1Pour qui travaille sur la France de l’Ouest, le détour par André Siegfried et son Tableau Politique demeure, cent ans après, instructif et précieux. Notre démarche de retour à Siegfried depuis le terrain coïncide avec des recherches menées dans le Sud du Maine-et-Loire. À force d’arpenter le secteur au cœur du triangle Angers-Cholet-Saumur, de rencontrer les acteurs de ce territoire et d’y étudier la dimension spatiale de l’intervention sociale, du développement économique, de l’organisation communautaire ou du surendettement, nous avons éprouvé le besoin de savoir ce que les grands anciens nous en disaient. Dans cette perspective, quoi de plus naturel que commencer par le Tableau Politique de la France de l’Ouest ?

« Cette petite rivière est bien une frontière »

Le Layon chez Siegfried

2Tout part de cette phrase. André Siegfried définit le Layon, puisque c’est de cette rivière dont il s’agit, comme une frontière. Le Layon, célèbre et célébré avant tout pour ses coteaux et leurs vins blancs liquoreux, prend sa source dans les Deux-Sèvres, mais la quasi-totalité de son cours (90 km au total) se situe dans le Maine-et-Loire. Il coule vers le Nord-Est dans sa partie initiale puis, à hauteur des Verchers-sur-Layon, « suit modestement la route imposée par le horst » (Lervois, 1955) en se dirigeant vers le Nord-Ouest et rejoint la Loire à hauteur de Chalonnes-sur-Loire. Si le cours d’eau demeure modeste, il occupe une certaine place dans la toponymie : de nombreuses communes portent l’appellation « sur Layon » : Nueil, Aubigné, Passavant, Chaudefonds, Concourson, Rablay…

3Au chapitre 4 du Tableau figure la définition du Layon en tant que frontière (à la p. 70 de l’édition préfacée par Christian Vandermotten aux éditions de l’université de Bruxelles, 2010). Dans le découpage proposé par Siegfried, nous sommes dans « l’Ouest intérieur » mais le Maine-et-Loire, comme la Sarthe, n’est pas une « région parfaitement une » ; certaines zones n’appartiennent donc pas à la France de l’Ouest mais au « cadre de l’Ouest » et c’est le Layon qui sépare France de l’Ouest et cadre de l’Ouest au sud d’Angers : « Au sortir des Deux-Sèvres, la limite suit la vallée du Layon, laissant à gauche Vihiers et à droite le reste de l’arrondissement de Saumur » (p. 76). Sur les 5 cantons que nous avons retenus, 2 font partie de la France de l’Ouest (Chemillé, Vihiers) et 3 du cadre de l’Est (Thouarcé, Doué la Fontaine, Montreuil-Bellay) : « [la limite] suit à peu près le cours du Layon, laissant au Nord-Est Montreuil-Bellay, Thouarcé, Doué la Fontaine et le Pays de Saumur, au Sud-Ouest Vihiers et la Vendée militaire1 » (note 1, p. 32). On notera que les cantons de Thouarcé et Vihiers sont tous deux traversés par le Layon.

Pourquoi le Layon comme frontière ?

4Pour affirmer le caractère frontalier du Layon, André Siegfried se fonde sur une logique globale de délimitation : le terme de « limites » (et non pas « frontières ») est employé dans le premier chapitre (« Qu’est-ce que l’Ouest ? »). Se plaçant dans une tradition vidalienne, puisque Vidal de la Blache est cité dès l’entame, il dégage 4 grandes lignes permettant de définir la limite entre France de l’Ouest et France du Centre : celle qui sépare élevage et culture (il inclut l’Anjou tout entier dans la zone d’élevage, donc la France de l’Ouest), celle qui sépare habitat dispersé et habitat groupé (là encore, tout l’Anjou se trouve à l’Ouest), celle du Massif Armoricain (qui se situe plus à l’Ouest). Selon ces trois critères, le Layon ne fait pas frontière puisque celle-ci se trouve plus à l’Est (élevage et habitat dispersé) ou plus à l’Ouest (terrains anciens). C’est la quatrième ligne qui confère au Layon son rôle frontalier, celle « qui indique le passage de la grande à la petite propriété » et dont Siegfried dit lui-même qu’elle est « la plus importante » et « la moins nettement tracée » (p. 26) : en effet, « au-delà du Layon au Sud […], apparaît la grande propriété » (p. 68), avec d’ailleurs une mention immédiate du canton de Vihiers.

5Outre les facteurs géographiques (et non pas à cause d’eux, déterminisme qui lui fut à tort reproché), la séparation établie par Siegfried entre France de l’Ouest et France du Centre (ou, au contact plus direct, « cadre de l’Ouest ») repose sur des aspects et des héritages politiques. Il évoque ainsi une « individualité », une « personnalité », une « atmosphère » distinctes, et une vie politique « spéciale ». Dans le cas particulier du Layon, il recourt à un élément justificatif d’ordre historique : « L’insurrection vendéenne n’a jamais dépassé, d’une façon stable, la vallée du Layon » (p. 70).

Le sens de la frontière

6Si le Layon est une frontière, que signifie-t-elle ? Chez André Siegfried, la frontière distingue, elle marque un contraste, une rupture entre deux espaces fortement différenciés, voire opposés. La frontière est perceptible dans l’espace : on sait, on sent, on voit quand on la passe. Il emploie d’ailleurs une image qui renvoie à la matérialité du terrain, à sa topographie et à son réseau hydrographique : la frontière est, dit-il, « une ligne de partage des eaux de la France politique : deux pentes, deux tendances » (p. 79). Mais en ce cas, quels sont ces blocs séparés entre autres par le Layon ?

7Comme le montrent la citation précédente et le titre de l’ouvrage, France de l’Ouest et France du Centre diffèrent fondamentalement sur le plan politique : « il y a un fait d’observation incontestable, c’est que, politiquement, entre la France du Centre et la France de l’Ouest, il y a une frontière ». Siegfried apporte des éléments d’illustration de ce contraste. Celui-ci tiendrait au foncier (« le passage d’un régime de propriété à un autre »), mais aussi au social (« la substitution d’une conception hiérarchique à une conception égalitaire des rapports sociaux ») et au poids de l’Église dont il évoque le « rôle social et politique dominant » (p. 78).

8Le contraste lui semble particulièrement marqué dans le secteur qui nous intéresse : le Layon serait donc un archétype de la frontière, une frontière encore plus active. En effet, André Siegfried voit dans l’Ouest intérieur le lieu paroxystique de sa distinction entre France du Centre et France de l’Ouest, au point qu’il glisse de la dimension spatiale à la dimension temporelle : « France moderne d’un côté, ancienne France de l’autre » (p. 66). Il ressort clairement du texte que le Layon séparerait une terre de progrès et d’harmonie d’une terre d’arriération et de résistance au progrès et à la démocratie. Il suffit de lire la description lyrique qu’il fait du Saumurois (côté Centre) : « richesse épanouie », « beauté plantureuse et douce », « séduisant pays », « l’un des plus merveilleux arrondissements de France et l’un des plus français » (p. 68). Ce dernier qualificatif s’oppose nettement à ce qu’il dit de la partie occidentale du Maine-et-Loire : « Nulle part les traits qui font politiquement l’Ouest ne sont marqués plus fortement que dans la partie occidentale du Maine et de l’Anjou » (p. 65). Rivière mineure, mais frontière majeure.

La persistance de l’idée du Layon comme frontière

9Retrouve-t-on, ailleurs que chez Siegfried, l’idée que le Layon fait frontière ? Avant d’interroger l’actualité de cette affirmation, nous avons souhaité en évaluer l’éventuelle persistance un siècle plus tard.

Le mythe de la « frontière naturelle »

10Une mesure empirique des occurrences des diverses combinaisons lexicales impliquant les termes « Layon » et « frontière » effectuée sur le moteur de recherches Internet Google ® montre que l’idée du Layon comme frontière demeure bien présente. Nombre de sites reprennent cette affirmation, sans citer explicitement Siegfried, qu’il s’agisse de mairies (Beaulieu, Rablay ou Aubigné sur Layon, Saint-Lambert du Lattay) de communautés de communes (CC des Coteaux du Layon), de sites personnels mettant en valeur le patrimoine local (château de Martigné-Briand). Elle se retrouve également dans des ouvrages de toponymie tels que Les Secrets des Noms de Communes et Lieux-dits du Maine et Loire, des guides touristiques ou de randonnée ou encore des travaux scolaires de collégiens. Évidemment, des phénomènes de contamination par reprise se produisent d’un site à un autre mais cela concourt bel et bien à maintenir un discours local qui pose le Layon comme une frontière. Celle-ci est d’ailleurs bien souvent qualifiée de « naturelle », sans le moindre commencement de justification, ce qui peut prêter à sourire au vu de la modestie du cours d’eau en question (photo 1).

11De nos jours, l’idée du Layon comme frontière trouve une traduction en termes de patrimonialisation, avec la valorisation des ponts. Le plus célèbre d’entre eux, le Pont-Barré, entre Beaulieu sur Layon et Saint-Lambert du Lattay, est classé à l’Inventaire des Monuments Historiques, mais aussi en Zone Naturelle d’Intérêt Écologique Floristique et Faunistique (ZNIEFF) pour sa flore et sa diversité géologique. Il fut à la fois un passage sur le chemin du pèlerinage de Compostelle, un péage pour la perception de la gabelle et de redevances sur les marchandises transportées sur le Layon, et le théâtre d’une bataille entre Républicains et insurgés vendéens (photos 2 et 3).

Photo 1. Le Layon à Thouarcé, mars 2014, photo J. Prugneau.

Photos 2 et 3. Le Pont-Barré et sa plaque commémorative (Beaulieu sur Layon), mars 2014, photo J. Prugneau.

12En effet, une fois l’argument d’autorité de la frontière naturelle asséné, l’argumentaire en faveur d’un rôle frontalier du Layon puise ses sources avant tout dans des éléments historiques. Les premières mentions du Layon comme frontière renvoient à la délimitation du territoire du peuple gaulois des Andécaves (ou Andes) ; le Layon les aurait séparés des Namnètes à l’Ouest et des Pictons au Sud (Longnon, 1884). La deuxième référence correspond à l’établissement au IX^e siècle par Charles le Chauve de la limite entre Anjou et Poitou, qui aurait par exemple eu pour conséquence une délimitation fiscale ayant perduré sous l’Ancien Régime, avec perception de la gabelle sur certains ponts.

13Enfin, la troisième époque sur laquelle s’appuie l’hypothèse frontalière est bien entendu celle de la Révolution et de l’insurrection vendéenne, déjà croisée chez Siegfried. Le Layon marquerait la limite entre les Blancs au Sud-Ouest et les Bleus au Nord-Est, comme l’attesterait un dicton populaire parfois mentionné : « Passé Vihiers, faut point s’y fier » (la faible occurrence de ce dicton interroge toutefois sur sa dimension de légende urbaine, de même que l’idée du Layon comme limite de la pratique de la boule de fort est partiellement erronée2).

14La désignation du Layon comme frontière s’appuie aussi sur d’autres éléments. Le sociologue américain Charles Tilly, dans son ouvrage sur la Vendée (1964, 1970) reprend l’idée d’une distinction entre le Val-Saumurois et les Mauges dont il affirme qu’elle est « plus qu’une fiction commode », et que « des générations d’observateurs ont remarqué que la vie dans un de ces secteurs régionaux diffère grandement de la vie dans l’autre », le Layon étant « la principale ligne de division entre les deux secteurs régionaux » (p. 50). Même si les références citées à l’appui de cette affirmation se limitent au témoignage d’un préfet du XIX^e siècle et à… André Siegfried, pour Tilly, « le Layon est une frontière entre deux types de sociétés rurales » qui s’opposent de par l’intensité de l’urbanisation, au sens d’influence urbaine, forte et ancienne dans le Val-Saumurois, « superficielle, récente et inégale » (p. 51) dans les Mauges.

15Tilly évoque des différences de paysages, d’atmosphère et d’ordre social, qui reposent sur divers facteurs. Le premier est la propriété du sol ; en comparant les transactions de deux études notariales, l’une à Thouarcé (Est) et l’autre à Chemillé (Ouest), il montre une opposition entre un Est de petits propriétaires et un Ouest de grande propriété nobiliaire. La mise en valeur agricole n’a rien de commun : à la « florissante agriculture commerciale » du Val-Saumurois (p. 128) basée sur le blé, la vigne, le lin et le chanvre répondent « les sombres étendues incultes des Mauges » (seigle et élevage bovin). Le contraste entre l’habitat groupé du Saumurois et l’habitat dispersé des Mauges est mis en relation avec la pratique religieuse : d’un côté, une « libération des préjugés » (Uzureau, 1919, p. 88-89) et une forte « sensibilité aux idées venues de l’extérieur » (Tilly, op. cit., p. 113) ; de l’autre, une activité religieuse qui concentre toute la vie collective, avec un rôle beaucoup plus fort du curé de paroisse. L’étude détaillée de 941 mariages effectuée par Tilly lui permet aussi de relever une endogamie légèrement supérieure dans les Mauges, qu’il attribue à l’homogénéité plus grande des communautés locales. Selon lui, le positionnement plus conservateur des électeurs à l’Ouest du Layon s’explique par la conjonction de deux facteurs : un électorat moins politisé et une relation différente entre les communes et le pouvoir national, en raison de la faiblesse de la bourgeoisie dans les Mauges. Cela reflète, selon Tilly, un gradient d’urbanisation bien inférieur, dans le sens où villes et campagnes seraient moins intégrées à l’Ouest qu’à l’Est.

De la frontière comme limite à la frontière comme zone de transition

16Le fondement historique d’un rôle frontalier du Layon peut être discuté : le Layon fait frontière, certes, mais de manière très partielle, ni partout, ni tout le temps, ni pour tout le monde. Des controverses opposent les historiens sur le tracé exact de la frontière du territoire des Andécaves (Dain, 1968 ; Provost, 1988), la limite entre Anjou et Poitou se situe plutôt sur l’Hyrôme que sur le Layon (Histoire de l’Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres, 1753, p. 725) et, au sud, le Saumurois s’étend à l’Ouest de Vihiers au détriment des Mauges, qui basculèrent d’ailleurs du Poitou à l’Anjou au XI^e siècle (Veron, 2007).

17Quant à l’insurrection vendéenne, l’étude de diverses cartes de la Vendée militaire (Dupuy, 1997, p. 283 ; Petit-frère, 1981, p. 9) montre que le Layon n’est que très partiellement une frontière, dans le sens où la zone insurgée s’étend plus au nord. Claude Petit-frère, dans sa thèse sur les Blancs et les Bleus en Anjou, évoque « un dégradé de la Vendée au territoire républicain » (1981b, p. 136), contestant, à l’aide de données sur l’origine des insurgés, la brutalité de la séparation qui se matérialiserait au Layon. La ligne de fracture passerait plutôt entre les villes et les campagnes (1982, p. 121-122) : ainsi, on retrouve des paysans des Ponts-de-Cé (à l’Est du Layon) parmi les révoltés, tandis que la population de Cholet ou Chemillé est sous-représentée par rapport à celle des villages voisins dans l’armée insurgée (et les citadins concernés sont majoritairement issus des campagnes autour de ces villes). Il rejoint ainsi l’analyse de Tilly, qui mentionne l’hostilité des ruraux des Mauges, paysans et tisserands, à l’égard de la bourgeoisie marchande donneuse d’ordres du système de la fabrique choletaise. Faucheux (1964) insiste sur la paupérisation des campagnes vendéennes, ce qui diverge de la théorie de Paul Bois (1960) montrant une concurrence pour les Biens Nationaux entre paysans aisés et bourgeoisie dans le cas de la Sarthe. Nuançant ce propos, Bercé (1974), Dupuy (1997) et Martin (2006) centrent leur analyse sur la dimension communautaire de l’insurrection, vue comme une remise en cause brutale et venue d’ailleurs d’un ordre local, certes très hiérarchisé et à l’équilibre fragile, mais constitutif des communautés paysannes de l’Ouest. La réalité n’est donc pas aussi tranchée que l’idée d’une frontière le laisse entendre.

18D’ailleurs une nuance apparaît chez Siegfried, qui prend la précaution de préciser que la frontière n’est pas une ligne arbitraire. Tilly, immédiatement après son affirmation du Layon comme frontière, explique que : « la vallée du Layon se tient entre les Mauges et le Saumurois » et que la « zone du Layon » est « un pont » entre « divers types sociaux ». Elle est « dans un entre-deux, joue le rôle de tampon, de zone de transition » (op. cit., p. 50).

19Ces différents éléments contribuent à poser l’idée que le Layon serait, plus qu’une frontière abrupte et tranchée, un espace de transition où se rejoignent, s’interpénètrent mais aussi se distinguent, des ensembles différents. Ce point de vue, déjà développé par Joel Le Theule dans sa thèse sur le vignoble du Layon, où il souligne à la fois le caractère indépendant et les penchants conservateurs des vignerons (1950), semble confirmé par le découpage proposé dans le cadre de l’Atlas des Paysages de Maine-et-Loire réalisé en 2002-2003.

20Le couloir du Layon y est défini comme « un paysage aux ambiances contrastées où, peu à peu, l’ardoise cède la place à la tuile », ce qui évoque plus un contraste Nord-Sud qu’une opposition Ouest-Centre et la vallée du Layon « marque la transition entre Mauges et Saumurois ». Nous sommes ici dans une autre acception de la frontière, zone de liaison entre des espaces plus distincts. La même logique se retrouve dans le SCOT du Pays Loire-Layon-Lys-Aubance3, où le Layon est décrit comme « la colonne vertébrale du territoire ». On peut d’ailleurs souligner que, dans les différents découpages administratifs et politiques en cours depuis l’avènement de la République, le Layon ne sert plus de limite à quoi que ce soit, comme le montre Siegfried lorsqu’il sort le canton de Vihiers de l’arrondissement de Saumur pour le rattacher à sa France de l’Ouest. La proposition de redécoupage des cantons effectué en 2014 va d’ailleurs aussi dans ce sens et renforce la dimension transitionnelle du Layon en tant que territoire, en gommant l’aspect frontalier de la rivière Layon puisque celui-ci coupe en deux les nouveaux cantons de Chemillé-en-Anjou et de Chalonnes-sur-Loire.

21Les frontières peuvent être lues telles des ponts établis entre deux sociétés ou « entre les deux mondes qu’elles séparent », qu’il s’agisse d’une référence faite aux frontières d’États, ou politiques (Donnan, Wilson, 2003), ou bien à l’ensemble des limites internes constituées par les usages, les habitudes. Dans le cas du Layon, la frontière politique est ténue, fragile.

L’inversion des dynamiques : une permanence de la frontière ou un effet de la zone de transition ?

22Siegfried, avec ses critères, pose le Layon comme une frontière. Ce point de vue est aujourd’hui partagé et propagé localement, sur des bases légèrement différentes. D’autres analyses de ce territoire conduisent à le caractériser comme un espace intermédiaire de transition. D’où la tentation de revenir, aux critères siegfriediens afin, sinon de trancher, du moins d’alimenter la réflexion entre frontière-coupure et frontière-couture, pour reprendre la grille de lecture forgée par Claude Raffestin (1980). Les recompositions cantonales, on le voit, pourraient réactiver cette limite. Mais la construction des Pays au sens de la Loi dite Voynet (Loi d’Orientation pour l’Aménagement et le Développement Durable du Territoire, 1999) réagrège un « pays » du Layon au sein de Loire-Layon-Lys-Aubance. Le Layon et l’espace qu’il définit oscillent de la sorte en permanence entre une coupure symbolique : limite entre communes, entre cantons, que de tout temps les hommes ont franchie sans peine ; et un espace de jonction entre les Mauges (la Vendée, le Poitou) vers l’Ouest et le Saumurois-Val de Loire vers le Nord et l’Est.

La question foncière et agricole

23Est-il pertinent, ou même tout simplement possible, de reprendre tels quels les critères d’analyse utilisés par Siegfried ? Ou faut-il les adapter, afin de tenir compte des évolutions survenues entre 1913 et 2013 ?

24La question se pose en particulier pour le critère du foncier dont, rappelons-le, Siegfried fait la pièce maîtresse de son découpage. En effet, le Tableau Politique de la France de l’Ouest est rédigé à une époque où la France demeure rurale, avec une part importante d’agriculteurs parmi la population active. Il s’inscrit dans une logique de valorisation et de glorification de « la petite exploitation rurale triomphante » (Mayaud, 1999) : l’accès à la propriété foncière est considéré comme une promotion et une sécurisation sociales.

25Dans le contexte actuel, la donne a changé : la propriété des terres ne constitue plus une garantie dans une France urbanisée où la population agricole occupe désormais une place marginale sur le plan quantitatif. A contrario, elle peut représenter une charge (investissement de départ réclamant un apport financier important, en particulier dans un contexte de concurrence avec d’autres usages du sol) et même un risque en termes d’endettement ou de maintien dans des structures trop étroites et non viables (Léon, 1987 ; Pierre et Thareau, 2011).

26Siegfried confère à la petite propriété des vertus d’émancipation, de sécurité et de modernité de l’activité agricole. Afin d’évaluer ces aspects en 2013, nous proposons d’envisager comme indicateur la part des GAEC (Groupements Agricoles d’Exploitation en Commun) et des EARL (Exploitations Agricoles à Responsabilité Limitée) dans l’ensemble des exploitations, partant du principe que ce recours à des formes collectives correspond, pour des exploitations de taille petite et moyenne, à une sécurisation, au maintien voire au développement d’une autonomie et à une adaptation au contexte actuel (tableau 1). Les données des cantons de part et d’autre du Layon montrent la permanence d’une différenciation, mais avec une inversion : les cantons de l’Ouest (Chemillé, Vihiers) comptent une part substantielle de formes collectives et tendent donc davantage vers la modernité, ce que confirme, à une échelle plus large, l’exemple des CUMA dans les années 2000 (carte 1).

Tableau 1 – Formes collectives d’exploitations dans 4 cantons proches du Layon

Carte 1

Le critère politique

27La principale différence relevée par Siegfried de part et d’autre du Layon portait sur un éloignement des citoyens de l’Ouest vis-à-vis de la démocratie. Évidemment, les catégories politiques de 1913 ne sont pas directement transposables en 2013. Par conséquent, comment rechercher, de nos jours, un éventuel déficit de « conviction démocratique », pour reprendre les termes du Tableau, afin de l’observer dans l’espace ? Après avoir envisagé d’utiliser le taux d’abstention, nous avons reculé devant la complexité de son interprétation et présentons ici les résultats de 2 types de scrutin : les élections présidentielles (1995, 2002, 2007 et 2012, dans les 5 cantons) les cantonales.

28L’étude de la représentation cantonale montre tout d’abord que la puissance des aristocrates et des prêtres, soulignée par Siegfried, a décliné. On remarque toutefois que tous les cantons ont élu des conseillers généraux issus de familles aristocratiques et à l’ancrage conservateur plus ou moins affirmé ; à l’Ouest, Chemillé est représenté par les Maillé de la Tourlandry puis les Polignac jusqu’en 1976, sauf pendant la IV^e République (élection d’un médecin de centre-droit). Pour Vihiers, Jean de Falloux quitte son siège en 1964. Mais les cantons de l’Est du Layon ne se différencient guère : le marquis de Geoffre de Chabrignac est conseiller général de Doué de 1919 à 1961 (sous étiquette gaulliste à partir de 1945) tandis que les Millin de Grand-maison et les Bois-chevalier se succèdent à Montreuil-Bellay de 1922 à 1994, à l’exception de 2 périodes : la Libération, avec l’élection d’un radical, et le tournant des années 70, lorsque le siège est occupé par Edgard Pisani, gaulliste fortement ancré (député-maire). Thouarcé, en revanche, voit les aristocrates s’effacer dès 1919, au profit d’élus de droite, plutôt de sensibilité centriste, profil que l’on retrouve dans les autres cantons, à l’exception de Doué, qui envoie aujourd’hui un socialiste au Conseil Départemental depuis 2004.

29À l’étude des élus cantonaux, force est de constater que l’effet frontière ne saute pas aux yeux et que la « conviction démocratique » semble assez similaire de part et d’autre du Layon.

30Les votes à droite au 2^e tour des présidentielles font apparaitre un gradient Ouest-Est (tableau 2), avec un ancrage à droite commun à tous, qui est certes plus prononcé à Vihiers et Chemillé, mais tend à s’éroder plus vite dans ces deux cantons. On demeure assez loin de l’opposition énoncée par Siegfried.

31L’étude plus détaillée des votes lors des premiers tours permet de retrouver le même phénomène pour certains candidats étiquetés à droite : le conservateur Philippe de Villiers, en 1995, recueille ainsi plus de suffrages dans les cantons de l’Ouest4 (13.7 % à Vihiers et 13.4 % à Chemillé) qu’à l’Est (9.5 % à Montreuil-Bellay). C’est aussi le cas d’Édouard Balladur en 1995 : s’il devance son rival RPR Jacques Chirac dans les 5 cantons, son score varie entre 31.8 % à Chemillé et 22.5 % à Montreuil. On l’observe également pour Christine Boutin en 2002 (entre 3.7 % et 1.5 %) voire Nicolas Dupont-Aignan en 2012.

32Les performances du centriste François Bayrou lors des élections successives de 2002, 2007 et 2012 (tableau 3) confirment cette idée d’un gradient des votes d’une rive du Layon à l’autre.

33Sans étude détaillée des reports entre premier et deuxième tour, nous avancerons néanmoins l’idée suivante : les cantons de l’Ouest votent davantage à droite au premier et au deuxième tour mais la composante centriste y occupe une place plus importante qu’à l’Est du Layon.

34Le tableau 2, avec le cas particulier du second tour Chirac-Le Pen de 2002, conduit à s’interroger sur le vote d’extrême-droite. Ce vote s’exprime avant tout lors des élections nationales, le FN étant rarement présent aux cantonales dans le secteur étudié. L’analyse des votes d’extrême-droite au premier tour de la présidentielle (tableau 4) met en évidence un gradient Est-Ouest, avec des scores bien plus importants à l’Est (Montreuil et Doué), qu’à l’Ouest (Chemillé), les cantons traversés par le Layon occupant une place intermédiaire plus proche de l’Ouest (Thouarcé et Vihiers).

35Sans entrer dans un débat autour de la notion de « conviction démocratique » d’André Siegfried et de sa transposition à un contexte politique contemporain, bornons-nous à constater l’existence d’une réelle démarcation entre les deux côtés du Layon à propos du vote Front National aux présidentielles (premier et second tours) : l’Ouest est plus rétif au vote d’extrême-droite.

La situation sociale

36À la lecture du Tableau, nous fûmes étonnés. Nous y trouvions un contraste, non seulement entre les deux rives du Layon, mais aussi entre ce que nous savons de la situation sociale de ces territoires en 2013 et ce que Siegfried en disait en 1913. Ainsi, la thébaïde saumuroise opulente et plantureuse qu’il dépeignait nous semble bien loin du territoire marqué par les difficultés sociales que nous connaissons5.

37La carte de synthèse de l’observation sociale des territoires proposée par l’INSEE6, l’étude de données statistiques (CAF, INSEE) et la comparaison entre les données des Maisons des Solidarités7 (MDS) de Doué et de Chemillé montrent une fois encore des différences entre l’Ouest et l’Est. L’échelon spatial retenu n’est toutefois pas le canton comme chez Siegfried mais soit l’EPCI, soit un découpage pluri-cantonal (Vihiers étant intégré à la MDS de Doué). Quoi qu’il en soit, l’Ouest s’en sort mieux que l’Est.

38La carte 2 permet d’ailleurs d’aller au-delà des cantons retenus pour l’étude et d’observer un fort contraste : en synthèse, les difficultés sociales sont bien plus répandues à l’Est.

39Cette modeste tentative de retravailler, sinon les critères siegfriediens, mais du moins des critères reliés aux constats de Siegfried, conduit à formuler une double hypothèse. D’une part le Layon resterait une frontière active, dans le sens où il sépare des espaces présentant des caractéristiques différentes, même s’il le fait sur le mode transitionnel. D’autre part, les dynamiques de chaque côté de la frontière se seraient inversées en un siècle, la France de l’Ouest devenant plus moderne et moins fragile socialement que la France de l’Est, tout en cessant de se distinguer sur le plan électoral.

Territorialités transfrontalières

40L’hypothèse d’une permanence de la frontière pousse à regarder ce qu’il en est des constructions territoriales ou territorialisées qui englobent cette frontière, celles qui se déploient de part et d’autre du Layon et n’existaient pas en 1913. Nos travaux de recherche antérieurs, en particulier sur les centres sociaux, nous ont conduits sur les territoires de deux communautés de communes : la CC Vihiersois-Haut-Layon (siège à Vihiers) et la CC des Coteaux du Layon (siège à Thouarcé). Ces deux territoires sont transfrontaliers puisque traversés par le Layon, comme leur nom l’indique.

Carte 2 – Les personnes vivant dans des ménages à bas revenus (2011)

Les communautés de communes

41Tout d’abord, on remarque que ces intercommunalités ne reprennent pas les limites des cantons de Thouarcé et Vihiers ; elles ont en effet été amputées de quelques communes : le canton de Thouarcé est divisé en deux intercommunalités : les Coteaux du Layon certes, et Loire-Aubance (siégeant à Brissac-Quincé et divisant de ce fait le Nord du Sud du canton), Valanjou et Chanzeaux ont préféré Chemillé à Thouarcé, alors que, dans le Vihiersois, La Salle de Vihiers s’est tournée elle aussi vers Chemillé et Coron, La Plaine et Somloire vers Maulévrier et Cholet (CC du Bocage, se rapprochant actuellement de la CA de Cholet), enfin, Aubigné-sur-Layon a rejoint la CC des Coteaux du Layon.

42Dans les deux cas, des communes à l’Ouest du Layon ont opté pour un rattachement plus à l’Ouest. À la lecture du Tableau, cela peut revêtir une certaine logique pour Thouarcé, qui, selon Siegfried, est un canton de la France du centre : les communes de ce canton situées au-delà de la frontière du Layon auraient donc rejoint un ancrage plus « naturel » à la France de l’Ouest lorsqu’elles en ont la possibilité, le découpage siegfriedien basé sur le Layon s’avérant plus puissant que deux siècles de découpage cantonal.

43Le cas de Vihiers apparaît plus surprenant, puisque le canton est déjà dans la France de l’Ouest. Mais les difficultés de la construction intercommunale du Vihiersois-Haut Layon ne s’arrêtent pas à ces choix originels amenant les communes du canton de Vihiers à s’intégrer à 3 intercommunalités différentes à cette heure. Des discussions sont en cours en vue d’un éclatement définitif de la communauté de communes, où des communes de l’Est rejoindraient la communauté de communes de Doué la Fontaine et d’autres communautés d’agglomération de l’Ouest Cholet, voire la dorénavant commune nouvelle de Chemillé-en-Anjou, Vihiers restant isolée avec 2-3 communes, se dirigeant peut-être vers une fusion en commune nouvelle.

44Ces deux exemples illustrent les difficultés à tenir et à maintenir des constructions territoriales transfrontalières de part et d’autre du Layon.

Les centres sociaux

45Les deux centres sociaux de Thouarcé et de Vihiers, s’ils couvrent l’intégralité des territoires intercommunaux, ne sont pas identifiés de la même manière partout et n’ont pas une dynamique homogène sur leurs territoires respectifs.

46Ainsi, l’étude des fichiers des adhérents du Centre Social des Coteaux du Layon, dont le siège est à Thouarcé, donc à l’Est du Layon, révèle une très faible implication des habitants des communes les plus à l’Ouest (St-Lambert du Lattay, Mozé sur Louet, Beaulieu sur Layon). Dans le Vihiersois (siège à Vihiers, donc à l’Ouest), le centre de loisirs associatifs mis en place dans une commune de l’Est (Nueil sur Layon) n’a pas rencontré son public, les familles amenant plutôt leurs enfants plus à l’Est, à Doué la Fontaine. La polarisation se fait donc ailleurs.

47Bien entendu, les dimensions transfrontalières liée au Layon ne sont pas le seul facteur explicatif : dans les deux cas, des dynamiques de périurbanisation à partir d’Angers, de Cholet, de Doué, de Chemillé ou de Saumur jouent un rôle important, en transformant la population et les pratiques de l’espace. Néanmoins, en tenant compte de ce contexte, l’existence d’une frontière interne au cœur de ces territoires contribue à fragiliser les structures qui s’y sont implantées. C’est d’ailleurs vrai également pour des constructions territoriales qui englobent les cantons de la zone de transition, par exemple la mission locale Loire-Layon ou le SCOT Loire en Layon.

Conclusion : À travers Siegfried, réinterroger la frontière

48Le recours conjoint à Siegfried et au travail de terrain amène à interroger cet objet géographique particulier que sont les frontières internes des territoires, visibles ou invisibles, revendiquées ou méconnues, qui séparent ou qui réunissent. Se pose en effet la question de leurs héritages, mais aussi de leurs rôles dans des constructions territoriales contemporaines et la vie des habitants de ces territoires. À l’heure de conclure, laissons place à un autre explorateur des confins du Layon : l’anthropologue américain Laurence Wylie (1966, 1970). Ce dernier, à l’issue de son année d’immersion à Chanzeaux et de la campagne de terrain menée pendant une dizaine d’années par ses étudiants, dévoile des frontières internes multiples.

49Si l’on reprend la définition proposée par le Groupe Frontière (2004), quatre fonctions sont nécessaires pour définir une frontière. Autour du Layon, dans la région définie par lui, deux de ces fonctions sont de toute évidence absentes. Il n’est pas de (1) « système de contrôle des flux destiné à assurer une maîtrise du territoire à travers un filtrage ». De même que (2) « la construction d’un lieu privilégié d’affirmation et de reconnaissance de pouvoirs politiques » ne semble pas pouvoir être définie. Néanmoins Siegfried comme Wylie pointent par leurs travaux au minimum deux de ses fonctions : (3) « une construction territoriale qui malgré la proximité crée de la distance » et (4) « que la frontière soit le vecteur d’une identité territoriale ». Ainsi, dans son roman graphique portant sur le chantier autoroutier de l’A87, Étienne Davodeau (Rural ! 2001) relate avec subtilité les méandres que forme l’axe routier pour (mieux) contourner le vignoble, reprenant une réflexion enfantine : « pourquoi elle fait un gros zigzag comme ça ? » (p. 81). Par ailleurs, nous pouvons relever ce dialogue entre ses personnages au sujet de l’abandon du projet d’une voie rapide en lieu et place de l’autoroute : « Pourquoi cette voie rapide n’a-t-elle jamais pu remonter jusqu’au Layon ? […]Pour comprendre ça il faut une carte […] En le dominant de 60 bons mètres, les coteaux qui bornent le Layon opposent à la progression vers le Nord une belle barrière naturelle. Et comme si ça ne suffisait pas, ils hébergent un vignoble dont la flatteuse réputation n’est pas usurpée » (p. 65-66).

50De part et d’autre du Layon il subsiste dans les têtes des ruptures. À Chanzeaux, selon le lieu d’habitation dans la commune, la sociabilité, la scolarité, la notabilité, la nuptialité ne sont pas les mêmes. Le travail de Wylie, effectué dans les années 1950 et 1960 au plus près de la vie du territoire et de ses habitants, met à jour de constantes dialectiques d’unité et de désunion, de permanence et de changement, de repli sur soi et d’ouverture vers l’extérieur.

51Si ces discontinuités vécues, qui sont plus que lisibles dans les paysages villageois, sont moins évidentes aujourd’hui, notamment en raison de l’extension de zones pavillonnaires au gré des opportunités foncières dans le vignoble, la frontière interne semble être active à présent à une autre échelle. Le Layon constitue la limite Sud de l’aire urbaine d’Angers… et la limite Nord de celle de Cholet (la région de Chemillé étant considérée comme doublement polarisée). Si les axes routiers franchissent sans peine (mais à l’aide de viaducs) cette limite, comme celle de l’Hyrôme précédemment évoquée, la région reste dans l’esprit de ses habitants l’espace de transition entre l’Anjou sous influence angevine et l’aire vendéenne : marquée par l’agriculture bocagère de petites exploitations mobilisant l’élevage hors-sol, par un tissu de PMI-PME régulièrement en crises (textile-habillement, plastiques, mécanique aujourd’hui) mais se renouvelant sans cesse, et dans laquelle enfin restent prégnants, pêle-mêle, l’enseignement catholique, un tissu associatif dense de proximité, des pratiques sportives singulières en particulier dans le basket-ball…

52Le Layon reste un espace de transition « entre deux mondes », une frontière de l’intérieur, bien qu’en un siècle les conditions de la rupture aient évolué au point que l’Ouest paraisse aujourd’hui plus fertile, et l’Est plus incertain.