poids des musulmans, désormais mieux identifiée29 ou une bonne résistance de la minorité protestante, sous l’effet du dynamisme des églises évangéliques30. En second lieu, d’un point de vue analytique, le recul de la religion doit être clairement distingué d’un éventuel recul de l’effet de la religion sur le vote. En France, on a moins de catholiques pratiquants réguliers que dans les années mille neuf cent soixante. Pour autant, cela n’implique pas que le fait d’être catholique pratiquant pousse moins à voter à droite aujourd’hui que ce n’était le cas il y a un demi-siècle.

17La thèse d’une moindre influence de la religion (comme du reste des autres structures sociales) sur le vote est donc loin de s’être imposée. Pour les États-Unis, Jeff Manza et Clem Brooks restent convaincus du caractère explicatif de la religion31. En Europe aussi, la thèse du déclin de la variable religieuse dans l’explication du comportement électoral est fortement contestée32. S’agissant de la France, les études conduites sur ce thème soulignent la récurrence de la relation classique entre vote et appartenance religieuse sur le dernier quart du XX^e siècle33. Malgré l’intérêt que suscitent à juste titre en science politique les théories dites du choix rationnel34, il serait donc erroné de croire que l’aide que peut procurer ce nouveau paradigme implique de détacher les citoyens de leurs appartenances sociales35.

18La question de la pertinence actuelle du diagnostic siegriedien émis dans le Tableau politique et réitéré et accentué dans la Géographie électorale de l’Ardèche quant aux effets de l’appartenance religieuse sur les attitudes politiques doit donc être considérée comme ouverte. Car certains des tendances de fond de l’après-guerre ne cessent de s’accentuer ces dernières années. D’une part, le déclin des effets électoraux des clivages sociaux apparaît à plusieurs auteurs comme irrémédiable. Et de l’autre, il est clair que la fin du pontificat de Jean-Paul II puis l’élection au trône de Saint Pierre du cardinal Ratzinger36 n’étaient pas de nature à réconcilier l’Église catholique avec certaines mutations culturelles de la société contemporaine – ce qui ne facilite pas l’interruption du processus de sécularisation. Que reste-t-il alors de la relation entre catholicisme et vote en France au XXI^e siècle ?

Religion et politique en France en 2012 : pertinence ou obsolescence des constats siegfriediens ?

La géographie électorale française et ses mutations

19Pendant de nombreuses décennies, les cartes religieuses et électorales de la France ont semblé confirmer les intuitions siegfriediennes. Les régions catholiques repérées au milieu du XX^e siècle par le chanoine Boulard sont clairement définies : le grand Ouest, le grand Est, le Sud-Est du Massif central, ainsi que des territoires plus délimités : le Nord, l’Est des Pyrénées et la Savoie pour l’essentiel. Or, ces mêmes régions constituent des bastions de la droite. Cette parenté est encore visible en 1981. Sur une carte départementale, face à François Mitterrand, on voit bien que le candidat de la droite, Valéry Giscard d’Estaing, demeure majoritaire dans les zones fortes de la catholicité : l’Ouest, l’Est, le Sud-Est du massif Central, les Pyrénées Atlantiques, la Haute-Savoie. Et les différences entre catholicité du mitan du siècle et vote de droite des années quatre-vingt peuvent s’expliquer sociologiquement de manière relativement aisée : déchristianisation du Nord, embourgeoisement de la capitale, arrivée des rapatriés en Corse et sur le littoral de Provence et la Côte d’Azur – et des retraités…

La carte de la France religieuse du Chanoine Boulard37

Carte départementale du 2^e tour de l’élection présidentielle de 1981.

20En revanche, cette superposition entre la distribution géographique traditionnelle de la pratique catholique et la carte électorale de la France ne vaut plus guère aujourd’hui. En particulier, le grand Ouest et notamment le Bretagne sont passés à gauche, tandis que l’Est et en particulier l’Alsace restent fidèles à la droite. En second lieu, même différencié entre 2007 et 2012, l’attrait exercé par Nicolas Sarkozy sur l’électorat du Front national dont on sait le peu de liens avec l’intégration au catholicisme efface les frontières jusque-là observables38.

21Toutefois, une certaine parenté entre les deux cartes demeure s’agissant du vote pour le Front de Gauche en 2012. Il faut donc monter le niveau d’exigence et prendre comme référence le vote d’extrême-gauche et non plus simplement de gauche pour observer aujourd’hui l’antinomie entre cette partie de l’arc politique et la pratique catholique.

Vote pour Jean-Luc Mélenchon en 201239 (voir détail dans cahier couleur)

22Quoi qu’il en soit, et même avec ce champ d’explication beaucoup plus limité, il convient d’être très prudent sur la parenté de cartes de ce type aujourd’hui. L’exode rural crée en effet une différence majeure entre l’époque de Siegfried et la nôtre. Il en résulte des différences de densité bien plus considérables en ce début du XXI^e siècle que cent ans plus tôt. La conséquence est que la proximité de deux cartes de France à cette échelle se trouve être bien moins significative. En ordre de grandeur, 80 % de la population française se trouve aujourd’hui concentré sur 20 % du territoire –sa partie la plus urbanisée. En conséquence, 80 % du territoire, qui suffit à déterminer l’impression générale que donne une carte, n’abrite que 20 % de la population. Les cartes ne décrivent donc pour l’essentiel qu’une minorité des électeurs– sa fraction la plus rurale. Elles peuvent donc suggérer une relation qui n’est pas avérée au niveau individuel, si l’on prend en compte l’ensemble de la population.

23Mais au-delà de ce biais de représentation, le fait essentiel demeure que la géographie traditionnelle du catholicisme et celle du vote semblent beaucoup moins liées aujourd’hui qu’elles ne le furent dans le passé. Faut-il donc ranger la théorie siegfriedienne du facteur religieux du vote dans la catégorie déjà bien peuplée des analyses désormais obsolètes ?

Les leçons de l’analyse multivariée du vote

24À tout bien considérer, c’est la persistance de la superposition des cartes religieuse et électorale de la France qui serait surprenante si on tient compte de la considérable mobilité géographique des Français, notamment durant le second XX^e siècle. Prendre aujourd’hui la mesure de l’effet de l’appartenance religieuse sur le vote suppose de recourir à une autre approche : celle qui s’intéresse aux données individuelles40 telles que les recueillent les enquêtes sur échantillon représentatif. Si on procède ainsi, le résultat est immédiat : la force de la position religieuse dans l’explication du vote demeure tout à fait considérable en France.

25Ainsi, le second tour des élections présidentielles est une occasion privilégiée de mise à l’épreuve de la relation qui nous intéresse. Or, en 2007 comme en 201241, moins d’un quart des catholiques pratiquants réguliers (respectivement 23 % et 24 %) a voté pour le candidat de la gauche. À l’autre extrême du spectre religieux, c’est en revanche le cas des deux tiers des sans religion (66 % puis 67 %). Et les positions religieuses intermédiaires s’étagent entre ces deux bornes : un tiers des catholiques pratiquants occasionnels a voté à gauche (31 % puis 34 %) lors de ces deux échéances, ainsi que 42 % puis 45 % des catholiques non pratiquants. Pour autant, si l’appartenance religieuse continue d’exercer des effets considérables sur le vote dans le cas de certaines confessions comme le catholicisme, cela ne signifie pas que nous sommes en face d’un univers immuable depuis Siegfried. Ainsi, l’orientation à gauche qu’il discernait chez les protestants s’est beaucoup atténuée – pour même se transformer en un avantage donné au candidat de droite sur la candidate de gauche en 200742.

26C’est pourquoi, s’agissant de l’orientation à droite des catholiques, il faut examiner l’objection que peut susciter le constat de l’exception bourgeoise à l’orientation à gauche des protestants français qu’énonçait Siegfried dans le Tableau : si les catholiques apparaissent tellement à droite, n’est-ce pas en fait à cause de leurs appartenances sociales ? On sait combien la classe ouvrière a précocement abandonné en France cette confession. N’est-ce pas dans ce caractère des catholiques davantage que dans leur religion que se trouve l’origine de leur orientation politique ? Une régression logistique qui permet de contrôler l’effet de cette variable, ainsi d’ailleurs que du genre, de l’âge et du diplôme montre qu’il n’en est rien. Une fois intégré à l’analyse le niveau d’éducation, elle indique d’abord que le vote des différentes catégories de salariés (ouvriers ou bien employés ou même cadres moyens voire supérieurs) ne se distinguent pas : de ce point de vue, la sociologie du vote est bien différente aujourd’hui de ce qu’elle a pu être dans l’après-guerre. Seuls les indépendants (commerçant et artisans et surtout agriculteurs exploitants) maintiennent une nette préférence pour le candidat de droite. Mais surtout apparaît pleine et entière l’opposition du catholicisme aux orientations proposées par la gauche n’a pas varié. Mieux : l’impact de l’intégration au catholicisme est encore plus fort que ne le laissait paraître les tris à plat. Toutes choses égales par ailleurs, les catholiques pratiquants réguliers ont presque six fois moins de chances de voter pour François Hollande que les électeurs se déclarant sans religion.

27On le constate, comme le pressentait André Siegfried dans Le Tableau politique de la France de l’Ouest, l’appartenance religieuse continue aujourd’hui d’exercer ses effets sur le vote. Cette permanence est peut-être plus étonnante encore que sous la III^e République. Car les clivages religieux se traduisaient alors par des clivages géographiques sur le territoire national. Il était dès lors difficile de s’émanciper des options de ceux avec qui ont partagé l’essentiel de ses relations sociales. Aujourd’hui, la pratique religieuse est devenue très minoritaire. Surtout, les catholiques sont dispersés, habitant souvent de grands centres urbains. Dans l’anonymat souvent prêté à cet univers, rien ne les oblige à conserver les mêmes préférences politiques. Et c’est pourtant le cas. C’est dire la force de la relation qui unit cette confession religieuse et une orientation politique de droite. Pour autant, les effets du facteur religieux ne sont pas immuables. Ainsi, les protestants ne sont plus clairement marqués à gauche qu’ils l’étaient au tournant du XIX^e siècle. Demain peut-être, avec l’essor considérable de la mouvance évangélique, cette confession religieuse s’orientera-t-elle clairement à droite, compte tenu de ses positions en matière de morale familiale et sexuelle notamment.

28En revanche, la prégnance politique de la variable religieuse sur le vote s’applique désormais à une nouvelle religion, évidemment absente des analyses de Siegfried : l’islam. Et ses effets en matière électorale se révèlent d’emblée considérables. Ainsi, en 2012, et comme on pouvait s’y attendre43, les musulmans ont massivement préféré François Hollande à Nicolas Sarkozy. Mieux : la concentration actuelle des fidèles concernés, largement issus de l’immigration, fait que leur inscription spatiale est pour l’heure clairement délimitée, comme celle naguère des catholiques et des protestants sous la III^e République. Ce qui nous ramène à un point de vue géographique sur ces questions.

29Mais bien au-delà de ce premier constat, l’approche spatialisée du vote connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. Bien sûr, la multiplicité et l’entrecroisement des influences sociales obligent aujourd’hui à recourir à des données socio-individuelles issues d’enquête sur échantillon afin de pouvoir prendre la mesure de l’impact de la religion sur le vote. Pour autant, cette approche n’épuise pas le sujet. Car le vote est aussi un phénomène contextualisé. C’est ce qu’ont souligné récemment des analyses portant sur les bureaux de vote44. Dans cette veine, on peut risquer ici une hypothèse de recherche quant à l’application de cette approche à la problématique des effets de la religion sur le comportement électoral. On sait en effet que la surreprésentation d’un groupe social a parfois des répercussions sur l’orientation politique de ce groupe comme parfois de ceux qui n’en sont pas membres dans une unité géographique donnée. En France, on a pu proposer l’hypothèse selon laquelle les catholiques d’une région très catholique votent plus à droite que leurs coreligionnaires des pays de mission par un phénomène que nous proposions de nommer « amplification contextuelle45 ». Et on peut penser que désormais, mutatis mutandis, il en va de même pour le vote de gauche des musulmans. Voici qui montre s’il en était besoin que la sociologie du vote est loin d’en avoir fini avec l’approche géographique par laquelle André Siegfried a inauguré l’analyse scientifique du comportement électoral. De ce point de vue, la pertinence de son analyse vaut non seulement pour le passé, mais également, on l’a vu, pour le présent – et probablement pour l’avenir.