Chapitre I. Entre contexte personnel et contexte professionnel : André Siegfried et le Tableau, une perspective biographique

1Dans son ouvrage publié en 1913, André Siegfried place toujours Cerisy à la frontière géographique entre le Cotentin et le bocage normand. Davantage que la commune de Cerisy-la-Salle elle-même, il évoque le canton de Cerisy sous la forme de deux cartes et d’un commentaire. C’est tout d’abord un document intitulé « carte politique du département de la Manche aux élections législatives de 1885 » où Siegfried identifie Cerisy comme un canton ayant donné une majorité à la droite1. C’est ensuite un autre document intitulé « carte politique du bocage normand » où Siegfried place Cerisy dans la liste des cantons teintés de cléricalisme2. C’est enfin un commentaire qui constitue en lui-même une illustration significative de la capacité de Siegfried à faire vivre des ambiances locales et à restituer des atmosphères électorales. Cerisy apparaît, comme suit, dans l’écriture siegfriedienne : « Ainsi, dans toute cette région, à part une vague teinte générale de bonapartisme, point d’opinion organisée, stable, persistante… Un peu différente est la région de Valognes et de Coutances. Là, comme nous l’avions dit, l’opposition antirépublicaine est plus agressive, car déjà l’on est plus engagé dans l’Ouest : le noble est plus hautain, le curé plus entreprenant, le fermier plus craintif. Des cantons comme Montebourg et Sainte-Mère-Église, comme La Haye du Puits, Lessay, Saint-Sauveur sont de vrais centres de réaction, sans parler des cantons plus méridionaux comme Cerisy-la-Salle et Gavray, qui font déjà partie du Bocage… Malgré un fonds de bonapartisme latent et des retours offensifs du royalisme… les deux arrondissements (Coutances et Valognes) se rallient volontiers à une République modérée et indifféremment orientée vers la gauche ou le centre droit, pourvu qu’elle ait comme champion un représentant sympathique3. » Quand Siegfried utilise l’expression « représentant sympathique », il faut traduire « l’élu qui défend les bouilleurs de cru ! »

2Pour mieux comprendre la genèse et les prolongements plus ou moins avortés du Tableau, il importe de les encadrer par des dates et par des expériences vécues afin de démêler les différents domaines abordés par Siegfried entre 1900 et 1913. En 1900, Siegfried achève son tour du monde qui lui a permis d’amasser les matériaux nécessaires non seulement pour ses thèses mais aussi pour son premier ouvrage sur le Canada. Ses deux thèses sur la Nouvelle-Zélande sont soutenues et publiées en 1904 (De la Démocratie en Nouvelle-Zélande ; Edward Gibbon Wakefield et sa doctrine de la colonisation systématique) et son livre Le Canada. Les deux races. Problèmes politiques contemporains sort en 1906. Siegfried était d’ailleurs retourné au Canada en 1904 où il avait assisté à la campagne électorale fédérale. En toute logique, ces trois ouvrages ne tardent pas à le poser en spécialiste des démocraties anglo-saxonnes. Or, le terrain d’étude du Tableau qui va surgir en 1913 n’est pas du tout celui où l’on attendait Siegfried : c’est un changement momentané.

3En dehors de son travail académique, Siegfried s’engage sur le terrain social et politique pendant cette période 1900-1906. Jusqu’en 1904, il s’investit dans l’université Populaire de Belleville dont il est le secrétaire général pendant deux ans. Mais, surtout, cette période est marquée par la double expérience électorale et par le double échec de la campagne pour les législatives dans la circonscription de Castellane (Basses-Alpes) en avril 1902 et janvier 19034. S’il semble hasardeux qu’on puisse établir un lien direct entre l’expérience de Castellane et le Tableau, il en va tout autrement pour les élections législatives dans la seconde circonscription du Havre où il fut candidat à la députation en mai 1906 et en avril 1910. Entre ces deux campagnes législatives, surviennent trois événements d’ordre différent : en 1907, Siegfried se marie à Paule Laroche, fille d’un ancien préfet, ancien gouverneur de Madagascar et député radical de la Sarthe. Leur fille unique, Claire, naît en 1908. Puis, en 1910, quelques mois après le second échec électoral au Havre, Anatole Leroy-Beaulieu, directeur de l’École libre des sciences politiques, nomme Siegfried à la chaire de politique économique de l’Angleterre dans cette institution déjà prestigieuse, créée en 1871-18725.

4Mais revenons aux législatives de 1906 et de 1910 dans la seconde circonscription du Havre. Par deux fois, Siegfried, candidat de « Défense Républicaine », affronte le député sortant Louis Brindeau (1856-1936), maire du Havre de 1890 à 1896, député de 1895 à 1912 puis sénateur de 1912 à 1936. Lors de ses mandats de député à la Chambre, Brindeau préside le groupe parlementaire des Républicains Progressistes, situé le plus à droite dans l’hémicycle. En 1906, Siegfried est battu par un écart de 1501 voix et, en 1910, par une différence de 2603 suffrages au second tour, par suite d’un mauvais report des voix obtenues au premier tour par le candidat socialiste et par le candidat radical.

5Entre 1906 et 1910, survient une expérience tout à fait inédite et, disons-le, très rare dans le monde académique, à savoir l’émergence d’une symbiose fusionnelle, d’un entremêlement fonctionnel entre l’expérience personnelle accumulée au cours de deux campagnes législatives et la recherche savante aboutissant à la rédaction d’un ouvrage scientifique. On a pu dire que les deux expériences électorales au Havre constituèrent les travaux pratiques du Tableau. En effet, tout se mélange puisque les recherches démarrent après l’échec de 1906 et continuent pendant cinq ans, donc après le second échec de 19106. En d’autres mots, l’expérience politique de Siegfried sert de matière première pour le Tableau. Entre 1906 et 1911, année de la fin des recherches de terrain et du démarrage de la rédaction finale, André Siegfried parcourt le terrain, rencontre des personnes-ressources, réunit sa documentation, rassemble les données et les témoignages. De quoi s’agit-il au juste ? En fait, il obtient de l’information électorale de toute première main auprès des préfets, des sous-préfets, des fonctionnaires préfectoraux, des agents électoraux, des élus, des instituteurs, des curés. Siegfried a accès aux documents administratifs confidentiels établis depuis les élections de 1876. De plus, il utilise une autre source d’information capitale, à savoir tous les rapports d’enquêtes sur des élections contestées où sont souvent recueillies des centaines de témoignages. Cette matière première exceptionnelle lui donne la température de la sociologie électorale locale.

6De toute évidence, la symbiose est totale entre l’expérience des campagnes électorales et la rédaction du Tableau. En effet, on retrouve dans les Archives Siegfried un dossier intitulé Mes discours politiques. Dans ces discours, Siegfried teste des idées qu’il développera ultérieurement dans le Tableau. Mieux même, on peut dire que les campagnes de 1906 et 1910 servent de banc d’essai au Tableau pour la bonne raison que des parties de discours prononcés par Siegfried dans diverses enceintes de la France de l’ouest se retrouvent dans le Tableau. Mais l’inverse est également vrai : pour mener ses campagnes électorales, Siegfried se sert de parties de texte extraites du manuscrit en cours. Bref, on le voit, le va-et-vient est total.

7Cette démarche de recherche sur le terrain est celle d’un Siegfried géographe7. N’oublions pas, en effet, qu’André Siegfried a fait ses thèses en Sorbonne sous la direction de Marcel Dubois (1856-1916), titulaire de la chaire de géographie coloniale. Quelques mois après la parution du Tableau, Paul Vidal de la Blache (1845-1918) en fait le compte rendu dans les Annales de Géographie et le fondateur de l’école française de géographie se reconnaît dans le Tableau quand il écrit : « Ce livre est un excellent exemple des services que la méthode géographique peut rendre à l’étude des questions de sociologie et de politique. Pour éviter les généralisations excessives, l’abus de formules et l’illusion des étiquettes, il n’est rien de tel que de localiser exactement les faits. On peut juger alors de quel milieu ils sortent et de quelles influences ils s’imprègnent. En général, malheureusement, les documents officiels ne fournissent que des chiffres globaux ; et pour voir les choses de plus près, il faut se livrer à des enquêtes, devant lesquelles la plupart des auteurs reculent. Monsieur André Siegfried s’y est livré passionnément : il y a trouvé plaisir et profit8. » Simultanément, Vidal mentionne les qualités du Tableau dans une autre revue destinée au grand public. Pour lui, le Tableau est un livre très suggestif dans lequel Siegfried s’est inspiré de la méthode de la localisation la plus rigoureuse9.

8Contrairement à une opinion faussement répandue, le Tableau n’est donc pas un enfant de l’enseignement de Siegfried aux Sciences Po. Comment pourrait-il l’être puisque Siegfried y rentre en 1910 et que le Tableau est publié trois ans plus tard ? De plus, il convient de régler un malentendu qui a la vie dure : Siegfried n’a jamais enseigné les études électorales rue Saint-Guillaume. Cet enseignement, d’ailleurs largement postérieur au Tableau, se déroule de 1934 à 1945 au Collège de France avec une interruption de deux ans (années académiques 1939-1940 et 1940-1941). C’est le petit cours du mardi qui est intitulé Géographie de l’opinion politique en France sous la Troisième République : le Midi. Le petit livre de 140 pages publié en 1949 sous le titre Géographie électorale de l’Ardèche sous la Troisième République sort chez Armand Colin comme son aîné le Tableau, trente-six ans auparavant. Il constitue la dernière pousse de l’entreprise électorale de Siegfried. En réalité, il est le fruit direct du cours dispensé sur l’Ardèche en 1936 au Collège de France.

9Pourquoi faut-il attendre vingt ans après le Tableau pour voir Siegfried revenir à la géographie électorale à l’occasion de son enseignement au Collège de France ? Siegfried, lui-même, en donne une réponse explicite. Cette réponse est exprimée en septembre 1929 au Williamstown Institute of Politics au Massachusetts où il est professeur invité pour une série de cours dont il fait l’objet d’un livre publié en 1930 aux Presses de l’université de Yale sous le titre France, A Study in Nationality. Cette explication figure très clairement dans la préface de l’ouvrage : « Après cinq ans de travail, j’ai publié un livre intitulé Tableau Politique de la France de l’Ouest qui, dans mon esprit, n’était seulement que le premier d’une série de cinq ou six livres qui devaient traiter des autres parties du pays. Mais ce fut 1914 et la guerre stoppa net ma tentative. Quand la paix revint, au lieu de continuer mon étude sur la France, je fus sollicité par d’autres circonstances qui m’obligèrent à visiter les principaux pays anglo-saxons10. »

10Pourquoi André Siegfried arrête-t-il définitivement sa géographie électorale après la Seconde Guerre mondiale malgré son retour sur ce thème au Collège de France ? Il faut y voir plusieurs raisons. La première raison est que son enseignement de géographie électorale cesse avec la fin de sa chaire au Collège de France en 1945-1946. Il n’y reviendra jamais plus, d’autant que ses enseignements à Sciences-Po portent sur les affaires anglo-saxonnes et sur les affaires internationales. La seconde raison est peut-être plus fondamentale. En janvier 1942, lorsque Siegfried reprend son cours de géographie de l’opinion politique du Midi au Collège de France après deux années d’interruption pour cause de guerre, il est bien conscient que la Troisième République a cessé d’exister et qu’il y a dorénavant, il le dit lui-même, un décalage dans ses observations et dans son optique. Il était un enquêteur. Il ne veut pas devenir un historien.

11Ces deux raisons combinées expliquent très probablement pourquoi le Tableau Politique de la France du Midi sous la Troisième République ne verra jamais le jour, même si le projet est officiellement annoncé le 28 avril 1933 lors de sa leçon inaugurale au Collège de France11. Cette entreprise est rythmée par le petit cours du mardi pendant huit années non consécutives (nous venons précédemment d’expliquer pourquoi). Dès la parution du livre à la fin de l’année 1913, un malentendu s’installe. En clair, il y a méprise totale sur le contenu du livre. Les uns y voient un manuel électoral, un guide pour tout candidat à la députation dans l’Ouest. C’est le sentiment que l’on retrouve dans des comptes rendus parus dans des journaux comme Le Temps ou L’Opinion. Les autres y voient l’essai d’un militant politique de gauche et c’est la perception que l’on retrouve dans les comptes rendus parus dans L’Humanité ou dans La Dépêche du Midi12.

12Un autre facteur joue très certainement dans le relatif désintérêt de Siegfried pour les études électorales après 1913. Ce facteur peu connu est le suivant : le Tableau est un échec éditorial. Il est tiré à 1350 exemplaires à demi compte d’auteur : 450 sont vendus entre 1913 et 1920 puis 350 exemplaires entre 1921 et 1930. De 1931 à 1939, il s’en vend 33 exemplaires en moyenne chaque année. En 1939, l’édition est épuisée. Beaucoup plus tard, se dérouleront cinq rééditions, toutes postérieures à la disparition de Siegfried en 1959 :

• 1964 par les Éditions Armand Colin (1000 exemplaires)

• 1972 par les Éditions André Sauret à Monaco (2600 exemplaires)

• 1980 par les Éditions Slatkine à Genève (1000 exemplaires)

• 1995 par les Éditions de l’Imprimerie Nationale (3000 exemplaires)

• 2010 par les Éditions de l’université de Bruxelles (1000 exemplaires).

13Dans la liste des ventes des livres de Siegfried aux éditions Armand Colin (l’éditeur préféré et majoritaire de son œuvre), le Tableau est la lanterne rouge quand des livres comme Les États-Unis aujourd’hui (1927) ou encore La crise britannique au XX^e siècle (1931) sortent à 20 000 exemplaires pour leur première édition en langue française. En outre, et contrairement à la plupart des autres ouvrages de Siegfried traduits en anglais, allemand, espagnol, italien, le Tableau n’a jamais été traduit.

14Bref, la géographie électorale de Siegfried, ce sont principalement deux dates : 1913 pour le Tableau et 1949 pour la Géographie électorale de l’Ardèche. Cet axe particulier, il faut bien le dire, n’est pas au centre de ses préoccupations. L’essentiel, ce sont les démocraties anglo-saxonnes et les affaires internationales. Les études électorales, quant à elles, vont se trouver absorbées par un domaine beaucoup plus large et d’un genre différent, à savoir l’analyse de la vie politique française à laquelle il ne consacre pas moins de cinq ouvrages entre 1930 et 1958. Il s’agit successivement de France. A Study in Nationality (1930), Tableau des partis en France (1930), Les forces religieuses et la vie politique (1951), De la III^e à la IV^e République (1956), De la IV^e à la V^e République au jour le jour (1958).

15Qu’on le veuille ou non, se pose la question de la place exacte du Tableau dans l’œuvre siegfriedienne tout entière. En effet, les ouvrages édités de Siegfried sont au nombre de trente-cinq. Deux seulement concernent la géographie électorale, cinq relèvent d’une analyse de la vie politique française et tout le reste est en rapport direct avec les grandes démocraties anglo-saxonnes et les affaires internationales. Les causes de l’importance accordée au Tableau ont été, en bonne part, expliquées dans une étude récente où ce livre est interrogé sous l’angle d’une histoire sociale de la réception des œuvres scientifiques13. Pour essayer de retrouver trace d’autres éléments d’analyse électorale dans l’œuvre de Siegfried, il faudrait procéder à deux démarches complémentaires. Premièrement, passer au peigne fin chaque numéro de L’Année Politique dont Siegfried fut le co-rédacteur avec Édouard Bonnefous entre 1945 et 1959. Deuxièmement, comme le suggère fort justement Herman Van Der Wusten, il faudrait analyser en détail la partie la plus cachée et la plus ignorée de l’œuvre, à savoir tous les articles écrits par Siegfried dans Le Figaro entre 1935 et 1959. Faute de temps, j’ai renoncé à cette entreprise qui nécessiterait, il faut bien le dire, l’élaboration d’une thèse ou d’un livre.

16Le regain d’intérêt pour le Tableau semble être lié à trois dates :

• 1986 : la parution de Géopolitique des régions françaises sous la direction d’Yves Lacoste, monumental livre de 3645 pages en trois tomes où la Haute-Normandie est étudiée par Yves Guermond, la Basse-Normandie par Armand Frémont, la Bretagne par Michel Phlipponneau et les Pays de la Loire par Jean Renard14.

• 1987 : la parution de L’Ouest politique, 75 ans après Siegfried15. Ce sont les actes du colloque organisé à Nantes en mars 1987 à l’occasion des soixante-quinze ans du Tableau.

• 1989 : la parution de André Siegfried, la politique et la géographie16. Ce sont les actes du colloque de la Sorbonne de décembre 1988 où les participants purent entendre deux des disciples de Siegfried aujourd’hui disparus, à savoir François Goguel (1909-1999) et Jean Gottmann (1915-1994).

17Durant cette même période, mais cette fois-ci sous l’éclairage de la géographie de l’espace vécu, Armand Frémont et Pascal Buléon ont procédé à une redécouverte particulière du Tableau. De fait, la reprise en compte des idées de Siegfried alimente leur démarche de géographie sociale. Cette approche s’attarde sur les processus de diffusion, les faits de culture et de civilisation, les identités locales, l’attachement aux territoires, les représentations que se font les individus et les groupes de leur espace perçu et de leur espace vécu sans oublier les réalités de petites sociétés enracinées. C’est donc sous cet angle inattendu que la dimension psychologique du Tableau nourrit aujourd’hui les développements d’une géographie sociale à la française17. En effet, sans le vouloir peut-être, Siegfried aborde frontalement dans le Tableau le problème des imaginaires attachés à l’espace. Pour toute collectivité humaine, chaque région a sa valeur affective propre. À travers les individualités des petits pays de la France de l’Ouest, Siegfried fait transparaître tout un univers mental. C’est cette dimension, probablement trop tôt surgie en 1913, que Buléon et Frémont reprennent dans les années 1980, à savoir la place du sentiment d’appartenance territoriale. Comme Veitl le souligne avec pertinence, l’acte électoral observé par Siegfried passe par l’affirmation et l’activation de liens de solidarité sociale qui reposent largement sur l’identification des individus à un espace local18.

18Ce regain d’intérêt pour le Tableau, dans les années 1980, fut le fait de géographes ; puis ce fut au tour des politologues d’y revenir avec force dans les années 1990. En effet, après l’œuvre de Goguel, ils semblaient avoir oublié le Tableau. De fait, la postérité différée du Tableau réapparut avec François Goguel, disciple de Siegfried et professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris de 1948 à 1970. Les thèmes abordés par Siegfried dans le Tableau furent repris par Goguel par le biais de la sociologie électorale dont il fut le fondateur en France. Les mémoires et les thèses qu’il dirigea s’inspirèrent directement de Siegfried. Goguel a donc analysé les attitudes et les opinions politiques en s’appuyant sur cette sociologie électorale. Sa Géographie des élections françaises sous la Troisième et la Quatrième République en représenta la meilleure illustration19.

19Du vivant d’André Siegfried, le Tableau reposait très clairement sur des éléments factuels de contexte personnel et de contexte professionnel de l’auteur du livre. Après la disparition de Siegfried en 1959, le Tableau va poursuivre une trajectoire et une mise sur orbite tout à fait étonnantes et singulières. C’est l’argument central formulé par Garrigou : après 1959, le Tableau est dorénavant décontextualisé car il a acquis sa propre vie. En d’autres termes, il est devenu petit à petit un autre livre que celui qui fut pensé et rédigé entre 1906 et 191320. Cette question intrigante et légitime rejoint une autre idée formulée par Blondiaux et Veitl : le Tableau a connu et connaît une pluralité de lectures et une transformation en profondeur des regards portés sur lui. Selon Blondiaux et Veitl, le Tableau a connu trois stades : objet de référence, objet de révérence, objet d’histoire. Il est objet de référence entre 1947 et 1958 à l’instigation de Goguel. Ce dernier transforme le Tableau en ouvrage fondateur et pionnier de la sociologie électorale. À partir de la mort de Siegfried, le Tableau devient un objet de révérence et se transforme en icône au moment précis où son rayonnement faiblit. Puis, à partir des années 1980, le Tableau devient un objet d’histoire. D’où la question capitale posée par Blondiaux et Veitl : quel sens exact le Tableau a-t-il pu revêtir pour son auteur lui-même21 ? Dans sa préface à la réédition 1972 de l’ouvrage, Louis Chevalier apporte une partie de la réponse : « Il n’a jamais retouché au Tableau politique comme s’il pensait ou, plutôt, comme s’il était obligé, et par les faits eux-mêmes, de considérer qu’il y avait là, malgré les deux guerres, malgré les bouleversements de toutes sortes et les cascades de régimes et de partis, quelque chose de définitif… Siegfried, lui-même, et très sincèrement, s’étonnait de cette sorte de respect qui entourait ce fruit de sa jeunesse. Il en parlait comme des enfants dont on n’eût jamais cru qu’ils seraient allés si loin et dont on comprend mal la prodigieuse réussite. Curieusement, il ajoutait : “Je ne sais pas pourquoi on a toujours cru que c’était ma thèse”. Il voulait dire par là, faisait semblant de croire, ou croyait honnêtement, que l’université, souveraine en matière de thèse, distribuait, en même temps que les diplômes, les certificats de postérité22. »

20La décontextualisation de ce livre provient aussi d’un processus bien mis en relief par Blondiaux et Veitl : à partir des années 1980, les lecteurs qui ont connu Siegfried ont disparu et le contexte de réception des premières lectures du Tableau a été englouti23. À cet égard, il est intéressant de scruter les différences de ton et de contenu des trois préfaces présentes au cœur des rééditions du livre. En effet, parmi les cinq rééditions du Tableau, étalées de 1964 à 2010, trois d’entre elles ont fait l’objet d’une préface : celle de 1972 par Chevalier, celle de 1995 par Milza et celle de 2010 par Vandermotten. Pour leur part, ces préfaces n’ont-elles pas joué un rôle dans la muséification et dans la monumentalisation du Tableau ? Des préfaces au contenu et au ton différents à cause des dates où elles ont été écrites mais aussi à cause des auteurs qui les ont écrites. Louis Chevalier (1911-2001) fut un historien et un démographe, professeur au Collège de France de 1952 à 1981. Siegfried fut membre de son jury de thèse en 1951. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Chevalier reconnut l’influence de Siegfried sur ses propres travaux. Le regard de Chevalier sur le Tableau est celui d’un collègue du Collège de France, d’un presque contemporain et d’un ami personnel de Siegfried24. Pierre Milza (né en 1932) est un politologue, professeur à l’IEP de Paris. C’est le regard de quelqu’un qui a peu ou pas connu Siegfried mais c’est un regard porté sur le Tableau depuis l’intérieur de l’institution où Siegfried a enseigné de 1910 à 1957. Enfin, Christian Vandermotten (né en 1944) est un géographe, professeur à l’université Libre de Bruxelles. C’est le regard d’un voisin, d’un francophone hors de France, et sa préface du Tableau est pratiquement écrite un siècle après sa parution. Donc trois préfaces écrites à l’intérieur d’une période couvrant quatre décennies par trois auteurs provenant de trois disciplines différentes.

21La préface de Chevalier (20 pages) est impressionniste et psychologique. Sur un ton intimiste et familier, Chevalier explique l’originalité du Tableau à partir d’anecdotes. La préface de Milza (29 pages) est celle d’un spécialiste d’une discipline institutionnalisée, la science politique, à la visibilité et à la légitimité scientifiques incontestables. La tonalité de ce texte a peu à voir avec celle de Chevalier. C’est une préface qui s’attarde sur la problématique et sur la méthodologie conçues par Siegfried. Milza montre que le Tableau est une œuvre pluridisciplinaire avant la lettre, dans la mesure où la notion même de pluridisciplinarité était inconnue dans les sciences sociales avant la Première Guerre mondiale. Milza a raison de replacer le livre dans son temps : « Le Tableau élaboré par Siegfried présente des imperfections et des errements épistémologiques qui relèvent moins du dilettantisme savant de l’auteur que de l’environnement intellectuel et scientifique de l’époque… ce qui stupéfie le lecteur d’aujourd’hui à l’examen des travaux préparatoires du Tableau, c’est l’abondance et la diversité des cartes et des graphiques qui accompagne les notes de voyage. Dès son plus jeune âge, André Siegfried a eu la passion des cartes… il apparaît néanmoins que l’auteur du Tableau manifeste de bonne heure un penchant au déterminisme ethnique qui, sur ce point au demeurant essentiel, le situe plus près de Ratzel que de Vidal de la Blache25. » La préface de Vandermotten (11 pages) est la plus spatialisée des trois, puisqu’elle émane d’un géographe. C’est aussi celle qui relie le Tableau aux avancées contemporaines des nouvelles méthodologies dans les sciences sociales, entre autres les SIG (systèmes d’information géographique) : « Si Siegfried ne pouvait à l’époque recourir aux calculs de corrélations statistiques, il établit les relations cartographiquement, en appuyant ses conclusions sur des commentaires socio-politiques et socio-économiques très fins, qui lui permettent d’éviter les ecological fallacies… Siegfried développe dans son ouvrage des considérations qui anticipent sur des sujets théoriques qui deviendront par la suite centraux pour la science électorale : les difficultés des classements partisans, le gerrymandering, la théorie des clivages26. » Vandermotten procède à une démonstration efficace en insérant dans sa préface trois cartes électorales largement postérieures à celles du Tableau. Deux sont extraites de l’ouvrage de Goguel paru en 1951 sur la géographie des élections françaises de 1870 à 1951 : d’une part, la carte de la pratique religieuse dans la France rurale ; d’autre part, la carte du vote « non » au référendum constitutionnel de 1946. Il ajoute la carte des résultats de gauche dans l’Ouest par commune au premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Ainsi, en comparant ces cartes à celle du Tableau, dessinées plusieurs décennies auparavant, Vandermotten souligne qu’elles démontrent d’étonnantes permanences, telles que décrites par Siegfried en 1913, malgré la transformation radicale des réalités socio-économiques de la France de l’Ouest27.

22On n’insistera jamais assez sur le constat suivant : le Tableau et sa petite sœur La géographie électorale de l’Ardèche ne représentent qu’une partie infime de l’œuvre siegfriedienne. Jamais l’on ne s’est interrogé sur les raisons exactes ayant poussé Siegfried à revenir aux études électorales après son élection au Collège de France en 1933 malgré la coupure de 1913. Plus encore, la muséification et la monumentalisation du Tableau ont eu pour conséquence directe d’engendrer un surdimensionnement post mortem de ce livre et de jeter une ombre portée sur le reste de l’œuvre au point d’en occulter ou, à tout le moins, d’en réduire fortement sa perception complète. En d’autres mots, on a l’impression que la mémoire collective ne retient de Siegfried que son Tableau en oubliant tout le reste ! Du coup, l’héritage siegfriedien est victime d’un malentendu permanent : selon que l’on est en France ou à l’étranger, et notamment en Amérique du Nord, on ne parle pas du même Siegfried.

23Un siècle après sa parution, ce livre muséifié et monumentalisé est visité par de nouvelles générations qui y découvrent toute sa richesse dans la pluralité de ses lectures, de ses interprétations, de ses ambiguïtés et de ses horizons. Très probablement, l’un de ses attraits contemporains est l’exhalaison du parfum et de la nostalgie d’une époque disparue et d’une société française révolue, celle d’un XIX^e siècle qui s’est terminé en 1913, celle de la fin des terroirs28. Laissons le mot de la fin à son ami Louis Chevalier dans sa préface à la réédition 1972 : « Tableau politique ? S’il est permis de disséquer un titre et d’isoler des mots, je dirai que, contrairement à ce qu’on a cru pendant longtemps, ce qui dans ce livre relève du politique a une moindre importance que ce qui tient au tableau. C’est par l’art du tableau, bien plus que par la curiosité ou l’information politique, que ce livre a été considéré, ou plutôt ressenti, et le sera sans doute de plus en plus, comme une sorte de classique : de littérature politique sans doute mais aussi –et pourquoi pas ?– de littérature tout simplement29. »