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Chapitre VIII. « Même l’enfer a ses lois ». André Siegfried, la politique et son Tableau
p. 119-130
Texte intégral
« Publié pour la première fois à la fin de l’année 1913 par la librairie Armand Colin, le Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République constitue l’un des ouvrages fondateurs de la science politique française ; le premier à examiner dans une perspective qui se veut scientifique le rapport entre le comportement électoral d’une région –mesuré à l’échelle des quatre décennies qui ont suivi les événements de 1870–, les données de la géographie physique et humaine de cette fraction de l’espace hexagonal et le “tempérament” des hommes qui l’habitent. Entreprise sans précédent et qui, dans notre pays, est à l’origine de la géographie, et plus largement de la sociologie électorale.1 »
1Comment un auteur devient-il le père fondateur d’une discipline comme la science politique ? Cette question possède un sens clair mais, il faut bien se l’avouer, les mécanismes par lesquels un auteur est reconnu comme père fondateur d’une discipline académique sont quelque peu énigmatiques. Cette consécration est autant la reconnaissance publique d’une dette intellectuelle que d’une paternité à partir desquelles sont fabriquées des filiations intellectuelles entre une œuvre, jugée fondatrice, et les principes, les objets et les pratiques de la discipline qui s’en revendique. En science politique, André Siegfried, souvent présenté comme le père fondateur de la science électorale voire de la science politique, a trouvé sa place au panthéon des auteurs consacrés de la discipline2. Sa figure n’échappe pas à cette logique de consécration qui, après coup, apparaît toujours comme une évidence qui s’est imposée presque naturellement. Ainsi les lecteurs sont-ils spontanément tentés d’interpréter sa consécration comme la reconnaissance de la qualité d’un ouvrage, devenu fondateur, qui aurait présenté dès 1913 les signes annonciateurs du destin scientifique qu’allait connaître cette discipline plus d’un demi-siècle plus tard. Dans le foisonnement de ses publications, l’ouvrage qui lui vaut aujourd’hui cette reconnaissance, le Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième république, est devenu l’œuvre occultant la majeure partie d’une production intellectuelle bien éloignée d’un Tableau politique souvent évoqué et cité, mais, concédons-le, rarement lu.
2Prenant le contre-pied de cette évidence propre au champ académique, le sociologue de métier a le devoir de mettre en cause cette logique intellectuelle qui prête spontanément à l’œuvre une fonction essentielle dans la formation des hiérarchies intellectuelles en général et dans l’assignation d’un père fondateur en particulier. À regret, il faut bien reconnaître que le champ académique ne fonctionne pas uniquement selon des logiques intellectuelles. Les idées, les hypothèses ou les approches, anciennes ou a fortiori nouvelles, ne s’imposent pas par la grâce de leur propre force, dès leur énonciation, à une communauté intellectuelle qui posséderait les mêmes schèmes de perception et d’appréciation de l’intérêt d’une œuvre et des qualités qu’elle recèle. C’est pourquoi comprendre la reconnaissance d’un auteur comme père fondateur nécessite d’explorer et d’exposer l’ensemble des représentations et des systèmes d’intérêts (sociaux, politiques, institutionnels, intellectuels, etc.) qui conditionnent l’histoire et le fonctionnement du champ académique et, en particulier, d’une discipline comme la science politique, devenue universitaire sur le tard. Un sociologue l’interpréterait alors comme le résultat d’un travail éminemment social de construction symbolique d’un André Siegfried dont la figure tutélaire, ainsi façonnée, ne serait pas nécessairement représentative des travaux qu’il a réalisés au cours de sa longue et riche carrière. Ce travail symbolique, réalisé en partie de son vivant mais surtout poursuivi à son décès3, se justifierait, d’une part, en raison des positions académiques que celui-ci a occupées (professeur à l’École libre des sciences politiques, professeur au collège de France, académicien, etc.) dans une configuration où les postes de sciences politiques étaient rares et l’École libre des sciences politiques en détenait le monopole ; d’autre part, dans le cadre d’une seconde conjoncture, celle des années 1970-1980, au cours de laquelle la science politique s’invente comme nouvelle discipline à l’université. De jeunes enseignants, nourris de sciences sociales, invoquent plutôt la figure d’André Siegfried, plus proches de leurs perspectives scientifiques, que celles d’Aristote ou de Machiavel : une figure plus sociologique que philosophique4.
3Expression d’un mauvais goût sociologique, cette réflexion ne vise ni à expliquer le destin disciplinaire d’une œuvre en considérant celui-ci comme la conséquence directe de la valeur intrinsèque de l’œuvre ni à le réduire à une stratégie arbitraire de légitimation d’un groupe qui s’en revendique indépendamment de sa valeur scientifique. Ce qui a rendu André Siegfried éligible à la place éminente qu’on lui accorde aujourd’hui en science politique n’est sans doute pas directement lié aux qualités que l’on prête à son œuvre. Mais cet énoncé, quelque peu provocateur pour ceux qui cultivent le fétichisme de l’œuvre, ne doit pas non plus empêcher de comprendre en quoi le Tableau politique de la France de l’Ouest met en œuvre des principes d’analyse qui sont susceptibles d’être reconnues comme scientifiques. On sait que ces principes varient en fonction des disciplines : ils ne sont pas les mêmes en géographie, en science politique ou en histoire. Et à l’intérieur de chaque discipline, il n’existe sans doute pas de consensus sur ce qui relève ou non d’une démarche scientifique. Aussi, cette réflexion adopte une perspective que les sociologues et les politistes répugnent souvent à adopter. Une perspective qui consiste, pour un temps, à mettre entre parenthèses les conditions de production présidant à l’élection du Tableau politique comme œuvre fondatrice5 : limiter l’investigation au Tableau politique, chercher dans son contenu et sa démarche ce qui fait science et, en particulier, ce qui fait science de la politique. Autrement dit et en toute humilité, la posture adoptée dans cette réflexion est moins celle d’une sociologie des sciences sociales que celle d’une épistémologie des sciences.
Rompre et expliquer
4Il est toujours difficile, en partant du point de vue de la « science toute faite » (au sens qu’en donne Bruno Latour6), d’analyser après coup en quoi une œuvre déjà ancienne et réputée avoir posé les premières pierres d’une « science en train de se faire » relève d’une démarche scientifique. Analyser un savoir ancien, balbutiant et timide, à l’aune d’un savoir actuel, plus développé et assuré, est une entreprise qui n’est pas sans difficulté tant le point de vue du chercheur s’est aujourd’hui éloigné de celui de l’auteur de l’œuvre étudiée. La constitution progressive d’un savoir scientifique a suscité une série de ruptures avec le rapport que le chercheur entretient avec son objet, les protocoles d’enquête qu’il met en œuvre et la manière d’apprécier les résultats obtenus. À la faveur de l’institutionnalisation et de l’autonomisation d’un groupe se revendiquant d’un savoir spécifique, ce dernier se dote d’un langage, d’une démarche et d’objets qui lui sont propres. Plus ce savoir se renforce et acquiert une légitimité scientifique, plus les membres du groupe qui s’en revendique sont tentés de rejeter hors de cette science nouvelle les œuvres actuelles ou passées qui ne possèderaient pas les attributs attestés de la « science toute faite ». Dans le cas d’un ouvrage éligible à ce statut d’œuvre fondatrice, les jugements sont plus souvent qu’on ne le croit partagés entre la tentation hagiographique, les commentateurs lui attribuant une cohérence et un intérêt que l’œuvre ne possède pas nécessairement, et le rejet dans une préhistoire de la discipline, les commentateurs refusant de l’inclure dans cette communauté scientifique qu’elle anticipait et annonçait pourtant. Ainsi, la désignation d’un auteur comme « père fondateur » ou comme « précurseur » exprime et marque symboliquement les frontières d’une discipline et de ses prétentions scientifiques, entre un dedans et un en dehors d’un savoir scientifique dont la définition légitime demeure toujours, en dépit des certitudes du moment, un enjeu de luttes symboliques.
5Une science naît rarement toute armée de l’esprit de ses inventeurs. Elle trouve péniblement son chemin dans le marais des savoirs ordinaires et des raisonnements naturels qui lui préexistent et continuent, contre toute attente, d’entraver sa marche tout au long de son développement. Dès l’introduction du Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième république, Siegfried met en scène une tension entre des savoirs politiques, ceux dont les hommes politiques deviennent les dépositaires à la faveur de leur expérience électorale, et les connaissances scientifiques, celles que Siegfried se propose de mettre au jour à l’issue d’une démarche nouvelle. Cette tension entre savoirs politiques et connaissances scientifiques ne doit pas être interprétée comme une opposition entre deux états incompatibles mais comme une relation entre le point de départ d’une enquête et son résultat. D’ailleurs, il n’est pas étonnant que le fils de Jules Siegfried, maire, député, sénateur et ministre de la IIIe République, rencontrât d’emblée les savoirs et les savoir-faire constitutifs des activités politiques7. Lui-même quatre fois candidat malheureux à la députation entre 1902 et 1910, il a fait l’expérience de la nécessité pratique d’acquérir des savoir-faire électoraux tout en prenant conscience de leur indubitable limite quant à l’explication du fait électoral8. De ce point de vue, son ouvrage doit être considéré comme un effort pour se soustraire au sens commun politique de son époque.
6Un sens commun politique qu’illustre parfaitement cette formule lapidaire d’Albert Thibaudet : « La politique, ce sont des idées. » C’est ainsi qu’il introduit son fameux ouvrage sur Les idées politiques de la France9. Publié près de vingt ans après le Tableau politique de la France de l’Ouest, cet énoncé pour le moins péremptoire exprime une conception ordinaire de la politique, en vogue dans les années 1930 et encore aujourd’hui. Elle en définit l’essence en identifiant la politique aux idées mais prétend également en livrer l’explication : la politique s’explique par les idées. L’identité constituant cette formule vaut donc explication et elle a pour elle toute la force du sens commun politique. À rebours de cette conception ordinaire de la politique, André Siegfried se refuse à employer les éléments d’explication ordinaire et indigène de la politique. Son projet intellectuel s’appuie sur l’hypothèse qu’il existe des « lois générales qui dominent le désordre des faits particuliers10 » et que celles-ci diffèrent des explications habituellement proposées par les hommes politiques ou les commentateurs plus ou moins avertis. Aussi Siegfried, animé par le projet de mettre au jour ces lois, ne retient pas comme principe de regroupement et d’opposition des forces politiques, c’est-à-dire comme éléments d’explication du vote, les programmes et les mots politiques : « en politique les mots n’ont, par eux-mêmes, aucun sens, qu’ils ne recouvrent guère deux fois de suite les mêmes idées, et qu’il faut par conséquent les interpréter d’une façon perpétuellement nouvelle. À cette condition, ils deviennent, eux aussi, des indices précieux dont j’ai cru pouvoir largement me passer11 ». Ainsi y a-t-il nécessité de rompre avec les points de vue les plus ordinaires –et par conséquent les plus communs– de la politique sur la politique, de trouver des explications qui s’appliquent à la politique tout en la soumettant à un questionnement du dehors.
7Cette méfiance à l’égard des conceptions discursives et idéelles de la politique se double d’une rupture avec le temps ordinaire de la politique. Après plusieurs tentatives infructueuses à la députation, Siegfried tente avec le Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République de se soustraire au temps de la politique, rythmée par les échéances électorales et toujours tournée vers l’horizon pratique de la prochaine élection. Siegfried détourne son regard du présent des élections pour étudier le passé électoral auquel les hommes politiques tournent trop vite le dos. Ce changement dans le rapport au temps de la politique se traduit par un basculement dans l’ordre des raisons. Dans le temps de la politique, les gestes et les idées politiques qui rythment une campagne électorale expliquent les verdicts électoraux. Les explications d’une victoire ou d’une défaite électorale se situent dans le champ clos de la politique : dans les idées que les hommes politiques défendent ou dans les actions qu’ils mènent. En dépit des aléas électoraux, les hommes politiques restent maîtres de leur destin. Dans le temps de l’analyse savante, l’explication du vote déborde du champ de la politique et du moment de la campagne électorale. Elle réside en premier lieu dans l’organisation et les structures sociales à partir desquelles la politique s’anime et se déploie. En fouillant le passé, Siegfried découvre une trame et, incidemment, un devenir politique qui échappent pour une grande part aux politiciens les plus habiles et a fortiori au candidat malheureux qu’il fût, subissant comme tous les autres une réalité moins politique que sociale dont lui et les autres candidats ne sont en rien responsables.
8Étudiant le temps long de la politique, Siegfried est d’emblée confronté au problème de l’instabilité des marques électorales sous lesquelles les candidats se présentaient au cours de cette période. De 1871 à 1910, les marques électorales ont vécu et disparu, remplacées par de nouvelles marques qu’il est parfois difficile d’associer aux précédentes. Confronté à ces « classifications superficielles et perpétuellement changeantes », Siegfried a souhaité se mettre à l’abri « de cet effarant flot verbal […] en employant de préférence le vocabulaire le moins changeant. Les termes d’Extrême-Droite, de Droite, Centre, Gauche, Extrême-Gauche désignent à peu près constamment les mêmes réalités12 ». En quoi « le vocabulaire le moins changeant » que Siegfried choisit pour son étude diffère-t-il du vocabulaire le plus changeant qu’il écarte d’emblée ? Si Siegfried reconnaît au premier l’avantage de la permanence dans le temps, c’est en vertu d’un principe d’équivalence politique qu’il applique aux marques électorales qu’il associe pour composer la « coalition de gauche » et la « coalition de droite ». Cette substitution de « classifications superficielles et perpétuellement changeantes » en une classification moins changeante est par conséquent la réduction d’une diversité de marques électorales dans l’ordre politique à deux « coalitions » dans l’ordre analytique. Cette réduction est le résultat d’une double opération de mise en équivalence : d’une part, une mise en équivalence des marques électorales appartenant à des séquences chronologiques distinctes. Cette opération permet de regrouper et d’associer des marques électorales de façon diachronique et, par conséquent, de fabriquer des filiations voire des traditions politiques. Il lui semble toutefois nécessaire de distinguer dans la période étudiée deux séquences chronologiques : de 1871 à 1902 puis de 1902 à 1910. D’autre part, une mise en équivalence de marques électorales appartenant à la même séquence chronologique. Dans ce cas, c’est le sens tactique des acteurs et des groupements politiques qui justifie leur regroupement dans l’analyse : « L’idée directrice est de chercher toujours sur qui on s’appuie et par qui on est combattu. Voilà, en politique, où réside la suprême réalité. »
9Ces opérations d’équivalence, sur lesquelles Siegfried s’attarde assez peu, autorisent l’usage des épithètes « gauche » et « droite » dans l’analyse politique en donnant l’illusion de leur permanence, du début de la IIIe République à 1910 et, davantage par extension que par démonstration, de la Révolution française à 1910. Cette caractéristique n’est pas sans rapport avec les propriétés de la méthode que Siegfried applique à son objet. La géographie électorale privilégie la longue durée et la stabilité des préférences politiques que Siegfried objective dans l’analyse grâce aux catégories politiques comme « gauche » ou « droite » qu’il érige en catégories élémentaires de classement politique à partir desquelles il organise les données électorales. La stabilité des préférences politiques, qu’il constate dans son analyse, s’explique par le « tempérament » des régions étudiées.
10Il faut convenir que ces catégories de classement politique, « droite » et « gauche », ne sont pas, et de loin, les seules catégories qu’André Siegfried emploie dans le Tableau politique de la France de l’Ouest. Le professeur au Collège de France emploie un nombre considérable de catégories, politiques certes, mais également géographiques, économiques et sociales. Si une certaine science politique lui accorde le statut éminent de père fondateur de la science politique, c’est qu’il engage un rapport à la politique qui ne serait pas politique –au sens le plus ordinaire du terme– en soumettant celle-ci à un questionnement nouveau. Dans ce cadre nouveau d’explication et d’interprétation de la politique, il importe des catégories qui sont issues de la pratique politique, celles qu’emploient au quotidien les hommes politiques, les électeurs et tous ceux dont l’activité a partie liée avec la politique (du journaliste au préfet par exemple). Les catégories politiques qu’il emploie ne sont donc pas issues d’un univers scientifique produisant ses propres catégories qu’on appliquerait à la politique pour l’analyser. Sa démarche consiste à sélectionner parmi les catégories de la pratique politique celles qui, selon lui, sont les plus propices à la démarche « scientifique » et à écarter celles qui seraient les plus impropres.
Classer et interpréter
11Il n’est pas inutile de s’interroger sur les conditions symboliques de possibilité d’un discours sur la politique, qui ne soit pas politique, c’est-à-dire le produit de professionnels de la politique. En ce sens, la position d’André Siegfried est singulière : héritier à qui son héritage politique se refuse et qui cherche dans des constructions intellectuelles, inspirées des sciences humaines en plein essor, les raisons pour lesquelles celui-ci lui échappe systématiquement. Ce renoncement à expliquer ses échecs avec les schèmes ordinaires de la politique l’invite à trouver hors du champ de la politique les instruments symboliques qui lui permettraient non seulement d’expliquer ses échecs personnels mais aussi de les dépasser pour comprendre les « lois particulières » auxquelles les agents politiques semblent soumis à leur insu. L’école française de géographie, sous l’autorité intellectuelle de Paul Vidal de La Blache, lui offre opportunément les ressources symboliques pour appliquer à la politique un questionnement que cette discipline commence à appliquer avec succès aux activités humaines, en particulier économiques et sociales13. Cette situation d’entre-deux qui consiste à penser un objet dans une perspective nouvelle tout en étant toujours en partie enfermé dans les manières anciennes de le penser ou de le désigner est le propre et, concédons-le, la malédiction de tout précurseur. En même temps, cet entre-deux est la condition de la réception, de la compréhension voire de l’acceptation du nouveau discours par ceux qui, professionnels ou amateurs, sont toujours prisonniers des schèmes ordinaires de la politique.
12Outre les « épithètes » servant à fabriquer le système de classement des votes14, André Siegfried emprunte d’autres catégories au vocabulaire politique : certaines d’entre elles désignent l’objet (la « vie politique » et le « jeu électoral » par exemple) et d’autres des éléments de celui-ci15. L’ensemble leurs usages s’organise autour d’un premier principe, déjà identifié : le degré de stabilité et de permanence dans le temps. Les catégories désignant les phénomènes les moins changeants permettent de classer des pratiques et des actes qui paraissaient plus contingents, comme les actes de vote et les scrutins (avec ce qui est associé au vote comme les programmes et les discours politiques). Siegfried oppose constamment ce qui est instable, relevant du contingent et de l’événement, à ce qui est stable et permanent, relevant de la profondeur historique : par exemple, l’opinion politique au tempérament, l’opinion relevant ici du choix individuel lors d’un scrutin et le tempérament de la psychologie collective d’un « pays ». Ce principe de classement des catégories et des phénomènes qu’elles désignent (contingence versus permanence) est généralisé à l’ensemble des ordres de phénomènes et des catégories dont il tient compte dans son analyse. En étendant son analyse à la géographie ou à l’organisation sociale et économique, les phénomènes et les catégories politiques deviennent nécessairement contingents par rapport aux phénomènes géographiques ou sociaux. Ce premier système de classement des catégories, de la politique à la géologie, peut être appelé le « degré d’historicité ». Le rapport au temps ou l’inscription dans l’histoire, que ce soit le temps humain ou le temps géologique, accorderait à ces catégories un degré de réalité sociale –et, par conséquent, un degré de pertinence scientifique– plus élevé.
13André Siegfried met également en œuvre un second principe de classement des catégories politiques : le degré de généralité, selon que la catégorie renvoie à l’individu (degré de généralité le plus faible) ou au collectif (degré de généralité le plus élevé). Là encore, l’opposition entre la catégorie « opinion politique » et « tempérament » fonctionne : la première renvoyant la plupart du temps à l’opinion politique d’un individu et la seconde à la psychologie collective d’un « pays » ou d’une « région ». Les différents ordres de phénomènes traités par Siegfried peuvent également être classés en fonction de ce principe : les phénomènes politiques ont ainsi un degré de généralité plus faible que les phénomènes sociaux et économiques, ces derniers possédant à leur tour un degré de généralité plus faible que les phénomènes géographiques et géologiques.
14En croisant les deux principes de classement, il est possible d’établir sans trop de difficultés un tableau qui place les phénomènes les uns par rapport aux autres : ceux qui présentent un degré d’historicité et un degré de généralité moindre appartiennent au groupe des phénomènes à comprendre et à analyser ; ceux qui ont un degré d’historicité et un degré de généralité élevé appartiennent au dispositif analytique servant à analyser les premiers. Chaque ordre de phénomènes est ainsi situé par rapport aux autres en fonction de ces deux principes de classement : la politique est placée au degré de généralité et d’historicité le plus faible alors que la géologie occupe la place correspondant au degré de généralité et d’historicité le plus élevé ; l’ordre économique et social est quant à lui placé entre les deux ordres précédents. Le tableau présente un dégradé qui constitue un système de classement des ordres étudiés. La lecture du Tableau politique révèle que ce classement est un ordre de présentation et d’exposition du raisonnement d’André Siegfried. Mais cette présentation implique-t-elle une forme de causalité allant du degré de généralité et d’historicité le plus élevé vers le degré le plus faible ?
15Soumettre la politique à un questionnement du dehors pose la question du rapport que les activités politiques entretiennent avec d’autres ordres de phénomènes. Siegfried lie des ordres qui, pour les agents sociaux, apparaissent par nature séparés : la politique, l’économie, l’organisation sociale, la géographie et la géologie. Il les ordonne les uns par rapport aux autres sans que ce classement ne devienne –non sans ambiguïté– une forme de causalité : de la géologie vers la politique. Ni le(s) principe(s) de classement de ces ordres de phénomènes ni les facteurs de formation de l’opinion que Siegfried présente dans le livre I de la deuxième partie ne relèvent d’un déterminisme géographique. Quatre facteurs explicatifs sont clairement identifiés : le régime de la propriété foncière, le mode de peuplement, l’influence du clergé catholique, l’intervention gouvernementale. Toutefois, comme l’observe Pierre Favre, André Siegfried investit un présupposé dans son analyse : « Le raisonnement d’André Siegfried s’ancre donc dans un présupposé initial, et son agencement est élémentaire : 1) on peut réduire la diversité des votes à la dualité gauche-droite ; 2) cette réduction permet de découvrir la stabilité fondamentale du corps électoral ; 3) une telle stabilité ne peut avoir que des causes morphologiques (essentiellement géographiques)16. » La géologie ou la géographie apparaissent davantage comme des conditions de possibilité que comme des facteurs explicatifs.
16Longtemps et encore maintenant, on a réduit le Tableau politique à un déterminisme géographique en invoquant l’opposition entre le granit qui « produit » le curé et le calcaire l’instituteur. Bien entendu, cette « loi » n’a jamais été formulée par André Siegfried et seul un canton étudié, celui de Talmont, correspondrait à cette « loi ». En réalité, il ne faut pas oublier que deux rapports à l’objet se confrontent dans le Tableau politique, deux rapports à l’objet qui expliquent pour une grande part la forme finale que nous livre André Siegfried : d’une part, celui des principes et des hypothèses que Siegfried entend mettre en œuvre ; d’autre part, un rapport « empirique » qui l’invite à enquêter, à aller sur le « terrain » de différentes manières. Et Siegfried ne s’est pas privé de voyager, d’enquêter sur le terrain en mobilisant les relations familiales, en contactant les préfets, en s’entretenant avec des personnalités locales connaissant très bien leur « pays ». Ces deux rapports à l’objet procèdent d’une démarche scientifique et peuvent donner lieu à des contradictions du point de vue des anticipations et du résultat empirique. Cette confrontation entre une intuition initiale, transformée en hypothèse de travail, et les résultats d’une enquête à laquelle Siegfried a consacré plusieurs années de sa vie est un indicateur du caractère scientifique de son œuvre.
Une théorie scientifique ?
17Comment apprécier le caractère scientifique de son œuvre ? Si de nombreux commentateurs ont constaté, parfois en le regrettant, l’échec de son projet, on peut objecter que ce ne sont ni les bons ni les mauvais résultats d’une enquête mais la démarche qui détermine le caractère scientifique d’une œuvre. Dans le cadre de l’Ouest de la France, le Tableau politique se présente comme un effort de rationalisation d’un réel particulier, le comportement électoral. Cet effort s’enracine dans un corps d’hypothèses que l’enquêteur se propose de vérifier empiriquement. Si l’on en croit Gaston Bachelard, une théorie scientifique se construit résolument contre l’expérience commune et les représentations du monde qu’elle véhicule. Se poser la question de la politique et de ses lois comme le fait Siegfried, c’est d’emblée être confronté aux représentations les plus ordinaires que la récurrence des pratiques politiques et électorales suscite à la fois chez les professionnels de la politique et chez ceux dont ils sollicitent régulièrement les suffrages. La politique est identifiée à un ensemble de savoirs et de savoir-faire dont l’intérêt immédiatement pratique est de faire élire ceux qui les mobilisent. Ce rapport pratique à la politique constitue bien évidemment un obstacle à son étude, telle qu’André Siegfried souhaite la mener. En introduisant un autre rapport à la politique, le Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième république présente une construction de l’objet « politique » qui n’est plus tout à fait celle des praticiens de la politique, comme elle n’est pas encore celle dont se revendiqueront les lecteurs convertis aux thèses de l’ouvrage. Si la politique est un ordre en soi, avec des lois que Siegfried se propose de découvrir, sa compréhension suppose –et c’est son pari scientifique– de tenir compte d’autres ordres de phénomènes pouvant avoir une influence plus ou moins cachée sur le comportement électoral.
18Siegfried organise et présente les données recueillies à l’issue de son enquête en fonction des présupposés structurant ses hypothèses initiales alors que ses résultats ne sont pas nécessairement conformes à l’intuition initiale17. Cette confrontation explique sans doute l’ambiguïté des jugements sur l’œuvre de Siegfried. Il faut ici encore rappeler qu’une théorie est toujours une construction provisoire, appelée à être complétée ou remise en cause par des travaux ultérieurs, mais elle l’est également dans la démarche même de Siegfried. En ce sens, cet ouvrage n’est pas si différent des autres produits de la « science politique », y compris les plus contemporains. Chacun a pu faire cette expérience, parfois malheureuse mais toujours stimulante, d’un travail scientifique (thèses, ouvrages, articles, etc.) à l’issue duquel les visions initiales ou les hypothèses de travail à l’origine d’une enquête se retrouvent invalidées tout ou partie une fois celle-ci achevée. En dépit de cet échec relatif, son effort de rationalisation lui permet d’organiser la multiplicité des phénomènes observés et de les interpréter de manière cohérente à partir d’un petit nombre de « facteurs ». En dépit des critiques dont le Tableau politique a fait l’objet18, il a exercé un attrait sur de nombreux esprits car, jusqu’aux années 1980, l’Ouest semble être resté électoralement conforme à ce que décrivait André Siegfried dans son ouvrage. Cette validation par le réel a pu à tort donner au Tableau politique un caractère prédictif ou au moins donner du crédit au modèle siegfriedien. Alors même que les rapports sociaux décrits par Siegfried dans le Tableau politique avaient évolué, les équilibres électoraux semblaient s’être quelque peu figés jusqu’aux années 1980. Une énigme qui, si l’on écarte l’explication par l’« âme des peuples » ou le « tempérament », interroge le rapport entre le réel et la théorie en sciences sociales.
Notes de bas de page
1 Milza P., « Présentation », André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, Paris, Imprimerie nationale, 1995, p. 7.
2 Cot J.-P. et Mounier J.-P., Pour une sociologie politique, Paris, Le Seuil, 1974, tome I, p. 164 ; Favre P., Naissances de la science politique en France 1870-1914, Paris, Fayard, 1989, p. 235.
3 Consulter infra, Sempé M., « Retour sur la construction de la figure fondatrice d’André Siegfried : hommages et commémorations ».
4 Consulter en particulier la partie que Pierre Favre consacre au Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième république dans Naissances de la science politique en France 1870-1914, Paris, Fayard, 1989.
5 Pour une analyse des conditions de production du Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, consulter Garrigou A., « L’initiation d’un initiateur : André Siegfried et le “Tableau politique de la France de l’Ouest” », Actes de la Recherche en sciences sociales, 1995, vol. 106, no 1, p. 27-41.
6 Latour B., La science en action, Paris, Gallimard, 1989.
7 Sur Jules Siegfried, consulter Siegfried A., Jules Siegfried, 1837-1922, Paris, Firmin-Didot, 1942; André Siegfried… Mes souvenirs de la IIIe République. Mon père et son temps : Jules Siegfried, 1836-1922, Paris, éditions du Grand Siècle, 1946.
8 Sur André Siegfried, consulter Sanguin A.-L., André Siegfried : un visionnaire humaniste entre géographie et politique, Paris, L’Harmattan, 2010.
9 Thibaudet A., Les idées politiques de la France, Paris, Librairie Stock, 1932, p. 7.
10 Siegfried A., op. cit., p. VI.
11 Ibid., P. XVI.
12 Ibid., p. XVI-XVII.
13 Une influence qui se retrouve dans l’intitulé même du Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République puisqu’un des ouvrages de Paul Vidal de La Blache s’intitule Tableau de la géographie de la France, publié en 1905. André Siegfried emprunte également à la géographie des concepts comme celui de « personnalité » qu’il adapte à son objet : « J’en arrive à cette conclusion que la personnalité politique d’une population est impossible à observer et même à concevoir en dehors des conditions et des circonstances au milieu desquelles elle s’exprime. » (André Siegfried, op. cit., p. XIII). Dans son Tableau de la géographie en France, Paul Vidal de La Blache définit ainsi ce terme : « Le mot personnalité appartient au domaine de la géographie humaine. Il correspond à un degré de développement déjà avancé des rapports sociaux » (p. 20).
14 Notamment « Gauche », Droite », « Extrême-Droite », « Extrême-Gauche », « Centre ». Le terme « épithète » était employé en particulier dans les années 1940-1950 comme on peut le lire dans le colloque sur les élections de 1948. Colloque de sociologie électorale tenu sous la présidence de M. André Siegfried les 10 et 11 avril 1948, Paris, Domat-Montchrestien, 1948.
15 « opinions politiques », « tendance », « régions politiques », « climats politiques », « tempéraments politiques régionaux », « jeu électoral », « ouragan électoral », « événements », « races », « classes », « résultats électoraux », « vie politique », « masse électorale », « pressions électorales », « corruption », « scrutin », « candidat », « personnalité du candidat », « convictions politiques », « corps électoral », « personnalité politique », « grandes orientations politiques », « déclarations du candidat », « attitudes de l’élu », « milieu politique », etc.
16 Favre P., op. cit., p. 241.
17 Nous préférons le terme d’intuition à celui de théorie puisque, dans le Tableau politique, Siegfried n’a pas organisé ses premières hypothèses en véritable théorie, au sens scientifique du terme.
18 Pour faire un point sur les lectures contemporaines du Tableau politique, consulter Lehingue P., Le vote. Approches sociologiques de l’institution et des comportements électoraux, Paris, La Découverte, 2011, p. 114-126.
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Le Tableau politique de la France de l’Ouest d’André Siegfried
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