1Il peut paraître inutilement paradoxal de situer la naissance du Tableau politique de la France de l’Ouest dans les Basses-Alpes. C’est là pourtant, en 1902, qu’André Siegfried tenta sa première expérience politique en se portant candidat dans l’arrondissement de Castellane contre le député Boni de Castellane, un aristocrate parisien qui, malgré son nom, n’avait aucun rapport familial avec le chef-lieu de la circonscription. André Siegfried n’aurait pas repoussé le paradoxe si on le prend au sérieux quand il se réclame de l’expérience du politicien dans l’introduction du Tableau politique de la France de l’Ouest : « peut-être pour bien comprendre le suffrage universel, faut-il l’avoir pratiqué jusque dans sa vulgaire cuisine » (p. VIII). Il a par ailleurs témoigné discrètement et longtemps après dans une lettre publiée par un érudit local : « Quant à moi, je ne regrette pas cette aventure car du point de vue de la raison je compris ce que c’était que la politique électorale en la pratiquant dans son détail […] Pour mon éducation politique et même pour mon éducation géographique et ma connaissance de la France et de la province, cette expérience fut pour moi extrêmement précieuse1. » On conviendra qu’il ne suffit pas que l’auteur le dise pour le croire. Dans un article ancien2, j’avais exploré cette thèse en montrant que l’expérience du candidat se lisait dans le livre mais encore que, loin d’en être une scorie, elle produisait la meilleure partie. Avons-nous encore une bonne raison de revenir sur cette « aventure » des Basses-Alpes ? Pour répondre nous disposons de sources multiples : le souvenir de Siegfried, les archives et la presse locale et les documents de contestation de l’élection du 27 avril 1902 qui, à la suite d’une protestation d’André Siegfried, ont amené à l’invalidation du vainqueur et à une nouvelle élection en janvier 1903. En l’occurrence, l’expérience électorale fut redoublée.

2Dans sa lettre de 1956, André Siegfried était cet homme consacré, académicien, éditorialiste au Figaro et figure tutélaire de Sciences-Po qui pouvait évoquer sa jeunesse avec sincérité et nostalgie. Il suffisait alors d’un peu d’ironie pour énoncer l’héritage et l’échec. L’héritage, c’était celui d’un jeune homme de la grande bourgeoisie protestante, fils de Jules Siegfried, un homme politique important, député du Havre et ancien ministre dans un temps où les ministères ne comptaient que peu de ministres. André Siegfried n’avait que 27 ans et désirait faire carrière dans la politique, expliquait-il sans fard, comme le voulaient son père et sa mère. Dans le salon du boulevard Saint-Germain animé par celle-ci, le jeune Siegfried vit passer presque tout ce que la République comptait de politiciens de premier plan, dit-il dans un livre en mémoire de son père et largement autobiographique. Dans un tel contexte familial, on n’est pas héritier sans la vocation, sans doute perçue comme évidente après des études supérieures en Sorbonne puis un tour du monde dans la tradition des milieux d’affaires internationaux. André Siegfried n’était cependant pas complètement héritier puisque son père n’avait pas atteint l’âge de la retraite politique qu’il conclura après la guerre en doyen du Sénat. Il n’héritait pas d’un siège électif comme un bien patrimonial et il lui fallait encore exister par le mérite. Les sièges à conquérir ne manquaient pas pour les âmes bien nées et les portefeuilles bien remplis. À l’orée du siècle, les élites locales n’osaient pas toujours se lancer dans la politique nationale et faisaient appel à des entrepreneurs en élections parisiens et fortunés. Gustave Hubbard, journaliste parisien et député de Sisteron, cherchait un candidat pour la circonscription voisine des Basses-Alpes, selon André Siegfried, dévoilant ainsi un parrainage que l’on ignorait précisément. L’affaire s’est-elle initialement nouée au Palais Bourbon ou dans le salon de Madame Siegfried ?

Une élection à Castellane

3L’arrondissement de Castellane était lointain, vaste, montagneux et peu peuplé. Avec ses 5 000 électeurs environ, pauvres, il était souvent cité comme un « bourg pourri », une circonscription que le petit nombre et la pauvreté des électeurs fait gagner à coup d’argent. Il avait été conquis de haute lutte en 1898, par le richissime comte de Castellane contre le député sortant Deloncle. Il y avait dans la reconquête de cette circonscription par les républicains du bloc des gauches une dimension missionnaire, ramener à la République une terre rurale corrompue par l’argent d’un aristocrate réactionnaire. C’était en outre l’occasion d’une prouesse pour un jeune républicain devant faire ses preuves. En 1956, André Siegfried ne cachait pas combien sa candidature devait à la richesse de son père face à celui qu’il désignait encore en 1956 comme un « ploutocrate réactionnaire ». Il avait été forcément informé par les notables locaux en termes simples même s’il ignora cette note envoyée par le sous-préfet de Castellane au préfet quelques jours avant le scrutin : « Le candidat républicain (Siegfried) doit pour être victorieux contrebalancer autant que possible les moyens employés par son adversaire : s’il néglige de le faire, c’est l’échec irrémédiable. La population de l’arrondissement se moque absolument de la loi sur la corruption (loi qui n’a pas été encore promulguée), elle ne voit que l’argent… peu lui importe d’où qu’il vienne3. » L’affaire était donc tellement bien entendue qu’André Siegfried ironisait encore en 1956 sur les notes qui ne manquèrent pas d’arriver pour payer les repas de sa campagne. En rappelant ce trait d’humour maternel : « Mon fils prend des leçons d’humanité à 1 000 francs le cachet ». Cela ne suffit pas à contrarier l’élection de Boni de Castellane mais contribua à forger sa connaissance de la politique, se consolait André Siegfried.

4Le candidat contait rapidement le processus de sélection par lequel il reçut le parrainage des républicains locaux, devenant ce qu’on appelait un « candidat exotique » et pas encore un parachuté. La transaction était d’autant plus confidentielle qu’elle se concluait par une rencontre secrète entre le candidat et ses parrains locaux dans le bureau du préfet de Digne. Les élites locales ne se lançaient pas facilement dans l’élection législative même s’ils étaient tous élus. Pour les élections nationales, ils confiaient la tâche à des candidats extérieurs, des parisiens le plus souvent, comme les députés voisins, Gustave Hubbard et Jules Reinach. Dans la circonscription de Castellane, les deux députés précédents étaient aussi parisiens, le diplomate Deloncle et le rentier Boni de Castellane. André Siegfried était bien dans la continuité. En 1902, en outre, le député sortant était riche et son adversaire devait l’être aussi pour rivaliser. André Siegfried évoquait donc ses visites dans les communes de l’arrondissement où le candidat en campagne offrait les banquets dont l’addition ne tardait pas à être présentée. André Siegfried, suggérait que la note était salée. Le coût de l’élection dissuadait les notables locaux de s’engager directement dans la campagne législative. Les mandats de maires, conseillers généraux étaient à leur portée mais pas ceux de députés. Une question de richesse sans doute mais aussi de condition professionnelle car la députation exigeait de s’expatrier. Dans les Basses-Alpes, département éloigné et encore plus la circonscription de Castellane dont certains cantons étaient particulièrement incommodes, s’il était difficile pour un parisien de se porter candidat dans des contrées aussi peu accessibles, il était encore plus dissuasif pour les locaux de partir à Paris. L’inconvénient diminuait pourtant à ce moment à en juger par une annotation mineure d’André Siegfried qui se souvenait avoir fait campagne en voiture à chevaux au printemps 1902 mais, après sa défaite à l’élection de janvier 1903, avoir quitté la région en descendant vers la Méditerranée en automobile, une Panhard 6 HP, précisait-il. Il fut aussi beaucoup question de la construction de la voie ferrée pendant les deux campagnes de 1902 et 1903, un argument en faveur du candidat de gouvernement tant les bas alpins comptaient sur ce désenclavement.

5Si on en croit les professions de foi que les candidats publiaient, et auxquelles le recueil Barodet avait donné une allure officielle en 1881, les candidats naissaient aussi candidement que les nouveaux-nés dans les feuilles des choux : on les connaissait simplement ou ils avaient été sollicités par leurs amis. Dans la représentation politique, il n’y a place que pour le désintéressement, le dévouement et pas pour l’ambition. Au plus peut-on invoquer une vocation. Il faut être déjà élu, en un sens quasi mystique du terme, pour être candidat et éventuellement élu. Cette mystique du suffrage universel ne saurait tenir lieu de science et André Siegfried était bien placé pour ne pas succomber aux croyances naïves et entretenues. Selon sa lettre de 1956, il était arrivé par Digne, c’est-à-dire par la préfecture où se tint la réunion secrète entre le candidat et les notables républicains, Léon Honorat, Daumas, Roux… sous l’égide du préfet O. Bascou. On peut supposer que là fut décidée la démonstration effectuée à Castellane peu de temps après à l’occasion du conseil de révision. Cette opération militaire très importante dans le France de 1900 constituait un rite de passage majeur dans des sociétés rurales où être « bon pour le service » valait brevet de patriotisme et de virilité. Ponctuée de défilés des jeunes gens en présence du préfet et des notables locaux, le conseil de révision offrait donc une occasion exceptionnelle pour se montrer et manifester ses ambitions. Pour la population locale, ce fut à coup sûr une surprise, que de voir arriver ce jeune homme inconnu seulement annoncé par la presse locale dans le cortège préfectoral. Il ne pouvait pas y avoir plus lumineuse manifestation de candidature gouvernementale comme on les appelait sous la République pour dénoncer les candidats bénéficiant des faveurs de l’administration. Présent à Castellane au même moment, le député sortant était ignoré. Il s’en plaignit.

6Quel avantage donnait un tel patronage ? En manifestant sa sympathie pour un candidat, l’administration préfectorale annonçait implicitement qu’elle serait attentive aux interventions de son candidat. Elle s’adressait aux électeurs en général qui attendaient des services publics, des fontaines, des routes, une voie ferrée. En l’occurrence, la ligne reliant la circonscription à Nice était en construction. Le député Deloncle avait été fort critiqué en 1898 pour être un représentant prodigue en promesses jamais tenues. Boni de Castellane avait alors fait sa campagne sur ce thème en dépensant un argent dont l’avait pourvu son mariage avec la riche héritière l’américaine Anna Gould en 1897. La candidature gouvernementale s’adressait aussi aux fonctionnaires divers qui avaient été nommés par l’administration comme les maîtres d’école et les facteurs. Or la conduite électorale de ceux-ci était particulièrement surveillée. Les archives conservent un abondant courrier d’informateurs du préfet qui rendent notamment compte du passage de l’adversaire politique et de ses partisans nommés en l’occasion les « comtistes ». Le soutien de l’administration préfectorale devait cependant ne pas être trop compromettant pour ne pas trop rappeler la candidature officielle d’un temps plus ancien où les républicains n’avaient de cesse de la conspuer. Situation fort complexe ou le soutien préfectoral devait être visible pour influencer les électeurs mais pas trop pour ne pas provoquer des critiques trop vives voire des procédures légales d’invalidation.

7Le jeune André Siegfried avait bien besoin d’être soutenu localement par les notables et l’administration préfectorale pour asseoir sa crédibilité. La fiche individuelle de l’administration préfectorale était brève mais non sans saveur. Le candidat était présenté comme avocat résidant à Paris, né au Havre, avec les indications suivantes :

« Couleur et attitude politique : républicain ministériel
Antécédents : fils d’un ancien ministre
Valeur personnelle : Assez grande. Parole facile.
Degré d’influence et moyens d’action : Est appuyé par tous les groupements politiques victimes de la corruption4. »

8Le jugement contrastait avec celui porté sur Boni de Castellane, désigné comme « rentier », « républicain nationaliste », « ancien sous-officier », « médiocre » et à « l’influence due à l’argent ». André Siegfried n’était pas avocat comme le disait la notice, ainsi que d’autres documents officiels, trahissant ainsi la difficulté à donner au candidat une identité professionnelle valorisante alors qu’il avait surtout la qualité d’héritier. D’ailleurs, sur son bulletin de vote, André Siegfried, se gardait bien d’une telle mention professionnelle qui, eut été mensongère et se définissait par ses grades universitaires de « Licencié en lettres. Licencié en droit ».

9André Siegfried a appris en quelques semaines les mœurs électorales : les accueils enthousiastes préparés dans les visites aux communes, les bravades pour acclamer le candidat, les discours précédant le passage au café à moins que la commune, trop petite, ne dispose que de chambrées comme débit de boisson, mais aussi les accueils hostiles organisés par le camp adverse. Il découvrit l’arrondissement, les subtilités des relations sociales qu’il ne pouvait saisir aisément comme ces agents électoraux du parti républicain qui lui étaient imposés mais n’étaient toujours des introducteurs populaires. Il n’est pas sûr qu’il ait été à son aise dans un milieu social rural si éloigné de sa propre vie où il devait se laisser guider à la fois géographiquement et socialement. Il apparaît en retrait dans certaines transactions de la vie électorale comme le paiement des cabaleurs. Ainsi s’explique le sobriquet de « lou géla » dont il fut affublé pour moquer sa difficulté à nouer des relations chaleureuses avec les électeurs. Timidité sociale ou malaise éthique ? En rappelant ce sobriquet en 1956 afin de souligner au contraire le bon souvenir laissé par sa rencontre avec les bas-alpins, André Siegfried semblait avouer son inexpérience. Il n’est pas sûr qu’il ait aussi bien goûté d’autres termes dont il fut gratifié comme celui de « fils à papa », pour marquer sa jeunesse ou son insignifiance. Manifestement, les comtistes avaient pour consigne de mépriser un si jeune homme sauf pour rappeler qu’il était le fils d’un ancien ministre. En intervenant dans la campagne de janvier 1903, Jules Siegfried, réélu au Havre, était un adversaire à la mesure, copieusement insulté. Une affiche était placardée sur « les insanités d’un vieux débris » par Boni. Après sa réélection, ce dernier aurait essayé d’approcher Jules Siegfried qui ne lui pardonna pas. La lutte avait laissé des traces. Une insulte avait été particulièrement mal appréciée par André Siegfried : être qualifié de prussien était particulièrement mal venu pour une famille ayant quitté l’Alsace en 1870.

10Au scrutin du 27 avril 1902, Boni de Castellane l’emportait par 2 510 voix contre 1 622 à André Siegfried. Un motif de beaucoup de questions : les comtistes n’étaient-ils pas mieux organisés avec un candidat adroit, avec un personnel efficace comme son secrétaire Jean Morel, avec Le journal de Castellane, ayant paru régulièrement depuis la campagne électorale précédente, contrairement au journal électoral d’André Siegfried, La Revanche républicaine ? La jeunesse de ce dernier et l’inexpérience empêchait-elle toute victoire ? Ou bien la corruption préalablement présentée comme la clef du succès l’emporta-t-elle ? Tel était l’avis du sous-préfet au lendemain du scrutin : « La bataille est finie. Mes prévisions se sont réalisées : la corruption l’a emporté ». Plus précisément, il mettait en cause le déluge d’argent jeté dans la bataille dans la dernière semaine de campagne par Boni de Castellane. Le bilan n’était pas totalement négatif : « Néanmoins, le comte de Castellane, malgré un effort considérable est à mon avis sorti amoindri de la lutte puisqu’il perd près de 300 voix sur les élections de 18985. » C’était une manière d’annoncer que la lutte continuait.

L’invalidation

11André Siegfried, déposait une protestation officielle pour obtenir l’invalidation de l’élection de son adversaire. Une opération lourde supposant une nouvelle mobilisation des partisans qui devaient rassembler les témoignages portés à l’appui de la protestation du candidat. Pour André Siegfried, c’était la première occasion d’étudier une élection avec un but pratique sans doute mais aussi en se penchant sur le matériel ethnographique des dépositions diverses qui font aujourd’hui la richesse documentaire de cet épisode. Dans son mémoire de protestation du 31 mai 1902 envoyé à l’Assemblée nationale, il rédigea donc sa première réflexion sur une élection, un mémoire monographique ou encore son « tableau » de la campagne de 19026. Il ne s’agissait pas de décrire une campagne électorale mais de faire l’inventaire des irrégularités. Celles-ci étaient divisées en quatre rubriques :

• Les charités électorales. On ne peut interdire la charité, fussent à des élus… à condition que cette charité soit constante et non liée à l’élection. Alors que le député n’avait pas fait œuvre de charité depuis son élection de 1898, des distributions de bons avaient été effectuées quelques mois avant les élections, argumentait André Siegfried conformément aux normes de régularité de l’élection. Plus original, le député était accusé d’avoir subventionné l’installation d’un médecin à Annot contre un « excellent médecin » déjà installé, le docteur Jacquet qui avait apporté son concours à André Siegfried. On est un peu surpris qu’André Siegfried s’attarde à des rumeurs « sortant un peu de la question de la charité » à savoir des bons pour offrir aux électeurs un « certain genre de consommations » auprès d’un établissement de prostitution de Saint-André. Les protestations évoquaient pourtant souvent de telles rumeurs dont on se demande si elles ne desservaient pas leur cause. Elles témoignaient au moins de l’intensité de la lutte.
• Les promesses de dons. Boni de Castellane aurait promis en réunion publique de financer personnellement des travaux à des communes très pauvres. André Siegfried citait la réfection d’un chemin à Chabrières, la promesse d’une fontaine à Blieux, la construction d’un canal à Saint Benoit. Précisant deux fois la somme promise : 8 000 francs et 7 à 8 000 francs. Sachant que l’indemnité législative était encore de 9 000 francs par an. Quant à l’évocation de promesses faites aux maires devenus de chauds partisans, elles étaient mentionnées avec un point de suspension… Faute de pouvoir les démontrer.
• Les manifestations et rastels concernaient les visites du candidat qui payait à boire. Dans des cas exceptionnels, était évoqué le renfort extérieur d’hommes payés et ayant « table ouverte dans les cafés et restaurants » comme à Annot, pour le conseil de révision, à Castellane et à Entrevaux.
• Les achats de vote furent multipliés dans la dernière semaine où l’argent était distribué par les agents électoraux qu’on appelait les sacquetons, notamment dans certaines circonscriptions. Et de « notoriété publique », des bons de poste et des mandats avaient été distribués à Castellane.

12André Siegfried, demandait qu’une enquête soit menée si le dossier joint ne suffisait pas. Cette initiative représentait une lourde charge puisqu’il fallait alors que la commission d’enquête de parlementaires se déplace dans l’arrondissement. Étant donné « l’épaisseur » du dossier, elle aurait probablement confirmé ce que personne ne démentait. Il était plus facile d’invalider directement.

13La procédure de contrôle de régularité était une attribution des chambres qui, une fois élues, commençaient leur travail par les séances de validation des élections de leurs membres selon le principe de souveraineté des assemblées parlementaires. Cette disposition n’en était pas pour autant complètement cohérente. Theodor Herzl, correspondant du grand journal autrichien Neue Freie Presse, ironisait sur cette procédure : « Parmi les choses amusantes qui se passent au Palais-Bourbon, il y a la validation des élections. Cette validation est fondée sur ce genre de contradiction logique que l’on appelle “pétition de principe” : en effet, par qui l’élection d’un député est-elle validée ? Par les autres députés. Dès lors, il y a un moment où ces messieurs, dont aucun n’a été validé lui-même, décident si tel autre député doit être validé ou non7. » Tous les députés étaient soumis à ce contrôle de régularité, la plupart validés automatiquement faute de protestation, d’autres après un rapport et un débat, à la suite du dépôt d’un dossier de protestation. Enfin, dans quelques cas, une commission d’enquête était nommée et envoyée dans l’arrondissement.

14En cas de contestation par un candidat battu, le député élu remettait à l’Assemblée une contre-protestation et siégeait au premier rang lors de la discussion de son élection en séance générale. Boni de Castellane plaida ainsi sa cause. Il se posa en victime paradoxale du « malheur d’être riche » qui, à l’en croire, lui valait la contestation de toutes ses élections. Il apportait surtout une réponse spécifique à la protestation de Siegfried : « Elle est très étudiée, très adroite et surtout pleine de mauvaise foi. » Boni s’inscrivait en faux contre la thèse énoncée par André Siegfried qui, selon lui, ne faisait que relayer les assurances du parti républicain de Castellane selon laquelle sa situation politique était défavorable : « Il prétend que ma situation politique était compromise, que certains cantons se prononçaient contre moi. D’abord, qu’en sait-il ? M. Siegfried est arrivé pour la première fois dans l’arrondissement qu’il prétendait représenter, il y est arrivé, dis-je, juste 28 jours avant l’élection. C’est pendant ce court espace de temps que M. Siegfried comptait retourner la situation. » Après ce préambule, Boni de Castellane menait sa défense en trois points : André Siegfried s’était présenté en candidat officiel ; il avait eu aussi recours à des procédés irréguliers et lui, Boni de Castellane, pouvait se disculper. Sur le premier point, le député rapportait le bruit d’une rencontre de son adversaire avec le préfet. La rumeur avait fait son œuvre. Elle avait raison mais allait être évidemment démentie. Boni de Castellane décrivait précisément le cortège des officiels lors du conseil de révision de Castellane. Il rapportait aussi les propos d’André Siegfried suggérant le soutien du gouvernement. Et ce dernier n’était pas exempt des reproches qu’il faisait puisqu’il avait aussi distribué des dons par l’intermédiaire de cabaleurs. Enfin, Boni de Castellane justifiait ses propres dons par la misère de l’arrondissement en prenant soin de les dissocier de l’élection. Il reconnaissait même avoir fait venir à Annot un médecin pour lutter contre le docteur Jacquet, soutien d’André Siegfried et coupable à ses yeux de mener une activité militante. En quelque sorte, c’était de bonne guerre. Le député radical Émile Chauvin fit le rapport demandant l’invalidation de Boni de Castellane. Il reprit largement l’argumentation de Siegfried et les témoignages de son dossier. Étant donné la majorité de bloc des gauches issue des élections législatives de 1902, l’invalidation était probable. L’élu avait mené une campagne virulente contre cette majorité de panamistes, de dreyfusards, etc. L’invalidation fut donc votée le 7 novembre 1902 et un nouveau scrutin prévu le 25 janvier 1903.

Bis repetita

15Le Républicain de Castellane annonçait triomphalement l’invalidation : « C’est là un acte de haute moralité politique qui s’imposait, à raison de ce que M. de Castellane est un des hommes qui a le plus contribué par lui-même et surtout par ses agents à créer et à répandre ces mœurs odieuses qui sont parvenues à fausser le suffrage universel » (9-16 novembre 1902). Mais une invalidation empêchait rarement la réélection du député invalidé. Du moins, s’agissant de corruption et non de fraude. Il était simplement difficile aux corrompus de revenir sur leur vote. L’accusation était même retournée contre l’accusateur comme le furent les paroles d’un témoin repris par André Siegfried dans son mémoire de protestation puis par le rapporteur Émile Chauvin en séance plénière. Selon ce témoin de la commune de Saint-André, le jour de scrutin, « On se vendait comme à la foire aux bestiaux ». Le journal de Boni de Castellane s’empressa de rapporter la phrase pour dénoncer le mépris dans lequel les électeurs étaient tenus par le candidat battu et ses partisans : « Émile Chauvin a, du haut de la tribune française, vomi l’injure la plus abjecte sur les électeurs bas alpins, en les accusant de “se vendre comme à la foire aux bestiaux” et de s’enivrer au point qu’“on les ramassait dans les ruisseaux”8. » Dans cette nouvelle campagne, André Siegfried reçut le soutien actif de son père. Et pour tenir compte sans doute des défauts de la campagne précédente, le docteur Jacquet fut plus présent comme une sorte de directeur de campagne. Les échanges devinrent si vifs entre celui-ci et le principal agent de Boni et directeur de son journal, Jean Morel, qu’ils s’affrontèrent en duel. Il tourna à l’avantage de celui-ci. Ses sarcasmes provoquèrent une lettre ouverte du docteur Jacquet dont quelques lignes donnent le ton. « Vous aviez presque la face contre terre et je vous aurais percé de part en part, vous laissant en proie aux mouches si vous ne m’aviez montré le dos ainsi que vous en usez dans les alcôves où vous fréquentez9. » À la suite d’une campagne éprouvante dans l’hiver de Haute Provence, le député invalidé fut réélu en passant de 2 510 suffrages à 2 348 (perdant donc quelques 150 voix) alors qu’André Siegfried passait de 1 622 suffrages à 1 840 (soit un gain de plus de 200 suffrages). Boni de Castellane gagnait mais perdait encore des voix. Il fut à nouveau invalidé en 1906 face à un autre candidat qui lui était opposé, ancien sous-préfet de Castellane. Après avoir encore perdu des suffrages sur ses scores antérieurs. Pour comprendre l’intérêt de ces invalidations, l’évolution de la majorité de Boni est significative qui, très large en 1898 avec environ 1 500 suffrages, baissait à 700 en 1902, à 500 en 1903 mais n’était plus que d’une centaine de suffrages en 1906.

16Après une nouvelle protestation, l’affaire était close à la demande des vaincus le 12 février 1903. Devant la sous-commission de l’Assemblée nationale où il déposait ce jour d’avril 1903, le docteur Jacquet protestait par devoir : « Malgré tout cela, nous ne demandons pas à la chambre de prononcer l’invalidation ; elle serait inutile […] le résultat quel qu’il soit, ne changera pas les mœurs politiques de ce pays10. » Comme lui, André Siegfried avait découvert la stabilité électorale dans les Basses-Alpes. Simplement, celui-ci n’apparaît plus dans les archives pourtant abondantes. Alors que le docteur Jacquet avait pris une part accrue à la campagne de janvier 1903, qu’il avait entrepris une démarche de protestation, que Jules Siegfried le soutenait par courrier pour qu’il soit entendu, le candidat restait silencieux. Il semble que la découverte de la lutte électorale dans ses cuisines lui fut rude. Une expérience de l’impuissance en somme : celle d’une candidature de moralisation qui n’évita pas totalement les conduites qu’elle prétendait combattre ; celle d’une incapacité à éradiquer la corruption. Ce n’était pas tout à fait vrai mais les évolutions sont lentes à l’échelle du temps d’un candidat.

La blessure de l’éconduit

17Boni de Castellane l’emporta encore en 1906 contre un nouveau candidat alors qu’André Siegfried tentait sa chance sur la terre plus familière d’une circonscription du Havre, voisine de celle de son père, où il échoua à nouveau. Boni de Castellane fut enfin vaincu en 1910.

18Son divorce avec sa riche épouse lui interdisait alors les libéralités.

19Anna Gould, dont on avait méchamment dit qu’elle était « belle, vue de dot » avait conclu un contrat de mariage léonin. L’infidélité de Boni ne se démentant pas, elle la congédia et épousa le prince de Sagan, son cousin. Il est vrai aussi que la ligne de chemin de fer était enfin ouverte qui reliait Digne à Nice. Les électeurs de la circonscription pouvaient dès lors comparer les longs bénéfices de la dépense publique aux ponctuelles générosités privées. À cet égard, André Siegfried participa à l’introduction de la politique dans la France rurale. Même en vaincu. La trace de cet échec est enregistrée dans son entreprise intellectuelle. Concevoir le Tableau politique de la France de l’Ouest comme un travail de deuil et de justification filiale, comme cela a été avancé11, était exprimé par le souvenir d’André Siegfried au soir de sa vie. En rappelant l’ironie maternelle sur ces leçons à 1 000 francs, il laisse supposer que le regard maternel fut particulièrement important. La recherche fut cependant entamée seulement en 1907, après un nouvel échec législatif, et ne saurait donc être séparée d’ambitions électorales non enterrées, si l’on en juge à la nouvelle candidature de 1910 dans la même circonscription. L’âge d’André Siegfried ne le poussait pas à la résignation : il avait 32 ans en 1907. Son « aventure » bas-alpine fait encore apparaître un ressort de l’œuvre intellectuelle. La conversion d’un objectif pratique en objet intellectuel procède en effet d’une autre justification, non celle ressentie au regard des proches, mais de la blessure plus générale de l’échec électoral. Il s’agit donc plus d’un trait générique de l’entreprise électorale que d’un caractère biographique même si les deux choses ne peuvent être séparées. Pour l’héritier André Siegfried, la blessure intime de l’échec ne peut être qu’accentuée par sa dimension affective familiale et par le démenti infligé à l’assurance sociale, mais elle caractérise probablement toute situation électorale. Histoire de vaincu, elle passe cependant largement inaperçue, tue ou ignorée.

20Dans sa lettre de 1957, André Siegfried évoquait ses adieux aux électeurs bas-alpins avec une émotion qui peut paraître une marque de politesse. Plus d’un demi-siècle après, il est plus raisonnable de croire à cette émotion qui a survécu à l’oubli. Et de considérer son envers, qui ne laisse guère de traces sous la plume de Siegfried mais en a laissé dans les archives : l’hostilité exprimée dans les formes crues d’une campagne électorale comme les insultes et les quolibets. Le « prussien », « le fils à papa », « lou géla » n’ont pu faire plaisir à André Siegfried. Quant aux insultes plus vulgaires, plus violentes ou plus insignifiantes, elles n’ont pas été conservées. On comprend que la première ait été invoquée dans le dossier de protestation comme un argument susceptible de toucher les parlementaires. Il est significatif que dans sa lettre de 1956, André Siegfried ne rappelle pas la deuxième mais seulement la dernière, manière de dire qu’il avait été sensible aux marques d’affection, quelle que soit la réputation qu’on lui ait faite, mais aussi, comme cela n’est pas dit mais avoué inconsciemment, aux insultes. Il y a plus grave : le rejet du suffrage universel.

21Solliciter les suffrages en régime démocratique est fort problématique12. Comment ne pas y perdre sa distance avec les humbles quand on a quelques titres de supériorité sociale ou intellectuelle ? Comment attacher de l’importance à l’élection impliquée par le seul fait de se présenter sans risquer la blessure intime de l’éconduit ? La lutte électorale est brutale comprend-on aisément qui soumet les candidats aux compliments, aux acclamations et au triomphe mais aussi aux quolibets et à la haine. La distance sociale affirmée protège des atteintes à l’estime de soi. Elle peut procéder du statut social de ces aristocrates dont André Siegfried disait dans le Tableau qu’elle conférait aux nobles la virtuosité de celui qui ne craint pas de s’encanailler en parlant au peuple. Un écho manifeste du souvenir de l’expérience bas-alpine face à Boni de Castellane. Le jeune républicain qu’était André Siegfried risquait plus au désamour populaire. Va-t-on au peuple souverain sans risque de souffrir de sa non-reconnaissance ? Les sentiments démocratiques accentuent sans doute une tension consubstantielle à l’élection : il faut accorder de l’importance au suffrage pour le solliciter et si on lui accorde cette importance, son rejet est forcément douloureux. Il faut ici redonner son sens plein au mot « élire », « choisir », et pour un candidat, « être choisi ». Ne pas l’être alors qu’on l’a sollicité, c’est donc risquer l’estime de soi. Certains candidats sont mieux pourvus que d’autres, des aristocrates certains de ne pas déchoir, des entrepreneurs cyniques ou indifférents. On sait cependant que des aristocrates n’ont pas supporté l’échec et dès le premier revers se sont retirés de la compétition, que des hommes politiques connus ont mal encaissé les échecs qui ont parsemé leur carrière, laissant des vaincus déprimés. Même des entrepreneurs politiques « durs à cuire ». La professionnalisation a évidemment conféré aux entrepreneurs un endurcissement sous la forme d’un cynisme les rendant plus capables d’encaisser les coups en général, et même le plus dur, l’échec électoral. André Siegfried était sans doute loin d’une telle placidité à la fois par sa psychologie mais aussi par le faible degré de professionnalisation de la politique au début du XX^e siècle.

22Il ne sera pas question ici de vagues considérations psychologiques mais des conditions de l’entreprise politique en régime démocratique. Elles peuvent même être continuées sous l’aspect des préconditions qualifiant des agents sociaux pour entreprendre une carrière politique. Sous l’aspect positif des entrepreneurs doués pour l’entreprise politique, sous l’aspect négatif de ceux qui ne s’y risquent pas. Or, ce dernier aspect est spécialement important pour la conversion d’un intérêt pratique en intérêt intellectuel. Dans l’intérêt manifesté pour la chose politique, l’échec a favorisé la quête intellectuelle comme une manière de le surmonter comme le faisait André Siegfried dans son introduction au Tableau.

23Il y a cependant des limites. Approximativement au même moment qu’André Siegfried, un autre penseur dont la tentative politique fut malheureuse évoquait par prétérition ces prédispositions de l’entrepreneur. Constatant le déficit d’hommes politiques de valeur, la médiocrité politique en somme, il s’interrogeait sur le non engagement d’hommes de valeur en politiques, des hommes qui semblaient pourtant avoir toutes les chances de réussir, la lucidité et la volonté. Évoquant une « sélection négative13 » du personnel politique, Max Weber regrettait que les chefs politiques soient médiocres. Dans un texte de 1917, il se préoccupait de « mal gouvernement » en temps de guerre et attribuait les lacunes du personnel politique post-bismarckien à la faible attirance de la politique pour les individus doués (nantis de qualités de chefs) comparativement au « service des intérêts capitalistes privés ». Si nous retenons cette idée d’une « sélection négative », ce n’est évidemment pas dans la ligne de l’interrogation sur les qualités de chefs qui sont caractéristiques du temps de Max Weber. Nous parlons non d’une attirance moindre que d’une mise à l’écart. La complainte banale des citoyens en régime démocratique, un mouvement d’humeur dont on sait qu’il est aussi le produit du sentiment de dépossession, aurait donc une base empirique. En tentant de la lui donner, Max Weber se fourvoyait sans doute dans une vision positiviste et normative. En tentant de comprendre le recrutement politique sous l’angle de prédispositions et stratégies, il désenchantait l’univers politique de l’élection, comme vocation et libre choix. Or non seulement, il est réaliste de soumettre l’entreprise politique à un calcul rationnel des bénéfices matériels et symboliques qui président à l’engagement, et de le faire comparativement à d’autres voies, mais il faut aussi l’envisager relativement à ses coûts réels et potentiels. Et il faut considérer les risques du métier non seulement parce que tout le monde n’est pas élu mais parce que l’échec y est spécialement coûteux. Hypothèse impossible à négliger même pour les plus optimistes. On comprend que la carrière politique attire d’autant plus que les risques en sont réduits par la carrière ou la cooptation et par les dispositions professionnelles. Et qu’à l’inverse, paradoxe cruel de la démocratie, les coûts de l’échec éventuel plaident pour le non engagement des plus convaincus.