Chapitre VI. L’Ouest politique, 75 ans puis 100 ans après

Michel Bussi

p. 91-100


Texte intégral

Introduction : à lorigine était la géographie

1Aux origines, l’analyse des votes passait exclusivement par la géographie. Ainsi, le premier vote français au « scrutin universel » de 1848 fait l’objet, de la part de l’historien Seignobos, d’une première géographie des comportements électoraux en France. Il découvre un ensemble nord-ouest légitimiste, un sud-est et des plaines du midi républicaines… C’est-à-dire une géographie des votes encore relativement pertinente aujourd’hui. Les deux explications majeures de la géographie des votes lui semblent la structure économique de la société et le degré d’influence du clergé catholique. Longtemps, le constat des politologues ne fut pas très éloigné.

2Néanmoins, la réelle naissance de la géographie électorale française est généralement située en 1913, avec la parution de l’ouvrage d’André Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la cinquième République. On peut ici noter que si Siegfried étudie avant tout les résultats des scrutins, il considère néanmoins qu’il s’agit d’une réflexion plus globalement « politique ». L’ouvrage de Siegfried est aujourd’hui considéré comme un ouvrage de référence, que la plupart des politistes, français ou étrangers, couvrent encore de superlatifs. Les géographes, au contraire, entretiennent avec Siegfried un rapport plus distant. Ceci s’explique tout d’abord par une marginalisation originelle, en 1913, par Paul Vidal de la Blache, sceptique face à cette socio-géographie politique. Même si André Siegfried revendique explicitement un travail de géographe, son ouvrage sera longtemps peu connu dans cette discipline. Cet État de fait illustre fort bien la position scientifique de la géographie à l’époque. Deux logiques conduisent les géographes à se méfier de la voie ouverte par Siegfried. Tout d’abord, la géographie est alors la science de la permanence, « science des lieux et non des hommes ». La position de Vidal de la Blache illustre explicitement le scepticisme scientifique vis-à-vis d’une science sociale… Ensuite, la démarche de Siegfried oblige à recourir à la notion de causalité, proche du déterminisme, auquel on associe, à tort pour une large part, le raisonnement d’André Siegfried. Les travaux de Siegfried collaient donc mal avec une école française de Géographie où dominait le « possibilisme ».

Un ouvrage fondateur de référence

3Le travail de Siegfried s’inscrit dans la même démarche que Seignobos. En 1913, le succès du Tableau politique de la France de l’Ouest. Ne fut pas immédiat, « publié à mille exemplaires à compte d’auteur, à sa parution, les comptes rendus furent peu nombreux et rarement enthousiastes »1, le temps allait se charger de réhabiliter Siegfried et son œuvre. Dans un contexte scientifique où l’on brûle rapidement toute étude ayant pris de l’âge, Siegfried va longtemps rester d’une étonnante actualité. Les qualificatifs concernant son Tableau sont eux aussi significatifs : « le type classique, le livre de référence2 », « le travail de science électorale le meilleure que nous possédions, en somme, le seul3 », « un classique de la géographie4 », « un grand livre dont il n’existe peut-être aucun équivalent dans la littérature étrangère5 », « œuvre admirable, par son esprit scientifique et la rigueur de sa méthode, par sa clarté et l’irrésistible séduction d’un exposé élégant et précis6 », « un livre extraordinaire7… »

4Il a été dit beaucoup de choses à propos de Siegfried, mais sans doute lui en a-t-on fait dire encore davantage8… souligne que trois sciences revendiquent la paternité d’André Siegfried (les politologues, les géographes et les sociologues…). « La triple revendication de l’œuvre de Siegfried est d’autant plus intéressante qu’elle renvoie à des disciplines qui sont parfois (et qui restent encore) en conflit ouverte quant à leur autonomie vis-à-vis les unes des autres9. » On a donc fait dire à Siegfried bien plus qu’il n’a écrit. Ce flou autour de l’appartenance scientifique de Siegfried provient d’une part, de l’humanisme de Siegfried (la multiplicité de ses centres d’intérêt est bien montrée par le numéro d’Études Normandes qui lui est consacré en 89), et d’autre part, parce qu’il se situait en marge du système universitaire classique, puisqu’il enseignait au collège de France et à l’école libre des Sciences politiques, qu’il avait contribué à fonder. « Siegfried apparaissait tout à fait à part, respectable et respecté, géographe, économiste et sociologue, selon les notices biographiques, de surcroît académicien10… »

5Il est également vrai qu’après son Tableau politique, André Siegfried a assez peu écrit dans ce domaine. Un article dans la nouvelle revue française en 1937 qui d’ailleurs reprend en partie, et bien souvent mot pour mot l’introduction de son Tableau politique de la France de l’Ouest, et une géographie électorale de l’Ardèche en 1949. La célébrité de Siegfried est bien moins due à sa formation de géographe qu’à son enseignement politique. Fondateur de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, l’un des deux bâtiments de la rue Saint Guillaume lui est à tout jamais dédié, et chaque étudiant de « science-po » lit chaque jour son nom gravé dans le marbre…

6Et pourtant, malgré le désintérêt des géographes, André Siegfried défendit toujours une conception géographique de l’étude électorale. Son Tableau politique est bien une étude géographique, qu’il débute d’ailleurs ainsi : « J’ai remarqué souvent, dans les élections, que les opinions politiques sont sujettes à une répartition géographique. » Il ne pouvait être plus clair. Certes, dans son Tableau, après avoir détaillé région par région les « climats politiques », Siegfried tente de déterminer longuement les facteurs de l’opinion politique, et l’action des partis. Mais là encore, il ne globalise à l’ouest entier qu’après avoir éclairé les multiples facettes de tel facteur explicatif ou tel parti, différentes selon les régions, les villes, les campagnes ou les littoraux… La démarche demeure toujours clairement géographique, même si ces apports firent naître parallèlement la sociologie électorale. D’ailleurs, toute sa vie, et à l’inverse de son disciple, François Goguel, Siegfried restera fidèle, au terme de géographie électorale, qu’il préférera en 49 à celui de politique.

7Siegfried était géographe, mais les géographes n’étaient pas prêts. « Des votes soumis à toutes les contingences de circonstances et de personnes, où le caprice de l’électeur s’ajoute à la mobilité naturelle des foules, où l’opinion du député se complique de considérations personnelles, sont-ils susceptibles d’appuyer des conclusions solides11 ? » Dans son compte rendu de l’œuvre de Siegfried, La Blanche, dont le prestige était immense, marginalise explicitement la géographie électorale. Les géographes se méfiant des sciences électorales, Siegfried devient donc le modèle des sociologues et des politologues, sous l’influence de Goguel. L’école française de Sciences Politiques prit alors, à ses débuts, par le parrainage de Siegfried et de ses méthodes, une orientation géographique, orientée notamment sur l’aspect spatial des différences régionales. Cette origine explique sans doute la longue divergence entre l’école française et l’école anglo-saxonne.

8Il est bien évident que l’association entre la sociologie électorale et les méthodes à partir de laquelle elle se développait, établies par un géographe dans un but géographique, ne pouvait qu’être boiteuse. Au fur et à mesure que la sociologie électorale commença à étoffer ses concepts et revendiquer son autonomie, elle se détacha petit à petit, et ceci d’ailleurs fort logiquement, de tout ce que l’œuvre de Siegfried avait de géographique (même si, du vivant de Siegfried, cette évolution ne se fit qu’à mots couverts et avec une certaine diplomatie, la géographie gardant cet aspect respectable et incontournable que lui conférait l’autorité du père fondateur. Ainsi, en 1955, Raymond Aron écrit : « on n’arrivera jamais à savoir qu’elle proportion d’ouvriers vote pour le parti socialiste ou communiste en soumettant à une enquête “Siegfried” l’ensemble de la France. Il suffit d’employer les techniques de sondage pour le savoir avec une approximation très suffisante ».

Doutes siegfriediens

9Pour adapter les méthodes du tableau politique à la sociologie ou pour montrer leur inadéquation à expliquer le vote, on interpréta largement les propos de Siegfried. L’analyse de ces extrapolations et de leur bien-fondé clarifie assez bien l’ambiguïté des rapports entre la géographie, la sociologie et les sciences politiques.

10Le premier reproche tient à la démarche de Siegfried, inductive et même le plus souvent intuitive. Siegfried déclarait lui-même : « je ne me sens à l’aise que dans le climat de l’induction. Si j’avais été savant, j’eusse été biologiste plutôt que mathématicien ». Goguel sera le premier à lui reprocher ces intuitions, généralisations hâtives et non fondées : « l’étude est saisissante à cause des dons d’écrivains de Siegfried, à cause de ses dons d’intuition, et dans une certaine mesure peut-être parce que Siegfried est un artiste, mais moins parce qu’il est un savant. J’aurais préféré pour ma part, pour la solidité du chapitre une présentation moins agréable, moins frappante, mais plus systématique, plus prudente ». Mais la méthode n’est peut-être pas aussi inductive qu’il n’y paraît. Dans l’appendice, chapitre oublié de son Tableau, il décrit sa méthode qui commence par la constitution de cartes de l’Ouest par canton de plus d’une vingtaine de séries de variables et de leur comparaison. Ensuite vient l’étude systématique des journaux locaux et des professions de foi. Enfin, quasiment en bilan ou en vérification d’hypothèses nées de la comparaison cartographique, « les voyages d’études dans chaque département ». Ses talents d’écrivain, son sens de la formule, occultent parfois la puissante méthodologie de Siegfried. Les méthodes présentées sont celles utilisées par n’importe quel adepte d’une combinatoire entre approche quantitative et qualitative.

11Le second reproche fait à Siegfried, et par ricochet aux géographes, fut son déterminisme. L’argument longtemps ressassé fut le déterminisme physique : « André Siegfried, étudiant la géographie électorale de la France de l’Ouest, est amené à constater qu’il existe dans cette région un électorat du granit et un électorat du calcaire, opposition qu’il traduira dans une formule qui fera fortune, le granit produit le curé avec le grand propriétaire et l’orientation conservatrice, le calcaire l’instituteur avec le républicanisme, le radicalisme12. » L’œuvre de Siegfried fut longtemps invariablement résumée à ce simple déterminisme. Ce mot de Brimo possède des dizaines d’équivalents. En fait, dans son Tableau politique, Siegfried déclare « Un dicton suggestif énonce que, dans cette région vendéenne, “le granit produit le curé, et le calcaire l’instituteur” ». Encore faut-il préciser que cette formule, Siegfried ne l’applique qu’au canton de Talmont, les conclusions étant ailleurs « moins saisissantes ». L’unanimité dans la déformation du propos de Siegfried est étonnante. Mais son dicton apparaît en page 20 de son Tableau… Un bon nombre de chercheurs « hâtés » ne sont peut-être pas allés plus loin dans leur lecture ! En fait, Siegfried s’est constamment méfié de ce genre de déterminisme, son étude étant justement l’une des premières à considérer comme secondaires les conditions naturelles, le déterminisme unilatéral, selon lui, n’existant pas : « je me suis volontairement méfié de l’explication unique, de la clé qui prétend ouvrir toutes les serrures ». Pierre Milza, en 1995, dans sa présentation de la nouvelle édition du Tableau politique de la France de l’Ouest, dénonce d’ailleurs lui aussi cette interprétation réductrice de l’œuvre de Siegfried, et insiste sur la dimension multifactorielle de l’explication siegfriedienne du vote.

12Le reproche peut-être le plus important que l’on fera à Siegfried sera son approche écologique. Son étude se base avant tout sur la comparaison cartographique. Or, même à un niveau fin (commune), la comparaison de deux agrégats de population dont on ne connaît pas l’organisation interne peut conduire à des inversions d’interprétation. Derrière Siegfried, toutes les études de sociologie seront bâties sur une démarche écologique similaire, on pourrait presque dire « faute de mieux », puisque les sondages n’existaient pas encore. L’apparition des premiers sondages d’opinions verra la scission entre une approche écologique et une approche psychologique par enquêtes. Là encore, ce reproche, peut être fondé pour un certain nombre de géographes, ne l’est pas pour Siegfried, puisqu’il fut sans doute le premier à percer l’anonymat du vote, seule solution pour éviter toute incertitude concernant l’écologisme. À propos de Siegfried, Goguel déclare : « il allait trouver le maître ; il lui inspirait confiance ; il le convainquait qu’il n’avait pas d’ambition politique et qu’il ne répéterait pas ce que le maire allait lui dire : il prenait la liste électorale avec le maire, et pour chaque électeur, celui-ci lui disait qu’elle était son opinion politique ». En fait, Siegfried apparaît comme le premier, et peut-être l’un des seuls, à avoir associé une démarche écologique à une démarche psychologique. Il montre par-là l’exemple interdisciplinaire à suivre aujourd’hui. Nul doute que par une approche uniquement écologique, Siegfried n’ait eu assez de finesse pour prédire avec autant de précision l’évolution future des paysages politiques. Nul doute que par une approche uniquement psychologique, Siegfried n’ait pu couvrir les quatorze départements qui constituent le grand Ouest…

13Siegfried se vit également reprocher par les historiens (notamment Paul Bois) d’avoir sous-estimé l’importance de la tradition historique. Ainsi même s’il n’a « presque jamais pensé a priori renoncer à comprendre », il doit tout de même faire parfois un constat d’échec : « plusieurs fois enfin, mais est-ce bien explication ? C’est le caractère même de la race qui m’a paru seule raison de différences politiques essentielles, au-delà de certaines frontières ethniques ». Bois13 reprend ce « mea culpa » de Siegfried, en montrant que « très vaste dans l’espace, l’œuvre ne pénètre pas dans le temps ou très peu », et qu’en fait, ces mystères ethniques n’existent pas et sont tous explicables, pour peu que l’on se donne la peine de les étudier en détail, en leur donnant une profondeur historique. Il démontre ainsi les permanences des comportements de la Sarthe depuis la Chouannerie. Mais son étude, vaste dans le temps et peu dans l’espace, ne résout qu’un de ces mystères, et le titre de sa thèse, Paysans de l’Ouest apparaît donc un peu présomptueux.

14Les géographes, eux-mêmes aujourd’hui, reprochent à Siegfried une approche trop classique, régionaliste, dans une optique directement vidalienne. C’est oublier un peu vite que le thème en lui-même de l’ouvrage était profondément novateur, avec un système explicatif revendiquant l’apport de la complexité. Quant au cadre de l’étude, le fait de détailler quatorze départements, distingue largement Siegfried des classiques monographies régionales (Demangeon et la Picardie par exemple, à la même époque).

15Le dernier reproche est plus fin et plus directement géographique. Il provient du géo politologue américain14 : « Le traitement a-spatial des séries géographiques a longtemps dominé les études géographiques du comportement électoral. Les premiers travaux de Siegfried, par exemple, détachaient les unités spatiales de l’espace au sein duquel elles étaient incluses et tentaient d’expliquer les caractéristiques du comportement électoral en s’appuyant uniquement sur les caractéristiques économiques et sociales des unités étudiées : on ne trouve guère d’intérêt porté aux relations spatiales des unités d’analyses entre elles et à l’impact de telles relations spatiales sur le comportement électoral. » Cette intégration du spatial comme explication électorale est l’un des objectifs prioritaires de mon étude. Il est un peu incongru de reprocher à Siegfried en 1913, de n’avoir pas fait ce que, jusqu’à ce jour, aucun autre géographe français n’a fait. La critique s’adresse plus à l’école française en général qu’à Siegfried lui-même. D’ailleurs, une fois de plus, Siegfried se révélait très en avance sur son temps, et conscient du concept d’espace, puisqu’à titre posthume fut publié un petit ouvrage intitulé : Itinéraires et contagions : épidémies et idéologies15.

16Siegfried fut un pionnier, mais les géographes ne le découvriront que tardivement Ainsi, son objectif avoué était de « mener à bien, quelque jour, dans son ensemble, un tableau politique de la France sous la Troisième République ». Ce tableau ne vit jamais le jour. Les rares géographes qui s’intéressèrent à Siegfried ne le comprirent pas. L’idée forte de Siegfried repose sur l’étrange permanence spatiale des comportements électoraux dans l’Ouest. Les rares successeurs de Siegfried s’attachèrent plutôt qu’à continuer ce tableau politique de la France, à tenter d’expliquer une à une ces permanences, en s’enfermant dans des monographies oubliées depuis longtemps.

La géographie électorale de lArdèche : une évolution de la pensée de Siegfried ?

17Si le Tableau politique de l’Ouest a fait l’objet de multiples analyses16 la Géographie électorale de l’Ardèche, seconde étude de géographie électorale d’André Siegfried, a par contre été moins commentée Elle est pourtant largement postérieure au Tableau politique, et en ce sens, elle fournit une illustration unique de l’évolution de la pensée de Siegfried. On ne retient généralement de cette géographie électorale de l’Ardèche qu’un court extrait, qui fournit, au même titre que « le calcaire et le granit », un exemple « d’école » de déterminisme : « il semble que telles des plantes, certaines manières électorales de sentir, de raisonner, de régir, ne puissent survivre au-dessus d’une certaine attitude ». Mais en réduisant ainsi la pensée de Siegfried à une formule, on sous-estime à la fois le raisonnement en amont de l’auteur, la méthodologie qu’il met en place, et les nuances qu’il apporte ensuite à son propos. Dans le cas du rapport entre le vote et l’altitude, le relief n’est cité par Siegfried que comme un élément secondaire vis-à-vis de l’explication fondamentale des contrastes de vote en Ardèche : l’opposition entre terres catholiques et protestantes. De même, la méthodologie employée par Siegfried ne se limite pas à une simple localisation des comportements politiques sur une carte physique. Au contraire, il multiplie dans cet ouvrage les cartes, à l’inverse de son Tableau politique, assez pauvre en illustrations. C’est au total plus d’une centaine de cartes différentes qui sont utilisées pour construire son modèle. La géographie électorale de l’Ardèche témoigne donc bien de la démarche profondément géographique de Siegfried, soulignée en 1995 par P. Milza. Bien entendu, les moyens statistiques de l’époque limitent Siegfried à des comparaisons visuelles. Mais la surenchère de cartes, géoréferencées et le plus souvent à la même échelle, évoque incontestablement pour le lecteur actuel les « Systèmes d’Informations Géographiques. » D’ailleurs, P.-J. Taylor et R. Johnston17, dans leur ouvrage de référence sur les élections, rendent hommage à la Géographie électorale de l’Ardèche de Siegfried en détaillant dès leur introduction, sur plusieurs pages, cet exemple typique de « geography of voting », et en montrant comment à partir du même matériel, mais en utilisant des méthodes statistiques modernes, le système explicatif aurait pu être complexifié, et le recours à l’argument physique limité. Enfin, le rapport du vote au relief n’est évoqué que pour être ensuite dépassé. Aussitôt après sa métaphore sur les « plantes », Siegfried part « à la recherche d’explications nouvelles permettant de pénétrer plus en avant dans cette psychologie ». Quelques exceptions à « l’étagement du vote » permettent à Siegfried de conclure « quand l’argument religieux joue, aucun autre argument ne tient devant lui ».

18On pourrait aussi se demander pourquoi Siegfried, qui avait l’ambition originelle de dresser un tableau politique de la France, s’est au final limité à une monographie départementale. En fait, le dessein de Siegfried n’est en rien monographique. L’Ardèche est au contraire choisie comme exemple d’une zone frontière, au carrefour d’influences multiples. Il signale ainsi qu’elle « se situe à cheval sur la frontière de ce qu’on est convenu d’appeler le midi. Selon les versants il [le Vivarais] regarde vers Lyon, la Haute-Loire et le plateau central, vers Marseille et la Méditerranée ». La relation entre le relief et le comportement électoral doit alors se comprendre non pas comme un déterminisme local, mais comme l’indicateur géographique de lignes de fractures plus vastes : « de part et d’autres de ces crêtes, il y a comme deux versants de géographie humaine, l’un méditerranéen et méridional, l’autre lyonnais relevant déjà, quoique de loin, de la Suisse et de l’Europe centrale. »

19Enfin, loin de se contenter de superposer des cartes statiques, c’est bien l’interaction entre les différents facteurs potentiellement explicatifs qui intéresse Siegfried. Ainsi, il accorde, pour expliquer les permanences électorales, une grande importance à l’étude de la diffusion des idées, que ce soit à travers la diffusion des différents journaux (de Lyon, de Saint-Étienne, de Marseille) ou l’évolution des transports (« depuis la guerre de 1914, le développement croissant des autocars a rapproché des milieux naguère encore peu reliés entre eux »). Mais une fois de plus, faute d’instrumentation suffisante, l’idée intuitive de Siegfried qu’il existerait des lois de l’espace se traduit par des métaphores imagées mais peu étayées : « De tous ces foyers (Lyon, Marseille…) proviennent des influences et il en arrive de plus loin encore. Elles circulent, comme dans un courant d’air, le long de la vallée du Rhône ; elles s’insinuent dans les vallées secondaires qui remontent vers la montagne, mais elles viennent mourir au sommet de la pente, à peu près à la limite où se produit la rencontre des vents issus de la Méditerranée et de l’Océan. »

20Le déterminisme ne me semble donc pas le reproche majeur qu’on puisse faire à Siegfried, au vu du nombre d’hypothèses explicatives qu’il ouvre. Par contre, faute d’explication rationnelle, on ne peut occulter que trop souvent, devant « les mystères électoraux », Siegfried ait eu recours à des arguments raciaux primaires. Il opposait déjà dans son Tableau politique de l’Ouest le « mol angevin » au « vendéen passionné », la « personnalité fière des bretons bretonnants » aux « peuples courbés des gallos » Comme le souligne P. Milza18, le fait que les termes de « race » ou « d’âme des peuples », fassent partie de « l’air du temps » ou « du contexte scientifique dans lequel il a mûri » ne constitue en rien une excuse. Ainsi, toujours selon P. Milza, « il apparaît que l’auteur du tableau politique manifeste de bonne heure un penchant au déterminisme ethnique qui sur ce point, au demeurant essentiel, le situe plus près de Ratzel que de Vidal de La Blache ». 36 ans après le Tableau politique, dans la géographie politique de l’Ardèche, on le surprend encore à écrire : « le latin, qui possède l’habileté politique, au sens machiavélique du terme, n’a que peu le sens du service social, chose protestante et anglo-saxonne », ou même « il y a chez le Français, chez l’ardéchois, deux hommes, un Don Quichotte et un Sancho pança : le premier vit d’idéologie, se nourrit de flamme ; le second connaît son intérêt personnel et sait le défendre. La finesse méridionale, au fond plus grecque que latine, a su faire une synthèse de ces diversités ». Enfin, on soulignera pour finir que les cartes de géographie électorale montrent que les lignes de fractures électorales en France, en particulier dans le massif central restent importantes. L’Ardèche en 2014 demeure encore politiquement significativement coupée en deux.

21Siegfried orientait clairement la géographie vers une science politique, c’est-à-dire une science s’intéressant aux questions de pouvoir, active et citoyenne. Il aura fallu attendre encore plusieurs décennies avant que les géographes ne prennent ainsi position dans la vie de la cité. La géographie électorale sera longtemps exclue des manuels de géographie, des atlas nationaux et régionaux. Siegfried sera alors davantage revendiqué par les politistes et les sociologues. Finalement peu connu des géographes, il doit avant tout sa postérité à sa reconnaissance en tant que père des Sciences Politiques en France. Pourtant, et sans doute le premier parmi les géographes français, il combine approche quantitative et qualitative, il s’intéresse à l’individu et à sa liberté d’opinion ou de comportement, il développe un raisonnement multiscalaire et l’intègre dans un système explicatif complexe.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1 Giblin-Delvallet B., « Les géographes, les élections et la Sociologie électorale », Études Normandes, no 2, p. 51-60.

2 Brimo A, Méthodes de géo-sociologie électorale, Paris, Pédone, coll. Pub IEP de Toulouse, 1968, 142 p.

3 Goguel F., Initiation aux recherches de Géographie électorale, Paris, Centre de documentation universitaire, Centre d’Études supérieures de Sociologie, 1947, 95 p.

4 Frémont A., « Relire André Siegfried Aujourd’hui », Études Normandes, no 4, 1987, p. 9-18 ;

5 Aron R., « Réflexions

6 Bois P., Paysans de l’ouest, Paris, Flammarion, 1960, 384 p.

7 Labrousse E., « Géographie du socialisme », La revue socialiste, no 2, juin, 1946, p. 137-148.

8 Guillorel H., « La géographie électorale des géographes », rapport présenté à l’occasion du 2e Congrès national de l’AFSP, Grenoble, 25-28 janvier, 1984, 35 p.

9 Guillorel H., op. cit.

10 Frémont A., Ibid.

11 Vidal de la Blache P., « Compte rendu du Tableau politique de la France de l’Ouest », Annales de Géographie, mai 1914, p. 261-264.

12 Brimo A., Ibid.

13 Bois P., Ibid.

14 Cox K.-R., « The voting decision in a spatial context », Progress in Geography, no 1, 1969, p. 81-117.

15 Siegfried A., Itinéraires et contagions. Épidémies et idéologies, Paris, A. Colin, 1960, 166 p.

16 Bussi M., « Fondements des comportements politiques dans le Grand Ouest : une relecture spatialisée des tableaux de Seignobos, Siegfried, De Brandt », Norois, no 156, 1992, p. 389-405.

17 Taylor P.-J., Johnston R.-J., Geography of elections, Harmondswoth, Penguin Books, Series « Geography and Environnemental Studies », 1979, 528 p.

18 Milza P., Introduction à la nouvelle édition du tableau politique de la France de l’Ouest, 1995.


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