1Pour démontrer la singularité socio politique de l’Ouest dans la France du début du XX^e siècle, André Siegfried part de l’exemple du canton vendéen de Talmont dont il examine à grande échelle les contrastes politiques.

2Le canton de Talmont est pour André Siegfried emblématique du fait de sa position à cheval sur les deux territoires géologiques du Massif armoricain au Nord et de la plaine calcaire du Poitou au sud. Cet exemple lui sert d’étude de cas à grande échelle (figure 1).

Figure 1 : Le canton de Talmont dans le Sud-Ouest de la Vendée

3Le canton de Talmont s’étend de part et d’autre de la limite géologique entre les terrains schisteux du Massif armoricain et les affleurements calcaires de l’extrémité nord du Bassin aquitain. Le contact se fait par une dépression périphérique occupée par les marais maritimes situés de part et d’autre du petit fleuve côtier du Payré, dépression largement remblayée par les alluvions récentes. La petite ville de Talmont, née de sa forteresse et de son abbaye, est située au fond de la ria, à quelques kilomètres du rivage. Elle est au début de l’époque médiévale le seul port de mer fréquenté sur cette partie de la façade Atlantique, au débouché de la route de Poitiers sur l’océan, La Rochelle et les Sables-d’Olonne n’existent pas encore. Le port des Sables sera une création du seigneur de Talmont, Savary de Mauléon, en 1242, pour suppléer le port du fond de ria, menacé par l’envasement lié aux défrichements de l’arrière-pays. La ville est au centre d’une importante principauté qui s’étend sur le sud-ouest du Bas-Poitou.

4Cette position particulière du canton explique la diversité des types de sols et des aptitudes agronomiques. Schématiquement les terres pauvres et acides des schistes du massif primaire tardivement défrichées font face aux terres légères et fertiles des groies du plateau calcaire, et aux marais précocement mis en valeur situés au pied d’une micro cuesta. Ce sont ces aptitudes agronomiques différenciées qui sont à l’origine d’un peuplement beaucoup plus précoce sur les calcaires du secondaire. La présence de nombreux dolmens et menhirs dans ce qui a été baptisé le Carnac vendéen, sur les communes du Bernard et d’Avrillé, et les traces de villas romaines à Jard et au Veillon, en font foi.

5Revenir un siècle plus tard sur les mêmes lieux décrits par André Siegfried et mesurer les évolutions de ce petit territoire, telle est notre ambition. On ne peut que souscrire à la remarque de Béatrice Giblin selon laquelle il faut « porter une grande attention aux limites, aux contacts, aux zones frontière1 ».

Le canton de Talmont en 1913 : un dimorphisme socio politique emblématique

6Le Tableau politique commence par la description à grande échelle de ce petit territoire et André Siegfried s’appuie, pour sa démonstration, sur cinq cartes (p. 19), (figure 2).

7Il note le saisissant contraste de part et d’autre de la frontière des orientations politiques des populations, et leur pérennité. Et il l’explique par une série de facteurs associés entre le milieu géographique, paysages et géologie, le mode de peuplement et les structures foncières qui expliqueraient les orientations politiques et qui joueraient sous la forme d’un système de causalité en réseau.

Figure 2 : Monographie du canton de Talmont (p. 19 du Tableau Politique)

8Le canton comprend alors dix communes (il n’y en a plus que 9 aujourd’hui après la fusion en 1974 des communes de Talmont et de Saint-Hilaire-de-Talmont). Tout au long des élections de 1871 jusqu’en 1910, les populations de quatre communes votent systématiquement à gauche, les trois situées dans la Plaine (Jard, Saint-Vincent-sur-Jard et Longeville) et le chef-lieu, la petite ville de Talmont. Quatre votent à droite (Grosbreuil, Le Poiroux, Saint-Hilaire-de-Talmont, Avrillé). Deux sont dites hésitantes selon les scrutins : Le Bernard et Saint-Hilaire-la-Forêt dont le territoire s’étend de part et d’autre de la limite géologique. Les élections de lutte de 1906 et 1910 confirment la démonstration.

9En 1910 les élections législatives dans la première circonscription des Sables-d’Olonne opposent le maire des Sables J. Chailley-Bert qui se présente comme républicain, à Henry Bazire. Ce dernier présenté par le journal La Vendée Républicaine comme « réactionnaire » est en fait un catholique rallié à la République, membre de l’Action Libérale populaire, fondée par Albert de Mun. L’Action française fait campagne contre lui. Ce n’est donc pas un ultra. Mais il a le soutien des cléricaux et des monarchistes. Les résultats dans le canton, ceux qu’utilisera A Siegfried pour sa démonstration, confirment l’ancrage des populations.

10La commune la plus « républicaine » est Jard avec 71 % des suffrages exprimés en faveur de J. Chailley, devant Longeville, 69 %. Tandis que la commune la plus conservatrice est Poiroux avec 74 % des voix pour H. Bazire. À l’échelle du canton les voix s’équilibrent presque avec seulement 51,4 % en faveur du candidat républicain.

11Ce dimorphisme socio politique est ancré dans l’histoire. La frontière est aussi celle qui s’est révélée en 1793 entre les paroisses fidèles à la République et celles prenant le parti des insurgés2.

12On retrouve dans les autres communes de la circonscription législative le même contraste politique. Ainsi les communes d’Angles et de la Tranche-sur-Mer, en Plaine et marais, donnent des majorités très fortes en faveur du candidat républicain, respectivement 75 et 79 % des suffrages exprimés. Inversement, des communes du bocage, comme Vairé et Saint-Julien-des-Landes, accordent à Henry Bazire 77 et 92 % des voix !

13Ce recoupement de part et d’autre du contact géologique s’accompagne de la juxtaposition de deux paysages. Au Nord le bocage, sur des sols pauvres du massif ancien tardivement défrichés, les dernières landes encore très étendues lors de la réalisation du premier cadastre, ne disparaîtront qu’au tout début du XX^e siècle3. Chaque parcelle est systématiquement enclose. L’habitat est dispersé sous la forme de fermes isolées, les métairies, dépendant de grands domaines, propriétés d’aristocrates vivant dans leurs châteaux, ou appartenant à la bourgeoisie des petites villes, Talmont et les Sables-d’Olonne, qui ont consolidé leurs biens tout au long du XVIII^e siècle et lors de la Révolution. Au sud s’étendent la plaine calcaire découverte ouvrant sur de larges horizons, et les terres basses des marais. Au contact des riches sols de groies et des prairies des marais de gros villages rassemblent l’essentiel des populations de petits et moyens propriétaires qui mettent en valeur souvent en faire valoir direct les finages.

14On a bien de part et d’autre du contact géologique deux paysages, deux structures foncières, deux modes de peuplement, même si dans le détail, à très grande échelle, il faut nuancer les oppositions. Ainsi quelques grands propriétaires ont acquis des biens des abbayes dans la plaine et ont constitué des domaines d’un seul tenant avec des bâtiments isolés.

15Et ces deux structures agraires qui se sont cristallisées et pérennisées au long des siècles concourent à l’explication des tempéraments politiques relevés et cartographiés par André Siegfried dans la mesure où elles sont à l’origine de deux sociétés paysannes aux traits contrastés.

16Dans les quatre communes du bocage règne la grande propriété. En 1913 elle est encore très présente. Les très grands domaines s’étalent sur plusieurs communes. C’est le cas de la famille du Bessay, propriétaire du château de la Bénatonnière, à Grosbreuil. Au milieu du XIX^e siècle la propriété est divisée entre cinq héritiers, chacun reçoit autour de 800 hectares ! À Saint-Hilaire-de-Talmont 18 propriétaires possédant chacun plus de 100 hectares se partagent 3 752 hectares en 1828. En 1913 ce sont 21 propriétés de plus de 100 hectares qui possèdent au total 3 625 hectares. Rien n’a changé semble-t-il, si ce n’est le défrichement de plusieurs centaines d’hectares de landes et la création de plusieurs dizaines de métairies. Sur Avrillé deux ou trois familles tiennent l’essentiel de la commune. Il en va de même au Poiroux.

17En revanche la Plaine calcaire est la terre d’élection de la petite propriété, même si de grands domaines sont également présents, comme à Jard autour de l’abbaye de Lieu-Dieu. Nos relevés fonciers sur les matrices cadastrales et ceux opérés par Luc Tessier sont sans appel. Ils confirment ce que dit André Siegfried sur les structures foncières à l’origine de l’explication des comportements politiques.

18Les rapports à la religion et le choix de l’école sont tout aussi discriminants. C’est à propos du canton de Talmont qu’André Siegfried utilise la célèbre formule, popularisée et galvaudée ensuite, « le granit produit le curé et le calcaire l’instituteur ». L’expression lui aurait été suggérée par l’un de ses correspondants, le député de Fontenay-le-Comte, Guillemet. Mais on le voit, le constat apparemment simpliste et déterministe relève d’une causalité en réseau qui forme système. Comme le soulignait Paul Vidal de la Blache dans le compte rendu qu’il fait du Tableau politique dans les Annales de géographie « il faut se méfier de l’explication unique, de la clef qui prétend ouvrir toutes les serrures4 ». Il y a des enchaînements qui se tiennent et se répercutent sur les tempéraments politiques.

19En ce début du vingtième siècle on retrouve, dans la vie de tous les jours et dans les relations sociales, cette atmosphère contrastée entre deux sociétés paysannes. Dans le bocage les grandes propriétés foncières se sont renforcées à comparer les cadastres napoléoniens et la mise à jour de 1913 des matrices. Les aristocrates résident, pour l’essentiel d’entre eux, encore dans leurs châteaux souvent reconstruits au long du siècle, tandis que dans la Haute-Ville de Talmont la bourgeoisie foncière enrichie par les biens nationaux s’abrite dans des logis et pratique une endogamie qui protège les héritages5. En 1913 le maire de Talmont, conseiller général du canton, Georges Batiot, républicain, est issu de ce milieu. La vieille église romane, jugée trop petite, est alors reconstruite, et chaque pilier de marbre de la nouvelle nef est offert par une famille cléricale. Bien entendu les deux écoles coexistent, tandis que dans la vaste commune de Saint-Hilaire-de-Talmont (près de 8 000 hectares) quatre écoles publiques de hameaux, mais aussi deux écoles privées, se partagent la population scolaire ! En revanche il n’y a pas alors d’école privée à Longeville et à Jard.

20Régnait alors dans cette petite ville déchue de Talmont, composée pour l’essentiel de familles d’artisans et de commerçants, et de quelques fonctionnaires (percepteur, gendarme, instituteur), dominée par une poignée de notables dont le nombre de métairies aux mains de chaque famille était l’instrument de mesure de la hiérarchie sociale, et animée par la foire mensuelle, une atmosphère de franche opposition entre deux factions politiques. Deux « cercles » coexistaient, l’un républicain, l’autre légitimiste, chacun ayant ses réunions régulières et fréquentées dans un café différent. On retrouvait dans l’allée principale du cimetière communal les signes de la hiérarchie sociale en fonction de l’emplacement et de l’ostentation du monument funéraire familial.

21Louis Chaigne a admirablement décrit dans son journal (6) le Talmont du début du siècle : « Trois classes sociales se tenaient les unes les autres à distance. La Haute-Ville comprenait presque exclusivement des bourgeois, résidant en des logis sans luxe, mais confortables : les uns vivant de leurs rentes et de leurs fermages ; les autres de leur profession libérale. Les commerçants et les ouvriers ou journaliers habitaient dans l’autre partie du bourg. Les notables se réunissaient “chez Florine” dans un cercle baptisé le cercle littéraire. Le maire, ancien député radical et inscrit dans une Loge (il s’agit de G. Batiot) était l’ami de Georges Clemenceau et avait voté avec la gauche radicale. Le Cercle Républicain tenait ses réunions dans un café proche de la mairie. Le maire en était l’animateur. Des fonctionnaires, alors assez nombreux, le fréquentaient. Le mot républicain avait une acception qu’il a perdue. Était considéré comme républicain l’homme qui n’allait pas à l’église. On comptait les maisons qui, le 14 juillet, arboraient le drapeau aux trois couleurs. »

22Dans les communes de la Plaine, en particulier à Jard et Longeville, le tempérament politique est structuré par l’anticléricalisme qui remonte fort loin, du temps des abbayes. L’adhésion aux idées de la Révolution n’a pas d’autre origine. En 1900 dans la monographie de la commune l’instituteur de Longeville note que les petits propriétaires « jouissent d’une certaine aisance qui leur permet d’être libres et presque indépendants, ce dont ils sont très fiers ». Ceci les pérennise dans un comportement politique de radicalisme conservateur, fort éloigné du socialisme. Ce qu’André Siegfried avait également constaté. De 1881 à 1937 la commune de Longeville est tenue par une vieille famille radicale. « Ces deux maires médecins, notables locaux au voltairianisme de bon teint, ont marqué de leur empreinte la vie politique longevillaise. L’ardeur républicaine du premier lui a même valu, ironie de l’histoire, une mort digne de son attachement à Marianne. Une fusée d’artifice le décapita un soir de 14 juillet6. »

23Ainsi, de part et d’autre de la vieille frontière politique campaient des notables enracinés dans leurs fiefs, les uns légitimistes et conservateurs, soutenus par l’Église et souvent propriétaires des locaux des écoles privées ; les autres républicains et farouchement anticléricaux. Chacun a son pré carré dans lequel il obtient des scores flatteurs. Dès qu’il s’aventure au-delà, sur les terres de l’adversaire, il fait piètre figure. Tout au long de la III^e République le système va se proroger. L’irruption à la gauche des républicains radicaux d’une frange socialiste, et à droite l’étiolement progressif du royalisme et le ralliement des conservateurs à la République, vont redistribuer les cartes. Ces courants jadis antagonistes vont localement se recomposer et constituer un vaste front du refus au Front populaire.

Le canton de 1913 à 1950 : rien ne change et rien ne bouge

24On peut aisément reprendre pour le canton de Talmont la remarque faite par André Siegfried à l’occasion d’un voyage fait en Vendée au printemps 1950 et dont il rend compte dans le Figaro du 17 juillet : « En 1950, dans le bocage subsiste une structure sociale d’Ancien Régime, hiérarchie semi-féodale, dans laquelle les exploitants du sol, fermiers et métayers, sont encadrés par le grand propriétaire généralement noble, et par le prêtre, vrai guide spirituel de cette société. »

25C’est qu’en effet la société rurale de l’après deuxième guerre ressemble étrangement à celle de la veille de la Grande Guerre. Le canton de Talmont est encore une société paysanne duale.

26Au Nord règnent les grands domaines partagés en vastes métairies d’un seul tenant dont l’orientation économique, la morphologie agraire, les modes d’exploitation n’ont pratiquement pas changé. Une timide motorisation se fait jour, mais les retards vis-à-vis du Haut bocage, dans lequel les germes semés par les nombreux adhérents de la JAC font ressentir leurs effets, sont loin d’être comblés. Ici peu d’initiative et de remise en cause du système traditionnel.

27Au sud l’irruption d’un tourisme familial sur le littoral7, les remembrements dans la Plaine, les cultures délicates dans les sables des conches sur le revers des dunes (fleurs, primeurs), la disparition accélérée des petites borderies des villages, recomposent la société paysanne.

28Les comportements politiques entre républicains et conservateurs demeurent la règle. Même si les élections de 1936 illustrent le glissement des attitudes, les républicains se divisant en deux courants, face à des conservateurs qui abandonnent peu à peu le rappel de leur attachement au légitimisme et au royalisme.

Résultats du deuxième tour des législatives de 1936 dans le canton de Talmont

29En 1936, Louis Aubert, député sortant, (neveu de Georges Batiot, ancien député républicain de 1893 à 1898, maire de Talmont de 1889 à 1929) et conseiller général, illustre ce que Yves Hello baptise « le blanchiment des bleus ». Il est Républicain, de la gauche radicale et contre le Front Populaire. Élu, il se dit radical indépendant et votera en juillet 1940 les pleins pouvoirs à Pétain. Sont également candidats : Gueffier, avocat, radical-socialiste, républicain, favorable au Front populaire ; Mayeux, démocrate populaire. Selon le journal républicain des Sables d’Olonne, « c’est un réactionnaire qui se camoufle en démocrate populaire » ; Féval est classé à l’extrême droite.

30Au premier tour du scrutin Louis Aubert avait obtenu 1 378 voix, devant Mayeux 538, Gueffier 399 et Feval 538, trois autres candidats se partageant 532 voix.

31Le vieux dimorphisme des comportements, certes atténué du fait que L. Aubert se situe en tant que républicain du centre droit, subsiste. Ainsi le candidat du Front populaire ne fait que 5 voix à Poiroux, et 9 à Grosbreuil, mais Féval respectivement 55 et 21 voix, les communes dans lesquelles les châtelains sont encore puissants et présents (la Bénatonnière, La Proutière)

32C’est dans la Plaine et à Talmont que Gueffier fait ses meilleurs résultats. Plus au sud de la circonscription, à la Tranche-sur-mer, il devance même L. Aubert.

33La division des républicains dans la circonscription des Sables d’Olonne en 1936 tient à l’attitude des candidats face au Front populaire. Le Comité républicain des Sables se déchire lors du choix du candidat. Les maires républicains du canton de Talmont, le docteur Mathevet de Longeville, Herbert de Saint-Vincent-sur-Jard, Chusseau du Bernard, et Dorie de Jard, participent et soutiennent L. Aubert. Lors de ce Comité, L. Aubert quitte la salle avec 45 adhérents, « refusant l’alliance des radicaux avec le bloc communiste et socialiste ». parmi les délégués qui demeurent dans la salle, Gueffier obtient 144 voix et L. Aubert 127.

34La circonscription, comme le canton de Talmont, est divisée politiquement tout au long de la III^e République. En 1 894 G. Batiot arrache la circonscription aux mains des conservateurs, mais en 1902 elle passe à Georges De la Rochethulon, de l’Action libérale, maire de Saint-Hilaire-de-Talmont, qui réside au château des Granges-Cathus, puis en 1906 elle repasse aux mains des républicains avec Joseph Chailley-Bert, futur maire des Sables d’Olonne, de l’Union démocratique puis Gauche radicale. C’est que la circonscription regroupe des communes situées de part et d’autre de la limite géologique et des modes de peuplement et des structures foncières.

35La longévité dans les mandats et les divisions idéologiques entre des familles également enracinées perdurent tout au long d’un siècle et demi. La liste des conseillers généraux du canton confirme ces traits. Un petit nombre de familles de notables trustent les responsabilités à différentes échelles du pouvoir : mairies, conseil général, chambre des députés, sénat.

36L’exemple des élus du canton au conseil général est évocateur.

L’après-guerre : irruption des activités touristiques et virage à droite

37Jusqu’en 1950-1960 les activités touristiques ne modifient guère les structures socio professionnelles des populations du canton qui sont composées d’une écrasante majorité de familles d’agriculteurs. Le recensement général de la population de 1954 donne par commune la part de la population agricole dans la population totale. Elle est de 82 à 75 %, sauf à Longeville (62 %) et Jard-sur-Mer (42 %) qui bénéficient des premières retombées du tourisme sur les structures de la population. La petite cité de Talmont (20 %), totalement enserrée par la vaste commune agricole de Saint-Hilaire-de-Talmont, rassemble les activités de service : gendarmerie, perception, médecins et pharmacie, commerces et artisanat.

38Dans le canton, sur un total d’actifs de 5 354 individus, 3 914 sont dans l’agriculture, 657 dans l’industrie et les transports, et seulement 777 dans les services. On relève seulement 12 individus qui se déclarent professions libérales et cadres supérieurs !

39En 1960 le canton sort d’une longue atonie démographique. Il a perdu plus de 3 000 habitants depuis l’apogée du début du siècle.

40On a donc, comme en 1913, deux sociétés paysannes de part et d’autre de la frontière entre plaine et bocage. Au Nord le métayage est encore bien présent, au RGA de 1955, un tiers de la surface agricole de Saint-Hilaire-de-Talmont a ce statut, soit les deux tiers des exploitations de plus de 30 hectares. Le faire valoir direct est minoritaire et il est le fait des petits exploitants des villages en bordure du marais au sud-ouest de la commune (Le Querry Pigeon, la Guittière, Ilaude) situés déjà dans la plaine. En revanche sur les communes de Jard et Longeville le faire valoir direct domine et les exploitations de plus de 30 hectares sont l’exception.

41Au début des années 1960 les relations sociales dans les communes du bocage du canton demeurent celles décrites par A. Siegfried. Chaque dimanche, à la sortie de la messe, les fermières viennent apporter au logis du maître, poulets, œufs et beurre ; l’hiver le métayer livre le bois de chauffage ; tandis que lors des journées de chasse il va de soi que le gibier noble est réservé au fusil du patron ou de ses invités ; enfin sur le parking de l’église les places sont réservées aux voitures des familles des châtelains. Il serait inconvenant de déroger à ces règles non écrites. On comprend le sentiment de liberté qu’éprouvent les petits exploitants de la Plaine qui ne sont pas assujettis à ces pratiques.

42Il va en aller différemment à partir des années 1960 avec l’essor du tourisme. Certes, dès 1936, avec les congés payés des estivants viennent loger chez l’habitant et des campings sommaires voient le jour. Mais il y a un évident retard du littoral du canton vis-à-vis de la station des Sables-d’Olonne, au Nord, et l’essor, lors des années 1930, de la station de la Tranche-sur-Mer plus au sud.

43Dans un long article publié dans la revue Norois en 1956 Abel Bouhier dresse le tableau des activités touristiques naissantes. Sur le canton de Talmont la commune de Jard-sur-Mer est la seule à avoir à cette date effectuée un virage en faveur du tourisme. Trente ans plus tard, dans sa thèse, Luc Tessier (1987) fait le bilan de l’essor du tourisme sur le canton. Les chiffres sont sans appel.

44Pour faire simple on assiste entre ces deux dates, 1956 et 1987, a une double évolution, d’une part l’essor et la diversification des activités touristiques, d’autre part l’effondrement de la population agricole, tant en nombre absolu qu’en part dans la population.

45En 1952 la commune de Jard aménage deux campings accueillant 500 personnes en août, tandis que naît Longeville-plage, à deux kilomètres du bourg, et que des villas se construisent de part et d’autre de la route menant à l’océan. Le logement chez l’habitant, les colonies de vacances et les campings sommaires font peu à peu place aux lotissements : Les Courlis en 1973 à Saint-Vincent-sur-Jard, sur 28 hectares et 258 lots ; Château-Guibert, sur 13 hectares et 137 lots en arrière de la plage du Veillon à Talmont-Saint-Hilaire.

46La fusion entre les deux communes de Talmont et de Saint-Hilaire-de-Talmont, en 1974, décidée par référendum, en profitant des élections européennes, est révélatrice de cette mise en tourisme. Voulue surtout par les commerçants et artisans de Talmont, elle est acceptée du bout des lèvres (51 %) par la population, encore largement agricole, de la vaste commune de Saint-Hilaire-de-Talmont qui détient le littoral. C’est l’inamovible maire de Saint-Hilaire qui devient le maire de la nouvelle commune.

47Les activités touristiques vont devenir la grande affaire, les équipements vont suivre (ports de plaisance, golf, résidences touristiques) et vont gagner les communes de l’intérieur du canton.

48La multiplication des résidences secondaires, le recul de la surface agricole, la mutation des anciens villages de bordiers en espace résidentiel touristique, l’apparition des grandes surfaces commerciales, la multiplication des artisans du bâtiment, sont les signes convergents de l’emprise touristique.

49En 1953, sur les 134 conseillers municipaux du canton, 82 sont des agriculteurs, ils ne sont plus que 57 en 1977. La part des hommes actifs agricoles passe de 72 % du total des actifs en 1954, à 66 % en 1962, et à 36 % en 1975.

50Les choix opérés dans les plans d’occupation des sols (POS) traduisent, par les surfaces vouées aux droits à construire, cette nouvelle orientation des politiques municipales. Il y a une explosion du nombre des permis de construire, la majorité pour des résidences secondaires. En 1999 on compte près de 10 000 résidences secondaires dans le canton, pour 6 000 résidences principales. Alors qu’il ne reste plus, en 2 000, que 353 exploitations agricoles, et 206 en 2010, pour une surface agricole utilisée d’environ 20 000 hectares.

51L’essor de la population, grâce au bilan migratoire, s’explique par le développement des activités touristiques et résidentielles. Entre 1982 et 1999 le canton gagne plus de 3 000 habitants, passant de 11 300 à 14 400, et entre 1999 et 2009 près de 4 200 habitants supplémentaires, avec désormais 18 550 habitants.

52Les effets sur la croissance démographique, mais plus encore sur les pyramides des âges et des structures socio-professionnelles des populations, s’accompagnent d’une évolution sensible des comportements politiques.

53Le fait majeur est l’effacement de l’antique frontière des attitudes des populations qui avait été à l’origine de l’analyse faite par André Siegfried au début du XX^e siècle. Le vieux fonds de républicanisme radical et d’anticléricalisme des populations agricoles de la Plaine cède devant l’arrivée de nouvelles populations, notamment de retraités venus d’ailleurs, et de la place de plus en plus grande occupée par les activités de commerce et d’artisanat dans ces communes. Les comportements politiques en sont profondément modifiés, tandis que les conseils municipaux se peuplent de commerçants, artisans et retraités.

54Cet alignement des comportements politiques vers la droite de l’ensemble des communes se mesure par le choix du conseiller général. De 1945 à 2004 deux élus issus de l’aristocratie et vivant dans les châteaux de la Proutière au Poiroux (R. de Lézardière Paul) et des Granges-Cathus à Talmont-Saint-Hilaire (De la Rochethulon Jean) se succèdent sur le siège de conseiller général.

55En 2004 pour la première fois il faut un second tour pour départager les candidats, le maire de Talmont-saint-Hilaire est élu. C’est à la mairie, comme au canton, le successeur de l’inamovible notable qu’est Jean de la Rochethulon, qui ne se représente pas. Pierre Berthomé se présente comme candidat divers droite, soutenu par P. De Villiers.

56En 2011 il est réélu au second tour également, avec 69,4 %, il a le soutien des huit autres maires du canton, dont Mireille Gréau sa suppléante, maire de Jard-sur-Mer, un ancien fief républicain. Il bat la candidate du Front national, Brigitte Neveux qui obtient 30,6 % des suffrages. La gauche est éliminée dès le premier tour.

57Les élections municipales traduisent aussi le changement social. Dans les communes du bocage tout au long d’un siècle c’est la liste unique qui est la règle. Elle est composée généralement par un grand propriétaire qui réside dans la commune en son château. Il fait le choix de ses colistiers parmi les fermiers et métayers de la commune, ceux supposés de « bonne famille » qui envoient leurs enfants à « la bonne école » et qui vont à la messe. Dans la Plaine la situation est du même type, si ce n’est que le médecin du bourg ou un membre d’une profession libérale qui possède une résidence dans la commune est le candidat à la mairie et qu’il s’entoure d’instituteurs, de fonctionnaires ou d’exploitants dont le républicanisme est avéré. Cependant au chef-lieu de canton il y a toujours eu deux listes, l’une quelquefois incomplète, qui s’opposent. C’est que dans la petite ville de Talmont conservateurs monarchistes et républicains cohabitent. Il faut attendre 1977 pour voir trois listes se disputer la mairie. Le maire élu est le conseiller général, châtelain à Saint-Hilaire, notable reconnu. Le combat municipal n’est plus entre droite et gauche, entre cléricaux et anticléricaux, mais il tient à l’avenir et au type de tourisme, en lien avec le projet d’un vaste aménagement du littoral comprenant golf, lotissements et port de plaisance. C’est l’affaire dite de Port Bourgenay. Aux dernières élections municipales il y aura cinq listes ( !), et la liste du maire sortant obtiendra seulement 40 % des suffrages au second tour. À Longeville, suite au remembrement, un cas de figure identique de conflit, autour du tourisme et de l’avenir de la forêt littorale, aboutira à renouveler le conseil municipal, tandis qu’à Jard-sur-Mer on assiste dans les années 1980 à l’irruption des retraités au sein du conseil.

58L’analyse à l’échelle communale des élections cantonales montre la disparition de l’ancienne fracture géographique entre le Nord et le Sud du canton. C’est même dans les communes intérieures du canton, situées dans le bocage, Grosbreuil et Poiroux, fiefs jadis des légitimistes et des conservateurs que le candidat de la majorité de droite, Pierre Berthomé, obtient les résultats les plus faibles. En revanche dans la Plaine il est largement en tête. Il faut enfin noter la percée du Front national, représenté par une candidate qui n’est pas du canton !

59À très grande échelle, celle des bureaux de vote, analyse possible sur la vaste commune de Talmont-Saint-Hilaire qui possède encore, dans les années 1970, 6 bureaux, on retrouve les contrastes des comportements de part et d’autre de la limite géologique ! Les électeurs des villages de la commune, situés dans la plaine (Ilaude, la Guittière, Querry-Pigeon), votent plus à gauche que ceux des métairies du bocage. Cela n’est plus vrai aujourd’hui.

60Tout au long de la V^e République les élections nationales, législatives ou présidentielles, confirment l’effacement de l’opposition entre le Nord et le Sud du canton.

61En 1965, au second tour de l’élection présidentielle, puis aux législatives de 1973, on retrouve encore le dimorphisme du temps de Siegfried, mais dans une conjoncture défavorable à la gauche.

62Le contraste va progressivement s’atténuer, ainsi que le montrent les résultats des différentes élections présidentielles et des législatives de 2012.

Les élections présidentielles de 1974 à 2012, résultats du second tour

63Alors que les candidats de gauche progressent en points de pourcentage de 6 à 15 points dans les communes du Nord, ils stagnent à Talmont-Saint-Hilaire, et perdent des points dans les anciennes communes « républicaines » du temps de Siegfried, en particulier à Jard-sur-Mer, mais aussi à Longeville et Saint-Vincentsur-Jard, les communes du littoral. Les écarts en 1974 entre les communes dépassaient 20 points de pourcentage, ils se réduisent à 9 points en 2012.

64Au premier tour des présidentielles de 2012 le renversement des tendances entre les communes est patent. C’est à Jard-sur-Mer que le président sortant obtient son meilleur score avec 43 % des suffrages, et à Grosbreuil son résultat le plus médiocre avec 29 %, tandis que les progrès de l’extrême droite sont spectaculaires, Marine le Pen obtenant plus de 20 % des voix, juste derrière F. Hollande.

65L’homogénéisation des comportements politiques entre les différentes communes du canton peut se mesurer par le rapport entre le nombre des voix de droite et celles de gauche. Cet indice dit indice Leleu rend bien compte des évolutions.

66On a classé sur le tableau ci-dessus les communes en fonction du poids relatif des voix obtenues par le général De Gaulle face à F. Mitterrand en 1965, et de leur position en bocage ou en plaine.

67En 1965 on a totalisé les voix pour les deux communes de Talmont et de Saint-Hilaire de Talmont.

68Aux élections législatives de 2012, dans une conjoncture favorable à la gauche, le canton demeure en retrait vis-à-vis des résultats de la circonscription, laquelle il est vrai comprend les quartiers sud de la Roche-sur-Yon, dont les électeurs sont bienveillants pour la candidate socialiste. Le renversement du rapport entre la droite et la gauche, notamment entre Grosbreuil et Jard-sur-Mer, se confirme.

69Le dimorphisme du temps de Siegfried a disparu. L’effet des activités touristiques et des mobilités joue à plein pour recomposer les attitudes. Assiste-t-on à la victoire de la sociologie sur la géographie ?

Les principaux résultats des législatives de 2012 dans le canton de Talmont

Conclusion

70En 2013 le contraste des comportements politiques des populations au sein du canton entre les communes bocagères et celles de la Plaine, mis en valeur et expliqué par André Siegfried il y a un siècle, a quasiment disparu. On assiste à une homogénéisation à lire les résultats des récentes consultations, à tout le moins à une réduction des écarts entre les attitudes politiques.

71Mieux encore on constate un début de renversement des comportements. D’une part avec la poussée des voix de gauche dans les communes proches des Sables-d’Olonne, en particulier celle de Grosbreuil, jadis fief légitimiste, ce du fait du processus de périurbanisation et de l’installation de jeunes couples chassés de l’agglomération sablaise par le coût du foncier. D’autre part avec l’irruption du Front national dans les communes du littoral, jadis républicaines selon le schéma de Siegfried, le cas le plus net est celui de Jard-sur-Mer, et le recul associé des voix de gauche.

72Il y a de fait une combinaison de facteurs explicatifs à l’origine de ces évolutions contrastées. L’effondrement des populations agricoles composées d’enracinés et la diversification sociale des communautés locales sont essentiels. Il faut y ajouter le poids des familles de commerçants, d’artisans et d’ouvriers du bâtiment, tous favorables à l’essor du tourisme. Le vieillissement des populations lié à l’arrivée massive de retraités venus d’ailleurs est un autre élément d’explication.

73Le renversement des mobilités, l’immigration succédant à une longue période d’émigration, conduit à une véritable transfusion des populations. À Talmont-Saint-Hilaire, en 1999, 40 % de la population n’était pas présente en 1990. La croissance de la population est significative du changement social, la population passe de 3 350 habitants en 1975, à 4407 en 1990, 5 360 en 1999, à 6 957 en 2012. La commune est à la fois une petite ville aux fonctions diversifiées, une station balnéaire de dernière génération avec Port-Bourgenay, un espace périurbain de l’agglomération sablaise.

74Cette combinaison de facteurs joue en faveur de la droite. Le cas de la commune de Jard-sur-Mer est emblématique : 60 % de la population a plus de 60 ans en 2009 et 13 % moins de 20 ans, la part dans la population active des commerçants et artisans de la sphère du tourisme est la plus élevée du canton, les agriculteurs ont disparu, la commune possède plus de 3 000 résidences secondaires.

75Le déterminisme social est bien le facteur explicatif des évolutions des comportements. Cela ne fait que retrouver l’intuition d’André Siegfried, à la frontière de la sociologie et de la géographie, les deux sciences sociales étant intimement associées pour la compréhension des réalités.

76Observer sur la longue durée les permanences et les évolutions, chercher à les comprendre et à les expliquer au travers des votes exprimés par les citoyens d’un espace délimité à grande échelle, telle a été notre ambition, à partir du tableau dressé en 1913 par André Siegfried. Chemin faisant nous avons pu réhabiliter ce pionnier, lequel avait, par une fine analyse des réalités, démontré la combinaison de raisons à l’origine du contraste géographique entre plaine et bocage. En réalité le contact géologique n’était que l’expression visible de deux sociétés paysannes qui se faisaient face et dont les valeurs et les structures, enracinées dans l’histoire, étaient différentes.

77Au total l’effet de mobilité semble avoir balayé l’effet de lieu qui était à l’origine des comportements d’autrefois8.