Chapitre V. AS/LC : notes pour un portrait en majesté
p. 77-87
Texte intégral
1Un des objectifs fixés par les organisateurs de ce colloque était de procéder à un inventaire des « héritiers » possibles d’André Siegfried. En ce qui concerne la science politique, cet héritage apparaît singulièrement dilué aujourd’hui. La figure du « père fondateur » régulièrement évoquée dissimule à grand-peine une connaissance de plus en plus évanescente de l’œuvre. Il n’en a pas toujours été ainsi. Dans les années d’après-guerre, François Goguel1 (1909-1999) faisait figure d’héritier et a contribué à faire connaître le Tableau politique de la France de l’Ouest à plusieurs générations d’étudiants de la rue Saint-Guillaume2. Pour autant, il est difficile de le considérer comme un héritier modèle car il est loin d’avoir exploré toutes les pistes et les intuitions d’André Siegfried relatives à l’analyse électorale. S’il conserva l’hypothèse continuiste d’André Siegfried concernant la répartition spatiale des opinions et des votes, sa géographie électorale manque singulièrement de « relief » sociologique et se limite le plus souvent à un enregistrement scrupuleux, scrutin après scrutin, des résultats afin de les présenter à l’aide de cartes dont les étudiants de l’IEP faisaient leur miel3. Certes, André Siegfried a eu des élèves et a initié des recherches dont les premiers sommaires de la Revue française de science politique conservent la trace, mais peu d’entre eux ont eu des velléités ou des opportunités de carrière académique. L’un d’entre eux, Alain de Vulpian, a fait le récit de ses années d’apprentissage sous le double patronage d’André Siegfried et de François Goguel :
« J’ai été admis à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris en 1947, dans sa section Service Public. Ma famille me voyait devenir diplomate. Sciences-Po était la voie la plus naturelle pour intégrer l’Ecole Nationale d’Administration nouvellement créée et entrer dans la carrière. La majorité de mes camarades visaient aussi l’ENA, sans aucune hésitation. L’État, avec le Plan, avec son ambition de devenir la providence du peuple, allait faire de grandes choses. L’intelligence de ses fonctionnaires allait moderniser le pays et orchestrer son développement. Rien ne me paraissait plus noble et plus avisé que de se préparer à servir l’État. J’étais, moi aussi, passionné d’intérêt général mais j’avais quelques doutes. Peut-être avais-je déjà l’impression que ces futurs inspecteurs des finances ou conseillers d’État, pétris de techniques juridiques ou économiques, aussi intelligents et bien intentionnés fussent-ils, allaient manquer dangereusement d’informations socio-humaines pour fonder leurs décisions.
Ma bifurcation a été matérialisée, au cours de première année, par un événement mineur. L’un de nos maîtres de conférences nous donnait pour tâche de rédiger une monographie sur un sujet concret que chaque étudiant était libre de choisir. J’ai voulu analyser les résultats des élections dans le département des Côtes-du-Nord. Ma famille avait une propriété à Lamballe, je connaissais un peu la région. L’idée de mieux faire comprendre la logique des choix électoraux dans un département, pour en tirer, peut-être, un parti pratique et s’y faire élire comme député, me séduisait.
Ce travail m’a passionné et m’a conduit, l’année suivante, à entreprendre sous la direction de François Goguel une petite thèse de géographie électorale sur ce département4. André Siegfried, un autre de mes maîtres à Sciences-Po, avait montré, dans son Tableau politique de la France de l’Ouest que, dans les Côtes-du-Nord, le calcaire votait à droite et l’argile à gauche. Cette régularité s’était maintenue sans exception pendant l’entre-deux-guerres. Mais, dès les premières élections de 1945, le modèle s’était inversé. Je me suis aperçu que, pour comprendre ce bouleversement historique il ne suffisait pas de mettre en relation des variables macroscopiques ni de rechercher d’éventuelles corrélations entre statistiques. Il fallait descendre au niveau micro, celui du vécu des électeurs et de leur parcours personnel dans le contexte historique concret de la vie de leur canton ou du département. Il fallait découvrir les sentiments ou pulsions, ressorts de leurs choix, mais aussi leurs images de la situation. Et encore leurs interactions avec leur environnement. Et la compréhension intime du phénomène échappait si l’on ne parvenait pas à identifier ce qui, parmi ces diverses variables, avait changé ou était resté stable et à éclairer les processus de changement. Après avoir passé quelques mois penché sur mon bureau à exploiter des monceaux de statistiques électorales et de documents, cette découverte progressive m’avait conduit, sur le terrain, à observer et à interviewer sur leur parcours personnel des électeurs lambda et quelques leaders politiques. C’est sans doute le plaisir pris à avancer dans la compréhension des forces qui avaient poussé des électeurs des Côtes-du-Nord à changer de bord qui a achevé de me décider : je ne ferai pas l’ENA et je n’aurai pas non plus une carrière universitaire. Il me faudra trouver une façon de faire de la sociologie au service de l’action, créer un outil nouveau qui permettra d’explorer les dispositions et les mouvements des gens, les latences et les dynamiques des ensembles sociaux. Pas seulement pour la joie de comprendre mais aussi pour aider les personnes, les acteurs, les organisations à tirer parti du potentiel de chaque situation. Cette idée ne m’a plus quitté5. »
2Ses professeurs ont bien réussi à détourner Alain de Vulpian du concours de l’ENA, mais pas au profit de la recherche universitaire6… Sous réserve d’un inventaire plus systématique, j’en suis ainsi arrivé à formuler l’hypothèse que les héritiers d’André Siegfried pouvaient plus facilement se dissimuler sous la tunique de l’historien. C’est pourquoi cette communication met en scène (d’où le titre librement inspiré de l’autobiographie filmée de Jean-Luc Godard) un héritier plus réticent qu’improbable, l’historien Louis Chevalier, et tentera de proposer une explication convaincante du refus d’un héritage qui s’offrait à lui dans les années cinquante.
Rendre hommage au maître
3En trois occasions au moins7, Louis Chevalier (1911-2001) a rendu publiquement hommage à André Siegfried, ce qui n’exclut pas bien entendu d’autres révérences « privées ». Les deux hommes appartiennent à des générations bien distinctes mais leurs trajectoires académiques présentent certaines similitudes, notamment quant aux institutions où ils furent amenés à enseigner (l’École libre des sciences politiques, le Collège de France). Leur notoriété contemporaine est, dans les deux cas, largement liée à un seul de leurs nombreux livres : le Tableau politique de la France de l’Ouest pour André Siegfried, Classes laborieuses et classes dangereuses pour Louis Chevalier8.
4Quand et comment Louis Chevalier a-t-il rencontré André Siegfried ? Il est possible, et même probable, que le premier ait assisté au « petit cours » du second au Collège de France dans les années trente mais nous n’en avons pas la preuve formelle. En tout état de cause, Louis Chevalier a pu faire sa connaissance après sa nomination en 1941 comme maître de conférences à l’École libre des sciences politiques où il enseignait la démographie9. André Siegfried fut un des membres de son jury de thèse réuni en Sorbonne le 18 mars 1950. En 1951, l’élève put rejoindre le maître au Collège de France où grâce au soutien de la Ville de Paris, fut créée pour Louis Chevalier une chaire consacrée à l’histoire et aux structures sociales de Paris et de la région parisienne. Le premier hommage rendu le fut par conséquent lors de sa leçon inaugurale, le 28 avril 1952 :
« Qu’il me soit permis de dire ma particulière reconnaissance à M. André Siegfried dont les illustres écrits m’inspirèrent la première idée de ces recherches et dont la faveur à mon égard est pour moi un motif d’orgueil10. »
5Ce premier hommage est bref. Il met en évidence une influence intellectuelle revendiquée, notamment celle du Tableau politique de la France de l’Ouest, et un sentiment de gratitude de l’élève par rapport au maître pour le soutien que ce dernier lui a apporté conformément aux pratiques de patronage alors en vigueur dans le monde académique. Le second hommage est beaucoup plus long. Il s’agit des dix-huit pages de la préface à une improbable édition monégasque et illustrée de vingt-quatre planches du Tableau réalisée pour le compte de la collection « grand prix des douze œuvres historiques capitales (1871-1945) » des éditions André Sauret en novembre 1972. La longueur de ce texte de commande ne s’explique que par l’art consommé de la digression dont fait preuve Louis Chevalier et qui explique d’ailleurs son succès auprès du grand public à cette époque. La préface est d’ailleurs un exercice dont il est coutumier depuis son élection au Collège de France. Que trouve-t-on dans ce texte ? Un hommage appuyé à André Siegfried qui repose pourtant sur une lecture a minima du Tableau. Louis Chevalier reprend en effet à son compte la partition opérée par André Siegfried lui-même entre les deux parties de son œuvre, géographie économique d’une part, géographie électorale de l’autre, qu’il expose en faisant référence à un cours de 1933 :
« Le spectacle de ses cours au Collège de France illustrait bien cela. Il y avait le grand cours, suivi par un vaste auditoire parisien et international, mondain et mondial –fourrures, sari, turbans, cafetans, boubous,– où le professeur qui semblait avoir laissé au vestiaire les valises couvertes d’étiquettes et le cardigan de Phileas Fogg, analysait quelque pays, dont il savait et comprenait tout, ayant l’air de raconter à quelques amis un passionnant et savant voyage : au premier rang l’ambassadeur dudit pays prenait des notes. Et puis, dans une salle moins vaste, moins brillante, moins parfumée, devant un public moins nombreux et moins coloré, il y avait l’autre cours, le petit cours, où le professeur, statistiques et cartes en mains, expliquait l’évolution électorale de quelque région de France, racontant de vieilles histoires de députés, de conseillers généraux, de maires, de curés, de fermes et de châteaux. On raconte que deux candidats malchanceux y vinrent longtemps, ayant entendu dire qu’André Siegfried connaissait le moyen d’être élu, les mots magiques à prononcer, les grimaces à faire : “Quand un républicain s’adresse à un auditoire en pays gallo, ses mais lui disent : Soyez prudent. En Bretagne bretonnante, le conseil est au contraire : Allez-y !” Rien de plus simple, rien de plus admirable. Il fallait y penser. Cachés derrière des étudiants en mal de thèse, nos deux infortunés, les oreilles bien ouvertes, persévèrent jusqu’au jour où le grand sorcier raconta qu’il avait été battu lui-même à plusieurs reprises et que c’était la raison même pour laquelle il était là. Que venait-il alors vanter ses philtres ? Les recalés de la politique s’étonnèrent grandement et disparurent11. »
6Louis Chevalier valide ainsi l’explication proposée par André Siegfried sur les origines de son intérêt pour la géographie électorale par référence à sa tentative de comprendre et de surmonter ses échecs électoraux avant la Grande guerre dans les Basses-Alpes et en Seine-inférieure12. Pour Louis Chevalier, le Tableau politique de la France de l’Ouest est le grand livre d’André Siegfried. Il appartient à une catégorie qu’il définit comme la « littérature politique » dont le corpus est précisément celui de l’enseignement de son quasi-homonyme Jean-Jacques Chevallier (1900-1983) à l’IEP de Paris13, enseignement dont le programme avait été arrêté par Siegfried en personne. Les comparaisons sont élogieuses, voire écrasantes : Montesquieu – à plusieurs reprises, Tocqueville, Alain14, Daniel Halévy, Descartes, Taine, etc. Ce faisant, Louis Chevalier ne relève du Tableau que la dimension morale, i. e. l’étude des « tempéraments politiques », en laissant dans l’ombre les aspects novateurs du livre du point de vue d’une histoire des sciences sociales. Tout à son combat contre les « prétendues sciences humaines » dans cette France de l’après-68 où il tente d’apparaître comme un héraut de la résistance conservatrice, Louis Chevalier est d’autant plus enclin à faire d’André Siegfried un moraliste que les prises de position politiques de ce dernier à la fin de sa vie en font au moins en apparence un allié objectif et que cette manière de faire, commune à l’histoire des idées politiques15, permet en fait d’établir à peu de frais une généalogie impressionnante pour le lecteur. Cette lecture du Tableau est donc pour le moins biaisée car toute dimension méthodologique en est bannie. Pour Louis Chevalier, ce livre est un « Tableau » et rien d’autre… c’est-à-dire une description dont il célèbre la forme et l’exactitude :
« L’art du tableau, le mot lui-même, ont été empruntés par Siegfried à Vidal de La Blache, dont je ne sais s’il suivit les cours au Collège de France, mais dont il admirait le grand livre, le Tableau de la géographie de la France, paru en 1903 et auquel il ne manque jamais de soumettre ses observations et ses cartes. Le Tableau de Siegfried ne commence-t-il pas, d’ailleurs, par une longue citation du Tableau de Vidal ? En fait, Vidal, et Siegfried après lui, ne font que continuer et enrichir une certaine tradition de description humaine qui est la même et peut s’exercer avec autant de bonheur en géographie proprement dite ou en géographie politique qu’en littérature. Dans Vidal, comme dans Siegfried, comme dans Balzac ou dans Michelet, il y a d’abord, d’abord et toujours, aux premières pages comme aux dernières, le paysage. Ici le paysage de l’Ouest. “Qu’on l’aborde par le sud-est ou par l’est, en venant de Poitiers, du Mans, d’Alençon ou de Caen, on est frappé par un certain nombre de traits qui se marquent de plus en plus fortement. Le relief devient plus rigide ; les roches ont une tonalité plus sombre ; les arbres épaississent leurs rangs, sans pourtant donner des forêts ; les champs, les prés, les pâtis se morcellent et s’enfouissent entre les haies vives”. Le texte est de Vidal. Mais il est cité par Siegfried. Il pourrait être de Siegfried lui-même, mais aussi de Balzac, décrivant dans Les Chouans la vallée du Couesnon : “De toutes parts des montagnes de schiste s’élèvent en amphithéâtres, elles déguisent leurs flancs rougeâtres sous des forêts de chênes… La multitude des haies vives qui entourent d’irréguliers et de nombreux héritages tous plantés d’arbres…” Elles pourraient être du Hugo de 93 ou encore de Michelet et aussi de Jaurès qui l’un et l’autre inaugurèrent leur Histoire par les plus géographiques des tableaux. Elles pourraient être de Le Lannou, décrivant La Bretagne. »
7Au fond, comme souvent, la lecture de la préface nous en apprend plus sur le préfacier que sur le préfacé ! Ce que Louis Chevalier célèbre dans le Tableau politique de la France de l’Ouest est bel et bien une manière de faire de l’histoire où les récits et les références littéraires ont remplacé les cartes et la statistique démographique, outils qu’il avait lui-même abandonnés. Le Tableau est désormais un miroir dans lequel Louis Chevalier, alors âgé de 61 ans, se regarde et se reconnaît avec bonheur. Le jeune Louis Chevalier aurait pu revendiquer l’héritage scientifique d’André Siegfried, ce que laissait encore entrevoir la leçon inaugurale de 1952. Vingt ans après, la figure de l’historien Louis Chevalier s’efface derrière celle du moraliste défenseur des « valeurs » de l’Occident dont fait désormais fiune jeunesse turbulente… Cette lecture tardive du Tableau n’a eu aucun effet dans les débats historiographiques, l’édition en question étant clairement destinée à un public qui ne fréquentait pas nécessairement les bibliothèques universitaires. C’est bien plutôt dans la thèse de Louis Chevalier que le lecteur curieux (et tenace car les exemplaires accessibles de cette thèse sont rares) que l’on peut mesurer l’influence de la géographie électorale d’André Siegfried sur l’historiographie.
Le refus de l’héritage
8La thèse que soutient Louis Chevalier en Sorbonne le 18 mars 1950, devant un jury où l’on retrouve les noms de Pierre Renouvin, de Charles-H. Pouthas et d’André Siegfried, est largement sortie de l’horizon historiographique contemporain. Les documents d’archives conservés à la Bibliothèque de la Ville de Paris permettent néanmoins de restituer partiellement la genèse de ce travail de recherche commencé en 1946. La problématique générale de la thèse de Louis Chevalier est centrée sur les relations économiques, politiques et sociales de la capitale et de ses provinces. La révolution industrielle va mettre fin à l’isolement de ces dernières et les rapprocher ainsi de Paris qui apparaît comme l’élément moteur des transformations politiques observables en 1848 et dans les années qui suivent. Initialement l’enquête devait porter sur douze départements mais, après avoir réalisé un état des sources disponibles dans les séries F1cIII et BB30 des Archives Nationales, Louis Chevalier décida de restreindre son périmètre d’investigation à six départements : l’Aube, l’Eure & Loir, La Marne, la Seine-et-Marne, la Seine-et-Oise et l’Yonne. Parfaitement conscient du caractère « purement artificiel » de ce découpage, Louis Chevalier le justifie dans l’introduction de sa thèse par « la nécessité de posséder un cadre géographique suffisamment serré et suffisamment étendu pour que des études différentielles des milieux sociaux soient possibles et valables16 ». Qu’il puisse juger artificiel le découpage en départements réalisé en 1790 n’est sans doute pas sans lien avec les idées conservatrices de Louis Chevalier et avec les réformes administratives qu’il défend par ailleurs. Retenons pour ce qui nous importe ici qu’il lui préfère, comme André Siegfried en son temps, la notion de « pays » qui lui semble plus conforme à la réalité historique. Ce découpage en « pays » lui permet en effet d’affiner ses analyses, de les nuancer à loisir et d’aboutir à des tableaux descriptifs où le lecteur de la première partie du Tableau politique de la France de l’Ouest retrouve des accents qui lui sont familiers. En voici un exemple relatif à l’Avallonnais :
« Cette influence de la grande propriété que nous venons d’observer dans les cantons méridionaux de Basse-Bourgogne, sous une forme aristocratique, bourgeoise et généralement orléaniste, domine absolument sous une forme nobiliaire et légitimiste, ces cantons de l’Avallonnais, que les délégués du Club des clubs considèrent encore comme des repaires de chouans, de carlistes et de prêtres.
Sans doute, des différences géographiques, bien apparentes à travers cette histoire, nuancent-elles cette uniformité sociale. “Le canton de Vézelay, vinicole et forestier, constatera le sous-préfet d’Avallon en 1854, est dans de moins bonnes conditions que les cantons de l’Isle et de Guillon ; il souffre de mauvaises récoltes successives et du manque de commerce de bois de chauffage pour l’approvisionnement de Paris. Cette souffrance de la production forestière affecte aussi le canton de Quarré ; mais l’avilissement des produits de nos bois a, pour les populations rurales des conséquences moins immédiates, ces biens se trouvant presque exclusivement entre les mains des communes ou de riches propriétaires. Le canton de Quarré a, de plus, l’industrie des nourrices et le bétail, enfin, est prospère… Au point de vue moral, les cantons les moins bons sont ceux de Guillon et de Vézelay”. C’est résumer, en quelques lignes, à l’occasion d’une crise, les principaux contrastes qui existent entre les pays qui composent, au total, cet ensemble géographique que les contemporains appellent l’Avallonnais : le Morvan qui comprend essentiellement dans l’Yonne le canton de Quarré-les-Tombes et les communes situées au sud du canton d’Avallon, la Terre Plaine avec les cantons de Guillon et l’Islesur-Serein, enfin le canton de Vézelay. Ni l’habitant, ni les structures agraires, ni les types d’assolement, ni les affectations culturales ne sont absolument les mêmes dans ces différents pays. De toute évidence la Terre Plaine, par la fertilité plus grande de son sol, par son habitat moins dispersé, par l’importance plus grande du fermage et de la petite exploitation en faire-valoir direct, par l’absentéisme plus développé des grands propriétaires, échappe davantage à l’emprise nobiliaire que ce sombre massif du Morvan, géographiquement isolé, économiquement arriéré, véritable forteresse féodale, ceinturée de bois et de châteaux, avec sa population dispersée en minuscules exploitations, en imperceptibles hameaux, soumise à ses seigneurs, blottie dans ses coutumes. En dépit de ces différences qu’un bilan géographique préciserait, c’est bien cette unité sociale qui importe. Qu’il s’agisse du Morvan ou de la Terre Plaine, l’Avallonnais est le pays des nobles et des prêtres17. »
9Louis Chevalier ne va pas jusqu’à associer le tempérament conservateur de ce pays aux sols granitiques, tempérament qui l’opposa en 1848 et pendant longtemps encore à la partie calcaire et « républicaine » du département de l’Yonne. Néanmoins, si l’on compare le modèle explicatif proposé par Louis Chevalier à celui du Tableau politique de la France de l’Ouest, les proximités semblent évidentes. Il reprend à son compte l’importance de la propriété foncière, du mode de peuplement et de l’influence du clergé. Il s’intéresse moins qu’André Siegfried, il est vrai, à l’action électorale des agents de l’État, mais cela s’explique assez aisément. Contrairement à ce que peut laisser croire son titre, cette thèse concerne surtout la Seconde République ; or, à cette période, l’action électorale des agents de l’État est moins perceptible que sous le Second Empire ou que sous la Monarchie de Juillet et surtout moins déterminante sur les comportements électoraux18. Par contre, on retiendra que Louis Chevalier n’a pas perçu l’importance de la dimension comparative de la géographie électorale d’André Siegfried : il n’y a pas dans sa thèse l’équivalent du chapitre XXXVII sur les « combinaisons multiples » qui est une des grandes innovations du Tableau. Mais, si l’on veut bien admettre que Louis Chevalier a été influencé tout autant par sa lecture de l’ouvrage paru en 1913 que par les travaux de géographie électorale des années trente, la proximité apparaît encore plus évidente. En effet, à cette époque, André Siegfried va surtout se concentrer sur les trois premiers facteurs explicatifs. C’est ce qui ressort de son article programmatique paru en 1937 dans la Nouvelle Revue Française et de la monographie sur le département de l’Ardèche publiée après le second conflit mondial19.
Les modèles explicatifs dans la géographie électorale d’André Siegfried
1913 (Tableau politique de la France de l’Ouest) | – Le régime de la propriété foncière |
1937 (article dans la NRF) | – La structure sociale |
1949 (Géographie électorale de l’Ardèche) | – Les circonstances historiques de la formation territoriale |
10En tout état de cause, si l’on compare la thèse de Louis Chevalier avec les travaux de cette époque consacrés aux élections20, il apparaît bien comme un héritier potentiel d’André Siegfried.
11Son élection au Collège de France va donner à Louis Chevalier une liberté académique dont il n’aurait pas sans doute bénéficié de manière aussi entière à la Sorbonne. Si l’on ajoute à cela, ses inclinaisons temporelles qui s’était manifestées depuis fort longtemps –il travailla à la Préfecture de la Seine à partir de 1955 comme conseiller du préfet Émile Pelletier– on comprendra mieux pourquoi il s’est rapidement éloigné de ses pairs et des contraintes historiographiques que certains d’entre eux pouvaient incarner. L’année 1952 marque une double rupture dans sa trajectoire d’historien : quant aux objets, rupture qui lui est en partie dictée par l’intitulé de la chaire au Collège de France, et quant aux méthodes. C’est en effet à partir de ce moment qu’il renonce aux séductions de la démographie quantitative pour s’adonner avec délectation à une histoire composée à partir de sources principalement littéraires et anecdotiques. Dans ces conditions, il renonce à donner ses suites à ses travaux sur les départements de la région parisienne. Sa thèse ne sera jamais publiée et le grand public va le découvrir en 1958 lors de la parution d’un ouvrage dont le contenu reflète ses cours du Collège de France, à savoir Classes laborieuses et classes dangereuses. Dans cet ouvrage, il n’est plus question d’André Siegfried21. L’héritier a bel et bien renoncé à son héritage !
12Peut-on s’en tenir à cette seule explication ? Je ne le pense pas. Il est aussi nécessaire de tenir compte des positions relatives des deux protagonistes. Avec son élection au Collège de France, Louis Chevalier était devenu si ce n’est l’égal du moins l’alter ego d’André Siegfried alors que sa jeunesse relative pouvait en faire un héritier acceptable. Paradoxalement, le rapprochement institutionnel et statutaire sous les auspices du Collège de France rendait plus difficile l’héritage. Louis Chevalier se devait désormais d’assumer son rang, conformément à l’éthos académique. Cela impliquait qu’il adopte une posture intellectuelle qui lui soit propre. La seule position d’héritier ne pouvait plus lui convenir car cet héritage aurait fait obstacle à ses ambitions propres, largement légitimées par son avancement rapide dans la carrière, avancement qui fut le fruit d’investissements multiples et d’un travail acharné. Oublier un héritage qui s’offrait pourtant à lui était donc une attitude parfaitement ajustée aux contraintes du champ académique où l’héritage est avant tout une manière d’accumuler du capital. Ce refus qui, bien entendu, n’a jamais été formulé voire même pensé comme tel, n’altéra pas la relation entre les deux hommes. Comme nous l’avons vu précédemment, Louis Chevalier n’oubliera jamais de rendre hommage de manière appuyée à André Siegfried. Cela ne suffisait pas pour autant à faire du Tableau politique de la France de l’Ouest une référence incontestable de l’historiographie de la IIIe République, surtout après les critiques apportées par la thèse de Paul Bois22. Si les propositions d’André Siegfried font encore débat, c’est le plus souvent pour s’en démarquer. C’est pourquoi Alain Lancelot pouvait sans risque affirmer en 1975 que « l’historien plus que le géographe s’est trouvé à plusieurs reprises en opposition critique vis-à-vis d’André Siegfried parce que le recours à l’histoire permet souvent de comprendre certaines contradictions ou certaines correspondances que Siegfried constatait en 1910 sans les expliquer vraiment23 ». Cette dévaluation progressive du Tableau est une inflexion historiographique dont il nous faut prendre acte24, même si on peut par ailleurs regretter son influence sur le « présentisme » des études électorales réalisées à partir des seuls sondages d’opinion.
Notes de bas de page
1 Benoist P., « François Goguel : haut fonctionnaire et politiste », Cahiers du CEVIPOF, no 50, janvier 2009.
2 Goguel F., Initiation aux recherches de géographie électorale, Paris, Centre de documentation universitaire, 1949.
3 Goguel F., Géographie des élections françaises de 1870 à 1951, Paris, Armand Colin, « Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques » no 27, 1951 ; Goguel F., Géographie des élections françaises sous la Troisième et la Quatrième République, Paris, Armand Colin, « Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques » no 159, 1970.
4 De Vulpian A., « Physionomie agraire et orientation politique dans le département des Côtes-du-Nord », Revue française de science politique, no 1 et 2, janvier-juin 1951.
5 De Vulpian A., À l’écoute des gens ordinaires. Comment ils transforment le monde, Paris, Librairie Dunod, coll. « L’ami public », 2004, p. XV-XVII.
6 « Alain de Vulpian a fondé en 1954 la Cofremca, une équipe d’ethnologues de terrain centrée sur la compréhension du changement dans les sociétés modernes et la conception de politiques innovantes. Consultant pour de grands groupes internationaux, il est aujourd’hui président du conseil de surveillance de Sociovision qui réunit la Coframca et des équipes étrangères analogues ». Extrait du quatrième de couverture de l’ouvrage cité ci-dessus.
7 Voir la communication de Mathilde Sempé dans ce volume pour l’hommage rendu post-mortem.
8 Chevalier L., Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2007 (1re édition 1958).
9 Pour plus de détails sur la biographie de Louis Chevalier, je m’autorise un renvoi au chapitre qui lui sera consacré dans un ouvrage à paraître sur la Révolution de 1848 dans le département de l’Yonne.
10 Collège de France – chaire d’histoire et structures sociales de Paris et de la région parisienne (Fondation de la Ville de Paris), Leçon inaugurale faite le 28 avril 1952 par M. Louis Chevalier, Professeur, Paris, no 11, 1952, p. 9.
11 Louis Chevalier était à cette époque étudiant à l’ENS de la rue d’Ulm et il est possible qu’il ait assisté à ce cours d’André Siegfried au Collège de France.
12 Voir aussi la communication d’Alain Garrigou dans ce volume.
13 Chevallier J.-J., Littérature et politique, cours de l’École libre des sciences politiques, 1943-1944, dactylographié.
14 Louis Chevalier avait été son élève en khâgne au lycée Henri-IV. Cf. Leterre T., Alain, le premier intellectuel, Paris, Stock, 2006.
15 Pudal B., « De l’histoire des idées politiques à l’histoire sociale des idées politiques », Cohen A., Lacroix B. et Riutort P. (dir.), Les formes de l’activité politique. Éléments d’analyse sociologique, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 185-192.
16 Chevalier L., Les fondements économiques et sociaux de l’histoire politique de la région parisienne, 1848-1870, thèse pour le doctorat es lettres, université de Paris, 1950, p. 52.
17 Ibid., p. 762-764. Avallon est une sous-préfecture du département de l’Yonne.
18 Voilliot C., La candidature officielle. Une pratique d’État de la Restauration à la Troisième République, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.
19 Siegfried A., « Une géographie de l’opinion publique est-elle possible ? », Nouvelle Revue Française, 1er novembre 1937, p. 789-802 ; Siegfried A., Géographie électorale de l’Ardèche sous la IIIe République, Paris, Armand Colin, « Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques » no 9, 1949.
20 Le Digol C., « L’amphithéâtre parlementaire idéal. Le clivage gauche-droite dans l’analyse politique ». Le Bohec J. et Le Digol C. (dir.), Gauche/droite. Genèse d’un clivage politique, Paris, Presses universitaires de France, 2012, p. 337-364.
21 A contrario, cet abandon du programme siegfriedien montre combien ce dernier est lié à une géographie essentiellement rurale dont les méthodes sont sans doute difficiles à transposer à l’étude des phénomènes urbains, en particulier s’agissant de Paris.
22 Bois P., Paysans de l’Ouest. Des structures économiques et sociales aux options politiques depuis l’époque révolutionnaire dans La Sarthe, Le Mans, 1960.
23 Lancelot A., « Les problèmes électoraux ». L’œuvre scientifique d’André Siegfried. Actes du colloque du 15 mars 1975, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977, p. 53.
24 Pécout G., « Culture républicaine rurale et géographie politique : André Siegfried et l’histoire socio-politique de la Deuxième République ». Fidélité Républicaine et Monde rural, 1848-1851. Actes du colloque d’Aurillac, Aurillac, Société des lettres, sciences et arts « La Haute-Auvergne », 2001, p. 215-231.
Auteur
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Christophe Voilliot
Maître de conférences en science politique à l’université Paris Ouest Nanterre (Sophiapol).
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