Chapitre III. Siegfried et les études électorales au-delà de l’Hexagone

Herman van der Wusten et Virginie Mamadouh

p. 43-59


Texte intégral

1Cent ans après sa publication, le Tableau de Siegfried garde une place d’honneur dans les études électorales. Présentée à l’origine comme une étude de géographie humaine, cette volumineuse monographie n’a pas trouvé immédiatement son public, étant donné l’intérêt limité des géographes universitaires de l’époque pour les faits électoraux. Le compte rendu d’ailleurs positif de Vidal de la Blache démarre ainsi : « Ce livre est un excellent exemple des services que la méthode géographique peut rendre à l’étude des questions de sociologie et politique1. » La réception du Tableau en France a ensuite connu plusieurs phases2. Tardivement reconnu comme un texte fondateur de la sociologie politique dans les premières années de l’après-guerre, il a été considéré comme une référence obligatoire avant d’être restitué dans son contexte biographique (l’évolution de l’auteur) et historique (l’évolution des sciences sociales et le développement politique sous la IIIe République3).

2Ainsi s’est écrite l’histoire du Tableau, l’étude des différents tempéraments politiques dans l’Ouest de la France et de leur stabilité tels qu’ils s’expriment dans les résultats des élections parlementaires pour la période 1871-1910. Du moins dans son contexte français. Mais le Tableau s’inscrit aussi dans un contexte plus large. Le travail de Siegfried fait écho à la dimension universelle du phénomène électoral et à son actualité brûlante, dans de nombreux pays, en lien avec la démocratisation des États-Nations en Europe et ailleurs. La mise en forme du Tableau est très stricte, et ce de deux manières. Premièrement, les résultats et leurs explications possibles, même s’il y a très peu d’informations et de descriptions concernant les éléments institutionnels (droit de vote et réglementation du scrutin, système électoral, organisation des partis politiques, comportements pendant les campagnes électorales). Deuxièmement, malgré l’orientation internationale de Siegfried, en particulier son intérêt pour les démocraties anglosaxonnes, le Tableau est strictement limité à une partie de l’espace français sans que l’auteur n’envisage de faire des comparaisons avec d’autres pays (à l’exception de quelques petits exemples aux pages 589 et 612). En fait, même les références à la France entière, à d’autres régions ou à Paris, sont rares dans le livre.

3En reconnaissant les qualités exceptionnelles du Tableau, nous mettrons en évidence dans les pages qui suivent, la perspective que Siegfried a choisie, en situant le Tableau par rapport à d’autres travaux de l’époque. Il s’agit d’une littérature émergente qui tente d’évaluer les conséquences de l’instauration du suffrage universel (en ce qui concerne les couches sociales, beaucoup moins en ce qui concernent le genre ou les groupes d’âge), de l’implémentation de différents systèmes électoraux et de l’organisation des partis politiques sur les résultats du scrutin. Notre contribution a pour but principal de placer l’œuvre de Siegfried dans une perspective internationale, en premier lieu dans le contexte contemporain du Tableau avant de revenir brièvement sur son influence sur le développement ultérieur de la géographie politique et de la sociologie politique.

Les débuts des études électorales

4Au début du XXe siècle, les sciences sociales et la géographie étaient, en Europe, en Amérique du Nord comme en France, en train de s’organiser en formations disciplinaires bien délimitées. Prendre en compte, et si oui de quelle manière, le phénomène électoral était un des enjeux ayant contribué à leur structuration. Certes, l’organisation d’élections n’était pas un phénomène tout à fait nouveau mais, dans la perspective d’une démocratisation plus générale, un public plus attentif, une presse de masse plus insistante et une sphère publique en pleine expansion, les élections acquirent une signification et un caractère nouveaux. Les élections devinrent non seulement une occasion pour déterminer la répartition des opinions sur certaines questions posées par les dirigeants du pays, mais aussi une occasion pour publiquement débattre des problèmes émanant de plusieurs secteurs de la société et des solutions proposées. De ce fait, les élections devinrent une manifestation collective de coexistence au sein d’une communauté politique.

5En devenant des phénomènes de premier ordre dans la sphère publique, les élections, et tout ce qui les entourent, prenaient plus de poids et attiraient l’attention des universitaires. À part les juristes (dévoués aux droits civiques et au droit de vote), il y avait les mathématiciens qui se consacraient aux effets des différentes formules pour la traduction des votes en sièges. Du point de vue des sciences sociales en général, de nombreuses questions se posaient : la morphologie sociale qui se constitue autour des élections (structure et composition des partis politiques et des publics présents aux rencontres pendant les campagnes), la signification de la participation électorale pour ceux qui y prennent part, les motifs de leur comportement électoral et les répercussions des élections sur le système politique et social. En ce qui concerne les géographes, dès le moment où ils commencèrent à s’intéresser aux élections, leur attention se porte sur la répartition spatiale des votes et sur les causes et conséquences des différents systèmes électoraux en termes spatiaux.

6En fait, Siegfried n’était pas le tout premier chercheur qui s’intéressait aux résultats électoraux d’un point de vue géographique. On peut mentionner ici un de ses précurseurs, Orin Grant Libby, qui publia en 1894 une étude détaillée sur la ratification de la Constitution des États-Unis d’Amérique. Il a analysé les 13 référendums indirects : les votes dans les assemblées de délégués représentants toutes les localités de chaque état. De nombreux indices suggèrent que les délégués ont en fait exprimé le sentiment local majoritaire. Plutôt qu’un agrégat d’États homogènes, il distingue une géographie spécifique, avec deux zones aux profils socio-économiques différents : d’une part les artères commerciales le long de la côte atlantique, le fleuve Connecticut, la vallée de la Shenandoah et de l’Ohio ; d’autre part les régions intérieures dominées par l’agriculture. Dans ces deux zones régnait une appréciation différente des conséquences économiques de la Constitution, notamment en ce qui concerne l’introduction, sous la protection des autorités centrales, d’une monnaie et d’un marché communs nationaux4.

7Libby faisait ses recherches dans le cadre d’une thèse de doctorat réalisée sous la direction de F. J. Turner. Son étude fait partie des données qui soutiennent la thèse de la frontière mouvante de Turner comme fondement de la vie politique américaine. En ce qui concerne les élections, Turner avait été inspiré par les cartes des résultats électoraux produites par le bureau américain du recensement en 1883 et par des analyses préliminaires faites à l’université Johns-Hopkins à Baltimore5. Turner proposa sa célèbre idée sur la frontière pour la première fois en 1893, au moment où le mouvement frontalier s’immobilise sur les côtes du Pacifique. Il était inquiet que cela puisse miner la démocratie et saper la préférence collective pour l’égalité. Dans le cas de la frontière mouvante, il pronostiquait une distribution stable des préférences politiques, avec une division permanente entre une zone socio-économique agricole et rurale de tempérament politique jeffersonien et une zone commerciale et urbaine insérée dans les circuits de l’économie monétarisée à large échelle s’inspirant des idées d’Hamilton, cet autre père fondateur de la Révolution américaine. Le portrait que Libby dresse de la répartition des préférences politiques à la naissance des États-Unis démontre l’existence de cette différence pour le territoire des États-Unis de l’époque. La thèse de Turner suggérait en effet un déplacement et un étalement de ces zones, au fur et à mesure que la frontière mouvante se déplaçait vers l’ouest.

8Évidemment il y a d’importantes similarités entre les idées de Turner et Libby et la pensée de Siegfried. Dans les deux cas, les tempéraments politiques exprimés par le vote, sont profondément dépendants des structures socio-économiques. Mais dans le cas de l’Ouest de la France, ces structures se trouvent dans un environnement physique stable qui prescrit d’une façon assez rigide l’emplacement et la délimitation des zones électorales. Dans le cas des États-Unis, la position de ces zones n’est pas permanente, elle émane au contraire de la dynamique socio-économique et politique. De plus, les structures socio-économiques diffèrent évidemment entre les deux pays. Les relations qui datent de l’Ancien Régime dans le champ d’étude de Siegfried ont disparu en Amérique. L’industrialisation qui, dans une large mesure, produit le déplacement de la frontière et la restructuration continue des zones américaines est très faiblement présente dans l’Ouest de la France sous la IIIe République.

9Il existe un autre précurseur : le norvégien Amund/Andreas Hansen qui ne semble pas avoir eu d’influence en dehors de son pays natal, et où il faudra attendre les années 1950 pour qu’un géographe, Gabriel Øidne, s’intéresse au contraste entre l’ouest et l’est du pays6. Hansen publia en 1899 une psychologie du peuple norvégien7 dont nous avons des échos par les informations rapportées par Stein Rokkan8. Hansen était un géologue qui produisit des cartes électorales en utilisant le clivage gauche/droite. Il les compara à d’autres cartes sur les origines ethniques de la population qu’il construisit à partir d’indexes crâniens et des différences de couleur des cheveux. Si le travail de Siegfried, de par son inscription dans le champ de la géographie académique, se caractérise par un raisonnement qui part de l’environnement physique comme fondation d’une approche systématique des comportements électoraux, et devint ensuite beaucoup plus raffiné, Hansen part lui d’une approche profondément marquée par une anthropologie physique, maintenant tout à fait tombée en désuétude, mais largement répandue à l’époque. Le raisonnement de type écologique de Siegfried et le raisonnement de type biologique de Hansen démontrent encore une fois l’impact important et varié du darwinisme dans les sciences sociales naissantes, en l’occurrence sur le terrain des recherches électorales.

Le droit de vote et le vote à bulletin secret

10En France, l’extension du droit de vote au suffrage universel masculin s’est faite très tôt, d’abord pendant la Révolution française, puis de manière définitive en 1848. Dans beaucoup d’autres pays européens, la progression d’un suffrage censitaire très restreint vers un suffrage universel masculin, et en fin de compte féminin, avec ensuite encore des abaissements successifs de l’âge requis, s’est déroulée sur un temps beaucoup plus long, mais sans marche-arrière. La différence peut, selon Rokkan, s’expliquer notamment par la continuité dans le fonctionnement des parlements traditionnels de l’Ancien Régime qui se sont graduellement transformés en parlements modernes9. Dans les pays où l’électorat s’élargit en plusieurs étapes, les contestations sur le droit de vote sont de premier plan pendant des périodes prolongées. Autrement dit, le droit de vote a été, pendant de longues périodes, un sujet de tout premier ordre au sommet de l’ordre du jour politique.

11Siegfried ne porte pas beaucoup d’attention au droit de vote. Pour la période couverte par son analyse, cela est tout à fait compréhensible puisque le suffrage universel masculin paraît assuré et n’est pas en soi un sujet controversé. Cependant l’utilisation du vote par un électorat mal informé ou peu instruit et, selon un sentiment répandu, facilement affecté par l’effervescence des passions politiques, était considérée comme un problème public à régler en urgence. Cette problématique a été peut-être le plus fortement mise en relief par Gustave Le Bon dans ses réflexions sur la foule d’un point de vue psychologique10. Il parle entre autres de foules hétérogènes, dont un type bien particulier est la foule électorale. Selon Le Bon, les gens héritaient jusqu’alors de certaines caractéristiques communes et formaient ainsi une collectivité qu’il dénomme une race. Mais on était alors au seuil d’une nouvelle époque, suite à l’érosion des croyances traditionnelles de nature religieuse, sociale et politique. Le comportement des gens y est de plus en plus déterminé par la dynamique qui résulte de rassemblements en foules. Dans ces conditions, les arguments ne comptent plus. Dans une foule, il n’y a qu’affirmation de points de vue, répétition et contamination de sentiments.

12Pour l’Ouest de la France, dans la perspective de Siegfried, une approche éclairée par la notion de « foule » n’est pas attractive, car ce sont selon lui encore principalement les tempéraments politiques de longue durée qui pèsent. De par cette absence de curiosité pour les forces de mobilisation de l’électorat (interprétées comme Le Bon le propose ou d’une autre façon) et leur effet immédiat – la foule électorale et le nombre de votes déposés dans les urnes, il manque au Tableau une appréciation de la participation électorale. Le tempérament politique local est déduit de la répartition des votes entre les candidats (ou les listes pour une période très brève). La non-participation est toujours mentionnée comme « abstention », mais guère analysée en profondeur sauf quelques ébauches vers la fin de l’ouvrage et de façon très générale11.

13Néanmoins, l’intérêt pour le droit de vote n’était pas tout à fait absent en France. Par exemple, assez longtemps avant la publication du travail de Siegfried, le sujet avait déjà attiré l’attention d’un jeune chercheur d’origine juive biélorusse, Moisey Ostrogorski, qui après ses études à Saint-Pétersbourg et quelques années au service du ministère de la justice russe était parti pour la France. Dans le cadre de l’École Libre de Sciences Politiques fraîchement fondée avec l’assistance de la famille de Siegfried, il rédigea une thèse de doctorat sur les origines du suffrage universel qu’il termina en 1885. Il s’attela ensuite à une étude approfondie des phénomènes d’organisation politique (l’encadrement des foules électorales pour ainsi dire) et aussi de la question de la participation des femmes dans la vie publique. Ses interventions dans le débat sur l’organisation du scrutin, furent éclairées par son immersion dans la vie française, mais également inspirées par l’étude des réalités électorales des États-Unis et du Royaume-Uni.

14La réglementation juridique détaillée des élections de masse, en particulier en ce qui concerne le secret du scrutin, a été tardivement codifiée en France. Le secret du scrutin est un élément essentiel, bien que très ambigu, de l’institution électorale. Tandis que le vote est un acte relevant du domaine public, le secret est nécessaire pour assurer la liberté d’expression dans des circonstances où des mécanismes de pression de la part de l’autorité étatique ou des autorités traditionnelles comme la noblesse, le clergé ou les employeurs, sont potentiellement présents. Le secret du vote devint un enjeu majeur dans le débat politique au temps de la deuxième loi de réforme électorale au Royaume-Uni dans les années 1860 et une loi pour le réglementer fut introduite en 1872. Aux Pays-Bas, le secret du scrutin a été mis en œuvre par étapes, puis définitivement imposé en 1896. En France, l’isoloir et la réglementation du bulletin de vote et de sa déposition ont été introduits en 1913, l’année de parution du Tableau. Rokkan suggère que le secret du scrutin a été adopté plus tard quand les propriétaires terriens conservaient le pouvoir central et préservaient ainsi autant que possible leurs « droits traditionnels » de surveiller la conduite de leurs subordonnés au sein de la société locale12.

15Siegfried, pour sa part, a certainement constaté différentes pratiques concernant le caractère secret du vote. Il remarque plusieurs fois que dans les agglomérations urbaines, il n’est certainement pas possible de surveiller l’acte du vote au niveau individuel. Mais dans le cadre rural les choses sont bien différentes : la nobilité et le clergé en particulier ont beaucoup de possibilités pour surveiller directement les comportements électoraux individuels. En outre, maintes fois, il trouve dans les archives des listes dressées par des préfets où sont mentionnés les votes individuels sur des listes électorales. Clairement, il y a des différences appréciables à l’intérieur de l’Ouest. Mais pour son analyse, Siegfried n’a pas fait l’effort de clarifier l’effet de ces différences en ce qui concerne les résultats électoraux vu sous l’angle des taux de participation et des candidats sélectionnés.

Les systèmes électoraux

16Jusqu’à la fin du XIXe siècle, presque tous les systèmes électoraux étaient majoritaires. À quelques exceptions près, la IIIe République a organisé ses élections dans le cadre d’un système majoritaire à deux tours avec un candidat à sélectionner dans chaque circonscription13. La Belgique en 1893, puis de plus en plus de pays européens de petite taille ou de taille moyenne ont réformé leur mode de scrutin en adoptant un système proportionnel. La IIIe République a seulement fait quelques essais temporaires dans cette direction à la fin de la Grande Guerre. Pour les systèmes majoritaires, il est toujours particulièrement difficile d’assurer une représentation équitable des différents groupes démographiques et des différents courants d’opinion. Le découpage électoral peut facilement devenir une source de conflits. De plus, le mode de scrutin influence la sélection des candidats : les spécialistes et les représentants d’intérêts particuliers ont plus de chance d’être sélectionnés sur une liste de scrutin proportionnel. Il semble qu’en France sous la IIIe République, ces questions n’aient pas beaucoup joué. Elles sont absentes du Tableau. La diversité changeante du poids démographique des arrondissements à la base des circonscriptions électorales n’était pas encore reconnue comme un problème du fonctionnement de la démocratie. Le problème de la manipulation du découpage électoral et de la délimitation des districts électoraux, connu aux États-Unis depuis 1812 sous le nom de « gerrymandering », a été le sujet d’une des toutes premières études de géographie électorale en Amérique du Nord, par Carl Sauer, le père fondateur de la géographie culturelle14. Apparemment, le développement de telles pratiques politiques pour redécouper la carte électorale et l’adapter autant que possible aux besoins des politiciens en exercice, a été évité en France, où les circonscriptions étaient dessinées sur la base des arrondissements administratifs préexistants.

17Très tôt, l’impact potentiel d’un changement de système électoral, ainsi que d’une extension du droit de vote, furent le sujet de simulation aux Pays-Bas. En 1909, J. C. Ramaer présentait ses estimations des conséquences de ces deux changements dans une conférence à la Société de géographie néerlandaise. Quelques mois plus tard, une publication détaillée avec beaucoup de tableaux (évidemment de nature géographique parce que les circonscriptions en étaient les unités de base mais sans cartes) fut publiée15. À peu près dix ans plus tard, en 1918, l’introduction d’un système de représentation proportionnelle et l’extension du droit de vote au suffrage universel masculin ont créé la possibilité de vérifier la précision des simulations de Ramaer. Somme toute, ses « prédictions » n’étaient pas trop éloignées des résultats dix ans plus tard. Selon Ramaer, l’introduction d’un autre système électoral aurait plus de conséquences que l’extension du droit de vote, car l’électorat était déjà effectivement assez largement défini à son époque. Il ajoutait que l’introduction du suffrage féminin n’aurait pas de conséquences majeures non plus. De fait, après l’extension du droit de vote à toutes les femmes adultes, les effets sur les résultats en 1922 furent secondaires. Que cette discussion sur le contexte géographique fut entamée par un ingénieur, chef du service national des transports routiers et fluviaux mais aussi candidat, sans succès, à un poste universitaire de professeur de géographie physique témoigne des frontières poreuses entre disciplines académiques.

L’organisation des partis politiques

18L’organisation des partis politiques était un sujet fondamental pour les chercheurs qui s’intéressaient à la vie politique dans le cadre des sciences sociales émergentes. Partout se posait le problème de la formation de groupes plus ou moins permanents au sein des parlements, de la formation d’une infrastructure locale pour sélectionner les candidats et des connections entre ces formations s’opérant à différents niveaux. Les partis de masse avec leurs nouvelles structures d’organisation étaient autour de 1900 en pleine croissance dans différents pays, les États-Unis mis à part où ce phénomène commença plus tôt. Tandis que le Parti social-démocrate se développait en Allemagne après une période de semirépression et se transformait en grande formation politique à partir du Congrès d’Erfurt en 1891, au Royaume-Uni les Conservateurs aussi bien que les Libéraux, les Nationalistes irlandais et le Parti travailliste comme force montante, formaient des groupes parlementaires de plus en plus fermés, des réseaux nationaux de sections locales établies dans chaque circonscription, et une organisation nationale pour piloter cet ensemble. Pour y réussir, professionnalisation et bureaucratisation étaient inévitables. Aux États-Unis, un développement comparable était déjà en cours depuis les années 1840, avec des appareils politiques permanents connaissant des phases plus et moins actives au fil du cycle électoral.

19Ostrogorski, le chercheur biélorusse établi en France déjà mentionné ci-dessus, est un des premiers chroniqueurs de cette réalité toujours plus évidente. Il séjourna assez longtemps aux États-Unis, puis en Angleterre, collectionnant des données, faisant la connaissance de politiciens et de chercheurs, et observant le fonctionnement du Congrès américain et du Parlement britannique, des sièges des partis nationaux et des sections locales. Ensuite il produit deux reportages très détaillés, écrits et publiés à Paris en 1902 et immédiatement traduits en anglais. Parue la même année16, l’édition anglaise était précédée d’un avantpropos enthousiaste signé par un homme politique britannique, le libéral James Bryce (ministre de cabinet, ambassadeur aux États-Unis) qui fut plus tard l’auteur d’une importante publication sur un thème similaire17, qui traitait aussi de la France en faisant référence au Tableau.

20Pour analyser la nouvelle forme de parti politique en train d’apparaître, Ostrogorski utilise la notion de « caucus », c’est-à-dire la réunion d’un groupe limité de sympathisants issus de la sphère publique dans le but de trouver ou de s’accorder sur un point de vue commun, qui sera ensuite disséminé et défendu d’une seule voix en public. Ostrogorski considère cette façon de faire, comme un sérieux danger pour la qualité de la démocratie. En même temps, il explique l’émergence d’un tel mécanisme. Il s’agit d’une analyse qui ressemble à bien des égards à celle de Le Bon, avec des individus qui ont perdu le sens des caractéristiques traditionnelles qu’ils partagent et avancent vers une intégration collective, non pas dans une foule cette fois, mais dans des organisations modernes. Ostrogorski considère le système américain avec ses machines politiques urbaines comme encore plus avancé dans cette direction que le système britannique, où il distingue encore des résistances à ce processus.

21En France, l’évolution vers un système de partis politiques organisés n’avait pas vraiment démarré à l’époque du Tableau. Siegfried a eu beaucoup de difficulté à classer les députés en groupements parlementaires stables, parce que les étiquettes changeaient régulièrement, même s’il y avait des coalitions de députés pour des sujets spécifiques qui ne couvraient que très partiellement les programmes législatifs débattus pendant les campagnes électorales. Pour reconstituer ces tendances, Siegfried a utilisé certains votes à l’Assemblée comme indication des orientations générales18. Des incertitudes demeurent néanmoins. Les partis politiques au niveau local étaient principalement des groupements de notables. Les trois tendances finalement identifiées par Siegfried sont fondées sur des convictions très générales concernant les fondements de l’État et la nature de la communauté politique française : l’Ancien Régime (la droite), les valeurs démocratiques de la Révolution (la gauche) et enfin en période d’effervescence la confiance dans une volonté générale utopique, exprimée par un leader accepté par tous qui marginale le parlement (bonapartiste, boulangiste, nationaliste, etc.). Ce que Duverger a nommé plus tard « le marais éternel » des partis politiques.

22Dans la sociologie allemande de l’époque, c’est Max Weber qui a inspiré les plus importantes études sur les partis politiques. Elles vont dans la même direction que les travaux d’Ostrogorski. Le point de départ empirique de ces études allemandes est évidemment l’émergence du Parti social-démocrate comme une force politique majeure. Il s’agit des travaux de Sombart (1906) et de Michels (1911). Weber lui-même a pris position à la fin, pendant les années extrêmement tendues d’après-guerre en Allemagne dans « la politique comme profession19 ».

23Werner Sombart, ayant à l’esprit le succès du SPD, se demandait pourquoi il n’y avait pas encore de grand parti socialiste aux États-Unis20. L’industrialisation et l’urbanisation étaient similaires dans les deux pays et une large classe ouvrière s’y était formée. Sombart voyait dans l’organisation des deux partis traditionnels américains une barrière majeure au succès d’un parti supplémentaire. En fait, il démontrait, chiffres en main, que tous les efforts d’un éventuel troisième parti pour forcer une incursion dans l’électorat des partis existants avaient été vains. Il soulignait la longue histoire et le fort niveau d’organisation des deux partis existants comme facteurs décisifs de ce phénomène. Il s’agit évidemment d’une lecture différente de celle de l’école de Turner.

24Robert Michels a en fait ajouté, détaillé et affiné les constats d’Ostrogorski, en soulignant l’importance des méthodes de caucus par une approche plus explicitement orientée vers la professionnalisation et la bureaucratisation, inévitables à son avis, pour organiser les partis de masse21. L’émergence d’une oligarchie dans un parti était à ses yeux « une loi d’airain ». En fin de compte, Michels considère la notion de « leadership » comme incompatible avec la notion de démocratie. Mais les partis politiques doivent être dirigés rigoureusement pour survivre dans la compétition pour les votes. Au début, une classe dirigeante se forme spontanément, mais à la longue, ces dirigeants deviennent des professionnels (ils restent en fonction, impossible de les remplacer). L’oligarchie qui en résulte à la tête d’une organisation est un noyau de bureaucratie. L’organisation aboutit à la domination des élus sur leurs électeurs, des mandataires sur ceux qui leur ont donné leur mandat, des délégués sur ceux qui les ont délégués. Tandis que dans le cadre de la France de l’Ouest d’avant la Grande Guerre, le Tableau classe les socialistes à l’extrême-gauche de la classe des tempéraments progressistes, Michels (de même qu’Ostrogorski) y voit plutôt un des partis politiques organisés pour ancrer un électorat de masse mobilisé sous des drapeaux idéologiques variés.

Le Tableau de Siegfried dans le monde au temps de la IIIe République

25Dans les travaux concernant l’institution des élections générales à l’époque où celle-ci prend sa forme définitive, le Tableau présente au moins trois traits particuliers qui méritent l’attention. Au début, il y a la combinaison du talent littéraire de Siegfried et de sa persévérance dans un grand projet de collection de données et de leur analyse systématique d’une façon innovatrice. Ensuite l’intégration inhabituelle d’une approche géographique élaborée comme discipline académique et du contexte politique spécifiquement français qui a peu de caractéristiques en commun avec les autres États-Nations de l’époque. Enfin la délimitation de l’étude à l’ouest de la France implique une sensibilité aux spécificités locales à l’intérieur de l’ensemble français.

26Quant à l’ancrage du Tableau dans la géographie académique, il est fermement indiqué dès les premières pages qui suivent l’introduction. La question « Qu’est-ce que l’Ouest ? » y est posée et la réponse est en premier lieu une délimitation basée sur le milieu physique (notamment la carte page 25 indiquant la géologie régionale). Le livre ne contient qu’une seule carte hors-texte, sur le régime de la propriété foncière, qui représente la transition du milieu physique vers le milieu social qui en fin de compte produit dans ses grandes lignes la répartition des tempéraments politiques de l’Ouest depuis l’expérience de la Révolution. Comme indiqué ci-dessus, dans l’Ouest stable de la France (mais pas dans l’Ouest mouvant des États-Unis), le milieu physique ne détermine pas, mais conditionne fermement les évolutions des sociétés locales et régionales.

27La lecture des résultats électoraux par Siegfried comme expressions manifestes des tempéraments politiques fut vraisemblablement favorisée par son attention au contexte politique français. Le droit de vote était largement répandu depuis longtemps et n’était pas un sujet de conflit politique permanent. Le secret du vote, comme le niveau de participation aux élections, n’étaient pas considérés comme des questions urgentes. L’élection faisait apparemment partie des pratiques habituelles avec peu de festivités extraordinaires. Tout le monde jouait son rôle sans grandes surprises à l’ombre des réunions de notables locaux. Le vrai spectacle politique était à Paris, plus précisément à l’Assemblée. Ceci s’applique particulièrement à l’Ouest où la modernisation qui accompagna l’industrialisation et l’urbanisation, progressa très lentement. L’organisation des forces politiques n’était encore qu’embryonnaire.

28Le système électoral majoritaire uninominal, avec des circonscriptions restreintes, joue aussi. Dans un tel système, les groupes de pression et la vie associative en général, ont l’air d’être plus strictement séparés de la sélection des candidats politiques que dans les systèmes proportionnels. Dans une élection majoritaire, en particulier sous la forme de scrutin choisie en France à l’époque, chaque candidat représente une société locale intégralement. Les candidats et les clubs de notables qui les soutiennent, doivent avoir ce profil en tête, qui internalise pour ainsi dire le tempérament politique de la circonscription, en tout cas en apparence. Les groupes de pression et la vie associative sont largement ignorés dans le Tableau. Les membres du clergé sont là, comme les fonctionnaires de l’État (instituteurs et autres) en tant qu’individus ; s’il y a des efforts d’association volontaires celles-ci restent largement hors du champ de vision de Siegfried.

29Pendant l’entre-deux-guerres, alors que Siegfried s’occupait largement d’autres sujets et que l’intérêt pour le Tableau en France était minime, l’analyse des résultats électoraux fit des progrès impressionnants aux États-Unis. Tandis que l’école de Turner était en déclin auprès des historiens, les sociologues commencèrent à s’intéresser aux élections. Non seulement les résultats étaient pris en compte, mais aussi les partis politiques et les campagnes – qui exigeaient une organisation de plus en plus impressionnante. Il s’agissait en premier lieu de comparaisons internes à la scène américaine mais, graduellement, l’intérêt pour les cas européens s’accrut et se traduit par l’essor des études comparatives (entre élections nationales ou entre cas locaux à l’intérieur des nations).

30Beaucoup de ces travaux débutèrent à Chicago où des collaborations interdisciplinaires entre les différentes sciences sociales étaient fréquentes et acceptées. D’importants progrès furent aussi faits dans l’application de la statistique – les différents types de corrélations, les corrélations partielles, l’analyse factorielle, etc. Les protagonistes de son utilisation pour étudier les résultats électoraux furent Rice et Ogburn, et à Chicago en particulier H. Gosnell. En faisant plusieurs études sur la scène politique locale, sur les campagnes américaines, et sur l’abstention, Gosnell développa en outre un goût pour les études comparatives. En 1930 il publia un livre sur la participation électorale en Grande-Bretagne, en France (très vraisemblablement informé par le Tableau), en Allemagne, en Belgique et en Suisse, en la comparant avec la participation électorale aux États-Unis22. L’autre étude comparative majeure, publiée un peu plus tard, est d’origine suédoise23.

31Elle traite de la participation et des attitudes politiques des femmes, des groupes d’âges, des groupes d’occupation et de statut social dans les résultats électoraux et d’autres aspects de la participation électorale, d’une façon comparative autant que possible. Dans son introduction, Tingsten se réfère d’ailleurs à l’ouvrage de Gosnell.

32Tandis qu’en France, l’attention pour le Tableau était minime, l’ouvrage a été remarqué aux États-Unis par les politologues et les sociologues. Nous n’avons pas identifié de comptes rendus dans les revues américaines, mais Siegfried y fit plusieurs voyages durant lesquels il fréquenta les milieux universitaires24. En 1930, il publia une série de conférences sur la France données à Yale où il mentionnait le Tableau et incluait tout un chapitre sur les partis et les groupes à l’Assemblée Nationale, en soulignant leur faible organisation sur le terrain.

33Selon Jensen, c’est Gosnell (avec Charles Merriam, le chef du département des politologues à Chicago) qui fit connaitre le Tableau au sociologue allemand Rudolf Heberle25. Heberle, professeur à l’université de Kiel, avait obtenu un financement de la Fondation Rockefeller pour faire une étude de la mobilisation étonnante du mouvement nazi au Schleswig-Holstein, région située à la frontière germano-danoise. Heberle avait été témoin des énormes victoires du NSDAP en 1930 et 1932, qui avait obtenu dans cette région les résultats les plus élevés de toute l’Allemagne. Après la prise du pouvoir par Hitler en 1933, Heberle se réfugia aux États-Unis. Ces recherches faites sur la période 1930-1932 ne paraitront qu’en 1943 et 1944, aux États-Unis, un petit livre suivra en 1945. C’est seulement en 1963 qu’il publiera essentiellement les mêmes résultats en Allemagne26. L’analyse de Heberle est fondée sur une division du Schleswig-Holstein en trois zones, chacune avec sa géographie physique propre : les tourbières des basses plaines à l’ouest, au bord de la mer du Nord, les sols sableux au milieu et les collines au bord de la Baltique à l’est (carte 1)27. Dans ces zones, il y a des structures agraires différentes. Elles sont le résultat d’une longue histoire (frontière germano-slave, incorporation dans la Prusse en 1866, traditions commerciales de longue distance) dans des sociétés locales diverses aux réseaux associatifs distincts et aux préférences politiques polarisées depuis 1919 entre libéraux et conservateurs, avec deux vagues de soutien pour le NSDAP, une première fois en 1924, puis de 1927 jusqu’à la fin de l’année 1932. Heberle attribue les réactions politiques au chaos de 1918-1920 et aux crises économiques successives des années 1920 jusqu’en 1933. Le plus important est le changement des structures et des orientations des associations, des groupes de pressions et des clubs. À la longue, ce sont les adhérents du mouvement d’Hitler, un groupe de gens relativement jeunes de catégories sociales diverses, qui devinrent les dirigeants de plusieurs de ces associations et firent finalement le lien entre leurs membres et le NSDAP. Ainsi, des ex-libéraux notamment, mais aussi des anciens conservateurs se trouvèrent en fin de compte dans le camp des nazis. La dynamique soudaine du changement des préférences politiques est dans ce cas particulièrement frappante.

34L’analyse est fortement influencée par le Tableau (fondation géologique –structures agraires– résultats électoraux), le tout dans une région assez périphérique, mais il y a quand même des différences considérables. Tout suggère que le contraste entre la stabilité française et le dynamisme allemand est le produit de la crise. C’est bien possible, mais il manque une mesure comparable pour en être sûr, aussi bien en ce qui concerne la crise économique que pour les conditions politiques. Après tout, comme nous l’avons indiqué, l’Ouest de la France connaissait aussi des fractures politiques liées aux irruptions des partis plébiscitaires. Une différence nette entre les deux études est l’accent mis sur les structures intermédiaires dans l’étude de Heberle, comparé avec leur absence chez Siegfried. Heberle suggère leur importance pour la lecture des préférences politiques au Schleswig-Holstein, entre autres comme conséquence du système électoral proportionnel en Allemagne pendant cette période. Dans ces conditions, les représentants des organisations intermédiaires pouvaient accéder aux listes de partis. Les préférences pour le NSDAP ne reflétaient pas un tempérament politique durable mais une conjoncture de facteurs nouveaux liés à la crise économique et aux structures intermédiaires. Ces structures se formèrent et se transformèrent en réponse aux initiatives d’individus qui se propulsaient comme dirigeants locaux et rivalisaient entre eux. Quelques-uns d’entre eux s’orientèrent vers un parti nouveau, le NSDAP, qui présentait des traits attrayants en temps de crise (idéologie néoromantique, leader charismatique).

Le Tableau et les études électorales contemporaines

35Après-guerre, le renom du Tableau politique s’est étendu au-delà de l’hexagone probablement grâce au rayonnement de sa résurrection en France par François Goguel28, mais aussi à sa réputation déjà bien établie aux États-Unis, comme nous l’avons vu. Deux exemples suffiront à le démontrer. Charles Tilly, faisant sa thèse sur la mobilisation de la population agricole dans la révolte vendéenne contre la Révolution, utilise plusieurs fois l’analyse régionale du Tableau. Sur dix pages dispersées dans la version finalement publiée, il fait référence à Siegfried notamment à propos de la reconstruction des structures sociales et des tempéraments politiques. Reconnaissant l’anachronisme de la comparaison et prenant compte des critiques des historiens (notamment celles de Paul Bois), Tilly pense que « comme dans beaucoup de ces écrits, les intuitions de Siegfried sont sans failles, même si on doit admettre que les faits restent souvent indéterminés29 ». L’auteur a évidemment bénéficié du regard que Siegfried porte sur les événements qui se dérouleront un siècle plus tard dans la même région. Taylor & Johnston qui revitalisèrent la géographie électorale au Royaume-Uni, ouvrent leur étude avec une référence aux origines de la géographie électorale, en mentionnant le Tableau30. Par la suite, ils utilisent Siegfried comme exemple d’une géographie des résultats des votes basée sur la cartographie. Concrètement, ils se réfèrent aux travaux de Siegfried sur l’Ardèche31. Ces deux exemples démontrent que, dans les années 1960-1980, le Tableau (et son annexe) étaient non seulement reconnus comme une référence des études électorales en dehors de la France, mais faisaient partie des travaux consultés et utilisés par les chercheurs.

36Dans le même temps, les critiques du Tableau qui paraissaient en France, devenaient aussi plus visibles dans la littérature internationale. Sans parler des nouvelles perspectives explorées par les historiens, notamment français, mises en avant par Tilly, il y a eu d’abord des critiques portant sur la surabondance de cartes et l’absence de méthodes statistiques (E. K. Scheuch32). Cette analyse fait aussi éclater au grand jour l’importance de la séparation des facteurs individuels et des facteurs collectifs (milieu spatial direct et autres milieux comme l’insertion dans les médias) dans les explications des comportements électoraux. L’autre dimension présente dans ces critiques concerne l’accent que Siegfried est présumé avoir mis sur la stabilité des distributions des préférences politiques dans l’Ouest, bien qu’il ait en fait proposé un mouvement plus ou moins cyclique, avec des facteurs spécifiques expliquant les différentes phases d’un cycle. Ce n’est probablement pas par hasard que l’intérêt pour la dynamique des résultats électoraux est allé en s’accroissant au moment de la déstabilisation de la distribution du soutien pour les partis politiques existants et l’avancée de nouveaux partis politiques avec des résultats impressionnants à partir des années 1960 (par exemple P. E. Converse33).

37Après la liquéfaction des systèmes de partis politiques, l’intérêt pour la dynamique de la scène électorale a fortement progressé. Cette attention s’oriente aujourd’hui dans deux directions. Pour commencer, on s’intéresse à la volatilité des préférences des électeurs et à l’émergence de « partis populistes ». Y a-t-il des électeurs à profil typiquement volatil et/ou des milieux avec une proportion élevée d’électeurs qui changent fréquemment de parti et peut-on identifier électeurs et milieux particulièrement séduits par ce type de partis ? C’est une problématique que Siegfried a déjà abordé en marge de sa perspective principale. En analysant les vagues successives de sympathie pour les partis plébiscitaires, il a indiqué les milieux où ces vagues se sont produites de temps à autre. Finalement, il distingue un bonapartisme de gauche (en Charente) d’un bonapartisme de droite (en Normandie34).

38Les campagnes électorales constituent le deuxième axe de recherches contemporaines. Ce sont des phénomènes tout à fait différents de nos jours qu’au temps de Siegfried. Elles sont devenues un sujet d’études à part entière. On notera par exemple l’atlas édité par Brunn sur les élections présidentielles américaines de 200835. Cet atlas commence avec un compte-rendu des primaires dans les différents États pour la sélection des candidats des deux partis principaux. Ils contient ensuite un long chapitre sur la campagne proprement dite : dépenses pour les messages publicitaires dans les médias, la répartition des donateurs des campagnes, les États visités par les candidats pendant toute la campagne et les lieux visités pendant la dernière semaine de la campagne, le soutien des journaux, la géolocalisation des références aux noms des deux candidats par les utilisateurs d’Internet, comme le nombre et la localisation des messages sur Twitter concernant les temps d’attente dans les bureaux de votes.

Conclusion

39Dans cette contribution nous avons étudié le Tableau de Siegfried au prisme de la littérature internationale sur l’institution électorale. En resituant l’étude dans son époque, on ne peut qu’être frappé par son enracinement dans le monde politique français. Les résultats électoraux sont surtout lus comme les signes de tempéraments politiques localisés, beaucoup moins comme les expressions de volontés politiques mobilisées au moment de l’élection par des véhicules construits expressément pour maximaliser des opinions particulières. Un suffrage extrêmement large et peu contesté, un scrutin secret mal assuré et un système électoral majoritaire uninominal avec des circonscriptions bien délimitées, contribuent à la formation d’un type bien particulier d’institutions électorales, qui freine le développement de partis politiques organisés avec des liens forts et directs entre le niveau politique national et les milieux politiques locaux. Ceci est encore plus évident dans l’Ouest de la France qu’ailleurs, de par la persistance des structures sociales traditionnelles. Par conséquent, les tempéraments politiques distingués par Siegfried sont aussi –mais pas seulement– le fruit d’une constellation typiquement française, encore plus en évidence dans l’Ouest que dans le reste du pays.

40Contrairement à la réception initiale assez tiède du Tableau en France, l’étude a été apparemment appréciée presque immédiatement en Angleterre et un peu plus tard aux États-Unis. Siegfried lui-même a joué un rôle pour faire connaître ses travaux à l’étranger. Après-guerre, le Tableau a été largement reconnu comme un texte fondateur des études électorales, d’abord en sociologie politique et plus tard aussi en géographie. En sociologie politique, dans l’entourage du politologue norvégien Stein Rokkan dont l’appréciation va s’avérer décisive. Cette équipe internationale de chercheurs a été active dans les années 1960, 1970 et 1980. Des chercheurs américains et français en faisaient aussi partie. Mis à part Rokkan, lui-même grand collectionneur de données les plus diverses pour ses études comparatives, ce sont eux qui ont le plus souvent fait référence au Tableau. Dogan qui travaillait en France, fut impliqué dans les premières vagues de contestation de la tradition siegfriedienne alors préservée et prolongée par Goguel. L’américain Lipset fit aussi preuve d’un vif intérêt pour le développement des sciences sociales sur le terrain de la politique. La collection qu’il a éditée indique clairement la position-clé du Tableau dans cette évolution36. La géographie électorale redémarrera un peu plus tard avec le livre de Taylor & Johnston où Siegfried est expressément présenté comme le précurseur du genre, bien qu’exemplifié par un texte publié trente-six ans après le Tableau.

Notes de bas de page

1 Vidal de la Blache P., « Compte-rendu du Tableau politique de la France de l’Ouest », Annales de Géographie, vol. XXIII, no 129, 1914, p. 261.

2 Favre P., Naissances de la science politique en France, 1870-1914, Paris, Fayard, 1989, p. 235-306 ; Blondiaux L. et Veitl P., « La carrière symbolique d’un père fondateur. André Siegfried et la science politique française après 1945 », Genèses, no 37, décembre 1999, p. 4-26 ; Claval P., Histoire de la géographie française de 1870 à nos jours, Paris, Nathan, 1998, p. 150.

3 Sanguin A.-L., « Political geographers of the past II: André Siegfried, an unconventional French political geographer », Political Geography, vol. 4, no 1, 1985, p. 79-83; Veitl P., « Territoires du politique. Lectures du Tableau politique d’André Siegfried » Politix, no 29, 1995, p. 103-122.

4 Voir dans la Constitution des EU l’article premier, paragraphe huit, alinéas trois, cinq et six. Libby O. G., The Geographical Distribution of the Vote of the Thirteen States on the Federal Constitution 1787-1788, Madison, University of Wisconsin Bulletin, 1894, p. 1-116.

5 Jensen R., « American election analysis: a case history of methodological innovation and diffusion », Lipset S. M., (ed.), Politics and the social sciences, Londres, Oxford University Press, 1969, p. 226-243.

6 Engelstad F., Kunnskap og refleksjon, 50 års samfunnsforskning, Oslo, Institutt for samfunnsforskning, 2000.

7 Hansen A., Norske folkspsykologi, Kristiana, Dybwad, 1899.

8 Rokkan S., Citizens, Elections, Parties. Approaches to the Comparative Study of the Processes of Development, Oslo, Universitetsforlaget, 1970, p. 179.

9 Rokkan S., Staat, Nation und Demokratie in Europa. Die Theorie Stein Rokkans aus seinen gesammelten Werken rekonstruiert und eingeleitet von Peter Flora, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp, 2000, p. 304-309.

10 Le Bon G., La psychologie des foules, Paris, Alcan, p. 195.

11 Siegfried A., Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, Paris, Armand Colin, 1913, p. 617-623.

12 Rokkan S., Citizens, Elections, Parties…, op. cit., p. 33.

13 Lancelot A., « France », Rokkan S. et Meyriat J., International guide to electoral statistics, La Haye, Mouton, 1969, p. 102-127.

14 Sauer C. O., « Geography and the Gerrymander », American Political Science Review, vol. XII, no 3, august 1918, p. 403-426.

15 Ramaer J. C., Religie in verband met politiek, Groningen, Van der Kamp, 1909.

16 Ostrogorski M., Democracy and the organization of political parties, New York, MacMillan, 1902, 2 vols.

17 Bryce J., Modern democracies, New York, MacMillan, 1921.

18 Siegfried A., Tableau politique…, op. cit., p. 651-661.

19 Weber M., Le savant et le politique. Nouvelle traduction par Catherine Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2005, (1re éd. 1919).

20 Sombart W., Warum gibt es in den Vereinigten Staaten keinen Sozialismus?, Tübingen, Mohr, 1906.

21 Michels R., Les partis politiques, Bruxelles, Éditions de l’ULB, 2009 (1re éd. 1911).

22 Gosnell H., Why Europe votes, Chicago, University of Chicago Press, 1930.

23 Tingsten H., Political behaviour. Studies in election statistics, London, P. S. King, 1937.

24 Sanguin A.-L., André Siegfried. Un visionnaire humaniste entre géographie et politique, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 177-190.

25 Jensen R., « American election analysis… », art. cité, p. 238.

26 Heberle R., From Democracy to Nazism. A Regional Case Study on Political Parties in Germany, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1945.

27 Ibid., p. 35.

28 Blondiaux L. et Veitl P., « La carrière symbolique… », art. cité.

29 Tilly Ch., The Vendée, London, Arnold, 1964, p. 40. Traduction de l’auteur.

30 Taylor P. J. et Johnston R. J., The geography of elections, Harmondsworth, Penguin, 1979, p. 21.

31 Siegfried A., Géographie électorale de l’Ardèche sous la IIIe République, Paris, Armand Colin, 1949.

32 Scheuch E. K., « Social Context and Individual Behavior », in Dogan M. et Rokkan S. (eds.), Quantitative ecological analysis in the social sciences, Cambridge MA, MIT Press, 1969, p. 133-155. Note 4, p. 134

33 Converse P.E., « Survey Research and the Decoding of Patterns in Ecological Data », in Dogan M. et Rokkan S., (op. cit.), p. 459-485.

34 Siegfried A., Tableau politique…, op. cit., p. 599.

35 Brunn S. et al. (eds.), Atlas of the 2008 elections, Lanham, Rowman & Littlefield, 2011.

36 Lipset S. M. (ed.), Politics and the social sciences, London, Oxford University Press, 1969.


Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.